La Fille de l'Empereur



 La salle était comble, animée d'un vacarme assourdissant. Les rires rauques des marins excités par l'alcool bon marché des tords-boyaux de Klovsk répondaient au fracas des chopes qui s'entrechoquaient gaiement autour des tables.
L'auberge du dragon marin était réputée pour cette ambiance, et nuls de ceux qui s'y trouvaient ne la quitteraient s'ils n'avaient la mer à parcourir. L'enseigne de la maison était, il faut l'avouer particulièrement bien choisie : Un dragon bleu barbu fumant la pipe, avec une chope d'eau de vie tenue par la queue. Cela aurait pu être la caricature de presque tous les hommes présents dans la salle. On trouvait là tous les rangs de marins, du mousse en quête de découvertes charnelles au vieux capitaine de frégate narrant ses exploits entre deux volutes de fumées, en passant par tout ce que la ville portuaire pouvait trouver de marchands, d'explorateurs, et d'aventuriers. Il en résultait une atmosphère unique et haute en couleur.
Si ces hommes étaient passablement différents, ils appartenaient tous au même monde, celui des baroudeurs et de l'aventure. Ainsi, lorsque la lourde porte de bois s'ouvrit sur cet homme, il y eut comme un flottement dans les discussions. L'homme qui venait d'entrer n'était pas particulièrement grand, ni petit, n'avait rien ni dans son attitude, ni dans sa tenue qui puisse retenir l'attention. Un bandeau noir lui bandait l'œil gauche, chose assez commune dans ce milieu. Il portait une grande cape de bure à capuche roulé autour de son corps, semblable à celle de certains moines. Ses mouvements amples dissimulaient certainement quelque arme, mais cela n'avait rien d'étonnant.
Ce qui tenait tous les regards se trouvait un peu au-dessus de son front, et était apparu lorsqu'il avait ôté sa capuche trempée. En effet, se dressait sur le sommet de son crâne une imposante crête de cheveux orange. De part et d'autre de cette crête, étaient tatoués des symboles runiques. Il alla prendre place à la seule table vide, au fond de la pièce, sous une grande fresque de bataille navale, où l'écume les flammes et les fumées se mêlaient indistinctement. Lorsqu'il eut fini sa troisième chope, il s'enquit auprès du tavernier des navires en partance pour la Norsca. Ce dernier, un homme rond au visage bouffi, un tablier de cuir lié autour de l'embonpoint le dévisagea suspicieusement, puis lui indiqua une table où s'abreuvait nombres d¹hommes aux allures hétéroclites. Lentement, Il s'approcha d'eux:

- Qui de vous part pour la Norsca ?

Les rires cessèrent. L'affaire fut vite conclue, et le soir même le "Borgne" se trouvait à bord de " la fille de l'Empereur ", un solide trois mats de trente canons. S'il n'avait pas d'argent pour payer sa traversée, une rapide démonstration de ses capacités à manier la hache avait convaincu le capitaine de l'utilité de ses gros bras, qui pourraient s'avérer d'autant plus utiles en cas de coup dur. Il payerait sa traversée participant aux manœuvres et en combattant les éventuels pillards que l'on risquait de croiser en ces eaux.


*
*   *

Un autre passager était attendu à bord. Le Borgne avait saisit au vol des conversations entre marins qui en faisaient cas. Ce dernier ne se présenta qu'au lever du jour, alors que l'on s'apprêtait aux dernières vérifications avant le lever de l'ancre. Contre toute attente, ce fut un nain qui prit pied sur le pont. Mais pas un nain ordinaire, ça non ! Celui-là arborait de magnifiques tatouages sur toutes les parties charnues de son corps qui apparaissaient hors de sa tunique de fourrure. Il était également couturé de cicatrices toutes plus impressionnantes les unes que les autres. Une superbe hache runique à double tranchant pendait nonchalamment dans son dos. Mais surtout, une large crête orange au sommet du crâne,... complétée d'un bandeau noir recouvrant son oeil droit !
Il y eut comme un flottement lorsque son regard et celui du borgne se croisèrent. Le nain stupéfait, aurait pu croire à une mauvaise farce, ne cessait de parcourir cet humain insolent des pieds à la tête, puis de la tête aux pieds. Quel affront ! Comment cet être répugnant pouvait-il oser porter les symboles des tueurs ? Pareille infamie ne pouvait être tolérée ! Ses yeux, pleins de courroux, exprimaient mieux que toute parole les sentiments qui animaient le cœur du tueur.

