LE MAGASIN

PITTORESQUE


Par où commencerons-nous le voyage? Irons-nous à droite? irons-nous à gauche? Qu'importe, puisque tous les sentiers conduisent au but ; au hasard donc de décider. Mes regards tombent sur une sorte de meuble caché et comme mis à l'abri dans un angle ; à voir le tapis qui le recouvre et la place qu'on lui a choisie, on reconnait en lui l'objet de soins particuliers et d'une sollicitude qui va jusqu'à l'affection : aussi n'est-ce point seulement un meuble , c'est plus et c'est mieux. Les autres objets qui nous environnent répondent presque tous à des besoins matériels, ont été inventés par une nécessité physique : cette cheminée afin fe nous garantir du froid, ces siéges pour nour reposer de nos fatigues, ce lit pour rendre notre sommeil plus doux : mais dans le meuble dont je parle, rien de pareil : c'est notre âme seul qui l'a demandé, qui l'a revé. Création mystérieuse posée sur les limités de l'être et de la matière, il n'est formé que de substances inertes, et cependant, comme s'il vivait, il est melé aux plus intimes sentiments de notre coeur ; il exite notre joie, il adoucit notre tristesse, il a une voix, on dirait qu'il a une âme : vous avez déjà nommé le piano. Certes. c'est une grande conquête que d'avoir fait pénétrer dans nos demeures, sans les leur abandonner, l'air, la lumière et la chaleur ; mais saisir ce qu'il y a de plus insaisissable et de plus libre dans la nature, le son ; s'emparer du murmure des feuilles et de l'eau, des bruits de l'air, des chants aériens des oiseaux, de la voix du monde enfin ; et après l'avoir saisie, la réduire nous des lois, l'enfermer dans une boite qui la tient à notre disposition, faire enfin de l'harmonie une sorte d'animal domestique à qio nous ordonnons de parler, de se taire, et qui, semblable à ce chien obéissant, attend à sa place que nous lui permettions de vivre, n'est-ce pas là un phénomène qui va jusqu'à la merveille? Cette merveille ne nous offre-t-elle point un digne sujet d'études?...Commençons donc par lui nos recherches : transportons-nous chez un de nos premiers facteurs, chez un homme qui a fait un art de cette industrie, et une industrie national de cet art, et voyons ce qu'on appelle un instrument, et ce que j'appelerais presque un être ; voyons le se former sous nos yeux, organe à organe, membre à membre pour ainsi dire ; le spectacle de cette génération successive nous l'expliquera mieux que toutes les descriptions.

Un piano, dans la plus simple expression, est une harpe appliquée sur une table d'harmonie. Prenez des cordes, tendez-les sur une planche légère de sapin, afin d'augmenter la sonorité, et frappez avex un petit marteau sur ses cordes, voilà le piano. Munis de cette définition, entrons dans les ateliers.

Le premier atelier nous montre des ébénistes appelés constructeurs, et fabriquant la boîte que figure notre premier dessin (p.44, fig.1).

Tel est le piano dans son état le plus élémentaire : c'est sa charpente osseuse, c'est son corps. Approchez-vous. Quelle construction architecturale! Une masse tout entière en chêne, des parois de plusieurs pouces d'épaisseur ; toutes les parties non seulement emboîtées ensemble, mais recouvertes d'un placages en chêmne qui n'en fait qu'un seul corps. Est-ce bien là je séjour préparé à cet esprit léger, charmant, cérien, qu'on appelle harmonie? Ne dirait-on pas plutôt qu'il s'agit d'enfermer un ennemi terrible et tout-puissant? C'est qu'en effet, dans cette prison mélodieuse, il va s'établie une lutte énergique et sans relâche, et que du combat seul de forces rivales jaillira cette céleste musique dont la première beauté sera pourtant un épanouissement libre et sans effort

Des mains du constructeur, l'instrument est transporté dans le second atelier, et le travail du facteur commence. Le premier organe que l'on place dans ce corps est celui sur lequel tout repose, le centre qui attire et revoie la vie, le coeur, si l'on peut parler ainsi, la table d'harmonie.

