RAPPORT

DU JURY CENTRAL

SUR LES PRODUITS

DE L'INDUSTRIE FRANÇAISE

EXPOSÉS EN 1834

PAR LE BARON CHARLES DUPIN,

MEMBRE DE L'INSTITUT

RAPPORTEUR GÉNÉRAL ET VICE-PRÉSIDENT DU JURY CENTRAL.


INTRODUCTION.

En 1784, à peine en France avait-on l'idée du piano: des clavecins aigres et discordants suffisaient pour des oreilles encore bien peu sensibles au charme de la mélodie. Depuis cette époque, la construction des pianos a fait d'admirables progrès entre les mains habiles des artistes français.
Les frères Érard ont commencé vers ce temps à fabriquer ces instruments nouveaux qu'ils ont perfectionnnés sans cesse dans le cours d'une carrière de pr'es d'une demi-siècle. Plus tard, Petzold, Pfeiffer et Pape ont rivalisé d'industrie avec ces célebres luthiers, pour obtenier dans toute l'étendue de l'échelle diatonique, des sons puissants, purs, et flatteurs à l'oreille ; pour rendre le doigtier facile et le choc des marteaux instantané sur les cordes ; pour essayer de placer ces marteaux sous le plan des cordes, afin qu'elles fussent laissées à toute la puissance de leurs vibrations aussitôt après le choc ; pour accroître le volume des sons par l'habile disposition et les proportions accrues des tables d'harmonie ; enfin, pour donner aux instruments une durée qui seule peut compenser la dépense qu'exige la perfection.
En conservant au piano à queue, le plus puissant de tous, les accompagnements d'opéra, les grands concerts et les salons de l'opulence on a varié pour d'autres besoins la forme de cet instrument. Le piano carré suffit à de moindres réunions ; c'est ce dernier surtout que MM Pfeiffer et Pape ont perfectionné. On construit des pianos dont les cordes sont établies sur un plan vertical, et par là même occupent très-peu d'espace dans un appartement ; ils sont moins chers que les précédents et conviennent à la petite propriété.
On calcule qu'en France le public possède près de cent mille pianos. Afin de compléter le nombre de maisons particulières où ce luxe est adopté, telle est la division des fortunes qu'il faut descendre très-bas. Néanmoins, nous restons bien au-dessous de l'Angleterre et de l'Ecosse, où chaque fermier possède un piano pour ses filles.
On jugera, par un seul fait, des progrès de la construction des pianos, A l'exposition de 1819, une médaille d'or obtenue par les frères Érard, une médaille d'argent obtenue par Pfeiffer, furent les seules récompenses qu'on eut à décerner. En 1834, il y eut quarante-huit concurrents, parmi lesquels un Jury sévère, mais équitable, n'a pu s'empêcher de décerner ou de confirmer quatre médailles d'or , deux médailles d'argent, trois médailles de bronze et quatre mentions honorables. Cependant on a laissé, sans même prononcer leurs noms, trente-cinq facteurs, la plupart très-distingués.



I. Pianos.

La fabrication de certains instruments de musique a reçu, depuis 1827, les développements les plus remarquables. Des ateliers nouveaux et considérables se sont élevés l d'autres, anciens déjà, ont pris un nouvel essor. Ce progrès doit surour être signalé poour les pianos ; à Paris seulement il s'en fabrique 4,000 par année : 1,000 à 1,200 ouvriers sont employés à ce travail délicat.

C'est aux efforts des Erard, des Pfeiffer et des Petzold que la France est particulièrement redevable des grandes améliorations introduites dans la construction de ces instruments, avant la dernière exposition. Nous avons à signaler maintenant de nouveaux talents et de nouveaux succès.

Aujourd'hui, pour comparer avec équité les ouvrages des concurrents, il faut les diviser en trois classes, qui diffèrent essentiellement par la structure, par la qualité des sons, par le prix et la destination des instruments.

Au premier rang sont les pianos à queue, les plus importants pour la grandeur des dimensions, la difficulté de l'exécution et la puissange supérieure des sons qu'ils émettent. C'est ce qui les rend plus propres aux concerts.

