Chapitre 2 : Rivalites



Peu à peu, la monotonie s'installa à bord de la fille de l'empereur. L'excitation du départ avait au bout de quelques jours cédé sa place à un ennui profond et à présent la plupart des passagers passaient le plus clair de leur temps dans leurs cabines. Seul le capitaine, inlassable, continuait d'arpenter à toute heure le pont, veillant à la bonne marche des opérations. Le temps avait été clément depuis le début du voyage, mais Luthor n'était pas sans savoir qu'à l'approche de la mer des Griffes, la situation pourrait rapidement se gâter, et, même à cette époque de l'année, les tempêtes étaient monnaie courante en haute mer. Afin de raffermir le moral général, il avait été décidé qu'un repas serait donné ce soir dans la salle principale du navire ; un banquet payé des propres deniers de Luthor, où, du moins est-ce ce qu'il l'espérait, la convivialité permettrait aux uns et aux autres de lier plus ample connaissance, et la bonne chère désamorcerait les tensions qui empoisonnaient l'atmosphère du voyage. Depuis l'aube, Gros Hans, le cuisinier du navire, s'activait frénétiquement, jurant à tout-va contre les mousses, les marins, les passagers et tout ce que le vieux monde pouvait compter de bipèdes. Ah, ça ! Le capitaine en avait des raisons de s'inquiéter ! Et l'antagonisme entre Skaggy et le Borgne n'était certes pas la moindre. Ces deux-là semblaient chaque jour plus proches de l'affrontement et le nain, malgré ses recommandations, n'avait rien fait que d'envenimer la situation. Luthor tâcha d'oublier ses tracas et regagna sa propre cabine, l'heure des préparatifs ayant pour lui plus que sonné.
La fête battait son plein et tous les convives riaient à présent aux éclats. L'alcool avait coulé à flots tout au long de la soirée et ses effets se ressentaient sur l'atmosphère de liesse générale. Lubos, un marchand Tiléen aux manières de dandy et au physique d'échalas, s'était lancé dans un concours de fléchettes avec quelques-uns des membres de l'équipage ; il avait déjà perdu une trentaine de couronnes d'or, trop imbibé même pour remarquer que les marins avait au préalable tordu la pointe de ses projectiles, de sorte qu'il n'avait jusqu'ici pas atteint une seule fois la cible. D'ailleurs, il ne semblait guère se soucier de ses échecs à répétition et se satisfaisait amplement de ce que chacune de ses infructueuses tentatives provoquait l'hilarité générale. La poulie, quant à lui, semblait pris d'un grisant vertige qui n'était pas tant dû au faible roulis qu'aux nombreux verres de vins Estaliens que les autres membres de l'équipage n'avaient pas manqué de lui faire ingurgiter. Seuls à échapper à l'allégresse générale, Skaggy et le Borgne restaient, chacun à bonne distance de l'autre, à siroter en silence une bière.
Le Borgne passa en revu du regard les têtes connues de la pièce. Il vit tout d'abord Igor, dit "l'pointeur", l'un des maîtres canonniers dont il avait fait la connaissance tandis qu'il apprenait à connaître le vaisseau dans ses moindres recoins. D'un gabarit moyen, assez empâté, cet homme connaissait tout ce qu'il y avait à savoir sur les canons et leur utilisation. Ils avaient discuté un long moment ensemble, et le Borgne avait été initié aux rudiments des combats navals. Pour l'instant, il participait joyeusement à un concours de boisson avec les artilleurs bâbord. Son rire franc emplissait la pièce, et à n'en pas douter, il possédait de l'entraînement dans ce domaine ! L'attention du borgne se reporta sur un homme grand et mince, à la longue chevelure noire. Assez jeune, il était d'un maintient digne et dégageait immédiatement la sympathie. Le borgne ne connaissait pas son nom, mais il savait qu'il était de ceux qui travaillent dans les huniers, à lâcher ou affaler les voiles. Il reconnut aussi quelques membres de l'équipe du "Pointeur", Drek, Yvan, et quelques autres, tous se prétendant les meilleurs artilleurs du monde. Face à eux, les artilleurs bâbord rivalisaient de moqueries et de prétentions, car les meilleurs du monde, s'étaient eux, évidemment. Finalement; c'est sur Skaggy que son regard s'arrêta. Le nain se tenait à l'écart, considérant la salle bruyante avec un apparent dédain.
Skaggy vidait une nouvelle chope, la mine sévère, lorsqu'il se sentit observé. Cherchant l'intéressé du regard, il aboutit finalement sur l'irritant visage de l'usurpateur, celui que l'on appelait le borgne. Ce dernier se leva silencieusement, s'approchant du nain, et lui tendit une chope d'un air amical:

" - Je vois que la réputation des nains est loin d'être usurpée en ce qui concerne la boisson, fit-il d'une voix où l'amabilité ne masquait qu'imparfaitement la gêne. Et qu'en est-il de la convivialité ?
-Wanaz umgi ! Wattock ! " Répliqua Skaggy,, méprisant.

