F A B L E S C O N V U L S I V E S

 

 

On raconte qu�il y avait une ville lointaine qui s�est b�tie de sa chaire m�me. Ses habitants creusaient la terre de leur ville pour extraire la pierre avec laquelle ils construisaient leurs maisons, leurs palais, leurs �glises, etc. Avec le passage du temps, une grande terreur s�est developp�e dans le coeur de ces habitants: ils craignaient que la ville qu�ils ont pris tant de peine � construire allait s�effondrer sous leurs pieds. Apr�s tout, cette terreur n��tait pas sans raison: les entrailles de leur ville ressemblaient � une grande �ponge � cause de l�extraction de pierre de construction, et il y avait eu plusieurs incidents qui confirmaient leur peur, comme par exemple le jour o� la terre s�est ouverte et a englouti 7 personnes- une famille enti�re!- sans jamais rendre leurs cadavres.

 

Mais le moment de grande terreur et que certains habitants ont consid�r� comme un signe de la fin des temps, �tait l�incident d�une journ�e hivernale: apr�s des pluies torrentielles qui ont dur� 3 jours et 3 nuits, leurs morts sont sortis de leur paix �ternelle pour d�ambuler dans la ville. Les morts �taient partout: dans les maisons et les rues, dans les temples et les jardins publics, dans les usines, les banques et les caf�s. Mais il y avait une explication parfaitement rationnelle pour ce ph�nom�ne qui paraissait extraordinaire: Les habitants de la ville ont pour longtemps utilis� les grands trous du terrain-�ponge de leur ville pour enterrer leurs morts. Ils jettaient simplement leur morts dans ces trous d�une fa�on compl�tement naturelle, sans pour un instant penser qu�il y aurait des cons�quences � leur acte. Quand les torrents de pluie sont venus ils ont simplement fait sortir ce qu�il y avait dans les entrailles de la ville, et les cadavres �taient partout: des cadavres jett�s r�cemment, en pleine d�composition, ou des cadavres anciens qui depuis longtemps sont devenus des squelettes.

 

C�est pr�cisement ces squelettes qui ont caus� la peur la plus grande, et non, comme on aurait pu pens�, les cadavres d�compos�s qui semblent � nos yeux d�aujourd�hui beaucoup plus odieux. Mais pour les habitants de cette ville, le fait de ne pas pouvoir reconnaitre leurs morts �tait infiniment choquant. Ils ne voyaient devant eux que des tas d�os m�connaissables. Tandis que ceux qui ont pu re-connaitre un fils qui vient de mourir dans un des cadavres d�compos�s le pleuraient, ou les vieilles femmes qui viennent de retrouver leur mari defunt il n�y a pas longtemps dansaient avec lui, les autres, la grande majorit�, essayaient en vain de fair sens de ce qu�ils voyaient. Et � la fin, elle devait �tre choquante la sc�ne du fils entrain de reconstituer son p�re en cherchant dans les piles anonymes des os, ou de la petite fille qui court d�un endroit � l�autre pour chercher vainement la t�te de son grand p�re.

 

Apr�s que leur terreur s�est apais�e, les habitants de la ville se sont rendus dans la grande place pour une grande c�l�bration. C��tait la premi�re c�l�bration collective de ce genre qu�ils ont organis�, et en plus, il y avait des personnages important qui ont pris la parole en montant sur une estrade, et tous ont parl� de la n�c�ssit� de prot�ger les g�n�rations futures de ce genre d�incidents. Durant la c�l�bration, touts les habitants ont d�cid�s de ne plus jamais enterrer leurs morts dans les entrailles de la ville devenues catacombes, mais dans des endroits sp�ciaux loins de la ville qu�ils ont appel�s des �cimeti�res�- le mot provenant d�une locution tr�s ancienne qui signifiait �endroit de repos�.

 

Mais le repos n��tait que le privil�ge des morts- car apr�s l�incident les habitants de la ville ont bien chang�. Ce n��tait pas vraiment un changement subit ou m�me perceptible � court terme, mais � partir du moment des torrents, ils ont commenc� � attacher une grande importance � la ressemblance physique du fils � son p�re, comme si cette ressemblance �tait la limite qui s�parait ce qui �tait de ce qui allait �tre. En plus, ils se sont mis � prendre des photos d�eux m�me et des autres, surtout des membres de leur famille. Il y avait m�me un vieil homme tr�s sage qui a remarqu�, en regardant une photo d�un jeune homme r�cemment d�funt, �qu�il est mort et qu�il va mourir�, mais personne n�a vraiment compris ce qu�il voulait dire, bien qu�il y avait quelques uns qui ont eu ce sentiment � l�estomac qu�on connait tous quand on entend des mots pareils. Mais essentiellement, ces photos servaient � parler au gens de ce qu�ils sont en leur montrant ce qu�ils ne sont plus.

