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Faire des synthèses sans croire au tout :

Du bon usage du fragment chez Adorno

 

 

L’art est promesse de bonheur,

mais promesse trahie

Adorno[1]

 

 

« On s’aperçoit que la logique des œuvres d’art dérive (Derivat) de la logique formelle (Konsequenzlogik) sans lui être identique au fait que les œuvres – et l’art se rapproche ainsi de la pensée dialectique – suspendent leur logicité et peuvent finalement faire de cette suspension leur idée (Idee): ce que vise le moment de dislocation (Moment des Zerrüstteten) dans tout l’art moderne. Les œuvres d’art qui témoignent d’un penchant pour la construction intégrale désavouent la logicité par la trace de mimésis qui leur est hétérogène et indélébile ; la construction est condamnée à cela »[2].

 

J’aimerais commenter cet extrait majeur de la Théorie esthétique d’Adorno. À mon avis, il nous met au centre d’un riche débat sur l’avènement de la notion de fragment dans la pensée esthétique de l’art, ainsi que dans le destin de la dialectique au XXème  siècle. Cela va nous montrer un Adorno un peu différent de l’habituel. Nous trouverons un dialecticien qui voit, dans un certain usage de la notion de fragment, l’une des seules voies possibles pour l’art se poser comme formalisation de ce qui est irréductiblement non-identique et, ainsi, garder la fidélité à son contenu de vérité. Nous trouverons un art qui enseigne à la pensée conceptuelle un mode de faire des synthèses sans croire à la totalité en rapprochant ainsi le sujet de ce qui lui est ontologiquement étranger.

Mais pour bien cerner cet avènement du fragment et d’une notion de « synthèse non-violente »[3] qui ne présuppose pas la position de la totalité il me semble qu’il faut construire ici une quadrature conceptuelle. Cette quadrature nous permettra de comprendre les quatre concepts fondamentaux qui apparaissent dans l’extrait en question, à savoir :

·        une Idée qui est suspension de la logicité;

·        un moment de dislocation constitutif de toute expérience moderne de l’art ;

·        l’identification des traits indélébiles de mimésis dans les œuvres d’art ; et  .

·        l’échec nécessaire du programme esthétique de construction intégrale (échec qui apparaît comme la seule possibilité de survivance de l’art)

 

Espaces intérieurs fermés

 

Commençons par le début : « on s’aperçoit que la logique des œuvres d’art dérive de la logique formelle sans lui être identique au fait que les œuvres suspendent leur logicité et peuvent finalement faire de cette suspension leur idée ». C’est-à-dire, ce qui caractérise l’organisation fonctionnelle des œuvres d’art authentiques c’est une certaine façon de produire des formalisations à travers la suspension de ce qu’Adorno appelle logicité, et qui n’est autre chose que le régime de causalité propre à la prose communicationnelle du concept. L’art offre ainsi des procédures de formalisation qui ne sont pas totalement identiques à la conceptualisation, avec ce mouvement propre au concept de soumettre la particularité du cas au générique du signe et de présupposer une réalisation possible de la désignation positive de la référence. Il est vrai : l’idée de forme lie encore l’art à un certain niveau des articulations logiques du concept. Mais il s’agit d’un mode très spécifique de liaison qui permet à l’art de produire une idée de ce qui, dans l’objet, ne se soumet pas au générique de l’idée conceptuelle. Comme nous le verrons, ce mode de liaison où les rapports de causalité sont, comme le dit Adorno, beaucoup plus lâches, se rapproche de la juxtaposition. C’est ainsi que l’art pourra porter la promesse de donner forme réflexive à une expérience d’objet qui ne se pose qu’à travers la formalisation de la limite à la prose communicationnelle.

Soulignons ici un point avant d’avancer dans la discussion sur la spécificité de la forme esthétique chez Adorno. La définition de la logique des œuvres d’art comme une « dérivation » de la logique formelle indique une tension toujours présente entre formalisation esthétique et conceptualisation, tension qui montre comment, pour Adorno, la force disruptive de l’art contemporaine n’est pas la négation abstraite de la rationalité. La notion de « dérivation » est centrale pour autant qu’elle nous met devant un certain mode de continuité, un certain partage des catégories entre l’art et la pensée conceptuelle (science incluse). Il arrive à Adorno d’affirmer, par exemple, que : « la problématique de la théorie de la connaissance se retrouve immédiatement en esthétique »[4]. Il va encore plus loin dans la reconnaissance de la relation en affirmant que la formalisation esthétique doit être comprise comme « correction de la connaissance conceptuelle » dans la mesure où l'art: « est rationalité qui critique celle-ci sans l'esquiver »[5].

