Contributions : Analyses



Sur la pétition Contre le collège unique

Cette pétition a été écrite à un certain moment, l’année scolaire 2000-2001, en rapport avec l’état de l’école et des élèves en France, l’état des lois et règlements cadres de notre action de fonctionnaires, en réponse au malaise des professeurs tel qu’il s’exprime quotidiennement maintenant. Nous n’avons pas prétendu légiférer pour le siècle à venir, ni écrire un texte théorique, nous avons été contraints en étendue par la nécessité de tenir dans une page de A4, ce qui induit des raccourcis et le risque de malentendus.

D’autre part, nous avons pris le parti d’employer les mots dans leur usage courant dans l’Education nationale française et les publications de sociologie de l’éducation, tels qu’ils sont pratiqués par nos collègues, de qui nous devons nous faire comprendre, car ils sont les premiers concernés par ce texte. Ceci pour éclairer les expressions " collège unique ", " démocratisation ", par exemple.

Nico est choqué que le collège unique soit considéré comme une utopie, il déclare que l’unicité du lieu d’éducation doit rester notre but, il adopte en cela la thèse de l’Ecole Emancipée : le vœu que tous les élèves soient mis dans la même école, pour étudier les mêmes programmes, dans un espoir d’enseignement polytechnique (au sens des pédagogues progressistes de l’entre-deux-guerres, du GFEN de cette époque, jusqu’à presque Henri Wallon). Vœu exprimé également dans un long texte de Quentin Dauphiné, sans détails.

Pourquoi est-ce, actuellement du moins, irréaliste ?

Parce que poser la question du collège, unique ou pas, comme le font le gouvernement et les syndicats, indépendamment de son amont (l’école primaire, ce qu’on y apprend ou pas, ses structures), est le moyen assuré pour ne rien résoudre. Il est très remarquable que dans tous les textes officiels (je range là ceux du ministère et ceux du syndicat), on lit bien le constat des inégalités de connaissances des élèves à l’issue de l’école primaire, mais cela est considéré comme un fait quasiment naturel, au déterminisme social irrésistible. On ne se demande pas pourquoi cette école apparemment au-dessus de tout soupçon pédagogique produit ces inégalités, comment il se fait que des enfants de pauvres dans telle école apprennent à lire et des enfants de riches dans telle autre n’apprennent pas – cela existe et les sociologues sérieux le savent. Tant que ne sera pas tombé le tabou qui protège l’école primaire des regards et des critiques, tant que ne seront pas mis en question ses programmes et méthodes, on est sûr de continuer à sacrifier la scolarité de millions d’enfants. Sur le problème des moyens matériels, des crédits de fonctionnement nécessaires nous sommes en parfait accord avec Nico, mais nous devons dire que cela ne suffit pas. Nous en avons des preuves par les écoles d’une même commune, de même recrutement social, donc de conditions " matérielles " égales, et qui diffèrent par les conditions " immatérielles ", le reste, la formation des instituteurs et la plus ou moins grande soumission aux dogmes pédagogiques ; l’enseignement est différent et les connaissances acquises sont différentes.

C’est la raison pour laquelle la pétition demande, dans sa troisième partie, de déterminer de réels niveaux de classes par la définition de prérequis, _y compris pour l’entrée en sixième_. J’accorde que cette phrase paraît peu explicite, je rappelle qu’elle fut rédigée dans l’espace restreint d’un A4, par des professeurs de l’enseignement secondaire, destinée au secondaire, et que nous avons hésité sur sa formulation, car il aurait fallu de longues explications avant. Si nous demandons un contrôle de connaissances sérieux, c’est parce qu’il n’est pas fait – au regret de certains instituteurs - et qu’on jette dans la fosse aux lions les élèves qui pour diverses raisons n’ont pas les prérequis ; il faut leur laisser le temps d’apprendre les bases nécessaires. Et, cher Nico, s’il y a bien un point où nous sommes parfaitement d’accord, c’est pour dire que le temps c’est de l’argent, ce temps d’enseigner et de respecter les élèves coûte cher, très cher, en argent et en courage politique. C’est pourquoi nous devons rester ensemble pour la lutte nécessaire à son obtention.

Voilà donc qu’arrivent en sixième des élèves ayant plus ou moins bien appris, pour des raisons diverses, comme dit Fabrice, forcés comme aux autres niveaux de scolarité d’être là quoi qu’il en soit, parce que le gouvernement ne veut pas payer, et finalement _ne veut pas qu’ils en sachent beaucoup plus_.

Si on les garde tous ensemble, alors que l’on trouve côte à côte des gamins impubères, lettrés et brillants et d’autres perdus, analphabètes et violents (par désespoir), c’est-à-dire la situation actuelle, on ne peut hélas presque rien faire, même avec un effectif de classe réduit, même avec des astuces et de la patience. Nous en avons l’expérience aussi au lycée, les heures de travaux dirigés et de modules (15 à 18 élèves), et récemment d’aide individualisée (6-8 élèves) ont permis de le vérifier : quand à quinze ans les élèves n’ont pas compris le principe de la numération et ne savent de la multiplication ni le sens ni les automatismes, même l’aide la plus attentive et expérimentée n’y peut rien, nous affirmons qu’on ne rend pas service à ces élèves en les mettant en classe de seconde classique ; et je dis personnellement que ce n’est pas mieux si on les met en classe professionnelle, où ils ont également besoin de comprendre et de savoir les rudiments de l’arithmétique _avant_ le programme propre à la classe professionnelle. J’ajoute que les discussions avec nos camarades instituteurs, quand nous arrivons à ce genre de précisions, tournent à l’altercation violente, ils nous accusent de mentir, et bien sûr refusent notre invitation de venir assister aux cours. Je cite encore un exemple, un de mes amis professeur d’arabe à l’université de Saint-Denis obligé d’enseigner la grammaire française de l’école primaire avec le Bled, car certains étudiants (nés et élevés en France) l’ignorent et sont donc incapables de faire la moindre version. Il ne se gêne pas pour leur dire que c’est un cours de niveau primaire. Je fais remarquer que pendant ce temps-là il ne peut pas avancer dans ce qui est en principe son travail, celui qu’attendent de lui légitimement les étudiants de bon niveau : enseigner la langue et la littérature arabe.