Plane en dessus, barrée en dessous, la table d'harmonie offre un double aspect, parce qu'elle a un double but : destinée à recevoir les cordes et à supporter en partie leur poids, elle doit être forte ; voilà ce qui a fair inventer ces barres qui la traversent et la soutiennent ; créée pour propager le son, il faut qu'elle soit légère : de là cette ténuité de la table même. Ce n'est pas tout : en vous approchant de plus près, vous voyez qye cette surface, au lieu d'être formée d'un seul morceau, se compose d'un assez grand nombre de pièces collées les unes auprès des autres, et dont les fibres ligneuses sont dans des positions différentes. C'est là le secret d'un des plus ingénieux détails du piano. L'expérience a appris que les bois à fibres verticales, étant par cela même plus serrés et forts, sonnaient plus haut, et que les bois à fibres transversales , étant plus mous et moins compactes, sonnaient plus bas : afin donc que cette table qui porte toutes les cordes, depuis la plus aiguë jusqu'à la plus grave, fût en rapport dans toutes ses parties avec le son des cordes, on a imaginé de la former de petites pièces de boits différentes de tissu et de fibres, de sorte que les morceaux à fibres transversales et à résonnance plus grance fussent placés sous les grosses cordes, et ceux à fibres verticales sous les petites. Un tel assemblage demande un singulière connaissance des bois et beaucoup d'habileté dans leur disposition : aussi un bon tableur est-il un ouvrier rare, et un piano a déjà plus d'un chance d'être bon quand il arrive muni d'une excellente table d'harmonie dans le troisième aterlier où nous allons le suivre.

Nous y voici. Sans doute ici, pour première opération, on va attacher les cordes ; mais non...Je vois qu'on a fait d'abord plusieurs travaux préparatoires. Quel en est dont le but? Pourquoi a-t-on consolidé le cintre da la caisse (A) par une plaque de fer? Pourquoi, dans la longueur du piano, avoir établi ces arcs-boutants en fer de 13 millimètres d'épaisseur et de 30 de hauteur? Pourquoi, en travers de la caisse , ces tiges de fer? Contre quelle force effrayente s'arme-t-on donc ainsi? Contre quelle force?...contre ces petits fils légers et brillants dont quelques uns sont à peine perceptibles ; contre les cordes. Ces cordes, dont la plus grosse a tout au plus quelques millimètres de diamètre, ces cordes ssont un ennemi indouptable et effréné ; sans le sommier de fer qui revêt le cintre où elles sont attachées, elles arracheraient le bois et enlèveraient les tointes d'attache : sans ces arcs-boutants qui maintiennent l'écartement entre le sommieer et la caisse, elles courberaient l'un vers l'autre les deux bouts du piano...Savez-vous quelle est leur force? ...la force de six chevaux ; elles tirent dix mille kilos. Mais maintenant la prison est solide, les précautions sont prises, une résistance énergique les attend, on peut les poser, on les pose.

Arrêtons-nous un moment devant cet appareil. Retenues à l'une des extrémités par des pointes d'attache, et à l'autre par des chevilles qui servent à les monter ; affermies dans leur tension et leur solidité d'accord par cette coupe que vois remarquez au point de départ de la vibration, et qui leur fair angle, les cordes, dans leur ensemble, nous présentent l'aspect d'une harpe, avec des différences de grosseur, de longueur, et, ce que vous ne pouvez voir ici, de couleur. Pourquoi ces tois différences. Les expliquer ce sera résoudre les trois problèmes de l'émission des sons, de leur nature et de la fabrication des cordes.

Commençons par la différence de longueur. Un piano à queue embrasse une échelle de sons considérable, puisqu'il ne contient pas moins de six octaves et demie, c'est-à-dire un registre trois fois plus étendu que celui des plus belles voix humaines...Qui lui a permis de s'agrandir ainsi?...l'inégalité de grandeur dans les cordes. Voici comment. Prenez une corde quelconque et tendez-la, elle produira un son ; coupez-la par le milieu, en ayant bien soin de laisser la tension égale, elle donnera l'octave aiguë du premier son produit ; coupez cette moitié par la moitié, vouz aurez encore une autre octave ; enfin divisez la corde par quart, par tiers, par sixième, vous obtiendrez la tierce, la quarte, la sixte, etc. Ainsi la subdivision régulière da la corde créant les différents sons, ou, autrement dit, les sons devenant plus aigus à mesure qu'on racourcit la corde, on est arrivé à cette inégalité dans la grandeur pour pouvoir embrasser une plus grande étendue d'octaves.

