CENTRE D'ETUDES
SUPERIEURES D'ØSTFOLD
Français des Affaires et Commerce International Renaud Soufflot de Magny |
L’élection présidentielle des 24 avril et 8 mai 1988 :
LES SONDAGES EN QUESTION
Ce dossier a pour l’essentiel été rédigé en septembre 1988 dans la cadre du cours "Techniques de la science politique" dispensé par le professeur Pierre Favre à l’Institut d’études politiques de Paris. Le présent texte, achevé en novembre 1995, en constitue une version légèrement retouchée.
A chaque élection nationale resurgit en France
le débat sur le rôle des sondages dans la vie politique. Portés
aux nues par les uns qui y voient un instrument de connaissance de l'opinion
indispensable à toute démocratie moderne, ils sont voués
aux gémonies par les autres qui mettent en cause leur fiabilité
et le bien fondé même de leur existence dans un système
représentatif.
L'élection présidentielle des 24 avril
et 8 mai 1988, qui a permis à notre pays de battre de nouveaux records
en ce qui concerne le nombre d'enquêtes tant publiées que
réalisées, a relancé la polémique.
UN NOMBRE RECORD DE SONDAGES :
Nous avons ainsi pu recenser (de façon peut être
non exhaustive) 61 sondages d'intentions de vote portant sur l'ensemble
de l'électorat publiés entre le 1er janvier 1988 et le premier
tour de l'élection, la plupart envisageant différentes configurations
de candidatures.
Le nombre de questions posées ayant un rapport
direct avec l'élection (popularité des présidentiables,
pronostics de victoire, intérêt pour la campagne, financement
de celle ci, ...) et qui ont été publiées avoisine
les 2000. Encore n'y avons-nous pas inclus les enquêtes concernant
les grands enjeux politiques (point de vue des Français sur la protection
sociale, l'audiovisuel, les privatisations, etc.), ni les questions “en
marge” de la campagne (telles que la popularité des “présidentiables
non politiques” ou cette question IPSOS JDD : "Pour surprendre votre
entourage, le masque de quel candidat choisiriez-vous pour vous déguiser?").
Au total, ce sont quelques 153 publications qui ont été
enregistrées et contrôlées par la Commission des sondages
à partir du mois de janvier 1988. 0r il ne s'agit que de la partie
émergée de l'iceberg, à laquelle il faudrait ajouter
les enquêtes non diffusées.
Définir la notion de sondage afin de les dénombrer
est certes difficile : une même enquête peut être divisée
en plusieurs modules vendus à des clients différents; à
l'inverse, une étude peut être le fruit de plusieurs “coups
de sonde” : c'est notamment le cas des enquêtes catégorielles
portant sur des effectifs trop faibles au sein d'échantillons de
taille classique (actionnaires, rapatriés, jeunes, chômeurs,
électeurs du Front national...). Toutefois, au vu des chiffres qui
nous ont été communiqués par les grands instituts,
on peut estimer à environ 400 le nombre d'enquêtes politiques
(au sens large) effectuées pendant le premier semestre 1988, qu'elles
soient quantitatives ou qualitatives (entretiens ouverts à partir
des affiches des candidats par exemple).
Moins de la moitié a été publiée,
le reste étant réalisé pour le compte des partis,
des candidats eux mêmes ou de leur comité de soutien.
Jacques Chirac en a été de loin le plus
friand : l'IFRES a travaillé pour le SID (Service d'information
et de diffusion du Premier Ministre), BVA a conseillé l'état
major de campagne du RPR, le comité de soutien du candidat Chirac
a commandé de multiples sondages (SOFRES, Louis-Harris...) ... sans
compter les nombreuses enquêtes de l'OCSS (Office central des sondages
et de la statistique, dépendant des Renseignements généraux)
que le ministre de l’intérieur a transmis à l'Hôtel
Matignon. Il convient toutefois de noter que tous les candidats d'un certain
poids ont eu recours aux sondages, y compris ceux qui les ont critiqués
lorsqu'ils leur paraissaient trop défavorables (Raymond Barre a
demandé à Louis-Harris de faire le point sur son “look” après
son passage à “Questions à domicile” début février;
la SOFRES a travaillé pour André Lajoinie; Jean-Marie Le
Pen a cité lors d'une “Heure de Vérité” les résultats
d'un sondage qu'il avait fait réaliser).
QUELQUES RAPPELS SUR LA TECHNIQUE ET L'HISTOIRE DU SONDAGE D'OPINION:
Avant d'étudier spécifiquement la cuvée
“Présidentielle 1988”, rappelons brièvement en quoi consiste
la technique du sondage d'opinion.
Il s'agit d'interroger un nombre limité de personnes
(par exemple 1000) au sein d'une population donnée (par exemple
la population française en âge de voter) dans le but de transposer
les résultats obtenus auprès de cet échantillon à
l'ensemble de la population étudiée. Cette extrapolation
doit se faire avec une certaine prudence, car il existe une marge d'erreur
mathématique et des biais sociologiques sur lesquels nous reviendrons.
Si la grande majorité des sondages réalisés dans les pays occidentaux développés sont commandés par des entreprises privées qui cherchent à ajuster leur politique de marketing par une meilleure connaissance du comportement des consommateurs, ce sont les enquêtes à caractère politique qui sont les plus connues du grand public et qui donnent lieu au plus grand nombre de phantasmes.
Au sein de ces dernières, les intentions de vote
à un scrutin occupent une place particulière : elles ont
un aspect prédictif et elles seules sont sanctionnées par
un résultat réel permettant d'apprécier leur fiabilité.
Comment s'assurer que 55 % des Français sont satisfaits du président
de la République? En revanche, lorsqu'un institut annonce que François
Mitterrand devrait recueillir 35 % des suffrages exprimés, les résultats
sortis des urnes permettent de juger sur pièce.
C'est ce qui explique que ce sont souvent des élections
qui ont permis aux sondages de conquérir leurs lettres de noblesse.
Aux Etats-Unis, Gallup acquit sa notoriété en 1936 en prédisant
la réélection de Roosevelt à partir d'un échantillon
représentatif de 1500 électeurs, alors qu'un grand magazine
avait annoncé la victoire de son concurrent en se fondant sur deux
millions de personnes non sélectionnées.
En France, l'élection du Président de la
République au suffrage universel, par la bipolarisation qu'elle
a entraînée a passionné et dramatisé le débat
politique. Comment s'étonner dès lors que la consécration
soit venue d'un scrutin présidentiel? Quelques jours avant le 5
décembre 1965, l'IFOP prévoyait la mise en ballottage de
De Gaulle avec 43 % des voix. Malgré l'incrédulité
de la plupart des observateurs, le Général obtint 43,96 %
en France métropolitaine. Commença alors ce qu'Alain Lancelot
appelle "l'âge d'or des sondages".