" Maître Petybramusklay, par ici je vous prie ! "

Le capitaine venait de mettre fin à cet étrange échange silencieux mais intense. Le tueur nain rejoint le capitaine sur le pont du navire. La fille de l'empereur était un vieux bâtiment à l'aspect usé, dont les couleurs jaunes et rouges autrefois chamarrées semblaient aujourd'hui ternies par les intempéries ; et sa figure de proue, à l'effigie d'une jeune fille de noble extraction, avait perdu avec les chocs tout son éclat. Malgré tout ceci, le bâtiment ne perdait rien de sa majesté, et le solide chêne de Kislev de la coque, bien que craquelé par endroits, semblait encore à même de résister au pire ; et les trois grandes voiles, une fois qu'elles furent hissées, inspirèrent quelques acclamations et hourras de par leur éclat à la foule assemblée pour l'occasion. Badauds, chalands, familles, filles de joies: une cinquantaine de personnes s'étaient rendues sur les quais par cette belle matinée de printemps, afin de faire des adieux ou simplement pour admirer le spectacle. L'activité débordante autour du navire ne faiblissait pas et tandis que l'équipage continuait de charger le bateau, Skaggy se tenait à la proue aux côtés du capitaine, qui ne semblait d'ailleurs apprécier le tournant que prenait leur conversation :

" -'Maître Petybramusklay' ! T'en a de bonnes, parfois, Luthor, fit le tueur d'un ton où la colère perçait derrière l'amusement. J'en ai tué pour moins que ça, tu sais.
-Ca, je ne risque pas de l'oublier, rassures-toi. Mais je suis le capitaine de ce vaisseau, et c'est à moi de faire respecter l'ordre ici, répondit Luthor avec fermeté. Le voyage risque de durer un bon bout de temps, et je ne meurs pas particulièrement d'envie d'avoir sans cesse à vous surveiller, tous les deux.
-Non, mais franchement, tu l'as vu ? Qu'est-ce que c'est que ce guignol ? Poursuivit Skaggy, fulminant.
-Et bien, à vrai dire, nous n'en savons que très peu sur lui. Il est venu hier me voir au Dragon marin. Les attaques de pirates ont redoublé aux cours des dernières semaines, tu sais. Même toi, tu ne suffirais pas à nous protéger ; le plus on pourra avoir de bras vigoureux, le mieux on se portera. Crois-moi, ce type-là peut nous être utile par les temps qui courent. Et puis, ça n'est pas si terrible : tu n'as qu'à l'ignorer, et tout le monde ne s'en portera que mieux. "

Petybramusklay étudia le capitaine de la tête aux pieds. Humain de haute stature, ce dernier était vêtu de vêtements luxueux, aux couleurs chatoyantes. Sous l'étoffe jouait sa parfaite musculature, et l'observateur aguerri eût pu remarquer les nombreuses cicatrices adroitement camouflées

" -Parfois, Luthor, je me demande si tes beaux costumes ne t'ont pas fait tourner la tête. Slaanesh serait là dessous que ça ne m'étonnerait pas ! Fit le tueur en riant.
-Il n'y a bien que toi pour rire de telles choses, répondit l'autre, la mine sévère. "

Sur ces quelques mots, le tueur se mit en quête de sa chambrée, son baluchon sur l'épaule. Au passage, il jeta un regard noir au borgne, qui, accoudé à la balustrade, ne le quittait pas des yeux. Aucun des deux n'accepta de céder, et finalement Skaggy décida de poursuivre sa route selon les bons conseils de son vieil ami. L'étranger, quant à lui, vint bientôt prêter main forte à l'équipage pour les manœuvres de désarrimage. Ce furent de nouvelles acclamations qui montèrent de la foule lorsque que l'on largua les amarres ; et le navire, profitant d'un vigoureux vent venu du sud, s'éloigna rapidement de la côte, et rapidement on n'entrevit plus du pont qu'une mince bande de terre à l'horizon tandis que l'équipage se démenait activement, montant et descendant les hunniers, courant d'un bout à l'autre du pont avec frénésie afin d'assurer la bonne marche du vaisseau.