L’aspiration epistémique qu’anime la critique de l'art à l'égard du concept se légitime dans la mesure où la formalisation esthétique serait capable: "d'absorber dans leur nécessité immanente le non-identique au concept"[6] et de se poser comme dimension de vérité, comme retour de ce qui a été refoulé par la pensée. Contrairement à une tendance générale de la pensée esthétique du XXème siècle, Adorno ne cesse pas d'analyser les oeuvres à partir du critère de vérité et de fausseté[7], d’authenticité et d’inauthenticité. Cela lui permet de relativiser la tendance d’autonomie  des sphères de la valeur en affirmant que l’activité artistique nous fournit des coordonnés pour penser aussi bien l’action morale que les expectatives cognitives. Contrairement à Kant, pour qui l’accord intersubjectif sur le Beau n’exige aucune référence à la vérité rationnelle ou à la norme morale, Adorno ne cesse pas d’insister que des forces identiques agissent sur des sphères non identiques[8].

 Par ailleurs, cette façon de comprendre l’art comme dérivation qui corrige la rationalité du concept permet l’avènement d’une pensée esthétique qui n’est pas instauration d’un langage de l’immanence et qui ne voit pas dans les œuvres la « fatale vision immédiate de l’être des choses »[9] ou une expérience qui nous porte vers l’originaire, l’archaïque. Nous connaissons la façon dont Adorno critique le « jargon de l’authenticité » de Heidegger, ainsi que tout retour à l’idée d’expression subjective comme catégorie majeure de la rationalité de l’art  Ces modes de retour à l’immanence ne seraient que des façons de retourner au principe d’identité[10].

Le refus constante du langage de l’immanence, de l’origine ou de l’informe nous donne le sens, par exemple, de la critique adornienne à l'hypostase du son dans la musique informelle: « L'illusion consistait à croire qu'on pouvait échapper à la facticité de ce qui est marqué par le sujet en vénérant la matière comme si elle était de la neige fraîche, en lui prêtant des qualités absolues qu'il suffirait de laisser parler »[11]. Le son n’est pas de la neige fraîche et il ne parle pas seul. Il est un matériau qui porte en soi les marques des processus historiques qui déterminent ses coordonnés de sens. Essayer de penser le son comme présence en soi, ou encore, affirmer, avec l’amertume de John Cage, que « la notion de rapport enlève son importance au son »[12] consiste à perdre de vue l’effort de l’art à affranchir le sujet de l'enchevêtrement dans la fétichisation du matériau naturel.

Ici, une question majeure demeure et nous renvoie au problème de la forme des œuvres d’art: qu’est-ce qui dans l’objet esthétique est foncièrement non-identique au concept et qui, nonobstant, trouve une formalisation possible à travers des procédures esthétiques ? J’aimerais répondre à cette question par l’envers. Si l’on se demande sur ce que rapproche l’art de la pensée conceptuelle, l’une des réponses possibles vient de la fonction de synthèse inhérente à toute organisation fonctionnelle des œuvres[13]. Adorno parlera des œuvres comme des : « espaces intérieurs fermés »[14] et définira la fonction de la forme esthétique comme la : « médiation en tant que rapport des parties entre elles et rapport à la totalité, ainsi que comme complète élaboration des détails »[15].