En 1969, les sondages permirent également de suivre
de près l'évolution de l'électorat, tout comme en
1974 où l'on vit Jacques Chaban-Delmas décrocher peu à
peu au profit de Valéry Giscard d'Estaing.
Mais à partir de 1978, où la majorité l'emporta aux élections législatives alors que les instituts avaient annoncé la victoire de la gauche, la confiance commença à s'émousser. Ce qui n'empêcha pas une avalanche d'enquêtes avant la présidentielle de 1981. Contrairement à l'idée reçue, celles ci avaient bien enregistré l'érosion giscardienne et la poussée de François Mitterrand avant le premier tour et aucun des sondages publiés par les grands instituts durant les dernières semaines ne donnait la victoire à VGE au second tour.
L'ELECTION PRESIDENTIELLE DE 1988 : UNE DOUBLE INTERROGATION :
Qu'en a-t-il été en 1988? Sept instituts ont publié des séries d'intentions de vote et des enquêtes plus pointues : SOFRES, IPSOS, Louis Harris, BVA, IFRES, IFOP et CSA. D'autres se sont limités à quelques études ponctuelles tels Publimétrie, PGD Conseil ou RES.
Cette avalanche de chiffres a relancé les critiques traditionnelles sur l'efficacité de l'instrument : si les instituts ont affirmé avoir développé des méthodes permettant d'obtenir des résultats de plus en plus précis, de nombreuses voix se sont élevées tant dans la classe politique que dans la presse pour mettre en doute leur fiabilité. De plus, on a reproché aux sondages de n'avoir pas qu'un rôle passif de mesure, mais de participer activement à l'évolution de la campagne de par leur influence sur l'électorat et sur une classe politique que la connaissance de l'opinion alliée à une certaine démagogie conduit à tenir un discours aseptisé et consensuel.
C' est à cette double interrogation (Les
sondages se sont-ils trompés? Que dire de leur
place dans le débat politique?) que nous tenterons de répondre
dans ce rapport. Nous n'avons pas la prétention d'être exhaustif
et nous avons volontairement laissé de côté toutes
les analyses de fond concernant les motivations de l'électorat,
les études catégorielles, les reports de voix, etc. De bons
articles ont été publiés à ce sujet dans la
presse écrite et des dossiers spéciaux ont été
édités (Le Journal des Elections, Le Monde/Dossiers et Documents,
Le Figaro/Etudes Politiques) en attendant la parution d'études plus
approfondies conduites par les politologues de talent dont la France est
si riche.
Pour notre part, nous allons seulement tenter d'apporter
des éléments de réponses les plus précis possibles
aux deux questions précitées.
LES SONDAGES SE SONT-ILS TROMPES ?
Dès l'automne 1987, les critiques ont commencé à fuser quant à la fiabilité des sondages. Qui n'a pas entendu tel ou tel journaliste annoncer avec une moue dédaigneuse ou ironique les résultats apparemment contradictoires de deux instituts concernant la popularité d'un présidentiable? (Exemple : début avril, la cote de Jacques Chirac progressait d'un point pour BVA/Paris Match alors qu'elle diminuait de trois points selon le baromètre IFOP/Journal du Dimanche).
LES CRITIQUES PRE-ELECTORALES DES HOMMES POLITIQUES :
Les enquêtes d'intentions de vote ont naturellement été au cœur des critiques des uns et des autres.
Au sein de la gauche, la position hégémonique
de François Mitterrand au premier tour et les chiffres très
favorables enregistrés par les instituts pour le second ont naturellement
provoqué peu de réserves de la part de l'entourage du Président.
Tout au plus a-t-on vu Pierre Joxe protester contre une enquête BVA
faisant perdre 4 points en une semaine au chef de l'Etat. Louis Mermaz
s'est d'autre part joint à lui pour déplorer la publication
de chiffres... trop favorables! (" On va nous faire le coup de la montée
à 60 % , et puis on va nous dire "il est mal élu"...
").
La plupart des petits candidats quant à eux (André
Lajoinie en tête) n'ont pas cessé d'insister sur l'importance
des marges d'erreur, quand ils n'ont pas parlé de "manipulation
de l'opinion".
A droite, les partisans de Jacques Chirac abandonnèrent leurs critiques envers les sondeurs dès que celui-ci commença à devancer Raymond Barre et seules les enquêtes du second tour leur parurent suspectes. Tout au plus émirent-ils l'idée que les sondages du premier tour sous évaluaient M. Barre lorsqu'ils s’aperçurent que la chute de celui ci profitait autant à François Mitterrand qu'au candidat qu'ils soutenaient.
Raymond Barre fut un des plus virulents adversaires des
sondages : "Oté marmaille! Laisse causer band'sondeurs là!
Oublie pas gros poisson i'becque toujours sur le tard!"devait-il s'exclamer
en créole à la Réunion, laissant tomber quelques jours
plus tard : "Je n'accepte pas le verdict des sondages".
Le barriste Bruno Durieux publiait dans "Le Monde" du
23 avril un article dans lequel il écrivait notamment : "Les
sondages d'intention de vote pour dimanche sont frappés de risque
d'erreur tels qu'ils ne peuvent fournir aucune indication fiable sur l'issue
réelle du scrutin [...] S'agissant de Raymond Barre et de Jacques
Chirac, nul ne peut affirmer en toute rigueur statistique lequel précédera
l'autre". Quant à Philippe de Villiers, il prédisait
"un SAMU pour les sondeurs".
Jean-Marie Le Pen fit preuve d'une agressivité plus grande. Déjà, en octobre 1987, après l'affaire du «point de détail», il déclarait : "Les sondages, je m'en fiche [...] Après l'agression dont j'ai été l'objet de tous les côtés, je m'attendais à ce que les sondages emboîtent le pas. Cela fait partie de la logique de ceux qui veulent m'abattre". Tout au long de la campagne, lui même ou ses lieutenants s’évertuèrent à démontrer que puisque les sondages l'avaient toujours sous-estimé (ce qui était exact), le Président du Front national avait dépassé depuis longtemps Raymond Barre et qu'il talonnait Jacques Chirac qu'il ne pourrait que doubler avant le 24 avril.
LES CRITIQUES POST-ELECTORALES DES HOMMES POLITIQUES :
Dès le soir du premier tour, les ténors politiques reprirent leurs attaques en règle.
Jean-Marie Le Pen intervenait dès 20h10 : "Malgré
mes protestations, disait il, les instituts ont constamment diffusé
des chiffres faux. Ou bien ces instituts sont nuls, ou bien ils ont manipulé
la vérité".
André Lajoinie et d'autres communistes fulminèrent
contre ces sondages qui "pendant des mois ont placé notre candidat
à 3 % et dont aucun ne lui a donné plus de 5 %"(sic).