Mais alors, direz-vouz, à quoi bon l'inégalité de grosseur, puisqu'il suffit de diviser par parties calculées une corde d'un certain diamètre pour la faire moter à tous les tons? Pourquoi n'avoir pas composé le piano de cordes d'un même volume? C'est que le son n'est pas seulement différencié par la longueur de le corde, il l'est encore et pour autant par le dégré de tension auquel elle est soumise. En effet, vous avez vu souvent accorder votre piano ; vous avez remarqué que quand on détend une des cordes, le son baisse, et que quand on la retend il monte ; d'où il suit qu'en principe la plus grosse corde du piano, celle qui correspon à l'ut grave, pourrait, à force de tension, donner le son le plus aigu, et que la corde la plus mince pourrait, à force de distension, descendre jusqu'à la note la plus grave ; mais en réalité, dans le premier cas, la tension excessive briserait la grosse corde, et dans le second la distension rendrait la petite si lâche, que le son produit serait inappréciable pour notre oreille.

Il a donc fallu chercher un remède à cet inconvénient, et on l'a trouvé dans une autre loi physique. Plus un corps vibre de fois dans un temps donné, plus le son qu'il produit est aigu. Or, uine petite corde tendue au même point qu'une grosse donne, et cela se conçoit, un nombre imcomparablement plus grand de vibrations par seconde (la différence entre la première et la dernière corde du piano est de 3 626 à 64) ; dès lors, combinant ensemble ces deux lois lui font dépendre l'élevation des sons, et de la grandeur et de la longueur des cordes, on est arrivé, par une suite d'expériences et de calculs, à former la harpe du piano d'un assemblage combiné de cordes de différents diamètres et de différentes mesures.

Venons maintenant à la différence de couleurs. Ordinairement le piano offre 32 cordes rouges ou blanches pour les seize notes les plus graves qui sont à deux cordes, et 192 grises pour les soixant-quatre autres. Les grises sont en fer cémenté ; les rouges et les blanches sont recouvertes en cuivre ou en trait argenté. Dans le principe, les cordes se faisaient en fer ; mais le fer se cassant tr;es facilement à la percussion des marteaux, on le remplaça par des cordes anglaises, dites d'acier, mais qui, en réalité, son des cordes d'un fer choisi, soumises à une préparation particulière appelée cémentation. Voilà pour les plus petites cordes ; quant aux grosses, on s'aperçut bientôt que les cordes de fer cémenté , lorsqu'elles dépassaient un certain diamètre, ne donnaient plus un son parfaitement juste ; de là l'idée, pour les dernières notes graves, de rouler autour d'une corde en fer un cuivre rouge très ductile qui, en raison de sa ductilité même semble se coller et s'incorperer à elle, et par le mélange des deux métaux produit un son plus grave et plus juste : l'emploi du trait argenté dans les cordes tient au même principe et arrive au même résultat.

Notre instrument étant armé de ses 224 cordes (on met deux ou trois cordes par note pour augmenter la sonorité et pour que la rupture de l'une d'elles n'arrête pas l'exécution), et l'harmonie étant régularisée, il faut faire marcher ce monde sonore. Où est le moteur? où est le marteau? Passons dans le quatrième atelier, et examinons le problème de la production du son, en voyant poser ce que l'on appelle la mécanique du piano.