Au second rang sont les pianos carrés, moins grands, moins chers que les pianos à queue, et procurant l'avantage de laisser entièrement à découvert la personne qui joue.

Au troisième rang sont les pianos verticaux, à cordes obliques ou verticales. Leur peu de volume permet de les placer dans les moindres appartements ; leur structure est encore plus simple que celle des pianos carrés qu'ils peuvent néanmoins égaler pour la force et la pureté des sons.

Telle était la richesse de l'exposition, qu'il a fallu prononcer entre 86 pianos présentés par 48 concurrents. Dix artistes ont paru dignes d'obtenir les récompenses que nous allons énumérer.

Voici quel est l'ordre dans lequel ont été classés les facteurs de pianos, d'après la qualité des sons de leurs instruments.

PIANOS À QUEUE : 10 CONCURRENTS.
EXPOSANTS RÉCOMPENSÉS
1MM.ÉRARD,
2PLEYEL,
3PAPE.
PIANOS CARRÉS : 36 CONCURRENTS.
EXPOSANTS RÉCOMPENSÉS.
1MM.PAPE,
2KRIEGELSTEIN et ARNAUD,
3ÉRARD,
4PLEYEL,
5GAIDON jeune,
6BERNHARDT,
7BOISSELOT.
PIANOS VERTICAUX : 18 CONCURRENTS.
EXPOSANTS RÉCOMPENSÉS.
1MM.ROLLER,
2SOUFFLETTO,
3GIBAULT.

Après avoir ainsi classé le mérite relatif des facteurs de chaque espèce d'instruments, le jury central a rappelé ou donné les distinctions qui suivent.


RAPPEL DE MÉDAILLES D'OR.
Rappel
de médailles
d'or.

M . ÉRARD (Pierre), à Paris, rue du Mail, n° 13.

Il a présenté deux pianos à queue, deux pianos carrés, quatre pianos verticaux de petite dimension, et un piano horizontal d'une forme particulière.

Tous ces instruments, exécutés avec un rare talent, sur les patrons et les dessins de M. Érard, sont d'une très-belle structure. Les deux pianos à queue ont éte jugés de beaucoup supérieurs à tous les instruments du même genre.

Dans les pianos à queue, M. Érard emploie le double échappement imaginé par son oncle. Ce mécanisme permet de reprendre le son avant que la touche soit entièrement relévée ; par ce moyen les exécutants habiles peuvent graduer à volonté l'intensité du son et donner à leur doigter une vitesse, une légèreté beaucoup plus grandes.

Le piano horizontal, à forme particulière, présenté par M. Érard, est considéré comme un très-bon instrument.

Neveu du célèbre Sébastien Érard, mort il y a peu d'années dans un âge fort avancé, M. Pierre Érard a relevé la fabrique que son oncle avait fondée et qu'il avait laissée languir, sur la fin de sa carrière. L'établissemen occupe aujourd'hui 150 ouvriers et confectionne annuellement 400 instruments.

Cette fabrique a reçu la médaille d'or aux expositions précédentes, et le jury la juge autant que jamais digne de cette haute distinction.

M. PLEYEL et compagnie, à Paris, rue Bleue, n° 5.

Ils ont exposé un piano à queue, trois pianos carrés, un grand piano vertical et deux petits pianos verticaux.

M. Pleyel borne maintenant ses fabrications ordinaires à l'imitation des pianos anglais. La seule modifications qu'il ait apportée dans la structure de ces instruments, consiste à plaquer les tables sonores de sapin, avec un bois dur, tel que l'érable ou l'acajou, pour les rendre moins faciles à se fendre. Cette innovation n'est pas heureuse. En effet, le sapin a de tout temps été considéré comme le bois le plus convenable pour les tables sonores : qualité qu'il doit probablement à ses fibres alternativement molles et dures, que, par succession régulière, contribuent beaucoup à renforcer le son des cordes vibrantes.