Philippe Séguin lui même s'accrochait avec
Michel Brulé sur le plateau d'Antenne 2 à propos des enquêtes
réalisées par BVA.
LES CRITIQUES POST-ELECTORALES DE LA PRESSE ECRITE :
Les jours suivants, beaucoup d'organes de presse se mêlèrent au réquisitoire des hommes politiques. En voici quelques exemples significatifs :
NB : Sur les divergences entre instituts à propos de la popularité des leaders, un simple coup d'œil aux courbes permet de constater qu'au-delà des variations contingentes, les grandes tendances ont été saisies de façon comparable par les instituts.
Un gain d'un point ou deux est peu significatif étant donné les marges d'erreur inhérentes à tout sondage.
Les différences les plus importantes s’expliquent par des dates
de réalisation différentes et surtout par le fait que les
questions posées par BVA, SOFRES et IFOP ne sont pas les mêmes
: bonne opinion, confiance et satisfaction ne se recouvrent pas forcément.
C'est ainsi que peu de temps après la nomination de Jacques Chirac
au poste de Premier ministre, le nombre de personnes faisant confiance
au locataire de Matignon était beaucoup plus important que le nombre
de personnes satisfaites de celui ci, qui avait encore peu agi.
En général, la confiance dépasse la satisfaction;
le fait que cela n'ait pas été le cas pour Jacques Chirac
dans les derniers mois précédant l'élection ne pouvait
qu'être un signe inquiétant pour ce candidat.
§ 1 : DES RESULTATS PLUTOT SATISFAISANTS
Il est vrai que la comparaison entre les derniers chiffres publiés et les résultats réels révèlent quelques différences importantes (cf. Annexe 3-1). Ainsi, Jean-Marie Le Pen était il crédité de 9,5 à 12,5 % alors qu'il a finalement obtenu 14,5 %. Jacques Chirac qui ne devait pas atteindre 20 % le 24 avril était situé entre 22 et 24,5 par les sept principaux instituts.
La somme des écarts entre pourcentages publiés et pourcentage réel dépasse les 20 points pour l'IFOP. Cet institut pourtant prestigieux accordait par exemple 38 % à François Mitterrand (et non les 34 % qu'il a recueilli), 23,5 % à Jacques Chirac (et non 20 %), 19 % à Raymond Barre (et non 16,5 %) ou 9,5 % à Jean-Marie Le Pen (et non 14,5 %).
DES TENDANCES BIEN APPRECIEES :
Il convient toutefois de noter deux choses : d'une part, les grandes tendances avaient bien été enregistrées, d'autre part les enquêtes réalisées pendant la dernière semaine et non publiées témoignent de l'évolution importante du corps électoral en fin de campagne.
Tout d'abord, les points forts de cette campagne ont bel et bien été perçus par les sondeurs même si leur ampleur a parfois pu être mal appréciée : le décrochage de Raymond Barre par rapport à Jacques Chirac, la position très favorable du Président sortant malgré un effritement dans la dernière période, la progression du candidat de l’extrême-droite, l'étiage record du candidat communiste...
N'est-on pas trop exigeant à l'égard des sondages? A partir de la mi-février, 47 enquêtes d'intentions de vote ont été réalisées puis publiées (cf. Annexe 2) : toutes sans aucune exception ont annoncé un deuxième tour Mitterrand/Chirac et la victoire de ce dernier de façon relativement confortable. Mieux, l'ordre d'arrivée des cinq principaux candidats (Mitterrand, Chirac, Barre, Le Pen, Lajoinie) a été parfaitement saisi par toutes ces études. Cela peut paraître trivial a posteriori; mais sans elles comment aurait-on pu savoir que M. Chirac avait devancé M. Barre, que M. Lajoinie était très loin derrière M. Le Pen ou que ce dernier n'avait pas rattrapé M. Barre contrairement à ses allégations? Les commentateurs et analystes politiques auraient certes donné leur sentiment, mais sont-ils toujours fiables? Presque tous avaient estimé que François Mitterrand avait «raté» sa déclaration de candidature le 22 mars sur Antenne 2; pourtant les sondages ont montré que l'annonce de sa participation au scrutin ne l'avait pas affaibli, à court terme en tout cas, bien au contraire.
LES DERNIERES ENQUETES CONFIDENTIELLES :
D'autre part, les sondages n'ont pas pour prétention plusieurs semaines avant un scrutin d'avoir une valeur prédictive. Ils rendent compte d'une situation à un moment donné sans préjuger des évolutions ultérieures possibles. Pour reprendre une image banale, mais qui reflète bien la réalité, chaque sondage n'est qu'une photographie et il convient de mettre ces instantanés bout à bout pour se faire une idée de la dynamique de la campagne.
D'autre part, l'électorat étant particulièrement mouvant, les comparaisons doivent se faire à partir des dernières enquêtes réalisées. Les derniers sondages publiés sont (en raison de la loi du 19 juillet 1977 interdisant leur diffusion une semaine avant le scrutin et des délais de traitement des questionnaires) réalisés une dizaine de jours avant l'élection.
Or les instituts n'ont pas à rougir des derniers chiffres confidentiels qui restent (mis à part pour l'IFOP pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons) dans le cadre des marges d'erreur généralement admises. Signalons que nous avons pu vérifier que les enquêtes confidentielles dont les données sont reproduites en Annexe 3-2 avaient bien été remises par les instituts à leurs clients avant le premier tour. Il n’y a que pour l’IFRES qu’un doute subsiste.
Grossièrement, on peut dire qu'avant le premier
tour, les dernières enquêtes de la SOFRES, de BVA, de l'IFRES,
de Louis-Harris, et d'IPSOS (nous excluons CSA dont le dernier sondage
remonte à 20 jours avant le scrutin et l'IFOP qui a utilisé
une technique se distinguant des procédés habituels) ont
en moyenne surévalué Jacques Chirac de 2 points et demi,
sous estimé Jean-Marie Le Pen d'un point et demi et Antoine Waechter
d'un point, les autres candidats étant situés au niveau qu'ils
obtinrent (cf. Annexe 1-1).
Encore faut il préciser que mêmes ces enquêtes
ont été réalisées entre six et quatre jours
avant le scrutin : elles n'ont donc pas pu apprécier jusqu'à
leur terme les évolutions en cours. Les projections sur la date
du 24 avril des tendances enregistrées pendant les dix derniers
jours donne des résultats extraordinairement proches de la réalité,
même si la surestimation de Jacques Chirac demeure.
Pour le deuxième tour, on peut là encore dire que les instituts ont bien mesuré l'écart entre François Mitterrand et Jacques Chirac (cf. Annexe 1-2) : le score du candidat sortant a été en moyenne surestimé de quelques dixièmes, ce qui n'est guère significatif.
LES ESTIMATIONS LE JOUR DU SCRUTIN :
D'une toute autre catégorie sont les estimations réalisées le jour même du scrutin et qui sont divulguées à 20 heures sur les grands médias audiovisuels.