Cette notion de forme est parfaitement adéquate à l’analyse des structures comme la forme-sonate traditionnelle avec ses processus de présentation et de re-articulation du matériau. Des processus soutenus par la tension entre le développement des parties et la construction des synthèses à travers la répétition des motifs et des matériaux. Mais quoi dire de l’expérience contemporaine de la forme? Quoi dire, par exemple, d’une forme comme celle de John Cage qui semble ne pas admettre la médiation entre événement régionales et articulation globale[16]? Adorno serait-il, en fait, un hégélien à l’ancienne qui ne peut voir la production du sens qu’à travers la position de la totalité ? N’est-ce pas Adorno lui-même qui affirme, par exemple : « C'est d'ailleurs dans la complète subordination de l'élément mélodique, accidentel et privé, à l'ensemble de la forme que se trahit la grandeur de Beethoven » [17] ? Rappelons, par exemple, comment Lyotard critique vivement la philosophe de Frankfurt sur ce point. Pour lui : « Ce scepticisme [d'Adorno envers ce qui est dépourvue de relation] éclate dans la nouvelle musique: le matériau ne vaut que comme relation, il n'y a que relation. Le son renvoie à la série, la série aux opérations sur elle »[18].

Mais .suivre Lyotard c’est rater tout la particularité de l’expérience adornienne et confondre plusieurs niveaux de synthèse qui Adorno essaye d’identifier. Il serait bizarre de croire que le même Adorno pour qui : « la peur du chaos, en musique comme dans la psychologie sociale, est surévaluée »[19] aurait hypostasié la notion de relation. Qu’on se souvienne d’une affirmation majeure du projet esthétique adornien comme : « l’unité des œuvres d’art ne peut pas être ce qu’elle doit être ; c’est-à-dire unité de la variété [ce que nous explique pourquoi la vraie œuvre d’art est nécessairement une œuvre ratée] en synthétisant, elle porte atteinte au synthétisé et ruine en lui la synthèse ». D’où l’affirmation que : « L’art la plus exigeante tend à dépasser la forme comme totalité et aboutir au fragmentaire »[20].

Cette définition de l’œuvre d’art authentique comme l’idée de la ruine de la relation synthétique, une idée qui doit aboutir nécessairement au fragmentaire, est foncière pour comprendre le projet esthétique d’Adorno. L’art comme forme qui porte en soi même sa propre ruine et qui se soutient dans cette relation non-identique à soi-même est la ruse suprême de la dialectique négative. Elle consiste à affirmer que, dans certaines conditions, la limite de la synthèse est une différence posée par le mouvement même de synthèse et qu’elle peut apparaître comme sa négation interne. Tout se passe comme si l’on disait que la synthèse doit rater pour pouvoir se réaliser. Tel quel Pénélope, l’art doit défaire la nuit ce qu’il avait tissé le jour.

« Constellation » (Konstellation) est le nom de cette nouvelle figure de la synthèse apportée par la forme esthétique contemporaine. Pour Adorno, l’œuvre d’art pense à travers des constellations à partir du moment qu’elle suit le comportement de la langue (Sprache)[21] et, au lieu d’essayer d’établir des rapports d’adéquation entre la parole et l’objet, elle inaugure une logique de la dislocation. Cette logique indique un genre de liaison formelle résultante des constellation de concepts qui s'articulent sans jamais désigner la référence de façon immédiate, Elle est la logique propre à ces « constructions de juxtaposition » qui tournent autour de l’objet visée et qui conservent le sujet comme élément opaque auquel se rapporte la prédication[22]. Ici, tel que chez Lacan, ce qui caractérise l’art est le mouvement de tourner autour de ce qui est vide de concept. Un vide qui est mode de présence de l’objet[23]. Car, dans notre contexte historique, l’objet ne peut être présenté que de façon négative comme ce qui est capable de produire une torsion dans les aspirations totalisantes des constructions esthétiques. Il est ce qui ne peut apparaître que à travers la dislocation de la figures apprêtée et objectivisée des concepts. Ce qui nous permet de retourner à une affirmation ultérieure et dire que, dans la forme esthétique, la synthèse doit rater afin de permettre la manifestation de l’objet comme négation. D’où l’idée que la fonction synthétique des œuvres d’art doit être caractérisée comme: « la conjonction du disjoint »[24]. C’est-à-dire, la forme esthétique produit une «synthèse disjonctive», pour parler comme Deleuze.

 

Le sensible comme reste qui n’enclôt jamais

 

Mais essayons de cerner la nature de cette négativité propre à l’objet esthétique. C’est elle qui nous amènera vers la compréhension du statut du fragmentaire chez Adorno, pour autant qu’elle pourra rendre visible ce qui se cache derrière l’idée que : « Le fragment est l’irruption de la mort dans l’œuvre. En la détruisant, il s’entache de son apparence ». Nous verrons qu’il y a au moins deux genres de fragment pour Adorno : l’un qui est l’irruption de la mort dans l’œuvre, qui est l’irruption de la négation et du non-identique à l’intérieur de la forme esthétique ; et l’autre qui est perpétuation du principe d’identité et de la promesse affirmative de bonheur dans l’art. 