 

Il y avait m�me quelques uns d�entre eux qui �taient convaincus qu�il fallait faire quelque chose de plus, de plus stable, de plus �ternel. Ils se sont mis � �riger de grandes statues qu�ils ont appel� des �monuments�- un mot qui veut �tre l�expression de la dur�e et de la permanence. Ils ont m�me d�tourn� des b�timents entiers en d�clarant que ces b�timents doivent devenir des monuments � cause de leur importance. En d�autres termes, ce qui importait pour ces gens �tait la certitude. Ils voulaient �tre aussi certains du pass� qu�ils sont certains du pr�sent. Ils voulaient se lier � leurs morts, d�sormais loin d�eux, d�une fa�on symbolique. Mais le but le plus important �tait de ne plus �tre oblig� de faire ce grand effort de reconnaissance qu�ils ont fait durant l�incident des torrents et qui a caus� tant de terreur. Ils ont cru qu�en cr�ant un semblant de continuit� temporelle (c�est-�-dire en �rigeant des monuments) ils n�auraient plus � perpetuellement re-connaitre leurs morts. Ils voulaient, collectivement, devenir comme cet homme qui avait une m�moire extraordinaire, m�me plus qu�extraordinaire: cet homme se rappelait de tout- absolument tout; m�me les incidents les plus insifignants devenaient pour lui des images qu�il rangeait dans sa m�moire sans jamais avoir, comme le reste des vivants, le privil�ge de l�oubli.

 

Ce qui �tait un peu ironique �tait le fait que pour pouvoir cr�er une continuit� temporelle il leur fallait des ruptures spatiales. Mais ils sont pass� � cot� de ce ph�nom�ne sans trop y penser. Et, en continuant leur logique collective, ils se sont mis � r�arranger leur ville d�une fa�on radicale: ce qu�il fallait dor�navant �tait une ville pleine de signes, mais pas n�importe lesquels. Des signes qui font r�f�rence � leur histoire, ou au moins ce qu�ils se sont entendus � appeler leur Histoire Commune. M�me parfois ils ont eu recours aux histoires des autres quand la leur faisait d�faut, et par la suite cet emprunt avait perdu son sens premier et s�est transform� en un ph�nom�ne de mode. Ce qui a rendu les choses encore plus compliqu�s �tait le fait qu�un personnage important qui avait beaucoup de responsabilit�s avait d�cid� un jour de peindre toute la ville en des couleurs pastelles tr�s jolies, car celon lui la ville �tait devenue tr�s triste. Depuis lors, une ambiguit� alarmante accompagnait chaque effort de lecture de ces monuments, la peinture neuve rendant les ruptures spatiales beaucoup moins distinctes.

 

Ces changements radicaux ont eu des graves cons�quences sur la ville. Je dirai m�me qu�ils ont provoqu� des effects diametralement oppos�s aux intentions de ses habitants. Et il faut que je pr�cise ici que je ne suis pas de l�avis de ces quelques habitants puristes qui revendiquaient un retour � l�Histoire vraie de la ville, qui voulaient remonter � ce qu�ils ont appel�s �les Sources Premi�res�. Loin de l�. Je m�explique, en citant un de leurs po�tes les plus connus:

 

� Je veux, pour composer chastement mes �glogues,

Coucher aupr�s du ciel, comme les astrologues,

Et, voisin des clochers, �couter en r�vant

Leurs hymnes solennels emport�s par le vent.

Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,

Je verrai l�atelier qui chante et qui bavarde;

Les tuyaux, les clochers, ces m�ts de la cit�,

Et les grands ciels qui font r�ver d��ternit�.

Je passerai outre la m�taphore de la ville comme bateau que je trouve excessivement belle et pleine de possibilit�s.