La technique utilisée est en effet tout à
fait différente. On peut d'abord demander aux personnes qui viennent
de voter de remplir un questionnaire anonyme qu'elles mettent elles mêmes
dans une urne. Parmi les questions auxquelles elles sont censées
répondre figure celle concernant le vote qu'elles viennent de faire.
Les bureaux sont en général choisis en fonction de leurs
résultats aux élections passées. Cette technique,
dite du SSU (sondage sortie des urnes) offre l'avantage de pouvoir affiner
l'analyse en fonction des catégories sociologiques des électeurs
et permet de s'intéresser aux motivations de ceux ci, à leurs
lectures, à leurs souhaits concernant le futur Premier Ministre,
à leurs intentions de vote en cas d'élections législatives
anticipées, ...
Le SSU permet pour un coût relativement modeste
d'interroger plusieurs milliers de personnes dans la journée; son
dépouillement peut se faire au fur et à mesure du déroulement
du scrutin et on a ainsi une tendance relativement précise du vote
des Français assez tôt dans l'après-midi. Les personnes
interrogées sont en effet uniquement celles qui ont effectivement
voté (contrairement à la situation des enquêtes préélectorales)
et ont en tête de façon claire le choix qu'elles ont fait.
Tous les grands instituts ont eu recours aux SSU, à
l’exception de la SOFRES. Toutefois, cette technique doit être regardée
avec une certaine prudence car certaines personnes aiment “brouiller les
pistes” ou répugnent à répéter dans le questionnaire
leur vote qui ne remonte pourtant qu'à quelques secondes ou quelques
minutes (c'est ainsi que les SSU “bruts” ont généralement
sous évalué Jean-Marie Le Pen).
C'est pourquoi il existe une autre méthode de sondage
dans laquelle on n'interroge pas des individus, mais où l'on se
fonde sur des bulletins réels. Là encore, les bureaux concernés
(quelques centaines) sont choisis en fonction de leurs résultats
aux élections antérieures : il faut que l'échantillon
comprenne des bureaux "normaux", c'est à dire qui fournissent traditionnellement
des résultats proches de ceux constatés au niveau national,
mais aussi d'autres dans lesquels tel ou tel type de vote est plus fort
(bureaux à dominante communiste par exemple), afin que l'ensemble
des bureaux retenus (éventuellement pondérés) constitue
un échantillon représentatif.
L'inconvénient est que ces bulletins ne commencent
à être dépouillés qu'à 18 heures, ce
qui rend la tâche plus difficile pour des instituts dont on attend
qu'ils fournissent à 20 heures pile des chiffres qui seront d'ores
et déjà considérés comme “les résultats
de l'élection”.
Autre problème : en région parisienne et
dans les grandes villes, les Français ont jusqu'à 20 heures
pour passer dans l'isoloir et les instituts lorsqu'ils font leur estimation
ne disposent donc pas de ces résultats qui pourtant “pèsent”
lourds (c'est une des raisons qui explique la légère sous-évaluation
de Jacques Chirac lors des estimations du premier tour). Toutefois, des
algorithmes permettent d'évaluer le vote des bureaux urbains à
partir de ceux qui ferment à 18 heures et les SSU permettent de
se faire une idée statistique de la spécificité de
ceux ci, si bien que dès 18h45, chaque institut possède des
chiffres qu'il estime assez fiables pour les communiquer aux journalistes
et aux invités des grands médias - sans prétendre
encore à une précision supérieure à deux points
d'écart.
Si, par précaution, les sondeurs se contactent
pour vérifier que leurs fourchettes concordent (il y a parfois encore
des différences substantielles : à 18h30, tel institut situait
M. Le Pen à 16 % quand un autre ne lui accordait pas plus de 13
%), ils voient peu a peu leurs chiffres converger et l'estimation de 20
heures a été d'une qualité exceptionnelle (sauf pour
l'IFRES), comme on pourra le constater en se reportant à l’Annexe
3-3.
Cela a été encore plus vrai pour le second tour : tous les instituts ont accordé à François Mitterrand entre 53,9 et 54,1 % (il a finalement obtenu 54,02 %).
§ 2 : DES ECARTS QU'IL FAUT EXPLIQUER
Malgré les résultats globalement satisfaisants des enquêtes d 'intention de vote, il faut s'efforcer de comprendre le pourquoi des écarts les plus importants.
LES MARGES D'ERREUR STATISTIQUES :
Pour ne pas alourdir excessivement notre exposé,
nous ne rentrerons pas dans le détail de l 'explication du calcul
des marges d'erreur statistiques.
Notons simplement que pour un échantillonnage
fait au hasard avec remise (chaque personne est tirée au sort dans
la population totale, sans que soit exclue la possibilité mineure
quand cette population est importante de retenir plusieurs fois le même
individu), l’intervalle de confiance pour un risque d'erreur a est donné
par f ± t.racine carrée[f(1-f)/n] (avec t : donné
par la table de Gauss en fonction de a; f : fréquence observée;
n : taille de l'échantillon).
On remarque que la marge d'erreur pour n personnes interrogées
est indépendante de la taille de la population totale.
Exemple : un sondage effectué auprès de 1000 personnes attribue au candidat Mitterrand 36 % des suffrages (SOFRES/Nouvel Observateur, 8 9/04) : ce candidat a donc 95 % de chances de se trouver entre 0,36-1,96racine carrée[0,36x0,64/1000] et 0,36+1,96racine carrée[0,36x0,64/1000], c'est à dire grosso modo entre 33 et 39 %.
Afin d'atténuer ce risque d'erreur, les instituts
n'emploient guère la technique de l’échantillonnage au hasard,
mais lui préfèrent la méthode des quotas : l'échantillon
doit contenir la même proportion de femmes, de
jeunes, d'ouvriers,
d'habitants de l'Ouest ou de ruraux que la population française
afin d'être le plus représentatif possible. Certes, les grilles
sur lesquelles les instituts fondent leur choix (sources INSEE, INED, ...
) ne sont pas non plus entièrement dénuées d'une certaine
imprécision statistique, mais elles permettent tout de même
d’accroître considérablement la qualité de cet échantillon.
Si pour une raison quelconque, on ne parvient pas à
interroger un nombre suffisant de personnes de telle ou telle catégorie,
on procède à un “redressement”, c'est-à-dire à
une pondération en fonction du poids réel qu'occupe ce groupe
dans l'ensemble de la population française. Il est certes simplificateur
de supposer que par exemple les jeunes qu'on n'a pas pu interroger (absence
du domicile, refus de répondre... ) votent de la même façon
que ceux effectivement questionnés, mais ce biais est relativement
minime.