Ici les difficultés se multiplient. Au premier coup d'oeil, il semble facile de faire vibrer cet appareil, et notre imagination se représente aussitôt un clavier composé d'en certain nombre de touches, dont chacune, terminée par un marteau et correspondant à une corde, a frappe, et produit le son, Mais ce n'est rien de produire le son, il faut l'arrêter ; ce n'est rien de l'arrêter, il faut pouvoir le prolonger ; ce n'est rien encore de le prolonger, il faut pouvoir le modifier. Et ce marteau, comment le faire agir? Restera-t-il près de la corde après l'avoir frappée? mais ses oscillations vont interrompre les ondulations de la corde et arrêter le son. Retombera-t-il aussitôt? mais par le fait même de sa chute il rebondira jusqu'à la corde si rien ne le recient, et produira un bruit désagréable si rien ne l'amortit.

La mécanique du piano, qui remplit toutes ces délicates conditions, se compose des touches A, de l'échappement qui vois est représenté dans la figure 5 par la lettre f ; da la barre des marteaux (l), du marteau, composé lui-même de la noix, du manche, de la tête (e, b, d), et enfin de la chaise que vous voyez à la lettre g. Le doigt abaisse la touche, la touche fait lever l'échappement (f), l'échappement lève la noix du marteau (e), le marteau monte jusqu'à la corde (i) ; mais à peine l'échappement l'a-t-il élevé jusqu'à une certaine hauteur qu'il rencontre ce bouton posé en biais et que vous figure la lettre M : seul immobile au milieu de tout ce mouvement, ce bouton (qui tient à la vis à régler) force l'échappement à quitter le nez de la noix du marteau, et le marteau, n'étant plus soutenu, retombe, à peine la corde frappée , sur la chaise (g), qui le sausit et l'empêche de rebondir et de vibrer, Ainsi s'accomplit cette double condition de la chute immédiate du marteau, et de la chute sans bruit, Reste encore la corde, la corde qui, frappée par le marteau, vibrera plusieurs secondes sis vous ne l'arrêtez, et vous forcera d'attendre qu'elle aît fini de vibrer pour attaquer une autre note. Comment donc étouffer le son? Le voici. Reprenez le dessin qui vous représente tout l'intérieur du piano : remarquez-vous , au-dessus des cordes, et posant sur elles, une suite de petites têtes désignées par le lettre f? Ce sont des morceayx de feutre surmontés d'un morceau de bois et appelés étouffoirs. Chaque note, comme vous le voyez, a son étouffoir posé à cheval sur elle au moyel de deux petits fils de métal qui descendent dans l'intérieur du piano, et qui vont tous se fizer, se réunir dans un petit clavier caché, correspondant aux touches du grand clavier. Tant que l'instrument est muet, l'étouffoir rest sur la note. L'exécution commence, le doigt frappe une touche : aussitôt l'étouffoir, qui est en rapport avec elle, comme nous l'avons dit, l'étouffoir se lève et laisse vibrer la corde. Tant que le doigt presse la touche, l'étouffoir demeure en l'aire, et la corde vibre toujours ; mais à peine avez-vous quitté la touche, qu'il redescend sur la corde et étouffe le son. Voilà le problème résolu ; mais ce n'est pas tout. Les étouffoirs étaient une nécessité, ils devinrent bientôt un prefectionnement ; ils avaient premis d'arrêter et de prolonger le son, ils aidèrent à le modifier. Telle est la fécondité du travail : vous cherciez une invention, vous en trouvez deux : les étouffoirs deviennent les pédales.

Nous nous sommes tous servis des pédales, et nous savons qu'en appuyant sur la pédale droite, par exemple, on double l'intensité du son, et qu'en pressant la pédale gauche, on le diminue ; mais le secret de ce mécanisme mérite examen. Les pédales sont attachées à deux tiges de fer verticales qui traversent le piano dans sa hauteur, et vont se fixer, l'une, celle de droite, dans le petit clavier intérieur où sont réunis tous les étouffoirs ; l'autre dans les touches du grand clavier. - Eh bien, pressez la pédale forte. la pédale de droite : sooudain tout le petit clavier des étouffoirs, et par conséquent tous les étouffoirs, se levant à la fois, chaque note touchée parle pour ainsi dir par trois voix, et en outre, le son qu'elle produit, se répandant sur toutes les cordes non frappées, mais délivrées des étouffoirs, y éveille mille échos dont elle s'enrichit. Appuyez-vous, au contraire, sur la pédale douce, soudain tout le grand clavier glisse légèrement de gauche à droite, et les marteaux, ne trouvant plus à frapper qu'une ou deux des trois cordes, ne produisent plus que le tiers our les deux tiers du son. Ainsi, par ce double effet, se forment ces délicieuses teintes de clair-obscur, ou ces admirables éclats de pleine lumière qui nous éblouissent et nous touchent : ainsi cet instrument mérite le nom charmant eet profond du piano-forté (doux et fort), qui exprime un des lois les plus fécondes detous les arts et un des besoins les plus puissants de notre nature, la loi de contraste.

