Contributions : Analyses : Lettres à Chirac et Jospin


Lettres remises le 24 mars par l'Ambassadeur de France à Lisbonne à J.Chirac et L.Jospin à leur descente de l'avion, avant le sommet européen
 
Les professeurs du Lycée Charles-Lepierre de Lisbonne

à

Monsieur le Président de la République


Monsieur le Président de la République,



Les professeurs du lycée français de Lisbonne ont l'honneur de vous faire savoir qu'ils ne comprennent pas votre silence, pas plus que celui de l'opposition, sur les menaces qui pèsent sur l'Education Nationale.

Comment peut-on programmer son démantèlement, sa régionalisation, voire sa privatisation, alors que l'Education Nationale, qui n'est pas même un service public comme les transports ou la poste, relève d'une mission régalienne de l'Etat, au même titre que la santé ? Comment peut-on programmer l'abaissement des exigences disciplinaires ? Comment peut-on renoncer à tout ce qui fait la singularité et la qualité de l'enseignement français, si prisé à l'étranger, et véritable moteur de la francophonie ?

Ils ne comprennent pas que la France, pays des Lumières, de l'exercice du doute, de la pensée critique, ait décidé de s'attaquer aux forces vives de l'intelligence, de l'école primaire à l'université. Ils ne comprennent pas que sur l'autel de l'Europe - qui, suivant les recommandations de l'OCDE, préconise la privatisation des Educations Nationales et la transformation du savoir en marchandise, la nouvelle manne du XXIème siècle - soient uniformisés les enseignements, pour ne pas dire calibrés, et, partant, sacrifiée la culture française.

De nombreux rapports, où l'on reconnaît aisément l'idéologie des consultants d'entreprise, souhaitent transformer les intellectuels que sont les professeurs en bureaucrates dociles et gentils animateurs. Ce mépris pour l'intelligence est d'autant plus dangereux et douteux qu'il s'accompagne d'une fascination obscurantiste pour l'intelligence artificielle.

Un tel laminage de l'Education Nationale n'excède-t-il pas le domaine de compétence d'un quelconque gouvernement ? Contrairement à ce qu'affirme en sa conclusion le Rapport Meirieu, l'école n'est pas une affaire de société : c'est une affaire d'Etat. Comme institution, elle relève du droit, en l'occurrence du droit à l'instruction, qui est garanti à tout citoyen par la Constitution.

Les projets ministériels posent donc le problème du détournement, à des fins commerciales, d'une institution fondamentale de la République par le personnel politique actuellement au gouvernement, et celui de la substitution du pouvoir politique aux autorités académiques en matière de définition de la culture et du savoir.

Laisser à l'Etat la seule mission d'assurer un enseignement minimal garanti pour tous est la porte ouverte vers un enseignement à deux vitesses. Les professeurs ne veulent pas d'une américanisation de leur système scolaire. C'est pourquoi ils dénoncent l'hypocrisie des réformes en cours qui, loin de servir un projet généreux, masquent un élitisme pervers et pernicieux.

Tous les projets ministériels leur semblent particulièrement alarmants, à l'heure où les idéologies les plus troubles - contre lesquelles vous avez tenu des positions très fermes - regagnent du terrain en Europe, car c'est par le biais de l'éducation que l'on change de régime, en faisant l'économie d'un coup d'Etat ou d'une révolution.

Hannah Arendt a parfaitement montré que la société de masse, condition nécessaire à tout projet totalitaire, a paradoxalement besoin du développement de l'instruction générale, "avec l'inévitable abaissement du niveau et la vulgarisation du contenu qu'il implique".

Espérant pouvoir attirer votre attention sur le démembrement en cours de l'Education Nationale, les professeurs sollicitent une intervention de votre part et vous prient d'agréer, Monsieur le Président de la République, l'expression de leur respectueuse considération.


Les professeurs grévistes du primaire et du secondaire
 

Les professeurs du Lycée Charles-Lepierre de Lisbonne

à

Monsieur le Premier Ministre



Monsieur le Premier Ministre,


 

Parce qu'ils ont compris que l'Etat, quelles que soient les tartufferies proférées ici ou là, cherche à alléger le "fardeau" d'une éducation nationale de qualité, les professeurs du lycée français de Lisbonne ont l'honneur de vous informer des raisons qui les ont conduits à la grève les 16 et 17 mars, et à la poursuivre le 24 mars. Ils se déclarent

Inquiets des réformes concernant leurs statuts :

Ils demandent que soient enterrés les rapports :

  • Bancel, qui vise à transformer les intellectuels que sont les professeurs en exécutants dociles ou en gentils animateurs, en s'attaquant au principe de leur autorité, les disciplines.

  • Guyard, qui préfère maintenir physiquement les enseignants "une trentaine d'heures" dans leur établissement pour permettre une gestion flexible des remplacements au lieu de recruter les professeurs nécessaires et qui, sans jamais prononcer le mot, introduit subrepticement l'annualisation dans leur service.

  • Monteil, qui en prétendant valoriser les "ressources humaines" introduit les techniques et méthodes du secteur privé : caporalisme, atomisation et profilation des carrières, et qui menace lui aussi les disciplines instituées.