VOTE A DOMICILE ET VOTE REEL :
Même en supposant que l'échantillon soit exactement représentatif de la population française en âge de voter, on se heurte à une deuxième série de difficultés qui fausse les résultats : quand bien même interrogerait on tous les Français de plus de 18 ans, on obtiendrait des intentions de vote différentes des résultats de l'élection.
Le premier problème résulte du fait que
toutes les personnes interrogées n'iront pas voter : d'une part,
certaines ne sont pas inscrites sur les listes électorales (mais
la plupart des instituts “filtrent” les réponses en demandant aux
interviewés s'ils le sont effectivement); d'autre part, beaucoup
des inscrits qui s'abstiendront répondent tout de même à
l'enquêteur : il est moins difficile de “voter'” chez soi quand un
institut vous le demande que de retrouver sa carte d'électeur et
se déplacer jusqu'à son bureau de vote; aussi le vote à
domicile est-il généralement sensiblement supérieur
à la participation réelle.
De nombreux questionnaires tentent de mesurer la volonté
qu'on les sondés d'aller voter et par exemple un institut comme
BVA n'a retenu que les réponses des personnes se disant "certaines
d'aller voter".
LE VOTE MASQUE ET LES REDRESSEMENT POLITIQUES :
Un autre obstacle rencontré par les sondeurs est le “vote masqué” : certains électeurs n'osent pas “avouer” qu'ils ont choisi tel ou tel candidat, et ce pour de multiples raisons (ainsi, une personne ayant décidé de voter pour Jean-Marie Le Pen aura peut être des réticences à l'annoncer à un enquêteur de couleur... ). Les instituts privilégient certes les simulations de vote en urne : la personne interrogée a le choix entre plusieurs bulletins : elle en choisit un et le glisse dans une urne hors du regard du sondeur. Toutefois, cela n’empêche pas la sous estimation quasi-systématique des candidats extrémistes au profit des candidats les plus consensuels ou les plus populaires.
Cela conduit les organismes de sondages à opérer d'autres redressements, qui sont l'objet de tant de suspicion. Les intentions de vote brutes donnant par exemple en mars François Mitterrand au delà de 40 % et Jean-Marie Le Pen à peine au dessus de 5 % ne reflétaient pas la réalité. Or lorsqu'on demandait aux sondés quel avait été leur vote aux élections législatives de 1986, on trouvait un PS aux alentours de 40 : et un FN très en dessous des 10 % qu'il avait réalisés alors. (A l'inverse, au creux de la vague socialiste pendant l'été 1984, les personnes disant avoir voté pour François Mitterrand le 10 mai 1981 étaient très minoritaires car elles “oubliaient” ou refusaient de déclarer qu'elle avaient contribué à son élection).
Il est difficile de faire la part des difficultés de mémoire et de la mauvaise foi, mais ceci a amené les instituts à effectuer des redressements se fondant cette fois ci pour l'essentiel sur la reconstitution du vote aux élections législatives de 1986. Il ne s'agit donc pas comme on le lit trop souvent d'ajouter ou de retrancher des points de façon arbitraire, mais de pondérer les scores bruts de chaque candidat grâce au rapport entre les résultats obtenus par sa formation aux élections précédentes et les votes que les sondés déclarent avoir émis à l'occasion de ces scrutins passés. Prenons un exemple simplifié : si 5 % des sondés affichent leur intention de voter pour M. Le Pen et que 5 % également de ceux qui avaient l'âge de voter en 1986 déclarent avoir choisi le Front National à ces élections législatives (alors qu'il a en fait avoisiné les 10 % lors de cette consultation), on estime qu'il est probable que le candidat de l’extrême droite se situe environ à 10 %.
On peut aller plus loin en constatant que ce redressement par reconstitution du vote précédent est parfois insuffisant. Ainsi, la reconstitution du vote aux élections européennes de 1984 n'a pas suffi à apprécier à son juste niveau le score du FN aux législatives de 1986. Certains instituts ont donc pu multiplier le résultat obtenu pour tel ou tel candidat après premier traitement par un coefficient calculé en fonction de l'écart entre sondages et résultats pour sa formation lors des scrutins précédents. Cette technique n'est toutefois pas dénuée de danger : le score du Parti Communiste était ainsi systématiquement revu à la hausse avant 1981 : cela a conduit les instituts à le surévaluer sensiblement dans les intentions de vote à l'élection présidentielle d'il y a sept ans.
En tout cas, il faut bien avoir à l 'esprit qu’en principe, les méthodes de redressement ne doivent pas être choisies une fois connus les résultats de l'enquête sur le terrain, ce qui pourrait ouvrir la voie à des trucages. Sauf justification du changement de méthode, la Commission des sondages se montre vigilante et elle exige que les redressements soient fondés sur des algorithmes préétablis (cf. 2ème partie §1 : L'affaire Louis-Harris).
Enfin, une autre difficulté dans la mesure de l' opinion a été la très grande fluidité de celle ci pendant la campagne. Les enquêtes de l'IFOP, procédant par panel ont permis de suivre d'un peu plus près les “voix volantes” et l'on s'aperçoit que les transferts entre Raymond Barre et Jacques Chirac par exemple ont été particulièrement importants. Si les électeurs ont fait preuve d'une relative stabilité dans leur choix pour le second tour, le nombre d'indécis est resté longtemps élevé et les évolutions au cours des dix jours précédant le 24 avril ont été considérables (exemple : la percée de Jean-Marie Le Pen).
Pour reprendre l 'image de Michel Brulé, le corps électoral est une cible et le sondeur un lanceur de fléchettes qui tente de viser le cœur de celle ci. Si la cible bouge beaucoup, autrement dit si les électeurs changent souvent d'avis et dans des proportions importantes, il va de soi que son travail est plus délicat.
Certaines techniques spécifiques ont également rencontré leurs limites.
En ce qui concerne les enquêtes par téléphone, celles-ci ont dans l'ensemble donné des résultats corrects (IPSOS n'a procédé que de cette façon) puisque la quasi-totalité de la population dispose aujourd'hui de cet appareil et malgré les réticences (plus importantes que pour les votes en urne à domicile) de certaines personnes appelées.
En revanche, force est de constater que le procédé
du panel utilisé par l'IFOP a donné des résultats
médiocres en ce qui concerne les intentions de vote.
L'IFOP a construit son panel (environ 800 individus)
à partir d'un échantillon de 2000 personnes de telle sorte
que celui-ci soit représentatif, notamment quant à son vote
aux élections législatives de 1986, ce qui a permis à
cet institut de faire l'économie des redressements. Ce sont ces
mêmes 800 personnes qui ont été interrogées
à chaque vague. Cela a permis d'avoir une vision plus précise
des transferts de voix et des motivations, car l'IFOP a ensuite conduit
auprès des électeurs indécis ou mobiles des enquêtes
qualitatives.