En 1827, M. Pleyel et compagnie obtinrent la récompense du premiere ordre, principalement pour leurs pianos unicordes : en se bornant depuis, comme nous l'avons dit, à la confection des pianos imités de l'anglais, ils ont par degrés élevé la plus grand fabrique de pianos que possède la France ; dans la seule année 1833, ils ont construit 563 instruments. Le jury, prenant ce succès commercial en considération, accorde à M. Pleyel le rappel de la médaille d'or.


NOUVELLES MÉDAILLES D'OR
Nouvelles
médailles
d'or

M. PAPE, à Paris, rue de Valois, n° 6.

Il a présenté trois pianos carrés, un piano à queue, un piano vertical.

La construction des pianos doit à M. Pape des améliorations importantes. Il a conçu l'idée d'établir au-dessus du plan des cordes la mécanisme qu'auparavant on plaçait toujours au-dessous. Cette disposition produit trois avantages notables:

1° elle réduit à trois centimètres au lieu de 16 la distance du plan des cordes au fond de l'instrument ; elle diminue dans le même rapport la longueur du bras de levier qui résiste au tirage des cordes ; elle réduit à proportion les dimensions des sommières et le fond de l'instrument. Cela rend l'instrument même moins massif et moins dispendieux.

2° Avec la position du marteau en dessus de la corde, le choc se transmet directement à la table par les chevalets ; tandis qu'attaquée en dessous, ce choc n'est transmis que par la réaction élastique de la corde à sa deuxième oscillation : nouvelle source d'intensité supérieur pour le son de l'instrument.

3° L'on fixe la table par tous les points de son contour ; elle n'a plus besoin, pour donner passage aux marteaux, d'être coupée dans toute sa longueur ; ce qui rend l'instrument plus solide, et donne aux sons plus de rondeur et d'intensite. Depuis l'exposition de 1827, M. Pape a construit un grand nombre de pianos d'après le système que nous venons de signaler.

Parmi tous les pianos carrés examinés par le jury, le piano à trois cordes, exécuté par ce fabricant, a présenté le plus de qualités réunies.

M. Pape est un artiste du talent le plus distinqué, qui, par des efforts constants, s'occupe à perfectionner incessament son art. Il ne doit qu'à lui sa fortune et sa célébrité ; simple ouvrier dans le principe, il s'est élevé par degrés jusqu'à créer un établissement qui comptait 80 ouvriers en 1827, et qui maintenant en occupe et fait vivre 160, lesquels fabriquent par an 400 pianos. M. Pape, honoré deux fois de la médaille d'argent in 1823 et 1827, mérite aujourd'hui la médaille d'or.

MM. ROLLER et BLANCHET, à Paris, rue Hauteville, n ° 16.

Ils ont exposé trois pianos verticaux, dont l'un est transpositeur.

Les pianos de MM. Roller et Blanchet sont une modification très-importante des pianos verticaux anglais. Leurs cordes sont obliques, ce qui permet de donner aux cordes basses plus de longueur et par là plus de son. Il fallait, pour cette dispostion nouvelle, un mécanisme également nouveau : celui de MM. Roller et Blanchet semble satifaire à toutes les condition désirables.

Les instrument de ces artistes réunissent l'élégance et la simplicité des formes au fini parfait de l'exécution. Présentés à l'exposition de 1827, ils ont reçu beaucoup d'améliorations pour arriver au degré d'excellence qui les caractérise aujourd'hui. Des préventions existaient contre ce genre de pianos, M. Roller les a vaincues : sa fabrique occupe aujourd'hui 70 ouvriers, qui font par an 200 pianos verticaux. Cependant plusieurs fabriques analoguies ont été fondées pardes ouvriers sortis de ses ateliers : tant est grand le nombre des instruments de ce genre, demandés maintenant par le public. Le jury décerne la médaille d'or à MM. Roller et Blanchet, qu'il considère comme les fondateurs d'une industrie nouvelle.


MÉDAILLES D'ARGENT.
Médailles
d'argent.

