UN

HIVER A PARIS

SOUS LE CONSULAT

- 1802-1803 -
D'APRÈS LES LETTRES DE J.-F. REICHARDT
PAR

A. LAQUIANTE


22 novembre,

Je viens de visiter la grande manufacture des pianoforte et de harpes des frères Érard (1). Tout se fait en grand chez eux, et, malgré l'élevation de leurs prix, qui dépassent ceux des fabriques anglaises, le nombre d'instruments qu'ils vendent est énorme. Les petits pianoforte, format clavecin, coûtent cinquante louis neufs (1,200 francs) ; les grands à queue, decorés avec infiniment de goût, se payend de cent à deux cent louis (2,400 francs). La maison envoie ses produits dans tous les pays accessibles aux transports par eau.

L'établissement occupe deux grands bâtiments de la rue du Mail, un des quartiers les plus commerçants de Paris. Tout ce qu'exige la confection complète des instruments s'y prépare : menuisiers, ébénistes , tabletiers, serruriers, ciseleurs, ont leurs ateliers spéciaux ; dans d'autres parties de la fabrique, on travaille le bronze, on prépare la laque, les peintures, la dorure.

(1) Sébastien Érard, né à Strasbourg le 5 avril 1752, mort à Paris le 5 août 1831 a son château de La Muette, fut un des plus célèbres facteurs d'instruments de musique. D'un caractère noble et généreux, aimant les arts avec passion, il employait à l'encouragement des artistes les revenus de sa belle fortune. Son neveu Orphée Pierre, qu'il avait adopté, ajouta de nombreux perfectionnements aux inventions de son oncle. A sa mort, survenue en 1855, l'etablissment fut pendant plus de trente ans géré avec une rare compétence par sa veuve. Ce sont leurs neveux qui en ont la direction aujourd'hui. La maison Érard occupe toujours le premier rang dans le monde entier et la bienviellance et la générosite à l'égard des artistes y sont de tradition.

De grandes salles sont pleines de caisses de pianos terminés ; ailleurs, des ouvriers precèdent à l'assemblage des pièces intérieures, sous la direction du maître en personne ; plus loin on donne le dernier fini à l'instrument. Des salons contiennent quantité de piano-forte attendant l'amateur ou l'expéditeur ; chaque jour, les emballeurs sont à l'oeuvre. Les cours sont entourées de hangars abritant des piles de bois précieux. Un comptoir organisé suivant la méthode anglaise, avec teneur de livres et commis, est affecté à la comptabilité et à la correspondance ; la caisse attenante s'occupe des payements, des entrées et des sorties.

C'est dans sa manufacture même qu'habite la famille Érard ; son installation a du confort, comme il convient à des citoyens notables d'un pays riche. Chacun des frères a son logis particulier ; l'un, amateur de peinture, a réuni une jolie collection de tableaux. Leur excellente soeur, qui gouverne la maison, habite sous le même toit avec ses filles ; son élégant appartement est le rendez-vous habituel de la famille. De vastes salons sont destinés à recevoir les étrangers de distinction qui viennent en personne faire choix d'un instrument. A certains jours, ces salons s'ouvrent aux nombreux amis d'une famille restée fidèle à ces bonnes traditions d'hospitalité française qui s'en vont. A l'occasion du mariage de la fille ainée avec l'aimable peintre Bonnemaison (1), je viens d'assister à l'une de ces réunions. J'ai été charmé d'y rencontrer plusieurs artistes allemands : notre excellent violoncelliste Romberg [2], dont le talent est très goûté ici ; les professeurs et compositeurs Adam, Widerkehr, Pfeffinger [3], et d'autres. Ces messieurs m'ont raconté que le pauvre Della Maria avait été l'un des hôtes assidues de la maison, et qu'il aimait à composer ses jolies mélodies sous les ombrages de la villa de Sèvres, mise à sa disposition par les bons Érard.

(1) Bonnemaison, bon peintre d'histoire et de portraits, s'était fait remarquer au salon de 1797 par un portrait du célèbre horloger Bréguet, plus tard membre de l'Institut.
[2] Romberg (Bernard), chef de l'école de violoncelle allemande, avait eu, aux concerts de la rue de Cléry et du théatre de la rue des Victoires, un succès qui l'avait fait appeler, en 1801, à une place de professeur au Conservatoire. Il n'a pas prolongé son séjour à Paris au delà de 1803. Son exécution était remarquable par l'énergie de l'expression et la puissance du son.
[3] Trois artistes alsaciens : Adam (Louis), père d'Adolphe, et Widerkeher, l'un et l'autre professeurs au Conservatoire ; Pfeffinger, compositeur distingué et professeur de piano.

Les jeunes femmes de la famille sont d'agréables chanteuses (3) et des pianistes distinguées. Elles ont installé un comptoir particulier de musique dans une des salles de cette maison, véritable sanctuaire d'Euterpe.

(3) Adam (Louis) a publié un Journal d'ariettes italiennes de Mlles Érard.

Ce que je viens de dire peut donner une idée de l'importance de l'établissement. Pour apprécier la perfection des instruments qui en sortent, il fait, comme je l'ai fait, les essayer soi-même. Ils ont toutes les qualités désirables de brillant et de sonorité de toucher et répondent, mieux que les piano-forte anglais, aux intention de l'exécutant ; ces derniers ont peut-être plus de son.

Les frères Érard ont à Londres une succursale importante. C'est l'aîne, que j'ai regretté de ne pas voir, qui la dirige ; il réside habituellement en Angleterre.

Cette succursale anglais est principalement effectée à la fabrication et à la vente des harpes, auxquelles M. Érard a apporté des perfectionnements remarquables. La seule vue d'un de ces instruments , si artistement travaillés, entre les bras d'une belle personne, cause du plaisir ; suivant qu'elles sont plus ou moins ornées, les harpes coûtent de soixante (1,440 fr.) à cent louis neufs et au delà (2,400 fr.)! Les Russes et les Anglais, bons appréciateurs d'un travail fini et plus à même que d'autres de satisfaire leurs fantaisies, achètent la plupart de ces instruments. A Paris, on en trouve chez quelques «nouveaux riches» ; ils se les procurent, ne fût-ce qu'à titre de meubles décoratifs. Pas plus qu'eux, leurs enfants n'ont en effet grand souci de cette musique, qui passionnait jadis tout ce qui était riche et distingué. Les gens du grand monde sont presque tous morts, d'autres ont fui Paris, et ceux qui sont revenus, dans ces derniers temps, n'ont plus ni la fortune ni la tranquillité d'esprit indispensables à la culture des arts d'agrément. C'est une des raisons pour lesquelles, en dehors des théâtres, on entend si peu de musique. Autrefois, elle vous poursuivait en quelque sorte : dans une foule de maisons, on pouvait entendre un quatuor presque chaque après-midi, et il ne se passait guère de soirée sans grand ou petit concert. On n'avait que l'embarras du choix entre le bon et le meilleur ; tout cela est fini!


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