Le Chant Inachevé

Le Poids du Destin

 

 

 

  L’élégante fenêtre ovale laissait pénétrer les doux rayons du soleil, réchauffant le vieux plancher de bois vivant. Les vitres avaient été ouvertes, afin de profiter de l’air frais de cet après-midi de printemps. Une brise rafraîchissante pénétrait de temps à autre dans la demeure, se glissant dans les rideaux de lin, charriant une agréable odeur d’essence de pin et de fleurs fraîchement écloses.

  Assis autour d’une table de merisier, deux élégants elfes, l’un vêtu de la bure blanche des mages d’Ulthuan, l’autre d’une magnifique robe de sorcière d’Athel Loren, se délectaient d’une tasse de thé.

  La femme, une ravissante mage aux yeux noisettes, ne cessait de dévorer du regard son mari. L’homme, un grand elfe aux cheveux brun dorés, le regard sombre, lui renvoyait son regard avec la même intensité, la même passion. Et pourtant. Une teinte de désespoir semblait masquer l’éclat de ses yeux verrons. De temps à autre, son visage se crispait, s’assombrissant brusquement, alors que son regard glissait du visage angélique de sa compagne jusqu’à l’énorme saphir qu’elle portait contre sa poitrine...

Chapitre 1 : En la demeure du Mage

Ainsi s’écoulaient les journées des deux jeunes époux, installés depuis peu dans cet arbre-demeure d’Athel Loren, à quelques miles seulement de la Clairière Sacrée.

  Le mage haut elfe, malgré la stupéfiante jeunesse de ses traits, était considéré comme un puissant sorcier parmi ses pairs ; le dernier répondant encore du Culte de Morai Hegg. Tous ici le connaissaient pour ses aventures avec le Tueur Kundin Oakenshield lors de la Grande Guerre de la Confédération ; bien que certains s’étaient laissé conter les ballades composées en son honneur en Ulthuan, relatant son combat contre l’envahisseur gobelin, ou narrant le récit d’une mystérieuse quête à travers le Temps et l’Espace en compagnie de la noble Prêtresse Syvirine...

  Tous les nobles guerriers d’Athel Loren connaissaient donc l’imposante réputation de leur hôte, le mage Lorindil de Tor Yvresse, et quelques ménestrels s’essayaient déjà à la rédaction d’une ballade en l’honneur de l’hymen qui l’unissait à la ravissante mage Luthilenal Gilglinael (1) ...

  La Mage Aux Mille Lances Acérées, celle qui sous un déluge de foudre et de glace terrassa le dragon du Chaos Grinderblagh, avait rangé pour un temps sa haine du Chaos, se consacrant entièrement à l’élu de son cœur. Et c’était dans cette charmante demeure, aux murs ruisselant de vie et de sève, que les deux époux tentaient de vivre en harmonie avec la Nature même, oubliant petit à petit les horreurs qui se déroulaient en dehors des frontières du Royaume Forestier...

  Ainsi passèrent de longues années, sans qu’aucun autre rythme que l’écoulement des saisons ne vienne troubler leur quiétude. Au printemps, Orion conviait les époux aux festivités de la Renaissance. Lorindil chassait en compagnie des plus grands nobles d’Athel Loren, parcourant sur le dos d’un étalon brun les étendues boisées d’Athel loren, Luthilenal, à ses cotés, menait avec grâce sa jument blanche. Que lui importait-il de recevoir des nouvelles de son ancien royaume, lui qui se considérait comme un renégat à l’autorité du Roi Phœnix ? A quoi bon rentrer en un royaume qui lui rappelait tant de souffrances passées ?

  Il avait vu mourir tant de compagnons d’armes, tant d’innocents, que la guerre ne lui inspirait plus qu’une profonde nausée. Il avait combattu, souffert, accepté la cruauté des combats, vu ses amis et son épouse mourir devant son regard impuissant. Mais dans quel but ? Pour quel combat avait-il loué son bras ? Pour quel idéal avait-il fait répandre le sang ? Et pourquoi l’avait-on choisi, lui, et non pas un de ces grands dont le monde entier admirait les faits d’arme ? Peut-être était-ce cela, le destin de Héros, combattre avec indifférence dans le seul but de répondre à l’appel d’une imperceptible Force ... Le Destin ...

