Chapitre 3 : voile à l'horizon



Perché au sommet du grand mat, inconfortablement installé dans le perroquet, Jork prenait son quart à la vigie. A un poste vital, les guetteurs étaient souvent relevés, cependant, son tour semblait ne jamais vouloir prendre fin. Les yeux fatigués à tant scruter l'horizon étincelant, enroulé dans une couverture bien maigre face à la brise marine qui le transperçait de part en part, le marin s'accorda une gorgée de gnole dans l'espoir de soulager le douloureux inconfort de ses membres. Depuis quelques jours déjà, le temps s'était rafraîchi, et il ne semblait point vouloir stopper sa vertigineuse descente vers les temps de glace et de neige.
C'est alors qu'il lui sembla discerner quelque chose au sud, loin, très loin derrière le timonier du vaisseau. Il dut attendre un moment pour en avoir la certitude, bien qu'au fond de lui-même, il fut déjà convaincu.
C'était le jour de lessivage. Des cales grattées au pont brossé. tout le navire était comme retourné. Lors de cette journée particulière, le bâtiment était entièrement nettoyé, jusqu'aux perroquets au sommet des mats. Une fébrile agitation animait l'équipage. Certains, à genoux sous la brise chargée d'embruns, briquaient sans discontinuité, tandis que d'autre apportaient de lourds seaux d'eau, qu'ils déversaient sur les planches déjà usées au sel. D'autres encore graissaient les poulies et les différents mécanismes du gréement. Les voiles de réserve et les linges de toute provenance étaient étendus à l'air libre, afin d'éviter la moisissure, cette dernière étant méticuleusement éliminé dès qu'on la découvrait. Le pont du navire semblait alors porter un amas de tentes, blanches et multicolores, qui ondulants sous le vent, jouaient en accord avec la houle. Tout cela sous l'œil intraitable des sous-officiers. Malgré leur implacable exigence, il y flottait un air joyeux à bord, et comme de coutume, le travail s'effectuait dans les chants traditionnels de la marine.
Skaggy gravit nonchalamment les escaliers qui menaient au pied du grand mat. Là il trouva le borgne, la brosse à la main, et les pieds dans la mousse grasse, courbé sur son ouvrage. Car à la différence du nain, l'homme avait son voyage à payer. Sur son dos humide, luisaient maints tatouages bleutés aux significations sacrées. Voire ainsi les symboles de son peuple usurpés par cet imposteur plongea à nouveau Skaggy dans une froide et terrible rancune. Alors qu'il dépassait le sujet de son irritation, il piétina par mégarde de sa lourde botte cloutée les doigts engourdis du malheureux, faisant douloureusement craquer les os.

" - Oups ! Fit t-il avec un franc rictus de provocation. Puis, dédaigneux face à la grimace du borgne: J'oubliais que vous étiez si fragile, vous les hungroms ! "

Et, tournant le dos. Il s'éloigna en riant fortement. Mais soudain, il sentit un poisseux mélange s'étendre du sommet de son crâne vers sa barbe, dégoulinant déjà dans son dos, avec une odeur fétide. Faisant volte-face, il trouva le borgne lui faisant face, un seau de liquide souillé presque vide à la main. Las des provocation et des renvois du nain, il s'était suffisamment échauffé pour jouer la confrontation directe.

" - Oups !, s'exclama t-il, imitant en dérision le ton du nain, j'oubliais que vous étiez si sales, vous les nabots. "

Tous, matelot et passagers qui avaient assistés à la scène, et qui suspendus à la suite des événements, retenaient leur souffle, purent voir scintiller un éclat de haine dans les yeux plissés du nain. Mais sa rage, il la gardait pour le combat, et c'est posément qu'il fit craquer les doigts de chacun de ses poings, semblant se délecter de l'instant.

" - Et bien nous y voilà ! J'ai cru que tu te terrerais derrière ta soi-disant amabilité, qui n'est que lâcheté, à jamais ! Enfin tu me fournis l'occasion de t'arranger le déguisement... "

Dressé face à lui, le dépassant de deux bonne têtes, le borgne resta impassible, prêt à recevoir l'assaut. Il avait accumulé suffisamment de rancœur pour affronter tous les poilus du navire. C'est alors que retentit le cri de la vigie, coupant net à la confrontation.