Tous les organes vitaux de l'instrument ainsi créés, il n'a pas cependant encore tous ses membres, Il lui fait les pieds qui le soutiennent ; le couvercle, le fond, la lyre, et autres accessoires : c'est le travail des ferreurs ; puis viennent les vernisseurs, chargés de le polir et de le rendre difne des regards. Après eux, il passe chez l'égaliseur, qui choisit la peau la plus souple, la plus élastique, la divise et la repartit avec un soin minutieux, comme le tableur pour les pièces da sa table d'harmonie ; en prenant alors les marteaux, déjà garnis de cuir, de buffle et de daim, il les recouvre d'une dernière enveloppe moelleuse, pour qu'ils puissent produire ces sons veloutés qui charment aussi bien le coeur qu l'oreille ; l'égaliseur met ensuite toute cette organisation en équilibre, l'accorde douze fois, et le livre au chef, qui, après l'avoir examiné en entier, et essayé une fois encore, écrit : Vu ; et lui délivrant ainsi son passeport, le lance dans le monde, ...il vit!

Il vit, mais par coombien d'ouvriers a-t-il passé? combien d'industries diffèrentes a-t-il requis ? combien de pays a-t-il mis à contribution? Tenant aux métiers par la serruruerie, la menuiserié et la mécanique, aux sciences par l'acoustique et la ohysique, aux arts par son essence même, il ne renferme pas moins de quarante qyatre substances différentes : il emploie du fer, du cuivre, de l'acier, du laiton, de l'argent, du plomb, de l'ivoire, de la soie, du drap, de la peau, et seize espèces de bois différentes. Il demande le chêne pour la charpente, parce que le chêne est plus solide ; le hêtre pour les endroites où il faut des chevilles, parce qu'il les serre en se resserrant ; le cèdre pour les manches à marteaux, parce qu'il est léger et élastique ; le cormier pour les sillets, parce qu'il est dur et lisse ; le poirier pour les échappements, parce que l'échappement doit se taire, et que le poirier n'est pas sonore ; le tilleul pour les claviers, parce que le tilleul se coupe facilement et travaille peu ; il lui faut les sapins blancs de Norvége pour les remplissages ; les sapins rouges de Russie, gras, compactes et non saignés, pour les arcs-boutants, et les vibrants sapins de la Suisse pour les tables d'harmonie. Ce n'est pas tout ; il va emprunter à la Guinée ses ivoires verts, au Sénégal ses ivoire blancs, dédaigneus de nos bois indigènes, et ne les trouvant pas assez riches de nuances et de noeuds, il demande sa parure etrérieure à la puissante végétation des Antilles, se revêt des magniifiques bois d'acajou, d'ébène, de palissandre, et offre ainsi à notre admiration le spectacle d'un objet auquel il faut, pour se produire, six contrées et trois continents.

