Chapitre 4 : la tempête


Les jours passaient et chaque lever de soleil voyait la menace des pirates grandir en même temps que leur navire. Luthor, qui passait désormais l'essentiel de son temps à arpenter le pont, la mine sombre, balaya du regard l'horizon. Derrière eux, les forbans, implacables, à chaque instant plus prêts que le précédent, inexorable menace du combat à venir. Face à eux, légèrement sur la gauche, les nuages s'amoncelaient, les éclairs déchiraient le ciel et le turquoise de la mer se faisait noir d'encre, comme autant de sinistres présages que lui auraient destiné quelque sombre puissance. Puis le regard de Luthor se posa sur son propre navire, et il resta là, immobile durant de longues minutes, à contempler l'impressionnant spectacle offert par La fille de l'Empereur. Toute la voilure était à présent mise à contribution, mais privée d'un vent plus intense que la faible brise qui soufflait, la puissance ainsi déployée semblait bien superflue face à la légèreté du navire des pirates. C'est à ce moment que finalement naquit au plus profond de son cœur une sombre résolution : ils devraient affronter les éléments et triompher, et il sut aussi qu'il n'y avait d'autre alternative, et que la mort serait leur lot à tous si jamais ils venaient à échouer. Le craquement des lattes du pont le sortit de sa rêverie et Skaggy s'approcha de lui de pas nonchalant, un air de défi illuminant son visage couturé de cicatrices.

" -Et bien, mon vieux, tu n'as pas vraiment l'air dans ton assiette, c'est le moins qu'on puisse dire. Et moi qui croyais que le sourire était toujours de rigueur chez les commerçants… "

Pas de réponse. Devant l'expression contrariée de son vieil ami, Skaggy poursuivit.

" -Oh, je vois, ce sont les ennuis qui s'amènent, pas vrai ? Franchement, je ne t'aurais pas cru du genre à trembler devant quelques pirates. De mon côté, je ne serais pas contre un peu d'action ", ajouta-t-il en caressant la lame de sa hache d'un air rêveur.

Une nouvelle fois, Luthor resta sans réponse, et l'air perdu dans ses pensées, il ne semblait plus guère prêter attention au nain. Celui-ci, dépité, était en fait sur le point de s'éclipser lorsque le capitaine prit finalement la parole :

" - Ah, crois-moi, si les choses étaient aussi simples, je me ferais un plaisir de corriger quelques forbans, comme dans le bon vieux temps…Puis, mélancolique : mais aujourd'hui, les choses sont différentes. J'ai des hommes sous ma responsabilité, et je ne peux les mettre en danger sans penser aux conséquences. Même avec un guerrier tel que toi à nos côtés, je ne peux me résoudre au combat.
-Pourtant, je cois qu'on n'a pas trop le cchoix, non ? Je n'y connais rien en termes de navigation, mais une chose est sûre, ce bateau gagne sur nous, et si on n'a pas un peu plus de vent, on sera bien obligés de se défendre, responsabilités ou pas. "

Le silence se fit, les pensées fusaient dans l'esprit de Luthor tandis qu'il n'osait faire part à son ami de la décision qu'il avait prise. Au bout de quelques interminables minutes pourtant, Skaggy reprit la parole, un sourire aux lèvres :

"- Bah, de toute façon, c'est pas quelques vaguelettes qui vont nous effrayer, pas vrai ? "

Le tueur s'en fut sans un mot de plus, et Luthor lui adressa un remerciement muet. Raffermi dans sa volonté, il s'écria d'une voix puissante :

" -Bâbord toute ! Cap sur la tempête! C'est parti les gars, on va droit en enfer et on laisse ces froussard derrière nous !! "

Il y eut un temps de flottement, tandis que l'équipage intégrait les derniers ordres et réalisait ce qui l'attendait. Puis l'un des marins dressa le poing en criant, fédérant le reste des hommes. Un tonnerre d'acclamation monta de l'équipage, et, plus que jamais Luthor fut convaincu d'avoir pris la bonne décision.