Si cet aspect a été intéressant, les résultats quantitatifs ont rapidement déviés de ceux des autres organismes. On peut penser que les membres du panel, sachant qu'ils allaient être interrogés à nouveau, se sont sentis plus impliqués dans la campagne et ont adopté un comportement différent de celui des électeurs moyens (il est par exemple possible qu’ils aient suivi avec plus de régularité et d'attention les émissions politiques à la télévision...). La peur de paraître versatile a probablement également contribuée à geler les évolutions : les mouvements de l'opinion ont en tout cas été amortis dans les enquêtes de l'IFOP. Les candidats extrémistes (Jean-Marie Le Pen et André Lajoinie) ont été sous évalués au profit d'hommes plus consensuels, François Mitterrand étant par exemple crédité de 38 % dans le dernier sondage réalisé (au lieu de 35 % au plus pour les autres instituts).
Faut-il ajouter à ces explications techniques d'éventuelles tentatives de manipulation de l'opinion, autrement dit des instituts ont ils publiés des chiffres dont ils savaient pertinemment qu'ils étaient faux? Nous allons maintenant tenter d'y répondre.
LA PLACE DES SONDAGES DANS LA CAMPAGNE
On a vu dans la première partie que les sondages
en tant qu'instrument de mesure ont fourni dans l'ensemble des résultats
tout à fait acceptables.
Une autre catégorie de critiques vient alors à
l'esprit, d'ordre plus “épistémologique” qui concerne la
portée qu'ils ont eu dans cette campagne.
D'abord, a-t-on tenté de s'en servir pour manipuler
l'opinion, et si oui, que serait-il souhaitable de changer sur le plan
juridique? Ensuite, leur développement ne modifie-t-il pas le fondement
de notre système politique?
C'est à ces deux questions concernant l'influence des sondages sur les électeurs d'une part, sur les professionnels de la politique d'autre part que nous allons maintenant nous consacrer.
§ 1 : A-T-ON VOULU MANIPULER L'OPINION?
Comme nous venons de le voir, au delà des imperfections techniques, certains ont accusé les sondeurs d’avoir délibérément trompé l'opinion. Dans un article à paraître en octobre 1988 dans la revue Pouvoirs ("La commission des Sondages face à l'élection présidentielle de 1988"), François Gazier et Jean Frédéric de Leusse, respectivement Président et Secrétaire général de la Commission des sondages écrivent : "A aucun moment, contrairement à ce que certains dénoncent à tort, la Commission n'a pu constater de manipulation politique délibérée dans la réalisation des sondages".
La Commission a toutefois eu l'occasion à plusieurs reprises d'émettre des réserves (cf. Annexe 4), l'institut Louis Harris revenant plusieurs fois sur la sellette.
LES RESERVES CONCERNANT LOUIS-HARRIS :
C'est ainsi que le Quotidien de Paris a présenté dans son numéro du 9 février des chiffres concernant des pronostics de victoire comme des intentions de vote, ce qui avait pour effet d’accroître l'avance de Jacques Chirac sur Raymond Barre. Il y a visiblement eu une présentation malhonnête, mais c'est ici le support et non l'institut qui est en cause.
Il semble que Louis-Harris soit également hors de cause dans la publication par le Quotidien d'un sondage "réalisé pour l'Hôtel Matignon" et que l'institut a démenti avoir réalisé. En fait, il semble que Louis-Harris ait effectué une enquête pour le comité de soutien de Jacques Chirac et que le Quotidien ait bénéficié d'indiscrétions dont l'auteur n'était probablement pas bien intentionné, puisque les chiffres communiqués différaient de ceux de l'enquête réelle.
Mais la principale “affaire” de cette campagne a concerné
les deux dernières études réalisées par LHF
(Louis-Harris France) pour le compte de l'Express et de Radio France. Le
sondage des 8 et 9 avril donnant des résultats sensiblement différents
de ceux des autres instituts effectués vers les mêmes dates
(M. Mitterrand était crédité de 40 % alors que les
autres organismes le plaçaient entre 34 et 37 %; M. Chirac étant
situé à 21 % contre 23 à 24,5 %), l'Express a publié
ces chiffres en les assortissant d'un texte de Yann de l'Ecotais : "Nous
allons surprendre. Nous sommes surpris nous mêmes [...] A l'Express
et à France-Inter, notre vocation est d'informer. Nous le faisons.
Notre métier nous conduit aussi naturellement à douter pour
mieux informer. Nous allons le faire. En réalisant cette semaine
une ultime enquête".
Louis-Harris exécuta donc cette dernière
enquête (13 15 avril) qui fut communiquée sur les ondes de
France Inter le samedi 16 avril à 13 heures, c'est à dire
quelques heures avant l'interdiction légale. Les évolutions
par rapport au sondage publié la veille dans l'Express étaient
considérables. François Mitterrand passait de 40 à
36,5 %; Jacques Chirac de 21 à 23 %; Raymond Barre de 16 à
14,5 %; Jean-Marie Le Pen de 10 à 12,5 %. Ces chiffres allant à
l'encontre des autres sondages de dernière heure qui témoignaient
d'un resserrement de l'écart entre les deux candidats de la majorité,
les barristes saisirent la commission.
En fait, l'institut avait modifié les méthodes de redressement pour parvenir à un résultat "plausible". Il semble donc que ces changements dans la technique de redressement aient été décidées a posteriori, la première mouture donnant des chiffres aberrants (mauvaise enquête sur le terrain?). Notons toutefois qu'il n'y a probablement pas eu, contrairement à ce qui a été dit ou sous entendu (notamment par Le Monde dans un billet intitulé "Du sondage au pifomètre") trucage destiné à faire baisser M. Mitterrand au profit de M. Chirac. A tout le moins aurait on pu attendre de LHF qu'il indique à ses clients que la méthode avait été modifiée, afin qu'on ne considère pas comme significative l'évolution entre les résultats des deux enquêtes.
Autrement plus grave est le fait que la commission n'ait
pu avoir accès à tous les documents qu'elle a demandés.
L'explication de Louis-Harris est la suivante : pour gagner du temps, ses
correspondants en province téléphonent au siège les
résultats des questionnaires et ces derniers sont ensuite expédiés
par courrier. Lorsque la Commission a fait son enquête, ceux ci n'étaient
pas encore parvenus à Paris, aussi a t elle du se contenter d'analyser
la loupe les questionnaires de la région parisienne (sur lesquels
elle n'a rien trouvé à redire).
En ce qui concerne le fait que Commission n'ait toujours
pas pu consulter ces pièces plusieurs mois après l'élection,
celle-ci et Louis Harris se renvoient la balle : "Ils sont à
sa disposition, mais elle ne nous les a pas redemandés", dit
on à LHF. "Nous les attendons toujours", répond-on
Place du Palais-Royal.