" -Voile ! Voile ! Voile en poupe ! "

Faisant vivement sonner la cloche d'une main, il saisit le porte voix de l'autre et s'époumona à nouveau :

" -Voile en poupe, voile en poupe ! "

Le message se répandit comme une traînée de poudre le long des mats et des gréements, le long des ponts, d'équipes en équipes, de marins en marins, descendit l'escalier principal jusque dans l'entrepont, couru les coursives, dépassa les salles d'armes, la cuisines et l'atelier, jusqu'à parvenir à la porte de la cabine du capitaine, qui s'ouvrit avec fracas :

" -capitaine, capitaine, voile en poupe ! "

Bientôt, tout l'équipage qui en avait la possibilité, c'est à dire tout le monde hormis le chirurgien et les cinq gars qui briquaient le réfectoire après un excès de dispenses d'amabilités, se retrouva au bastingage, dans les huniers ou sur la dunette, tous fixant le même Sud incertain. Le vaisseau inconnu était alors trop loin pour que l'on puisse l'identifier, et chacun reprit son poste, la vigie guettant le moment où il serait possible d'en déterminer la nature. En effet, l'inconnu gagnait peu à peu sur eux, car "la fille de l'empereur", bien qu'allant bon train, n'utilisait pas la totalité ni de sa voilure, ni de ses possibilités par rapport au vent. Et puis l'autre navire devait être plus léger, ce qui se confirma par la suite.

*
* *


L'excitation était une nouvelle fois bien vite retombée et le mystérieux navire restait une voile à l'horizon. Toutes les tentatives pour le semer s'étaient avérées infructueuses, ainsi que les signaux qui étaient restés sans réponse ; aucun indice n'avait permis au capitaine de percer le secret de cet énigmatique poursuivant. Pourtant la remontée de ce dernier fut très lente, en raison du vent qui était maintenant tombé, et n'était maintenant plus qu'une faible brise. Lassé d'attendre, les marins oublièrent vite cet évènement pour se consacrer à leur taches. Le borgne quant à lui, instruit par un vieux loup de mer, faisait ses premiers essais à la barre. Ce n'était point évident, car malgré le tonnage et la stabilité importante du navire, il fallait sans cesse corriger la trajectoire. La lenteur de la réaction n'étant pas pour l'aider, les premières minutes furent plutôt ridicules. En tout cas, cela amusait beaucoup le vieux Girb, pour qui la tenue d'un navire n'avait plus rien de secret, et encore moins sur celui-ci. Depuis plus de trente ans il parcourait les mers à bord de "la fille de l'empereur", qu'il considérait comme une vielle compagne. Maintes fois, alors que le borgne venait observer le coucher du soleil sur la dunette, il l'avait entendu parler tout seul. Ce n'est qu'après quelque temps qu'il avait compris qu'en réalité, c'est au bateau lui-même que le vieux Girb s'adressait. C'était des " allez ma fille ", ou " et alors, qu'est c'est ? " , voire même " Damnée gueuse puante ! " lorsque la barre ne répondait pas aux attentes du marin. Tout d'abord surpris, le borgne s'était fait à ces allocutions, et maintenant qu'il tenait lui aussi la "fille" en question entre les mains, il sentait s'établir une connexion étrange entre le navire et lui, comme si ce formidable ensemble de planches, de rivets, de clous et de métal, ne formaient qu'un être unique, et qu'il soit doué d'une conscience propre. C'était sans doute tout à fait absurde, mais cette sensation était tellement présente, à travers les craquements du bois, le claquement des voiles, la résistance de la barre, qu'il lui était impossible de l'ignorer. S'il avait tenu le vieux Girb pour un peu fêlé jusqu'alors, songeant que tant d'années de mer loin de tout contact agissait forcément sur la santé mentale, il le considérait maintenant différemment, avec un respect sincère.

" -Capitaine ! Le navire en proue, ce s'rait ptêt bin un Tiléen ? "

L'exclamation d'un gabier sortit le borgne de sa rêverie, et il tourna lui aussi le regard en direction du Sud, tandis que le capitaine les rejoignait à l'arrière, accompagné de Skaggy. Assez impatient, il observa attentivement le capitaine qui avait l'œil rivé sur sa lunette, tentant de déceler la moindre expression, le moindre tic ou pincement de lèvres susceptible de le renseigner, mais le capitaine resta impassible. ce ne fut qu'après quelques instants, qui parurent une éternité au Borgne. Lorsqu'enfin il abaissa sa lentille cuivrée, le capitaine déclara:

"- Un Tiléen en effet. Marchand d'après ses pavillons... "

Sa phrase resta en suspend. Quelque chose semblait le tracasser. Comme pour confirmer cette impression, il observa à nouveau le suivant, les sourcils froncés cette fois.