  Luthilenal baissa un instant son regard, cherchant d’une main distraite son ouvrage de couture. Alors que la fine aiguille de mithryl insérait sans fin de longs fils colorés de coton, elle entama la conversation, brisant les sombres méditations de son époux.

" Allons, quel est donc ce tracas ? " Lui demanda-t-elle, d’un air détaché.

-Ho, rien, rien ... " Le jeune mage, bien qu’habile diplomate, n’en restait pas moins un piètre menteur.

-Je pourrais lire dans ton regard comme dans un livre, Lorindil. Est-ce donc cette missive qui te perturbe tant ? "

  Les deux regards se tournèrent vers un parchemin, négligemment posé sur un des fauteuils du salon. Depuis maintenant trois jours, le jeune mage ne cessait de relire ce courrier inattendu, marqué du sceau du Roi Phœnix.

"  Elle ne me perturbe pas... " Le ton sinistre de sa voix trahissait un profond émoi.

-Vraiment ?

-Je n’ai plus aucun lien avec ces gens-là. Ce ne sont que courtisans et arrivistes, incapables de maintenir des relations amicales avec le moindre peuple... Et pourtant à la tête des armées de mon pays...

- Est-ce une raison pour ne pas répondre à l’invitation de ton Suzerain ?

- Ce n’est plus mon suzerain.

- Il dirige pourtant tes pairs.

- Peut-être. Mais je n’ai plus aucun lien avec ces gens-là. "

Un silence envahit la pièce, interrompu par le chant d’un rossignol.

" Et ta Déesse ? Et Laethenia ? " s’hasarda-t-elle.

-Ma Déesse... Sait que j’ai accompli mon devoir. Je n’ai plus de dette envers elle... " Il marqua une pause, touchant de ses longs doigts l’imposant saphir " j’ai suffisamment payé pour vous sauver... Je ne dois plus rien, à personne... "

-Lorindil... " La jeune elfe arrêta son ouvrage, poussant un long soupir. " Que te veulent-ils donc pour que tu réagisses ainsi ? "

-Mon soutient. Pour une campagne de grande ampleur. La destruction d’Har Garond, en Naggaroth.

-Et ?

-Elea de Saphery et Eltharion en personne dirigeront les deux premières légions. On me propose de mener la troisième ; des guerriers de Chrace. Mais je n’irai pas. Ce n’est plus mon problème. "

  La jeune elfe secoua lentement la tête, semblant approuver ses paroles.

" Tu as raison, cette guerre de Sang ne les mènera qu’à leur perte. Un jour, ils regretteront de s’être détournés de la Déesse Mère... "

-Un jour, un jour... " songea-t-il à haute voix. " Parfois il me semble que ce jour fatidique se rapproche à grands pas... "

  Les jours s’écoulèrent, longs et paisibles, sans qu’un seul nuage ne vienne troubler le ciel de printemps ; rayonnant le jour, constellé de mille étoiles à la tombée de la nuit.

  Un mois après l’arrivée de cette missive, un violent orage éclata. Des trombes d’eau s’abattirent sur la foret, flétrissant les fragiles corolles multicolores des fleurs, brisant les troncs d’arbres fragiles. Une nouvelle lettre venait de troubler la quiétude de l’archimage ; malgré le tonnerre et le grondement de l’averse de grêle, Lorindil n’avait cesse de lire et relire le message, fonçant des sourcils. Puis, d’un geste las, il tendit la missive à son épouse.

  Luthilenal hochait lentement de la tête tout en lisant, comme pour approuver les propos de l’auteur. Son regard devint bientôt aussi songeur que celui de son époux, avant d’entamer une lecture à voix haute du message :

" Mon cher neveu,

  J’espère que cette missive te trouvera en bonne santé, toi et ton épouse.

  Je m’excuse de n’avoir pu t’écrire plus tôt, bien que je me demande si le sort de notre pauvre royaume t’intéresse encore ...

  Je ne te blâme pas, je sais quels raisons t’ont poussé à fuir Ulthuan, et j’espère que tu as enfin retrouvé la paix en Athel Loren... Cependant je me dois de te prévenir de certaines choses te concernant...