Sur ce, le tueur cracha aux pieds du borgne et se dirigea vers le fond de la salle d'un pas déterminé. L'ambiance festive qui régnait sur les lieux retomba un instant, mais ce fut ce moment que la poulie, à présent passablement éméché, choisit pour sauter sur la table et déclamer une vieille chanson de geste du Reikland, bien connue à travers tout l'Empire :

" -Ya l'vieux nain l'est radin
et l'humain c't'un gredin
Alors y s'tapent d'ssus
Jusqu'à n'en pouvoir plus !

Du matin jusqu'au soir
V'là l'humain et le nain
Qui font un bout d'chemin
mais quand il fait bien noir
ils ne s'entendent point
Alors y s'tapent d'ssus
Jusqu'à n'en pouvoir plus ! "

Le malaise déclenché par la réponse du nain s'alourdit encore, et un silence pesant se fit. Tous les regards passaient alternativement du nain au Borgne dans l'attente de la suite des événements. Heureusement, un marin qui se trouvait à proximité de la poulie, et qui était presque aussi fait que lui, mit inconsciemment fin à la pénible situation. Il saisit le napperon sur lequel était perché le jeune coq, et tira d'un coup sec. La poulie se retrouva étalé à plat ventre sur le plancher, après un saut digne des plus grand bouffon, ce qui déclencha l'hilarité générale et les vivats des convives, ramenant une ambiance festive dans la grande salle. Nos deux compères profitèrent de ce répit ou on ne leur accordait plus aucune attention pour s'éclipser.

* * *


La journée du lendemain fut passablement dure pour tout le monde. La gueule de bois minait bien des esprits, et seule l'équipe effectuant son quart, et qui n'avait que peu participé aux festivités donnait un semblant d'activité au navire. Le vent faisait claquer les voiles au-dessus de la tête du borgne, ce qui est plutôt gênant quand la nuit à été courte. Alors qu'il tentait d'ouvrir les yeux, le soleil éclatant et déjà haut qui illuminait ce nouveau jour, l'agressa sans ménagements, tirant une bordée de jurons à l'intéressé. Il se réveilla allongé dans des cordages, la bouche pâteuse et le dos endolori. Après de douloureux efforts, il parvint enfin à se redresser et à remonter le pont, les paupières lourdes et les articulations craquantes. Lorsqu'il arriva à la dunette, il se ravisa. Le nain associable s'y trouvait déjà, apparemment frais comme une rose, dans une tenue fière, scrutant l'horizon. Il faut avouer qu'il avait une certaine classe, et malgré leur différents, le Borgne ne put s'empêcher de l'admirer. Lui avait piètre allure avec sa tunique tachée de bière, sa barbe imparfaite et ses pas hésitant. Et ce damné mal de crâne ! Quelle tête devait-il avoir ! Un bac d'eau douce lui ferait le plus grand bien, et permettrait de remettre ses idées au clair.
" … Par les enfers, jamais sirènes n'avaient étés aussi bien pourvues ! En plus elles dispensaient leur tendresse avec une telle ferveur, que le plus pur des hommes aurait vendu son âme pour elle. Cette rousse là, en particulier, quel morceau de choix ! Assise sur ses genoux, les bras autour de son coup, elle s'apprêtait à lui offrir un langoureux baiser... "
Le contact fut un vrai choc. C'était glacial ! Et ruisselait de la façon la plus désagréable possible sur son visage et dans ses vêtements ! L'image floue qui parvient à la poulie après les quelques instants nécessaires au retour dans ce bas monde, fut celle d'un géant qui le surplombait de tout son poids. Il tenait quelque chose dans la main, mais quoi...

"-Avec toute cette bave que tu répandais allégrement, un petit nettoyage s'imposait ! Tu devrais me remercier ! "

Le seau encore à la main, le Borgne éclata d'un rire sonore, tandis que la poulie comprenait lentement où il se trouvait, c'est à dire allongé à même le sol, contre un tonneau bien entamé.

" -Sois maudit, toi qui interrompt le plus beau des rêves! Fit La poulie avec véhémence. Une telle sirène ne se représentera pas de sitôt ", continua-t-il tandis qu'un sourire se dessinait sur ses lèvres.

Il ne put se retenir plus longtemps et éclata d'un rire cristallin à son tour.