Créé au prix de tant de soins, il a besoin des mêmes soins pour vivre. Etre délicat et fragile, il redoute le froid et le chaud, l'humidité et la sécheresse, le travail et le reppos, Si vous le jouez trop, il se fatigue ; si vous le jouez trop peu, il se rouille. Choisissez-lui un logis convenable, et dans le logis une place qui ne soit qu'à lui, ni auprès d'un poêle, ni entre deux croisées, ni à côtre d'une porte. Car, hélas! il porte en lui un ennemi terrible, éternel, sa substance même, le bois. Le bois n'est jamais complètement mort ; vous avez beau le couper au moment où il a le moins de sève, dans l'hiver ; le faire sécher pendant plusieurs années, le débiter avec art, tuer enfin sa force de toutes les façons, l'étincelle de vie que la nature a mise en lui est si puissante qu'elle s'endort, mais ne s'éteint pas. Le mois de mai arrive-t-il ; ce morceau de bois, séparé de son tronc depuis dix ans peut-être, enferme dans cette boite depuis cinq, s'aperçoit que le printemps est venu, le printemps, le oment de croitre, et il commence à s'agiter. Ouvres-vous une fenêtre, laissez-vous entrer un souffle humide : soudain, à travers sa prison massive, il le pompe, il l'aspire, il se gonfle, et voilà le pauvre instrument désorganisé et malade ; or, pour lui, être malade, c'est mourir ; car, comme toutes les choses exquises, il n'existe qu'à la condition d'être parfait.

Pour tout autre ouvrage matériel, et n'ayant que l'utilité en vue, on peut se contenter d'un à peu près. Qu'une commode, qu'une armoire s'ouvre avec plus ou moins de facilité. ce n'en est pas moins une armoire et une commode ; mais, pour un piano, la moindre altération le détruit dans le fond de sa nature, en fait un objet horrible au lieu d'un objet charmant : c'est Apollon changé en Marsyas.

Nous avons dit tout ce qu'il coûte : mais que de compensation dans ce qu'il donne! Quand je le regarde, il me semble voir en lui un de ces génies bienfaisants dont la riante imagination de nos pères peuplait les maisons bénies pour les protéger! Quel hôte charmant! Quelle animation il répand dans la vie domestique! Image non seulement de l'harmonie matérielle, mais de l'harmonie morale, il est pour les âmes ce que le coin du feu est pour les corps, un centre qui réunit tout. Il sert aux talents de la mère, il délasse le père fatigué, ramène quelquefois le mari absent, et les confond tous dans le partage d'une joissance qui est en même temps une occupation. La lecture à haute voix, cette agréable compagne des soirées d'automne, offre moins d'agrément et d'utilité ; il y a des personnes qu'elle ennuie, des distraits qu'elle endort, des ignorants qui ne la peuvent comprendre, des esprits fatigués qui ne la peuvent suivre. Mais grâce au piano, voici une habitante nouvelle qui entre chez vous ; elle plaît à tous les âges et à toutes les professions : que vous soyez ignorant ou savant, jeune ou vieux, Français ou Allemand, n'importe, vous êtes homme, elle parle une langue que vous comprendrez , et que, nous le croyons, tout le monde parlera bientôt.

Un progrès insensible, mais assuré, amène cette révolution dans mos moeurs. L'art de la musique, non pas comme exécution instrumentale, mais comme reproduction des chefs-d'oeuvre par la voix, entre peu à peu dans notre éducation, et tend à restituer à l'homme un de ses plus précieux priviléges. Semblables à des enfants qui, ayant reçu en héritage de leurs pères un jardin planté en partie d'arbres fruitiers et en partie de magnifiques fleurs, cultivaient le verger avec mille soins et laisseraient périr le parterre, les hommes, comme des fils ingrais, négligent la moitié des biens de Dieu, et dans le plus beau de ses dons, la voix, ils laissent de côté, sinon la plus utile, du moins la plus charmante part, le chant. Nous parlons, nous ne chantons pas : est-ce donc que la parole peut tout dire? n'y-a-t-il pas en nous mille sentiments, mille affections, eet les plus profondes peut-être, que ne sauraient rendre les mots, avec leur précision sèche, brève et circonscrite? La puissance de la misique commence où celle de la parole expire ; et le chant est la voix de tout ce qu'il y a d'infini en nous, comme la parole est l'expression de tout ce qu'il y a de fini. Aussi, rendre un peuple musicien, c'est presque opérer une rénovation sociale. L'exécution de la musique d'ensemble est un des plus vifs mobiles de fraternelle concorde : outre ce qu'il y a de sympathique dans la fusion même des voix, qui semble être la fusion des âmes, combien ne réunit-elle pas d'hommes qui sans elle ne se seraient jamais connus ? combien ne rapproche-t-elle pas de rangs que la naissange ou la fortune éloigneraient l'un de l'autre, combien créé-t-elle enfin de groupes d'amis rassemblés par le plus pur de tous les liens, une admiration commune? Dites à un appréciateur de Glück qu'il a près de lui un homme qui interprête avec talent ce grand maître : il ne s'informera ni de son titre ni de son nom ; il aime Glück, il chant Glück, le voilà de la famille. Enfin la musique d'ensemble, introduite dans nos réunions, ranimera cet esprit de sociabilité qui faisait une de nos gloires et qui fait un de nos regrets, rapprochersa les femmes et les hommes, et régenérera, sous une autre forme, cette causerie française, si délicieusement maniée par nos pères, mais qu peut-être ne suffit plus seule aux sentiments nouveaux et plus profonds où nous a jetées le passage à travers deux révolution.