  Le Roi Phœnix t’a destitué de tes bien, et rayé ton nom du Livre des Nobles. Certains courtisans osent même insinuer que ta fuite coïncide avec le regain de pillages Druchii contre les côtes d’Yvresse...

  Je me refuse à te considérer comme un vulgaire déserteur, et je méprise ces nobles prétentieux, qui, quelques année auparavant, saluèrent ta victoire lors de la bataille de la Confédération (2)...

  Mais tu connais le proverbe, les absents ont toujours tort... Et il leur fallait un bouc émissaire. Ne leur en veux pas, car ils n’en valent pas la peine. Finubar excelle peut-être dans la diplomatie et le commerce, mais il n’a jamais pu faire la différence entre une rumeur perfide de sa cour et un événement réel...

  J’ai, comme tu l’auras remarqué, fermé cette lettre à l’aide d’un sceau magique. Quelque chose me dit que ton départ favorise le dessein d’une quelconque puissance maléfique ; que tu connais sous le pseudonyme de la Vipère ... Cette perfide souveraine se complait à menacer Avelorn depuis de nombreuses années, et je mettrais ma main à brûler qu’elle se cache derrière ces manigances...

  J’attends de tes nouvelles avec une réelle impatience,

  Ta tante et éternelle alliée en Ulthuan la Blanche,

Elea "

" Et tu vas y aller, hein ? " Lui lança-t-elle, d’un air de reproches.

- Je n’ai rien dit... " Lorindil releva la tête, ses yeux exprimaient un profond émoi.

-Tu es un très mauvais menteur, Lorindil. Je sais très bien ce que cette lettre signifie... Elle t’a été adressée depuis des mois, peut-être des années. Tu sais que ta tante a répondu au défi lancé par cette Sombre Souveraine, et combat désormais en Naggaroth, et ton esprit chevaleresque t’ordonne de suivre l’appel de ton sang...

-Encore faudrait-il... Que ce sang coule encore dans d’autres veines...

-Que veux-tu dire ? "

Lorindil sortit une autre lettre de sa longue robe de mage, et la tendit à son épouse, les mains tremblantes. Luthilenal s’empressa de la lire, parcourant fiévreusement l’écriture elfique, avant d’hoqueter d’horreur.

" ... Elea Findelwen fut capturée le quatorzième jour. Son cadavre ne fut retrouvé que dans les oubliettes de Dul Morghul, atrocement déchiqueté. Elle n’a pu en conséquence recevoir les Derniers Sacrements. Ses cendres recouvrent désormais la sombre terre de Naggaroth... "

-Voilà ce que le second message vint m’annoncer ce matin, en même temps que ce pli posthume de ma tante. Peut-être voulait-elle m’écarter de ce tragique dénouement, repoussant toujours plus loin l’envoi de son courrier... Ou n’avait-elle pas moyen de l’envoyer... Qui sait, était-elle surveillée ? Et par qui ? Non, mon Adorée, je ne peux plus désormais rester neutre. Plus maintenant...

-Et pourquoi donc ? Où sont passés tes promesses ? N’as-tu pas maintes fois juré de ne plus te mêler des affaires d’Ulthuan ?

-Je ne me mêle pas de sombres affaires de cours, j’honore la mémoire de ma dernière parente ! " Lorindil s’était levé d’un seul bond, les yeux brillants.

- Lorindil, je ne t’ai jamais vu t’emporter de la sorte, calme-toi, par Isha ! " lui lança Luthilenal.

Lorindil se rassit, replongeant dans ses pensées.

" Tu n’as pas à te battre pour son honneur, Lorindil. Elle est morte au combat, bravement, j’en suis sûre, mais en aucun cas tu te dois de braver monts et marées pour la venger !  " Continua-t-elle à mi-voix.

- Laethenia... Kundin ... Maintenant Elëa...

- C’est du passé, Lorindil ! Du passé !

- J’ai perdu tant de compagnons... Tant de destins ont défilé devant moi... Je ne veux pas que tu connaisses le même sort, mon amour… Mais il me faut honorer ma famille, et laver l’affront. Ce n’est pas ma volonté, mais bel et bien un ordre.

- Un ordre ? Mais de qui ? Lorindil, arrête de jouer aux justiciers romantiques ! » L’exhorta-t-elle.