 

Ce qui est remarquable dans ce po�me est l�existence de deux villes distinctes, mais non s�par�es: Les tuyaux et les clochers sont les deux repr�sentants m�tonymiques de cdeux villes. Il est clair aussi que l�une des villes est du pass� (celle des clochers) alors que la ville des tuyaux (des usines) est du pr�sent. Mais la coexistence de ces deux villes n�est pas simple: celle du pass� existe dans celle du pr�sent et parfois la d�borde en la revendiquant. Pour ne pas trop compliquer les choses, disons simplement que la ville du pr�sent pr�servait toutes les temporalit�s anciennes dans son sein. D�ailleurs c�est la conclusion atteinte par un penseur qui a analys� cette ville. Un autre penseur a r�cemment rapproch� ce ph�nom�ne d�une pi�ce de musique, la ville du pass� �tant comme une marche de basse, projett�e � l�arri�re plan.

Or les changements dont j�ai parl� plus haut ont op�r� d�une mani�re tout � fait oppos�e � cette �marche de basse�. Les habitants, en invoquant syst�matiquement l�histoire pour se cr�er une m�moire collective qui aurait pu les aider � ne plus faire l�effort de re-connaitre leurs morts, mais aussi pour se cr�er un empire temporel aussi bien que spatial (et ceci � vrai dire n�est admis par aucun des habitants)- donc en invoquant syst�matiquement leur histoire et parfois celle des autres, les habitants ont caus� l�accel�ration de cette histoire. Ils ont remarqu� peu � peu que l�histoire les suivaient partout o� ils allaient, qu�ils avaient l�histoire aux talons. Leur ville �tait tellement surcharg�e de signes qu�ils avaient l�impression de suffoquer en d�ambulant sur ses trottoirs; chaque signe renvoyait � un ailleurs sur lequel ils n�avaient pas de contr�le- un ailleurs temporel aussi bien que spatial. Leur ville �tait pleine de ces ruptures spatiales qui disloquaient ses espaces �banales�- on peut m�me dire que m�taphoriquement la ville ressemblait d�sormais � ses entrailles/�ponge, et on sentait la puanteur des cadavres � chaque coin, � chaque instant. Ces exc�s �taient caract�ris�s aussi par un d�bordement d��v�nements: les �v�nements se succ�daient d�une fa�on tellement fugitive et irrationnelle qu�ils avaient le sentiment distinct que leur hitoire personnelle se croisait avec la Grande Histoire � chaque instant (il suffisait de dire �j��tais l� bas�, ou bien �mais j�ai vu �a passer � la t�l�vision�). En plus, ils �prouvaient un besoin irr�sistible et incessant de donner un sens au monde. Comme si un personnage quelconque mais autoritaire allait les arr�ter dans la rue et leur demander des explications. Ceci a caus�, comme je viens de le dire, un effet inverse du celui d�sir�. Tout d�abord, cet exc�s a provoqu� une tendance tr�s forte � l�isolement; rien dans leur vie n��tait assez s�duisant pour les d�livrer de leur torpeur solitaire:

�Comme si la vie �tait le moment des autres

Qui partageait la journ�e comme des fr�res�, a dit un de leur po�te.

Ensuite, il semblait qu�ils voulaient tous devenir comme cet homme qui a eu un accident et avait perdu sa m�moire. Au vrai dire, l�homme en question n�a pas tout-�-fait perdu sa m�moire, mais sa capacit� de m�moriser, de se rappeler. Il se souvenait de touts les incidents et les �v�nements de sa vie avant l�accident, et il n�avait pas perdu sa capacit� de conduire une voiture ou d�utiliser un couteau, par exemple. Mais ce qu�il ne pouvait plus faire c�est se rappeller des actions qu�il vient d�accomplir ou des mots qu�il vient de prononcer. Quelques secondes suffisaient pour qu�il oubliait. Pour les habitants de la ville, cet homme �tait presque devenu un h�ro national, un �role model� comme on dit en anglais. Et la raison �tait simple: ils savaient tous, d�une fa�on presque instinctive, qu�ils �taient devenus distraits; qu�ils n�avaient plus le d�sir ou m�me la force n�c�ssaire pour ce concentrer. Cet homme qui a perdu la capacit� de se rappeller �tait pour eux la suite logique � cet �tat de distraction permanente. Une m�taphore parfaite de ce qu�ils voulaient �tre.