MM. KRIEGELSTEIN et ARNAUD, à Paris, rue des Petites-Écuries, n° 27.

Ils ont présenté deux pianos carrés, dont le mécanisme est placé pour l'un en dessous des cordes, pour l'autre en dessus. Ce dernier est d'une éxecution parfaite, et son mécanisme, qu'on ne doit pas confondre avec celui de M. Pape, est très-bien conçu. On a trouvé la qualité des sons de ce piano si belle, qu'on l'a mis au premier range après le piano carré de cet artiste célèbre.

MM. Kriegelstein et Arnaud, avec 20 à 25 ouvriers, exécutent 70 pianos par année. Le jury leur décerne la médaille d'argent.

M. SOUFFLETO, à Paris, boulevard Saint-Denis, n° 4.

M. Souffleto présente deux pianos verticaux, à cordes obliques, imités de M. Roller, chez lequel il s'est formé. Ces instruments sont d'une bonne structure et bien exécutés. L'exposant y adapte un mécanisme de son invention, qui semble parfaitement calculé pour le but qu'il doit atteindre ; enfin, pour la qualité des sons, les pianos de M. Souffleto sont les meilleurs aprés ceux de M. Roller. Cet artiste mérite la médaille d'argent.


RAPPEL DE MÉDAILLES DE BRONZE.

M. BERNHARDT, à Paris, rue Sait-Maur, n° 17.

Il a présenté deux pianos, l'un carré, l'autre vertical. Il occupe 40 ouvriers à faire annuellement environ 150 pianos, qu'il livre à des prix peu élevés. Le jury prononce le rappel de la médaille de bronze décernée en 1827 à M. Bernhardt.

Rappel
de médailles
de bronze.

M. WETZELS, à Paris, rue des Petits-Augustins, n° 9.

Il expose quatre pianos, un à queue, deux carrés, un vertical. Parmi les pianos carrés, il en est un dont le mécanisme est en dessus du plan des cordes. M. Wetzels occupe 50 ouvriers et fabrique par an 250 pianos , dont les prix sont très-modérés. Il mérite le rappel de la médaille de bronze qu'il obtint en 1827.


NOUVELLE MÉDAILLE DE BRONZE.
Nouvelle
médaille
de bronze.

M. GAIDON, jeune, à Paris, rue Montmartre, n° 121.

Il offre deux pianos carrés, soigneusement contruits, avec l'échappement anglais, légèrement modifié : l'un de ces instruments porte un sommier prolongé en bois, dont la disposition appartient à l'exposant ; les sons de ses pianos sont purs et très-agréables. M. Gaidon est digne d'obtenir la médaille de bronze.


MENTIONS HONORABLES.
Mentions
honorables.

M. GIBAUT, à Paris, rue Charlot, n° 43.

Pianos verticaux, à cordes obliques, imités de Roller, établies solidement et bien contruits, en égard au bas prix pour lequel M. Gibaut livre ses instruments. Il occupe 15 ouvriers, qui confectionnent environ 60 pianos chaque année.

M. BOISSELOT, à Marseille (Bouches-du-Rhône).

Un piano à queue ; un piano carré, dans le genre anglais. M. Boisselot fabrique par an 150 pianos, dont une partie est envoyée à l'étranger. Ces instruments, bien exécutés, méritent la mention honorable.

M. CLUESMAN, à Paris, rue Favart, n° 4.

Deux pianos, l'un à queue, l'autre vertical : ils peuvent s'accorder par des vis agissant sur un bras de levier auquel la corde est attachée. Cette disposition paraît peu favorable à la pureté, à l'intensité des sons, mais elle ouvre la voie pour accorder les pianos aussi facilement que les harpes, et c'èst un résultat éminemment désirable. Le jury renouvelle la mentino honorable accordée en 1827 à M. Cluesman.

M. KOSKA, à Paris, rue des Vieux-Augustins, n° 18.

Un piano carré dans le genre anglais, d'une construction soignée jusqu'à ses moindres détails. Ce mérite d'exécution est digne de la mention honorable.


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