Le Canard Enchaîné, dans son numéro du 27 juin 1988, portait des accusations d'une exceptionnelle gravité contre LHF et son sous traitant Catherine Delannoy et associés. Sous le titre "Un sondage présidentiel bricolé par des fantômes" et le chapeau "En deux jours, Tonton et Barre perdaient 1,5 millions d'électeurs. L'échantillon représentatif avait été sélectionné selon la méthode des ectoplasmes", Jean François Julliard écrivait notamment : "Un sondeur de base, modeste tâcheron de cette haute technologie, a expliqué au Canard comment l'institut Louis-Harris avait réussi à publier coup sur coup, deux séries de chiffres contradictoires avant la présidentielle : "Le temps pressait. Il a fallu fabriquer de faux questionnaires. Et aussi de faux enquêteurs, censés avoir remplis de faux questionnaires."". Rien n'est venu corroborer l’affirmation selon laquelle des questionnaires auraient ainsi été créés de toutes pièces, mais si LHF se sent diffamée, elle devrait logiquement porter cette affaire devant la justice.
D'autres “bavures” se sont produites qui n'ont pas donné
lieu à des mises au point de la Commission des Sondages. Ainsi,
tel institut à qui un enquêteur avait remis 18 questionnaires
“bidons” sur 20 n'a-t-il pas été condamné dans un
communiqué.
On pourrait citer d'autres exemples, la Commission tentant
généralement d'adapter la sanction ou sa publicité
à la gravité de la faute commise. Si les résultats
étaient peu affectés par l'erreur et que l'institut était
visiblement de bonne foi, elle a pu se contenter d'une explication avec
ses représentants.
C'est ce qui fait que la Commission, qui n'a été saisie que par 17 requêtes, mais qui contrôle de façon systématique les publications dont elle est informée en vertu de la loi et qui dispose d'un réseau de renseignements informel mais large, n'a au total émis qu'une quinzaine de mises au point et de communiqués alors qu'elle a relevé d'autres imperfections techniques ou infractions mineures.
Notons aussi que la Commission prend parfois des décisions sans les rendre publiques : elle a ainsi engagé des poursuites pénales à quatre reprises, mais seules celles contre le Quotidien de Paris ont été annoncées.
Au-delà de ce qui a été relevé par la Commission de façon publique ou pas, y a-t-il des “brebis galeuses” dans la profession? Dans l'ensemble, les instituts ont tendance à se défendre les uns les autres, mais il est un organisme sur lequel se portent tous leurs soupçons : l'IFRES.
Simple jalousie professionnelle? Cela n'est pas à exclure, mais l'IFRES qui a systématiquement refusé de nous répondre, même par téléphone, n'a rien opposé aux rumeurs diverses. Chargé du baromètre de Matignon de 1986 à 1988, l'IFRES n'est pas dans l'annuaire et il nous a été très difficile de nous procurer les enquêtes réalisées pour FR3 et RMC (il semble d’ailleurs que le choix d’IFRES ne se soit pas fait sans quelques réticences de la part de la station monégasque qui aurait préférer travailler en collaboration avec CSA), celles ci pourtant diffusées à la radio et à la télévision, donc connues de plusieurs millions de personnes nous étant présentées comme "secrètes".
Outre les bruits concernant des incohérences dans les chiffres diffusés par cet institut, un doute existe également sur les intentions de vote recueillies pendant la semaine précédant le 24 avril. Celles-ci, étonnamment bonnes (avec par exemple un François Mitterrand à 34 % alors que la dernière enquête diffusée le situait à 40 % et un Jean-Marie Le Pen à 14 % au lieu de 9) ont été plus proches de la réalité que l'estimation de cet organisme le soir du 24! (Il est vrai que cette dernière était particulièrement médiocre, avec par exemple M. Mitterrand à 36,2 %). En tout cas, c'est le seul institut pour lequel nous n'avons pu contacter personne n’ayant eu vent de la dernière enquête confidentielle avant le premier tour.
Si l'IFRES a mauvaise presse et cultive le goût du secret, notons toutefois que les seules accusations lancées par la presse et "off record" par certains professionnels ne permettent pas d'affirmer que cet institut n'a pas respecté la déontologie.
Une catégorie d’enquêtes tout à fait à part peut être utilisée dans un but manipulateur : celles des Renseignements généraux. Si l'Office Central de Sondages et de Statistiques créé en 1964 pour l 'information du Gouvernement dispose de moyens lui permettant en principe d'aboutir à des résultats très fiables, c’est avec méfiance qu’il faut accueillir les “fuites” plus ou moins bien intentionnées.
Ainsi en 1965, les RG avaient-ils annoncé la mise
en ballottage du Général avant les instituts privés,
mais le ministre de l'intérieur Roger Frey avait fait publier par
France-Soir le fruit d'une pseudo-enquête des RG prévoyant
la réélection de De Gaulle dès le premier tour avec
quelques 54 % des suffrages.
"Au moins les trois quarts des chiffres que l'on lit
dans la presse sont faux", nous a déclaré un fonctionnaire
des RG. Comment en effet ne pas être perplexe quand dans le même
numéro (celui du 10 mars), Minute publiait en page deux "le dernier
sondage des RG" qui situait le Président du Front National en
hausse de deux points à 9 % et en pages une et quatre la photo d'une
"note de synthèse destinée à Pasqua et à
différents responsables du Gouvernement et de la police" indiquant
que "les intentions de vote [en faveur de M. Le Pen] se situent à
15,97 % pour la moyenne nationale" (on admirera au passage la précision
!).
Le ministre de l'intérieur a plusieurs fois fait allusion à ces enquêtes : "Je suis généralement bien informé, vous savez. [...] Je déconseille à Monsieur Mitterrand de se représenter". Les résultats des sondages de l'OCSS sont d'abord remis au locataire de la Place Beauvau qui se charge lui même de les faire transmettre à l'Elysée. L'hypothèse d'une manipulation n'est donc pas à exclure, d'autant que Charles Pasqua avait en 1981 tenté d'intoxiquer les journalistes en affirmant que les ultimes sondages laissaient prévoir un second tour Giscard/Chirac, de telle sorte que le phénomène du vote utile ne joue pas en la défaveur du candidat RPR.
Cette fois-ci, de nombreuses indiscrétions faisaient état d'une victoire de Jacques Chirac au second tour. Résultat étrange alors que tous les instituts privés annonçaient la réélection dans un fauteuil du Président sortant. Pourtant, à en croire Georges Marion (Le Monde daté du 21 avril 1988), "M. Pasqua n'a pas menti : les enquêtes faites en janvier et février par ses services donnaient bien M. Chirac vainqueur [...] Ce n'est qu'en mars que les chiffres du ministère de l'intérieur se sont inversés, la fourchette des RG étant sensiblement plus réduite que celles des instituts privés". L’OCSS se serait-il trompé en ayant “naturellement” eu tendance à privilégier le Gouvernement en place? Cette hypothèse n'est pas à exclure non plus.