Ceci pour détailler la justification du troisième paragraphe de la pétition : nous demandons une correction de l’état actuel, avec les élèves tels qu’ils sont, sachant qu’il y a des inégalités de compréhension, de savoirs, de savoir-faire (exemple : je ne sais pas le grec, l’arabe, le patin à roulettes, faire des photos, jouer au foot, etc., alors que d’autres y sont très habiles, je ne crie pas au scandale !). C’est parce que le fonctionnement de nombreuses classes est désormais impossible que nous proposons une organisation pour ré-apprendre le moins mal possible, au niveau où sont les élèves (vérifié par les tests), au niveau où ils en ont besoin.

Si on garde la structure pédagogique actuelle et les règlements scolaires, ce que tu fais, Nico, si on ne remet en cause les programmes et les méthodes pédagogiques que de la façon éludée et superficielle que l’on lit habituellement dans les textes de l’EE, on ne résoudra rien. Tu dis, comme les camarades de l’EE, en substance que l’enseignement professionnel est le lieu de perdition, c’est l’enfer. Tel qu’il est vécu actuellement par les professeurs et tel qu’il est " agi " par nombre de ses élèves, je le crois volontiers. Permets tout de même que je remarque une chose : le marxiste que tu revendiques d’être, combattant pour la cause de la classe ouvrière, en arrive à une étrange conclusion : former des jeunes pour devenir des ouvriers qualifiés le plus possible, connaissant bien leur métier, c’est l’horreur à éviter ? Quand tu invoques Marx qui préconise de ne pas laisser l’Etat s’occuper de l’éducation du peuple, tu commets deux erreurs : tu sors cette phrase de son contexte prussien du XIXe siècle, et tu en arriverais à souhaiter par inconséquence qu’il n’y ait de fait plus de formation d’ouvriers ? De telle sorte qu’il serait certain que jamais la classe ouvrière n’accède au pouvoir ?

Les dégâts de la politique gouvernementale (elle, consciemment destructrice) dans ce domaine réalisent ton paradoxal souhait : on ne trouve plus d’ouvriers du bâtiment qualifiés, c’est un facteur de plus en plus aggravant des désordres économiques dans ce secteur malgré les besoins, les entreprises hésitent de plus en plus à embaucher des gens non qualifiés, craignant la lourdeur des procès pour malfaçon qui s’ensuivent. On ne trouve plus de préparateurs en pharmacie, on a du mal à trouver des mécaniciens. A voir fleurir les affiches de la SNCF, il semble que ses écoles professionnelles ont aussi du mal à recruter des élèves pour devenir mécaniciens d’entretien.

C’est pourquoi les textes des sociologues pernicieux de l’éducation, Duru-Bellat par exemple, qui jettent un anathème complet et indistinct sur l’enseignement professionnel, ne rendent service à personne, hormis les visées néfastes du gouvernement dont ils sont les valets, et la faveur en cour qu’ils en retirent.

Encore un point pour lequel je regrette que Nico et nos camarades de l’EE ne prennent pas assez de recul critique par rapport aux thèses de certains sociologues de l’éducation : leur façon de raconter le passé de l’enseignement, chez nous et dans les pays ex-socialistes. Dans ceux-ci, l’administration de l’école pratiquait une orientation impérative, presque sans demander aux familles ! Les conditions extérieures étaient fort différentes de chez nous, le travail étant assuré à la sortie, et la protection sociale très élevée, ce qui donnait un état d’esprit différent de celui de nos élèves … et, comme dit Nico, des taux d’échec négligeables, tout le monde trouvait sa place comme ouvrier ou violoniste, paysan, dentiste ou mathématicien.

Je regrette aussi que le premier texte de Nico dise (dans la lignée des écrits de l’idéologie dominante du ministère), que l’école publique était, ou est, sclérosée. Comme je ne cherche pas à polémiquer bêtement, je ne vais pas crier : " Nico Allègre Meirieu même combat ", car je suis persuadée que nous avons encore beaucoup à lutter ensemble. Mais ceci mérite éclaircissement.

Ce reproche de sclérose va généralement avec celui de l’exclusivité des cours magistraux. Il n’est pas justifié, ni adapté, nous en avons déjà longuement débattu, je peux donner en preuve les programmes anciens que je connais assez bien maintenant. Quant au souhait d’un enseignement polytechnique, il était sans doute plus assuré dans ces programmes anciens, ceux qui donnaient en exemple aux enfants Descartes, Pascal, Avicenne. Je citerai encore Pierre et Marie Curie qui fabriquaient eux-mêmes leurs appareils, ils savaient travailler le verre, les métaux, souder, limer ; la tradition s’en est poursuivie longtemps, les DEA et l’agrégation de physique exigeaient que le candidat invente et fabrique de ses mains l’appareillage nécessaire aux expériences. Je ne sais pas si cette familiarité et cet affrontement à la matière font toujours partie de la culture, en notre siècle " non sclérosé ".

Cher Nico, ne te trompe pas de cible.

 

 
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