Si l’on retourne à la proposition de la forme esthétique comme ruine de la synthèse, l’on verra qu’elle renvoie aussi à l’impossibilité du jugement esthétique se fonder sur l’accord spontanée entre des facultés. « Aucune œuvre d’art n’a jamais atteint l’identité entre la pure intuition et une universalité qui s’impose à tous »[25]. Cette incompatibilité érigée en système indique que l’art soutient l’atteinte porté par la synthèse conceptuelle contre la diversité multiple du matériau qui se présente au niveau de l’intuition. Ici, Adorno joue clairement l’irréductibilité de la diversité du sensible contre les aspirations totalisantes de la forme. 

Ce mouvement me semble assez importante à l’intérieur de la démarche adornienne. On peut indiquer d’autres moment où Adorno suit cette même logique. Par exemple, lorsqu’il critique le programme de sérialisme intégral propre à Anton Webern il dira : "L'on ne peut pas reconstituer la raison objective du système au niveau du phénomène sensible de la musique, tel qu'il se présente uniquement à l'expérience concrète"[26]. C’est-à-dire, il fait ici appel à des idées comme :  phénomène sensible, expérience concrète. Dans un autre contexte, il parlera d’une négation qui vient de l’objet dans les termes suivantes : "Toute douleur et toute négativité, moteur de la pensée dialectique, sont la figure médiatisée de façon multiple et parfois méconnaissable du physique (Physischen)"[27]. C'est le sommet d'une radicalisation d'un biais matérialiste: la négation vient du physique.

Les cartes semblent donc bouleversés. Nous avons vu, à propos du problème du son dans la musique informelle, Adorno critiquer toute tentative de l’hypostase du sensible et de l’affect. Ici, il soutient l’irréductibilité du sensible contre les aspirations de synthèse intégrale de la forme dodécaphonique. Il critique Webern pour essayer de penser une construction intégrale de l’œuvre où tout est devenu relation et toutes les incidences du sens son déterminés à travers un jeu positionnelle (la même critique adressée contre Adorno par Lyotard). Chez Webern, la rationalité propre à la totalité dodécaphonique devient insensibilité au matériau: "Certes, on a accordé l'égalité de droits au tritonus, à la septième majeure et aussi à tous les intervalles qui dépassaient l'octave, mais au prix d'un nivellement de tous les accords, anciens et nouveaux "[28]. Cette façon de croire que le système est capable d'indexer toutes les occurrences de sens dans l'œuvre nous amène directement vers un fétichisme de la série.

Dans cette querelle, nous pouvons suivre aussi Ligeti qui voyait dans cette « insensibilité aux intervalles » une caractéristique commune aussi bien aux constructions sérielles de Pierre Boulez (comme dans Structure Ia) qu’à l’usage de l’hasard comme principe de construction chez John Cage[29]. Dans la déposition de la résistance du matériau, les extrêmes se rapprochent.

Voici un point majeure. Si pour le programme de construction intégrale, le matériau est ce qui est absolument maîtrisable dans une totalité des relations, pour les musique aléatoires le matériau sonore déjà préformé par le sujet apparaît comme ce qui est pourvue de réalité en soi, de force métaphysique[30]. Aussi bien dans un cas que dans l’autre on retrouve le même telos d’une organisation totale. Dans la construction intégrale, l’organisation totale apparaît comme maîtrise absolue des relations. Dans l’autre cas, l’organisation totale apparaît comme croyance à l’organicité entre forme et matériau. Tous ces deux formes musicales tombent sur le même diagnostique : fétichisme[31]. .