"-... Toute fois, il est étrange qu'un pareil bâtiment soit utilisé pour commercer. Son tonnage parait très faible. Et puis sa ligne est d'avantage celle d'une frégate. Un bateau fin et rapide, ...manœuvrable. Etrange. Très étrange.

-Permettez ? "

Le Borgne s'empara de la lunette que lui tendait le commandant, et put satisfaire sa curiosité. Il scruta un long moment le Sud.

"-Je ne suis marin depuis seulement quelques semaines, et je ne saurais m'aventurer dans un domaine qui n'est pas miens. Il fit une courte pause. Mais j'en ai vu des navires Tiléens depuis la terre ferme, et je puis assurer qu'aucun ne présentait pareil aspect. Tous possédaient une sorte de plate forme de chaque côté du timonier. Je n'en aperçois aucune sur ce navire ".

Il y eut un bref silence avant que le capitaine, ne détourne son attention du bateau inconnu.

" -Pour un continental, je vous trouve bien informé ! Et très observateur ! En effet, ce bâtiment est dépourvu de Holder, comme nous les appelons. Mais comment diable...

Le capitaine ne finit pas sa phrase, mais le sens en était clair. Elle exprimait ce sur quoi tous se questionnaient, l'origine mystérieuse du Borgne. Implicitement, bien que cela n'ait jamais été dit, ce dernier avait fait comprendre que moins on l'interrogerait sur ce point, et mieux les choses se passeraient. C'était devenu une sorte de sujet tabou en sa présence, et les divagations les plus insolites avaient lieu entre les membres de l'équipage, lui inventant des passés tous plus invraisemblables que les autres. Skaggy quant à lui fixait sans ciller son "collègue", une expression de suspicion provocante clairement affichée. Préférant ne point relever, le borgne descendit de la dunette et s'installa sur le pont. Mais se croire tranquille était chose vaine. A peine était-il assis qu'un jeune homme mince et torse nu se trouvait face à lui, coupant la lumière du soleil.

"- Hé ben dis donc ! En voilà un gars qui cache bien son jeu ! "

"La poulie " ! C'eût été étonnant que ce turbulent gamin ne se trouva pas là où les choses ne le concernaient pas ! Quelle plaie ! Le regard excédé que lui envoya son interlocuteur ne suffit pas à le faire lâcher prise. Un vrai squale.

"- Allez, c'est pas la peine de faire des secrets avec ton compagnon ! Laisse-toi aller ! "

Malgré sa voix parfaitement rodée à ce genre d'occupation, La poulie ne trouvait pas comment questionner Le Borgne sans sonner faux. Il n'en laissa rien voir, mais son cerveau était en ébullition afin de trouver une brèche dans la défense adverse. Mais à son grand étonnement, il n'eut pas à se torturer trop longtemps.

"- Je suppose que c'est le seul moyen que j'aie pour me débarrasser de toi, le ton du Borgne était celui d'un homme fatigué et lasse, et bien voilà puisque tu y tiens tant ! Je suis originaire du Sud, et mon père était armateur de vaisseaux pour le roi. Je vivais dans un taudis bien que mon père gagna correctement sa vie. C'était une épave ! Une traîné ! Toute sa bourse filait dans le corsage des filles de joie ou dans le tablier du tavernier, nous laissant sans le sous ".

Le borgne se tut un instant. Son débit avait été celui du torrent à la fonte des neiges, et le souffle lui manquait. La poulie quand à lui était stupéfait ! Il articula tant bien que mal, la première idiotie qui lui vint à l'esprit:

" -... euh... Vrai... Vraiment ? "

Alors le Borgne se leva.

"- Oui, et ma mère était Elisabeth II, reine mère d'Estalie, mon frère est Baltazar Galtes, et mon neveu s'appelle Sigmar ! "

Il éclata de son rire sonore caractéristique tandis que La Poulie s'empourprait, enrageant de s'être ainsi laissé abusé! Toujours riant, Le borgne s'éloigna de l'adolescent vexé, remontant le pont jusqu'a la proue.

*
* *

A suivre...


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