Inquiets des réformes concernant les contenus futurs de l'enseignement :

  • Est-ce conserver la qualité de l'enseignement que d'en modifier les contenus après de pseudo-concertations : les "flashes" de l'histoire, la réduction des langues vivantes à l'enseignement d'une pragmatique immédiate (que dire de la promesse de recrutement massif de locuteurs natifs ?), les menaces de suppression de certaines langues étrangères - nous faisons observer que la diminution du nombre de postes au Capes de Portugais a induit de la part du gouvernement portugais une réduction du nombre de professeurs nationaux enseignant le français -, langues étrangères qui, en outre, ne seront évaluées qu'en fin de première ou en contrôle continu, la disparition programmée des langues anciennes, la réduction de la dictée au brevet des collèges, la suppression du commentaire de texte et de la dissertation littéraire en classe de seconde, la dénaturation et l'amputation des programmes de mathématiques… toutes décisions prises sans accord préalable des premiers concernés, les professeurs.

  • Les Travaux Personnels Encadrés ne prouveront pas les compétences réelles des élèves : travaux collectifs (en français même lorsqu'une langue étrangère y est associée) dont l'évaluation serait prise en compte pour l'obtention du baccalauréat ; cela relève de la malhonnêteté intellectuelle… et que dire de l'introduction du contrôle continu signifiant l'abandon de l'anonymat et des critères nationaux ?

  • Pour l'école primaire, les enseignants des classes élémentaires, soucieux d'assurer un véritable enseignement de qualité, réclament une diminution des effectifs, une adéquation entre les moyens mis à leur disposition (temps, formation continue et crédits) et les exigences toujours accrues. Ils regrettent également que l'introduction de travaux expérimentaux, au demeurant intéressants, se fasse sans consultation et au détriment des exercices plus abstraits.

 

Une réforme de l'Education Nationale est sans aucun doute nécessaire, mais elle doit se faire à l'issue d'un débat national sérieux et réel, en concertation avec les enseignants. Les professeurs contestent le projet politique de massification de l'Education Nationale qui contraint tous les élèves français à suivre le même enseignement au même rythme. Un recteur a même déconseillé à partir de cette année les redoublements en seconde ! Un tel projet ne peut qu'amener certains élèves à rejeter l'institution scolaire. Ainsi ne reste-t-il plus qu'à la presse et au pouvoir politique à récupérer la violence pour souligner la nécessité d'une réforme. Certes, mais c'est confondre cause et conséquence et rien ne prouve que le démantèlement et le nivellement par le bas de l'Education Nationale soit la meilleure solution ! En outre, cette massification aspire à se développer à partir d'un enseignement minimal allégé : en conséquence, loin d'être une démocratisation, elle est le signe d'un élitisme masqué et pervers, car à court terme elle ne manquera pas d'induire un enseignement à deux vitesses, ce que nous rejetons catégoriquement.

Il est urgent que ces revendications, provenant d'enseignants syndiqués et non-syndiqués, se fassent entendre, d'autant plus que l'écho médiatique du mouvement est trop souvent réducteur.

En outre les professeurs réfutent les indignes allégations de Monsieur Allègre menant une campagne visant à discréditer à l'avance les enseignants et la lecture qu'ils font des réformes engagées. Ils estiment ignominieux ses propos, lorsqu'il s'en prend aux enseignantes qui font valoir leur droit aux congés de maternité, afin de justifier ses promesses non tenues, c'est-à-dire les nombreuses classes sans enseignant lors de la rentrée 99. De même ils dénoncent ses grossières tentatives de manipulation lorsqu'il déclare "qu'il faut profiter des gens qui font actuellement 18 heures, 15 heures ou certains, 13, 12 heures de travail" (France 3, "France Europe Express" du 30.01.2000).

Mais si les professeurs exigent, comme préalable à toute discussion avec le gouvernement, la démission de M.Allègre, ils ne sauraient s'en contenter, aussi symbolique soit-elle.

Si l'Ecole doit évoluer, ne serait-ce que parce que la société évolue, elle ne doit pas le faire avec l'objectif de faire des économies. Les professeurs refusent la diminution des postes aux concours ainsi que la création d'emplois précaires dans l'Education Nationale. Ils s'opposent encore au projet de réforme des Capes qui vise à mettre l'Université sous la tutelle des IUFM, donc à soumettre l'intelligence critique à la médiocrité pédagogiste.

Par ailleurs, les professeurs sont localement scandalisés de la suspension unilatérale, arbitraire et inique des négociations en cours concernant la réforme de statut de carrière et des conditions de rémunération des personnels des établissements scolaires français de l'étranger.

Ils se prononcent également contre la privatisation progressive des établissements français à l'étranger (pourcentage des frais d'écolage consacré à la rémunération des professeurs en constante augmentation).

Les professeurs, enfin, sont désormais convaincus du cynisme des choix du ministère concernant l'éducation : une école détournée de ses buts fondateurs au profit d'un enseignement minimum assujetti aux contraintes d'une société ultra-libérale.

Les professeurs en grève de ce lycée, soucieux de défendre la qualité de leur métier, vous réaffirment leur détermination, sont convaincus que la défense de leurs statuts va de pair avec la défense de l'intérêt des élèves, et vous prient d'agréer, Monsieur le Premier Ministre, l'expression de leur profonde considération.

Les professeurs grévistes du primaire et du secondaire



PS : Une trentaine d'enseignants ont d'ores et déjà fait savoir qu'ils ne voteraient plus pour les candidats socialistes lors des prochaines élections pour les raisons susdites.


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