Cela nous démontre qu’Adorno veut surtout penser une forme esthétique capable présenter le matériau comme ce qui résiste aux processus d’organisation, comme ce contre quoi le compositeur se heurte En fait, nous sommes devant une définition éminemment négative de matériau qui nous renvoie à une notion négative du « sensible » comme ce qui est ontologiquement opaque aux procédures de sens. Il est vrai qu’Adorno parle du besoin du compositeur avoir une maîtrise complète du matériau. Mais il n’oublie pas de rappeler que maîtriser le matériau c’est comme maîtriser une langue : une expression qui : « ne signifie vraiment quelque chose que  quand celui qui maîtrise la langue a la force de se laisser maîtriser par elle »[32]. La meilleure façon de comprendre ce qu’Adorno veut dire dans ce contexte par maîtrise vient donc de l’impératif majeur de: « faire sienne la tendance du matériau ». C’est-à-dire, reconnaître que la résistance du matériau n’est pas le résultat d’un simple défaut d’organisation.

Notons comment le problème de la résistance du matériau et de l’opacité du sensible devant les aspirations totalisantes de la synthèse formelle se noue au statut du fragmentaire dans l’œuvre d’art[33]. La forme esthétique doit supporter l’avènement de quelque chose qui apparaît hors le système, c’est-à-dire, quelque chose qui apparaît comme fragment. Ainsi, le fragment doit être expression de ce qui s’est brisé à travers le travail de la forme, présence du négatif et de ce qui est matérialité opaque dans l’œuvre. En ce sens, si le fragment est la mort de l’œuvre, c’est parce que la ruine est non soumission intégrale du matériau à la forme. D’où l’idée de penser le vrai fragment comme ruine.

Il ne s’agit pas donc de rentrer dans une hypostase du sensible. Il ne s’agit pas non plus de transformer le fragment dans une nouvelle promesse de bonheur en lui faisant porteur d’une possible puissance affirmative de l’art. Cette notion de fragment n’est que le fantasme de la pensée conceptuelle, pour autant qu’elle est le fantasme d’une subjectivité directement réconciliée avec la multiplicité de l’expérience. Une multiplicité qui, selon la tradition de la dialectique hégélienne, est toujours déjà préformée par le travail de la pensée.

Mais comment Adorno veut rendre au sensible et au fragmentaire son opacité négative? Ici, je suggère de retourner à la dernière partie de l’extrait qui je suis en train de commenter : « Les œuvres d’art qui témoignent d’un penchant pour la construction intégrale désavouent la logicité par la trace de mimésis qui leur est hétérogène et indélébile ; la construction est condamnée à cela ». C’est à travers la récupération de l’idée de mimésis qu’Adorno pourra établir le bon usage du fragmentaire dans l’art.

 

Mimésis et résistance

 

La question qui amène Adorno à récupérer la notion de mimésis peut être énoncé de la façon suivante : comment est-il possible de parler de retour au sensible dans un monde fétichisé et colonisé par la logique des équivalents propre à la forme-marchandise? Monde où les objets sont des incarnations de la forme-marchandise.

Ici, on pouvait penser qu'il prescrirait le pharmakos de toujours: critiquer le fétichisme de la marchandise et l'aliénation de la conscience dans la fausse objectivité. Critique qui soumet les formes esthétiques aux significations des modes socio-économiques de production et qui apparemment serait capable de produire l'élargissement de l'horizon de compréhension de la conscience. Mais sa perspective est absolument différente: "On ne peut exclure de la dialectique de ce qui est établi", dira-t-il, "ce que la conscience éprouve comme étranger en tant que chosifié". Car: "ce qui est étranger en tant que chosifié est conservé (ist das dinghaft Fremde aufbewahrt)"[34].

L'étranger en tant que chosifié c'est une idée centrale dans les réflexions esthétiques de la dialectique négative, pour autant qu'elle nous indique une expérience très particulière de l'ordre du nouage entre négation et objet. La ruse de la dialectique négative consiste d'abord à poser l'impératif d'identification mimétique avec la réalité fétichisée: "L'art ne réussit à s'opposer qu'en s'identifiant avec ce contre quoi il s'insurge"[35]. Le vrai risque consiste à croire qu'on pourrait se passer de ce moment mimétique en faisant appel à une expérience originaire capable d'apparaître comme horizon de donation de sens. Ainsi, Adorno critiquera "les temps chargés de sens (die sinnerfüllten Zeiten) dont le jeune Lukács souhaitait le retour" comme étant "tout autant le produit de la réification"[36]. Pour Adorno, poser cet horizon de jouissance comme destin de l'art signifie poser un retour à une pensée de l'identité comme principe régulateur d'évaluation des régimes esthétiques.