- Le Destin, une fois de plus, m’a rattrapé. Ma décision est prise depuis longtemps, Luthilenal. Le messager n’est pas venu seul... Demain, je suivrai son escorte jusqu’à Ulthuan, et je combattrai à nouveau… "

  Son épouse se leva, et marcha lentement jusqu’à la petite fenêtre ovale. Un éclair illumina les sous-bois, avant qu’elle ne se retourne, lentement.

« Soit. Si tu en as décidé ainsi, je ne puis qu’approuver ta décision, en bonne épouse… »

  Lorindil se leva, rejoignant son épouse.

« Cependant, promets-moi de ne point m’oublier, Lorindil… Quoi qu’il advienne, quoi qu’il arrive, je t’aime plus que tout… » Lorindil enserra sa jeune épouse, avant de l’embrasser tendrement. « Reviens-moi vite, mon amour… »

Le lendemain, un groupe de heaumes d’argent, arborant au bout de leur lance de verts pennons marqués de la Larme d’Isha, escortés de cavaliers sylvains, s’arrêtèrent au seuil de la demeure. Un grand guerrier, engoncé dans son armure de mithril, frappa à la porte. Les deux époux lui ouvrirent. Luthilenal eut un sursaut de surprise en détaillant l’escorte : elle ne savait que trop bien ce que signifiait la venue d’une telle ambassade. Seule la nécessité de protéger Avelorn justifiait la présence d’émissaires d’Ulthuan au cœur même d’Athel Loren. Et cette autorisation ne pouvait être délivrée que par deux personnes seulement en cette foret...

" Et Ariel qui me souhaitait tous ses vœux de bonheur lors de la cérémonie de la Renaissance ! Elle savait tout, tout ! Quelle garce  " Pesta-t-elle, se dressant entre l’archimage et la porte d’entrée. Lorindil s’était contenté de revêtir une cape de voyage huilée. Son coursier l’attendait désormais devant le seuil de la chaumière, toujours tenu par le chevalier. Harnaché et équipé pour sa quête. Un destrier elfique de mage, paré pour livrer bataille...

Le serviteur de Morai Hegg se contenta de soulever tendrement son épouse, et l’embrassa longuement.

" Avant de partir, réponds à cette question, Lorindil : des nuits entières, je t’ai entendu pleurer en rêvant... Tu tentais de contrôler ta vie, de vaincre le Destin ! Pourquoi, pourquoi te plie-tu donc aujourd’hui  à sa Volonté?

- Pour mieux le dompter, le moment venu... Qui sait ? Je reviendrai, Luthilenal. Ceci n’est qu’un contretemps... Je ne le fais pas pour moi, mais pour nous...

- Si tu veux faire quelque chose pour nous deux, alors dis-leur de s’en retourner ! » Lui répondit-elle, tout en sanglotant

L’archimage l’embrassa. Puis, se retournant, il marcha en direction des cavaliers.

" A bientôt, mon Adorée "

L’archimage mit pied à l’étrier, et se hissa sur le dos de sa monture.

" Lorindil !  Je t’aimerai toujours ! Reviens-moi ! " lui lança Luthilenal

L’archimage tourna la tête en sa direction, le regard triste. La colonne se mit en marche, et Lorindil la suivit, remontant la file des cavaliers pour en prendre la tête.

Luthilenal les regarda s’éloigner. Dans les arbres, des mésanges pépiaient.

" Lorindil, ne m’abandonne pas... " Ses larmes ruisselaient sur son visage. Instinctivement, elle porta ses mains à son bas-ventre, trahissant une attention maternelle.

" Car tu vas être père... " Murmura-t-elle à la silhouette de cavaliers, se fondant maintenant dans la pénombre des sous-bois…

" Vole, vole, pauvre papillon, vers l’irrésistible flamme de ton Destin

Car ce qui a été séparé doit à nouveau être réuni

Dans les forets d’Avelorn où à nouveau les Elfes désunis

Ecriront de leur propre sang une page du Terrible Dessein... "

Les Prophéties de Kasandolea

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(1) Les lecteurs du Jour de Grimnir connaissent ce personnage sous le nom de Luthien ; traduction en langage commun du véritable prénom de la jeune elfe

 

A suivre...
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