 

Cet �tat de distraction permanente n�a pas �t� sans cons�quences. L�histoire qui suivait les habitants de la ville sans arr�t, l�histoire qu�ils ont invoqu�e, l�histoire qui les suivaient aux talons, s�accompagnait d�une distortion de leur perception et de leur compr�hension du temps. Le temps n��tait plus le temps lin�aire qu�ils connaissaient, mais il s�est condens� et s�est referm� sur eux. �Je suis une ville qui a perdu sa sensation du temps�, a dit un de leurs po�tes. Il ajoute: �Je tombe du plus haut immeuble pour m��craser, mais je n�atteint jamais la terre�, ou bien �Je me coupe les veines au m�me endroit depuis vingt ans sans r�ussir�. Mais si leur temps n��tait plus lin�aire, que pouvaient signifier les notions de �pr�sent�, �pass� et �futur�- notions dont les habitants de la ville y tenaient farouchement, une tenacit� presque irrationnelle et certainement absurde? Si l�histoire �tait constamment pr�sente dans le pr�sent, comment pouvait-elle rentrer dans le pass� et devenir une histoire?

 

Je ne pr�tends pas donner une r�ponse � cette question complexe et stratifi�e bien qu�apparement simple. Ce que je peux faire, neanmoins, c�est de continuer la logique de cette histoire, en vous exposant les d�tails d�une autre chaine d��v�nements parall�le � celle qui a suivi les torrents - une chaine d��v�nements non moins importante, mais qui est bizarrement occult�e par les habitants de la ville. Personne n�aime parler de ces �v�nements, et si quelqu�un d�entre eux se sent obliger de le faire, ou bien il reste dans les g�n�ralit�s, ou bien il utilise une ruse que les habitants connaissaient bien. Cette ruse consistait � relater des histoires tr�s dramatiques, qui pouvaient �tre vraies ou fausses, mais qui servaient surtout � d�tourner l�attention de l�inquisiteur du fait qu�il n�y avait vraiment rien � raconter.

 

L�histoire commence comme suit: un jour comme les autres, et par pur accident, un des habitants de la ville a invent� une tr�s jolie machine. Cette machine faisait un bruit tr�s doux, presque hypnotique, et avait la capacit� d�intensifier d�mesurement les �motions. Une tr�s jolie machine de haine, une tr�s jolie machine d�amour. Comme on peut facilement le deviner, l�invention d�une machine pareille devait avoir des cons�quences importantes; et effectivement, apr�s que presque touts les habitants se sont procur�s cette machine, une guerre terrible a �clat� entre eux. Des gens qui ne se connaissaient pas se haissaient d�un haine terrible, et pire encore, des gens qui ne se connaissaient pas �prouvaient un sentiment d�amour fou envers d�autres gens qui ne se connaissaient pas. Ils s�aimaient d�un amour convulsif.

 

A partir de ce moment, Il y avait des morts partout. Des centaines, des milliers, des centaines de milliers des habitants de la ville ont disparu. Comme aux temps des torrents, il fallait faire quelque chose- mais cette fois les changements qui sont survenus � la ville �taient brusques, ce qui implique des r�actions violentes � ces changements. Tout d�abord, les habitants de la ville ont pris la d�cision d�accrocher les photos de leurs morts sur les murs de la ville. Ces photos �taient en noir et blanc et de qualit� tr�s douteuse, c�est-�-dire qu�il fallait faire un effort double: un pour reconna�tre la photo en tant qu�une de ces photos de morts, et un autre pour reconna�tre le mort en tant que tel. Une t�che rendue encore plus difficile par la quantit� des morts- donc par l�exc�s des photos- et par l��motivit� excessive des habitants. Pour pouvoir rendre compte de cette ambivalence, je vais recourir � une autre histoire: Durant cette p�riode troubl�e, on a retrouv� un homme mort dans la rue, jett� dans les ordures. Il s�est av�r� par la suite que cet homme avait perdu un fils dans les �v�nements, et on dit qu�au d�but il �tait tr�s fier de la photo de son fils qu�il accrochait partout dans la ville. Il rempla�ait m�me celles qui �taient d�chir�es par d�autres qu�il se procurait on ne sait d�o�. Mais pour une raison myst�rieuse, un jour il s�est enferm� dans sa chambre, il a cherch� tout son stock de photos, et il s�est mis � effacer le visage de son fils avec une gomme. Bien s�r, effacer une photo imprim�e n��tait pas chose facile, mais son d�vouement guarantissait un r�sultat positif. Ensuite, il est descendu dans la rue et a commenc� � d�chirer lphotos de son fils- ce qui n�a pas plu � beaucoup de gens, mais il �tait excus� � cause de son grand chagrin. L��tape suivante �tait dramatique, et lui a attir� beaucoup d�ennemis: non seulement il d�chirait toutes les photos qu�il rencontrait sur son chemin (non plus simplement celles de son fils), mais il s�est mis � peindre touts les murs de la ville en blanc. J�ai dit que c��tait une �tape dramatique pr�cisemment � cause de ceci: en accrochant les photos de leurs morts sur les murs de la ville, les habitants faisaient un peu plus qu�une simple annonce. Ils voulaient certainement faire semblant que leurs morts n��taient pas morts (et s�exon�rer de leur culpabilit�), mais surtout, ils voulaient impliquer leur ville dans leurs exc�s d��motions, car la jolie machine n�avait d�effet que sur les humains. Or la peinture blanche emp�chait cette mauvaise intention/proph�tie de se r�aliser. L�homme en question ne d�couvrira les s�rieuses implications de ses actes que trop tard. Sa seule revanche posthume �tait le fait que sa photo n��tait pas accroch�e sur les murs de sa ville.