"Celui pour qui le chosifié est le mal radical", dira Adorno "tend à l'hostilité à l'égard de l'autre, de l'étranger (Fremd) dont le nom ne résonne pas par hasard dans aliénation (Enfremdung)"[37]. La remarque ici est foncière pour comprendre le contenu de vérité de la formalisation esthétique chez Adorno. Car : "Si les fétiches magiques sont l'une des racines historiques de l'art", dira Adorno "un élément fétichiste - distinct du fétichisme de la marchandise - demeure mêlé aux oeuvres"[38]. Cet autre fétichisme est l'investissement libidinal de ce qui est devenu ruine . Cet objet dont la valeur venait de sa soumission docile à la logique du fantasme (ou, si l'on veut continuer dans le terrain marxiste, au régime d'abstraction propre à la forme-marchandise), doit être présenté dans son opacité de matérialité brute et sensible, reste qui résiste à l'identité fantasmatique. Nous pouvons parler d'un matériau auparavant fétichisé, mais qui maintenant est devenu un déchet qui nous rappelle les ruines de la grammaire du fétiche. Cette reconnaissance de la négation qui vient de la résistance du matériau à travers le mimétisme permet à cet objet qui m'était le plus familier de dévoiler son étrangeté.

Celle-ci est, aux yeux d'Adorno, la leçon donnée par Schönberg. Normalement, lorsqu'on parle de l'esthétique musicale d'Adorno on voit en lui le dernier défenseur radical de la rationalité de la technique dodécaphonique. Son hégélianisme aurait parlé fort en esthétique à travers le soutient d'une expérience possible d'organicité fonctionnelle des oeuvres fondé sur le primat de la série et sur la critique de l'autonomie des moments et des matériaux. une critique qui apparaît à travers le problème du fétichisme de la musique.

Mais l’on oublie souvent que le vrai problème d'Adorno n'est pas la perte de la totalité et de l'organicité fonctionnelle des oeuvres. D'ailleurs, ce serait là chose fort étrange pour un philosophe qui n'a jamais cessé de dénoncer le Tout comme le non-vrai. Son problème est, en fait, la déposition de toute résistance possible, de toute opacité du matériau musical.

La vraie leçon de Schönberg est donc toute autre. Pour Adorno, le geste radical de Schönberg n'est pas dans le refus de la tonalité à travers le primat de la série dodécaphonique, mais il est dans la "force de l'oubli" que lui permet, dans ses dernières oeuvres, de revenir à la tonalité, maintenant devenue matériau désensibilisé et mutilé, car impuissant à produire une expérience de totalité. Il revient à un matériau fétichisé, mais pour dévoiler son étrangeté. Grâce à cet investissement libidinal de ce qui est devenu ruine: "il se désolidarise d'avec cette domination absolue du matériau qu'il a créée lui-même (...) Le compositeur dialectique dit halte à la dialectique"[39].

L’ironie majeure ici consiste à traiter le matériau tonal comme exposition du fragment, comme manifestation de la non-identité dans l’œuvre. Cela indique un mode de retour à la tonalité qui n’a rien à voir avec une possibilité de restauration, pour autant que la grammaire tonale revient en haillons. C’est un retour à la tonalité qui peut nous expliquer une certaine ambiguïté d’Adorno envers l’évaluation du néo-classicisme, comme l’on voit dans sa défense enthousiaste de Mahler. Car, pour Adorno, la grandeur de Mahler vient de sa capacité de composer avec des haillons, avec des mélodies d’occasion et des pièces d’un vocabulaire déjà codé. Ainsi : "Cette musique tire à boulets rouges dans le tout dans lequel elle rassemble des fragments pervertis en vue de former un ensemble réellement nouveau; mais c'est par l'écoute régressive qu'elle assume leur substance"[40]. C’est une façon de retourner à la tonalité qui, aujourd’hui, peut nous fournir des coordonnés pour penser la pertinence des certains « néo-classiques » contemporains comme John Adams e Steve Reich. Car, peut-être, ils peuvent nous indiquer comment est possible de bâtir avec des ruines et pousser l’art vers le fragmentaire.