* * *


Interminables, quelques heures s'écoulèrent, baignées d'une oppressante nervosité. Peu à peu, le faible roulis se fit grondement, l'azur de la mer devint noir d'encre, les éclairs semblaient déchirer les cieux tandis que la pluie, inlassable, balayait le pont de toute son ardeur, comme mue par une force mystérieuse. Trempé jusqu'aux os, Luthor se tenait là, défiant les forces déchaînées des éléments, hurlant ses consignes à ses hommes par-dessus le vacarme. Et parmi tout l'équipage, tous luttaient sans relâche, solidaires face à la tempête, ils mettaient toutes leurs forces et tout leur cœur à l'œuvre, unis par une indéfectible solidarité. Devant l'urgence, Skaggy et le borgne se retrouvèrent à oeuvrer côte à côte dans un même effort, laissant momentanément leur différent de côté; même Lubos, le marchand Tiléen, avait mis sa frêle carrure au service de La Fille de l'Empereur.

" - Drek ! Yvan !! A la cale !! Fit Luthor d'une voix puissante que même le tumulte de l'océan ne pouvait couvrir. Il y a une voie d'eau là en dessous, alors allez écoper avant que cette fichue tempête ne nous envoie par le fond !! Dites à Gros Hans de venir avec vous !! "

Le capitaine jeta un œil au reste de l'équipage. La situation, pensa-t-il un instant, n'était pas si mauvaise. Enfin, toute la voilure avait été rentrée ; et tous s'apprêtaient à regagner l'abri des cabines lorsqu'une déferlante balaya le pont avec une infernale fureur. La puissance des flots envoya le borgne s'écraser contre une pile de barriques qui explosèrent sous la violence du choc. Sonné, il resta là, immobile pendant de longues minutes, luttant pour recouvrer ses esprits. De très loin, comme dans un rêve, il entendit des voix qui s'égosillaient :

" -Deux hommes à la mer !…Là…Le pointeur et Yvan… "

Sa vue se brouillait, il n'y avait plus que la sensation de l'eau qui ruisselait sur son visage, et ce goût salé dans sa bouche ; il s'agenouilla, incapable de réagir, puis sentit une main ferme qui lui agrippait l'avant bras, le forçant à ce relever. Entre deux gifles d'eau salée, il reconnut Skaggy ! Ce dernier l'amena sans ménagement sur le côté, et se baissa pour agripper les cordages, qui quelques secondes plus tôt se trouvait sous le borgne. Encore à moitié sonné, sans avoir le temps de se poser de questions, le borgne se pencha à son tour et se joignit au nain pour dégager les cordes.
C'est alors qu'un véritable mur d'eau, haut de près d'une demi-douzainee de mètres et noir comme la nuit, s'abattit avec un fracas de fin du monde sur La Fille de l'Empereur. Il y eut un terrible craquement alors que le mat explosait littéralement sous la phénoménale pression, et en un instant le borgne se trouva au milieu des flots glacés, l'eau comprimant chaque partie de son corps dans une mortelle étreinte. Son regard se porta sur La Fille de l'Empereur. Ce fut comme si le temps se figeait tandis que le navire tanguait dangereusement, une seconde il sembla qu'il allait chavirer et puis enfin il se redressa, résistant finalement aux terribles assauts de la tempête. Ce n'est qu'alors que le borgne prit conscience de sa périlleuse situation, une nouvelle vague le submergea. Il luttait pour sa survie, ses poumons en feu. Il sentait son énergie faiblir tandis qu'il tentait de remonter à la surface, lorsque enfin il réussit à se saisir d'une planche de bois qui dérivait et put l'utiliser comme une bouée pour reprendre son souffle quelques secondes. Et puis il y avait ce goût salé qui le brûlait à présent de l'intérieur. Il toussa plusieurs fois pour chasser la nausée.
Les choses avaient était telles que dans un ultime réflexe, le borgne n'avait pas lâché la corde qu'il avait ramassée sur le pont avant d'en être violemment éjecté. Et à l'autre bout de ce mince lien entre lui et le navire, entre la vie et la noyade,... Skaggy. Le nain entreprit de le hisser sur le pont ; et sentait la brûlure de ses mains tandis qu'il luttait de toutes ses forces et de toute sa volonté, ses phalanges étaient blanches sous l'effort. La lutte fut longue et douloureuse, mais enfin le borgne réussit à remonter à bord, et, aux limites de l'épuisement, il s'écroula, hors d'haleine. Il lui fallut un immense effort de volonté pour se mettre à l'abri, et à présent la tempête semblait décroître en puissance, le rugissement du vent perdait de son intensité, la pluie semblait moins violente et enfin le borgne, succombant à la fatigue, fut emporté dans les limbes de l'inconscience.
Girb, adossé à un tonneau, la respiration sifflante, hurlait ses indications à Luthor mais le tumulte était tel que ses mots se perdaient dans le néant. Le capitaine continuait de se battre envers et contre tout, mais finalement, il lui apparut que tous ses efforts étaient vains, confia à au vieux marin la tâche de s'occuper de la barre, et bien qu'il fût bien trop frêle, Girb saisit cette opportunité et bientôt, s'agrippant comme il le pouvait au gouvernail, il se mit à chanter à tue-tête, sa voix éraillée défiant les colossales forces de la nature ainsi déchaînées.
Mais tout était loin d'être fini et si le navire avait pu résister au déchaînement des éléments, il n'en était pas pour autant sauvé du naufrage. Skaggy resta encore de longues minutes sur le pont, une lanterne à la main ; mais bientôt tout espoir de retrouver Yvan et le pointeur fut perdu et le tueur de trolls décida à contre cœur d'abandonner les recherches, et regagna la sécurité précaire de l'intérieur du bateau. Mais le chaos le plus total s'était emparé de la Fille de l'Empereur : des cabines à la cale, tous, passagers comme membres d'équipage, s'activaient avec frénésie. Ici, Gros Hans aidé de deux matelots, essayait tant bien que mal de préserver les vivres de l'eau qui s'engouffrait partout ; Là, Drek et Lubos bondissaient à travers les coursives du navire, un sceau à la main. Enfin, Skaggy arriva à la cale où, comme une fourmilière, hommes et femmes formaient une procession, chacun luttant contre sa propre terreur et contre l'épuisement, souquant comme si leur vie en dépendait. Tous, en leur fort intérieur, étaient convaincus que c'était le cas. Le nain eut un regard lourd de sens pour Luthor, puis entreprit d'aider les quelques braves qui essayaient de colmater la brèche la plus importante : une fissure béante dans la coque, plus haute que Skaggy et par laquelle les flots s'engouffraient sans discontinuer. Le tueur de trolls pataugeait à présent, de l'eau jusqu'aux genoux. Trempé jusqu'aux os, il approchait maintenant ses limites, et, au bord de l'épuisement, usait de toute la force de sa volonté pour maintenir la planche de bois que les autres matelots essayaient désespérément de fixer à la coque. Il y eut une nouvelle déferlante et les marins furent éjectés à travers la salle par la phénoménale pression.