 

Apr�s que cet homme soit disparu, les habitants ont pris la d�cision suivante: ils n�allaient plus accrocher les photos de leur morts sur les murs. Ils ne pouvaient pas risquer qu�un attentat similaire � celui de notre protagoniste se r�p�t�t. Mais comment faire? Ils ne pouvaient pas se s�parer des morts qui leurs donnaient un tel envie de vivre, de se rappeler. Un de leurs religieux trouvat une solution: les photos devaient �tre suspendues en l�air. En plus, les photos ne devaient plus �tre des photos banales en noir et blanc et de mauvaise qualit�. Non, il fallait peindre un portrait individuel pour chaque mort. A partir de l�, d�innombrables portraits de morts planaient dans l�air de la ville, au-dessus des t�tes de ses habitants; une situation presque fasciste: on ne peut pas dialoguer avec quelque chose qui est tellement plus �lev� que nos visages. Mais les habitants �taient tellement contents et fiers qu�il n�y avait plus de place dans leurs t�tes pour d�autres id�es, surtout des id�es critiques. Une seule fausse note dans cette m�lodie: un jeune homme qui avait perdu son p�re m�a dit qu�il ne pouvait pas se souscrire � cette euphorie g�n�rale et stupide. Au fait, son p�re avait perdu la vie quand le jeune homme �tait encore trop petit pour se rappeler de lui. Il n�avait que son portrait qui planait dans l�air comme touts les autres. Et on lui a dit des centaines de fois que ce portrait devait servir � reconna�tre son p�re sans effort. Mais pour lui, il fallait faire un effort immense pour passer outre le peintre qui s�interposait entre lui et son p�re, et pour pouvoir supporter les touches anonymes d�une vie qui n�est pas la sienne entrain de caresser le visage de son p�re d�c�d�. Mais son animosit� avait surtout � voir avec la fa�on que les peintres dessinaient ces portraits. Car ceux l� ne d�ssinait pas le mort, mais la mort en tant que telle, en tant qu�abstraction. En plus, quand ils d�ssinaient n�importe quel visage, ils ne regardaient pas en arri�re, vers le pass� o� le mort est suppos� �tre, mais en avant, vers le futur que les morts n�enfreignaient pas.

 

Enfin, comment conclure une histoire qui n�est pas encore conclue? J�aurais pu attendre avant de vous relater tout �a, oui. Mais attendre quoi? Une fin? Une conclusion? La fin ne suppose pas un d�but et la conclusion ne suppose pas une pr�face? Et franchement, je ne vois pas comment on peut s�attendre � un d�but et � une fin dans un temps- on l�a d�j� dit- qui ne veut plus �tre lin�aire.

 

Ce que je pourrais faire, neanmoins, c�est de vous pr�senter une contre-conclusion: Elisha Otis, l�inventeur de l�ascenseur, d�cida de monter un spectacle th��tral pour pr�senter son invention. Le spectacle se d�roulait ainsi: Otis monte sur une plateforme qui est soulev�e lentement jusqu�� atteindre le plafond. Un assistant qui attend l�inventeur en haut lui pr�sente un coussin de velours sur lequel repose un couteau. Otis prend le couteau, et commence � attaquer ce qui semble �tre la partie la plus cruciale de son invention: Le cable qui a soulev� la plateforme vers le haut et qui semble l�emp�cher de tomber. Le cable se rompt brusquement, mais rien ne se passe. La plateforme, maintenue en place par des �l�ments de s�curit�, ne rejoint pas le sol, et c�est l�essence de l�invention. Otis introduit la contre-apog�e comme d�nouement, le non-�v�nement comme triomphe.

 

 

 

 

 

Tony Chakar

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