Il faut encore beaucoup réfléchir à ces façons de dire halte à la dialectique. Un dire qui vient au moment où le sujet se reconnaît dans un matériau mutilé, qui a perdu sa valeur esthétique et est devenu une espèce de reste opaque qui représente irréductibilité du non-artistique dans l'art. Car, peut-être, la ruse suprême de la dialectique est là, dans l'acte de savoir se taire pour laisser les ruines parler.

 

       

 

 



[1] ADORNO, Théorie esthétique, p. 193

[2] ADORNO, idem, p. 196

[3] ADORNO, idem, p. 203

[4] ADORNO, Introduction première in Théorie esthétique, p. 462

[5] ADORNO, Théorie esthétique, Op. cit., p. 86. Un exemple du genre de ‘correction’ que l’art peut nous fournir est présente dans l’affirmation : « La grossièreté de la pensée est l’incapacité à différencier à l’intérieur de la chose, et la différenciation est autant une catégorie esthétique qu’une catégorie de la connaissance » (ADORNO, idem, p. 320).

[6] ADORNO, idem, p. 148

[7] Il lui arrive de dire que: "Tous les problèmes esthétiques aboutissent à celui du contenu de vérité des oeuvres d'art" (ADORNO, idem, p. 464)

[8] Ainsi, Adorno affirmera: « il ne faut pas confondre la science et l’art, mais les catégories qui valent pour l’un et pour l’autre ne sont pas absolument différentes (…) La même chose s’applique à la morale. La brutalité envers les choses est potentiellement une brutalité envers les hommes» (ADORNO, idem, p. 320)

[9] ADORNO, idem, p. 197

[10] Il faut se rappeler que: "L'effort philosophique d'Adorno est directement lié au mouvement d'aller au-delà du clivage entre facticité pure (bare) et détermination conceptuelle, grâce à l'expérience de contradiction que ce clivage implique " (DEWS, P., The limits of disenchantment: essays on contemporany european philosophy, London: Verso, 1996, p. 28).

[11] ADORNO, Quasi une fantasia,.p. 397. Cette ‘critique à l’hypostase du son’ renvoie Adorno nécessairement à l’Esthétique de Hegel. Pour Hegel, le son est aussi dépourvue de présence immanente du sens pour autant qu’il est : « une extériorisation et une extériorité, mais une extériorisation qui, précisément du fait qu’elle extériorité, se fait aussitôt disparaître à nouveau » (HEGEL, Cours d’esthétique III, p. 124, Paris, Aubier, 1997)  

[12] KONSTELANETZ, R., Conversations avec John Cage, Op. cit., p. 306

[13] “For Adorno, everything turns on form’s proximity to conceptuality in terms of its synthesizing function, and its distance from conceptuality in its restraint, its not subsuming the elements of a work in it or under it, and hence its not providing for conceptual determinacy of closure” (BERNSTEIN, The fate of art, London, Polity press, p. 197)

[14] ADORNO, idem, p. 193

[15] ADORNO, idem, p. 204

[16] Rappelons ce que dit Cage : « J’interprète le mot ‘structure’ comme la division du tout en parties. Et j’appliquerais l’utilité de l’idée de structure à une œuvre d’art qui part pour être un objet, c’est-à-dire qui a un commencement, un milieu et une fin. Et si, comme c’est souvent mon cas, on fait quelque chose qui n’est pas un objet mais un processus, alors cette préoccupation n’a pas de  place et la question de savoir si c’est mieux ou pas mieux est sans objet ». (KOSTELANETZ, R., Conversations avec John Cage, Paris, Syrtes, 2000, p. 292)

[17] ADORNO, Le caractère fétichiste de la musique. p. 175   

[18] LYOTARD, Des dispositifs pulsionnels, p. 114

[19] ADORNO, Quasi una fantasia, p. 312

[20] ADORNO, Théorie esthétique, p. 208

[21] Selon Adorno, la langue non-reifiée: " ne présente pas un simple modèle un simple système des signes pour des fonctions cognitives. Là où elle apparaît essentiellement comme langue, là où elle devient présentation (Darstellung), elle ne définit pas ses concepts. Leur objectivité, elle la leur assure à travers le rapport dans lequel elle place les concepts centrés sur une chose (Sache) (...) En se rassemblant autour de la chose à connaître, les concepts déterminent potentiellement son  intérieur" (ADORNO, Dialectique négative, p. 160)