* * *


Lorsque le borgne repris conscience, grelottant et trempé, le sel attaquant douloureusement les multiples plaies qui lui couvraient le corps, ce fut pour constater le piteux état du navire. La puissance des vents et de la pluie avait fortement diminuée, mais pas suffisamment pour accorder aux hommes le repos. La quasi-totalité de la mature gisait fracassée sur le pont, emportée par la chute du mat, dont la partie haute s'était écrasée à quelques mètres de sa position actuelle. Bien qu'épuisés, les marins faisaient tout leur possible pour sauver ce qui pouvait l'être. Le borgne se releva péniblement, chaque mouvement lui arrachant une grimace de douleur. Il avançait lentement, comme dans un rêve, tandis qu'autour de lui l'équipage s'activait avec frénésie ; et c'était une expression de désespoir qu'on pouvait lire sur les visages de ces hommes tandis qu'ils tentaient de sauver le navire. Il gagna à son tour l'intérieur, et, remarquant à peine la poulie qui, recroquevillé dans un coin, avait cédé aux larmes, se dirigea directement vers les profondeurs du bateau. La souffrance le tenait éveillé tandis qu'il poursuivait son chemin, mi-claudiquant mi-marchant, sourd aux suppliques qui montaient à travers le navire.
Un calme presque effrayant s'était à présent abattu sur la cale, et seuls quelques volontaires, l'air hagard, continuaient d'écoper silencieusement, chacun de leurs gestes trahissant leur épuisement. La principale brèche avait finalement put être colmatée, mais en dépit des efforts désespérés de l'équipage, l'eau s'était engouffrée dans le navire en grandes quantités, de sorte qu'elle arrivait à présent aux genoux du borgne. Ce dernier jeta un coup d'œil à Skaggy, qui, juché sur une barrique, contemplait la scène avec un air de sombre résignation. Le nain lui adressa en retour un signe de tête lourd de signification : les jours de la Fille de l'empereur étaient désormais comptés…

* * *

A suivre...
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