" -Allez, rentre vite. Le temps se met au froid et le capitaine m'en voudrait si tu attrapais quelque maladie. Après tout, la mascotte du navire mérite bien quelques égards, surtout après ton numéro d'hier, dit le Borgne d'un ton narquois.
-Crois-moi, tu aurais bien plus ri si tu aavais vu la tête que tu faisait à ce moment là ! Toi et ce nain, là, l'expression aussi éberluée que deux flagellants ! Pas de doute, ça valait bien son prix !
-Je crois que tu devrais justement tenir uun peu ta langue, fit le Borgne, dont l'attitude s'était soudainement faite sévère. Ce tueur ne me semble pas du genre à apprécier tes facéties, et ça ne m'étonnerait pas qu'il manigance quelque coup tordu.
-Ne te fais pas de souci pour moi, va ! Laa poulie a plus d'un tour dans son sac! Répondit l'autre d'un air malicieux. "

Sans un mot de plus, le borgne regagna son poste, où déjà s'activaient une dizaine de marins en sueur, et La Poulie resta là quelques instants, immobile, à observer les manœuvre de l'équipage en silence. Puis, comme sorti de sa rêverie :

" Crois-moi, j'ai plus d'un tour dans mon sac… Se dit-il comme pour lui-même."

Il était tard maintenant, le matin n'était plus très loin. Une ombre furtive se glissait dans les coursives du bateau. Le chuchotement d'un pas rompu à la discrétion contre les parquets du navire. Un juron étouffé qui répond à un faible tintement métallique. Puis, à nouveau le silence, presque total. La poulie inspira profondément, une goutte de sueur perlant sur sa tempe, tandis qu'il usait de toute son habileté pour faire céder le verrou. Le capitaine, disait-on, conservait une véritable fortune en couronnes Impériales dans son coffre-fort, et le jeune mousse était déterminé à ajouter à sa maigre paye quelques revenus annexes. Il était sur le point de réussir. La serrure n'aurait sans doute pas tenu plus de quelques secondes supplémentaires. Mais bien sûr, ce fut cet instant précis que Skaggy, qui observait la scène depuis quelques minutes déjà, choisit pour révéler sa présence au grand jour.

" -Je vois que tu ne perds pas de temps, petit, fit Skaggy lentement, comme s'il savourait le plaisir que cet instant lui procurait. Tu vas peut-être même un peu vite, on dirait. "

La poulie, en un éclair, tenta de filer à toutes jambes hors de la pièce, mais c'était sans compter la vivacité du tueur qui l'envoya bouler au sol d'un coup d'épaule. Le mousse, sans oser même esquisser le moindre geste, contempla Skaggy, et c'était le désespoir que l'on pouvait lire sur le visage du jeune humain.

" -Recommences ça et tu auras droit à ma hache, avorton, dit ce dernier, une lueur mauvaise brillant au fond de son unique œil.
-Pitié, M'sieur, ne dites rien au capitainne, j'vous en prie, fit La poulie, suppliant. Y m'jetterait aux poulpes, aux krakens, et à tous les monstres de cette mer, pour sûr, continua-t-il.
-Et bien, voilà bien de la prétention de lla part d'un Umgi Grumbaki. Quel pauvre banquet tu ferais, quand bien même un seul de ces monstres viendrait pour toi ! Mais j'ai d'autres projets en ce qui te concerne, poursuivit Skaggy d'un air narquois. "

Secoué de sanglots qu'il maîtrisait à grand peine, La poulie essuya du revers de sa manche les larmes qui roulaient sur ses joues. Le silence ne dura que quelques secondes, mais ce fut une éternité pour lui, une éternité à laquelle Skaggy ne semblait pas pressé de mettre un terme. Finalement, le tueur reprit la parole :

" -Je crois savoir que tu t'entends bien avec l'autre…
-L'autre ? Fit La poulie, faisant mine d'iignorer de qui l'autre parlait. A cet instant, il redoutait ce que le tueur allait lui dire, et les pensées filaient à toute vitesse dans son esprit.
-Le borgne, fit Skaggy sur un ton méprisannt. Je veux que tu en apprennes le plus possible sur son passé, et que tu me mettes au courant de tout ce que tu découvres. Mais gare à toi si tu essaies de me doubler : les krakens et les poulpes ne sont rien à côté de ce que je pourrais te faire !
-Hé bien… gémit La poulie en guise de prottestation.
-Quoi ? Tu trouves quelque chose à redire à notre arrangement ? A ta place, je m'en contenterais bien.
-Pas d'problème, m'sieur. D'toute façon, cc'est pas mon ami, c'type! Je lui dois rien! Mais dites rien au capitaine, hein ? "

Sans même attendre de réponse, il fila à toute vitesse sous le regard circonspect du nain.

* * *


A suivre...


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