[22] D’où l’affirmation que le rapport partie/tout dans les œuvres d’art authentiques : « se constitue indirectement et par des voies détournées. Les œuvres d’art se perdent pour se trouver » (ADORNO, Théorie esthétique, p. 207)

[23] Voir LACAN, Séminaire VII, Paris, Seuil, p. 153. Cette notion d’une négation comme mode de présence de l’objet est foncière pour comprendre le projet esthétique d’Adorno. Elle indique l’existence d’une « négation ontologique » qui est mode de manifestation de l’essence de l’objet. Souvenons-nous qu’Adorno parle parfois de « négativité du contenu métaphysique »  ou encore « négation métaphysique » (Voir ADORNO, Théorie esthétique, p. 482)

[24] ADORNO, idem, p. 265

[25] ADORNO, idem, p. 145

[26] ADORNO, idem, p. 127

[27] ADORNO, Dialectique négative, idem, p. 197

[28] ADORNO, Philosophie de la nouvelle musique, p. 85

[29] « La disposition des séries signifie ici que chaque élément est intégré au contexte avec la même récurrence et le même poids. Cela amène inévitablement au accroissement de l’uniformité. Plus le réseau des opérations effectuées avec un matériau préorganisé est dense, plus le degré de nivellement du résultat est haut. L’application totale du principe sériel anéantit finalement le concept sériel même. Il n’y a pas de différence fondamentale entre les résultats des automatismes et les produits du hasard. : le totalement déterminé équivaut au totalement indéterminé. C’est là qu’il faut chercher le parallélisme entre la musique sérielle intégrale et celle de Cage, régie par le hasard » ( LIGETI, G., Neuf essais sur la musique, Genève, Contrechamps, p. 134),

[30] « La notion de paramètre ne repose pas sur autre chose : toutes les dimensions de l’énoncé musical sont censées être déductibles des propriétés du son » (ADORNO, Quasi una fantasia, p. 306)

[31] « On voit dans le fétichisme, les deux extrêmes de la foi dans le matériau et du souci exclusif de l’organisation se rejoindre » (ADORNO, idem, p. 321)

[32] ADORNO, idem, p. 337

[33] Notons aussi que la façon adornienne d’articuler le problème du sensible avec le problème du matériau dans l’art est déjà assez symptômatique. Elle indique le désir de dénaturaliser le sensible, pour autant que : « le matériau n’est pas un matériau naturel, même s’il apparaît ainsi aux artistes. Il est au contraire totalement historique » (ADORNO, Théorie esthétique, p. 210)

[34] ADORNO, Dialetique négative, op.cit, p. 186

[35] ADORNO, Théorie esthétique, p. 190 Ainsi: "le oeuvres moderne s'abandonnent mimétiquement à la réification, à leur principe de mort" (ADORNO, idem, p. 190)

[36] ADORNO, Dialectique négative, op.cit, p. 186

[37] ADORNO, idem, p. 186

[38] ADORNO, Théorie esthétique, op.cit, p. 315

[39] ADORNO, Philosophie de la nouvelle musique, op.cit, p. 133

[40] La traduction française n'est pas précise et il faut se rapporter à l'original allemand: "Solcher Musik schießt das Ganze, worein sie die depravierten Fragmente fügt, wirklich zum Neuen zusammen, aber ihren Stoff übernimmt sie von regressiven Hören" (ADORNO, Dissonanzen, p. 50). Notons aussi que cette évaluation de Mahler est un déploiement de l’ambiguïté propre au néo-classicisme. Comme dira Adorno, le néo-classicisme : « Ne visait aucunement à l’origine la reconstruction de formes autrefois en vigueur »  pour autant que ces formes sont apparues : « comme dans les rêves, sous l’aspect de ces figures en plâtre qui ornaient les armoires de nos parents, ou de tel objet démodé et défraîchi : le contraire même d’un concept générique. Cette individuation sous la forme de visions de cauchemar de ce qui valait auparavant comme modèle a été fatale à ce modèle » (ADORNO, Quasi una fantasia, p. 173)

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