*
*   *

La vie à bord du vaisseau s'organisa rapidement, et "la fille de l'empereur" filait à vive allure vers l'horizon. Les vents étaient favorables, et la mer calme. Malgré ses nombreuses années de mer, le bâtiment avait fière allure face au couchant. Les reflets rougeâtres de l'astre solaire battaient les voiles, offrant un miroitant et envoûtant spectacle à qui prenait le temps de l'admirer. Perché sur une poutre, le borgne était de ceux-là. Les pieds ballant dans le vide, il songeait à sa vie passée. Il revoyait ce jour funeste où les hordes de peaux-vertes avaient déferlé sur sa région, plongeant les hommes au cœur d'un maelström de violence et de mort. Il revit aussi l'embuscade qui lui avait coûté son oeil, ainsi que l'initiation comme tueur qui avait suivit.
Finalement, sa quête l'avait mené ici, et il n'était pas malheureux. La vie au large lui convenait, et même si les premiers temps furent durs, notamment pour son estomac, maintenant, il était paisible. Seule ombre au tableau, ce tueur nain qui était aussi à bord. Le borgne n'avait rien contre lui, mais le dédain et la méprise qu'il affichait à son égard avaient finit par l'échauffer. 'Il déployait des trésors de patience, mais pourtant le nain semblait bel et bien décidé à le forcer à céder' Le reste de l'équipage se tenait aussi à distance en dehors des manœuvres, à l'exception d'un jeune mousse, dit " la poulie ", pour une raison inconnue.
Le voilà justement qui arrivait. Pas plus haut qu'un tonneau et mince comme une pucelle, il promettait de devenir un bon marin. Son manque de force, il le compensait largement par une agilité et une vivacité d'esprit surprenante. A maintes reprises le borgne avait constaté son ingéniosité pour les coups tordus, et parfois, 'avait même pu en tirer profit'!

" -Regardes un peu c'que j'ai dégoté ! Voilà de quoi faire passer ta morosité ! "

Il tenait dans les bras deux bouts de porc salé ainsi qu'une énorme miche de pain qu'il rompit avec un large sourire, dévoilant l'intégralité de sa dentition. Il lui donna aussi une tranche de porc, puis ils mordirent tous deux dans le festin improvisé. Une fois qu'il eut le ventre agréablement remplit, le borgne questionna le jeune mousse :

" -Qu'est ce qui me vaut tant d'attention ?
- Peut être mon bon cœur pour les âmes solitaires... "

Mais devant la mine plus que dubitative du borgne, il continua :

" - ... Et puis, cela peut être utile d'avoir comme ami des bras et une hache comme ceux que tu possède. Particulièrement lorsque certaines combines tournent au vinaigre. "

Il mordit à nouveau dans son pain, et mâcha bruyamment. Le borgne considérait ce gamin avec amusement. Il n'était pas au bout de ses surprises. La bouche enfin vide, la poulie acheva d'un ton très travaillé :

" - En fait, dit-il, si tu veux tout savoir, j'ai parié avec les artilleurs. Deux jours de solde et une ration que j'arrivais à te subtiliser ta boucle. "

La poulie désignait du doigt l'anneau argenté qui pendait à l'oreille du borgne. Ce dernier la caressa un instant, songeur.

" - Tu auras la ration. "

Le borgne fit non de la tête, un sourire moqueur au coin de la bouche.

" - Bon, disons 50 /50. "

Nouvelle dénégation.

" - Quoi ? Tu veux me ruiner ! Combien tu veux ? Allez, donnes moi ton prix !
- Je ne veux rien.
- Mais... tu sais que tu me mets dans un sacré trou de...
- Tu viendras la chercher ce soir. "

La poulie se fendit d'un gigantesque sourire.

" - Mais attention, t'as intérêt à me la rendre, sinon ton arrière train sera tellement douloureux que tu ne pourras plus t'asseoir pendant une semaine ! Considérons que tu as une dette pour moi...
- Ca roule monseigneur ! "

Il se leva, progressa le long de la poutre et saisit une corde. Puis il se retourna :

" - N'oublies pas, sur ce bateau, tout passe par la poulie ! "

Et il s'élança dans le vide. Surpris, le borgne eut juste le temps de se pencher pour voir le mousse glisser le long de la voile et se rétablir une dizaine de mètres plus bas grâce à la corde.


A suivre...

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