Cependant il faut in soutien à cette musique ; il faut, pour qu'ille puisse être exécutée , une base d'harmonie sur laquelle elle s'appuie, in instrument qui l'accompagne et la complète. Or, qaui peut remplir ce beau rôle, si ce n'est le piano ? Egalement propre, par la richesse de son organisation, à la première place et à la seconde ; habile tout à la fois à rendre les oeuvres écrites par lui, à reproduire les grandes oeuvres instrumentales réduites à sa taille, et à servir du soutien à la voix ; orchestre et instrument tout ensemble, c'est à lui, à lui seul, d'être l'introducteur de cette nouvelle muse dans le monde moderne. Les autres instruments restent stationnaires ou rétrogradents : les violons d'il y a cent ans étaient supérieurs à ceux d'aujourd'hui ; mais le piano se perfectionne toujours, se métamorphose sans cesse;en même temps qu'il grandit comme puissance, il baisse comme prix ; pendant qu'il se déploie en magnifique instrument à queue pour les grands concerts, il se rapetisse en pianino pour trouver place dans les plus petits réduits, il se sent le représantant d'en cause populaire ; aussi, comme le monde l'accueille! La France , au commencement du siècle, ne comptait que cinq ou six facteurs, qui fabriquaient cinq ou six cents pianos par an ; aujourd'hui Paris seul renferme plus de deux cents manufacturiers, qui font plus de six mille instruments. QUelle surprise et quel juste orgueil repliraut l'âme de Schroeder, le modeste inventeur du piano, si, tout-à-coup renaissant, il était transporté au milieu des immenses ateliers de Pleyel, qui fournissent à eux seuls, chaque année, plus de neuf cents instruments, emploient trois cents ouvriers, possèdent des chantiers de bois indigènes et exotiques pour plus de quatre mille pianos ; en peuuplent non seulement Paris et la France, mais encore l'Italie, la Belgique, les Etats-Unis, le Mexique, les Antilles, et envoient ainsi par tout le monde des propagateurs de plus noble des arts! Que dirait Schroeder à cette vue, lui qui a peut-être mis deux ans à vendre le petit instrument à cinq octaves qu'il avait mis plus d'un an à faire? Telle est l'histoire des inventions humaines ; tel est leur fécond enseignement. Il me faut qu'un homme pour trouver une idée, mais il faut des siècles pur l'achever et la produire. Dieu, comme pour unir ensemble les générations, et nous dire bien haut que nous ne pouvons rien qu'en nous associant les uns aux autres, Dieu a voulu que tout inventeur ne pût presque jamais lire que le premier mot du problème qu'il devine, et que tout grande idée fût le résumé du passé et le germe de l'avenir. Ainsi s'anéantit l'orgueil individuel, convaincu d'impuissance dès qu'il est réduit à lui seul, mais ainsi se relève le génie noble et désintéressé qui se sent lié par son oeuvre à l'humanité tout entière, et qui aime ses semblables comme des frères en travail, comme des associées en gloire, mieux encore, comme des amis auxquels il laisse son enfant à élever.


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