En tout cas, il faut donc se montrer très réservés quant aux sondages "émanant" des RG : que ce soit leurs propres résultats qui soient médiocres ou que ce soit les chiffres présentés comme venant de l'OCSS qui aient été manipulés, mieux vaut s'en tenir faute de contrôle sur la source et la technique de ces enquêtes à celles diffusées par les grands instituts qui font généralement bien leur travail. La dernière étude présentée comme celle des RG avant le 1er tour était plus éloignée des résultats des urnes que celles de toutes les sociétés de sondage privées à l'exception de l'IFOP.
LES RUMEURS DE LA DERNIERE SEMAINE :
La loi du 19 juillet 1977 interdisant dans son article 11 "la publication, la diffusion et le commentaire de tout sondage" relatif à l'élection pendant la semaine qui précède chaque tour de scrutin, les rumeurs vont bon train durant cette période, qu'elles concernent les enquêtes des RG ou celles des instituts privés.
Les petits journaux de campagne ont parfois publié des sondages pendant les derniers jours, qui plus est sans citer leurs sources. Ainsi, “Barre Hebdo” dans son numéro 9 du 18 avril, distribué notamment dans les gares parisiennes quelques jours avant le premier tour écrivait : "Rebondissement avant le 1er tour : Barre est en train de gagner [...] Des enquêtes d'opinion qui circulent sous le manteau et qui, de Renseignements Généraux en instituts de sondages se promènent dans Paris, il ressort que Jacques Chirac est maintenant devancé d'un point par Raymond Barre! [...] L'affaire est devenue un secret de polichinelle!".
Citons aussi le fait que de nombreux chroniqueurs politiques ont été “avertis” peu de temps avant le second tour qu'une ultime enquête annonçait un second tour extrêmement serré ...
Cette utilisation de sondages ou de pseuso-sondages à des fins de manipulation de l'opinion est-elle efficace?
Malgré l'avalanche d'enquêtes, un nombre important de personnes déclaraient aux instituts ne pas avoir eu connaissance de sondages d'intentions de vote pendant la dernière semaine. Louis-Harris et la SOFRES ont posé à quelques jours d'intervalle (à la mi mars) la même question : "Parmi les moyens suivants, quels sont ceux qui vous sont le plus utiles pour savoir comment voter?". La télévision (1 Français sur 5), les journaux (2 sur 5), la radio (2 sur 7) ou les conversations (1 sur 5) arrivaient loin devant les sondages : 12 % de l'échantillon de la SOFRES et 5 % de celui de LHF affirmaient que ceux ci leur étaient utiles. Cela représente certes une minorité, mais dans un pays où les élections se jouent souvent à quelques points, cela peut avoir son rôle.
Reste à se demander comment manipuler l'opinion. Si on rencontre apparemment un comportement d'imitation qui conduit les électeurs à choisir le candidat le mieux placé, l'inverse est également possible : des sondages trop propices peuvent démobiliser l'électorat d'un candidat et provoquer un “électrochoc” sur les partisans de ses adversaires. C'est pourquoi plusieurs socialistes ont protesté contre des sondages trop favorables à M. Mitterrand; Minute a mis en garde ses lecteurs contre les rumeurs plaçant M. Le Pen à un niveau trop élevé qui aurait pu dissuader d'éventuelles personnes prêtes à voter pour le Président du FN sans souhaiter sa victoire.
En réalité, il semble que tout dépende du rapport des forces : l'avance prise par M. Chirac sur M. Barre s'est probablement nourrie des premières enquêtes (notamment des RG) indiquant que le maire de Paris avait dépassé le député du Rhône : le phénomène du vote utile a dû jouer car on n'avait cessé de répéter que plus le candidat de la majorité aurait de voix au premier tour, plus il aurait de chances de l'emporter le 8 mai. Signalons tout de même que les barristes eux-mêmes ont tenté d'utiliser les sondages pour influer le cours des événements : la formule "Les sondages montrent que seul Raymond Barre peut battre François Mitterrand au deuxième tour" a été un des arguments forts de leur campagne.
Les effets sont en tout cas difficiles à mesurer. Ils sont probablement moins importants pour le second tour que pour le choix du leader de chaque camp au premier.
Si on ne peut en aucun cas parler de manipulation de la part des instituts eux mêmes, certains ont mis en cause les "sondages opportuns" (Raymond Barre). La presse a, il est vrai, tendance à publier des sondages lorsque cela sert les intérêts des idées qu'elle défend; à l'inverse, Le Figaro par exemple n'a pas fait réaliser d’enquêtes d'intentions de vote car elles auraient été trop défavorables à la majorité, ce qui aurait pu atteindre le moral de ses partisans, alors qu’en 1986, il en avait publié un grand (SOFRES), contribuant à faire de la campagne la chronique d’une défaite annoncée pour la gauche. Toutefois, les médias publiant des sondages sont en France assez variés (allant en mars avril de Révolution à Minute) pour qu'on ait pas à s'inquiéter outre mesure et que l’on puisse écarter sans hésiter la théorie du complot.
Nous l'avons vu, quelques tentatives de manipulation ont tout de même existé, mais il est difficile d'en apprécier la portée exacte. Toutefois afin d'éviter que cela ne se développe, faut-il envisager des modifications juridiques, en particulier en ce qui concerne la loi de 1977?
Remarquons d'abord que la Commission des Sondages a trouvé sa vitesse de croisière et qu'elle a su instaurer des rapports relativement confiants avec les professionnels.
Peut-être même aurait-elle dû se montrer un peu plus stricte dans un certain nombre de cas. Il eut par exemple été souhaitable qu'elle publie un communiqué signalant que le "Présidoscope" de l'IFOP (panel) dérapait par rapport aux autres enquêtes (tout en précisant car il ne faut pas geler l'évolution des techniques et que cet institut ne méritait nullement qu'on jette le discrédit sur lui - qu'il n'y avait eu aucune volonté de trucage et que cette étude méritait d'être menée à son terme).
Peut être aussi aurait-elle pu condamner publiquement
la diffusion d'un sondage douteux pendant la période visée
à l'article 11, par le magazine Barre Hebdo. Certes la diffusion
de cet hebdomadaire a été relativement restreinte et un communiqué
publié deux jours avant le scrutin aurait pu avoir un effet disproportionné
à la gravité de l'infraction, mais le silence de la Commission
a peut être conforté certaines personnes dans leur conviction
que ce sondage était “valable”.
A moins que la Commission n'ait pu avoir connaissance
de cette publication ? Cela pose le problème de ses sources d'information
dans une société où les supports médiatiques
sont de plus en plus nombreux. Malgré un réseau d'informations
particulièrement vaste, le peu de moyens financiers (moins d'un
demi-million de francs) et humains (quatre personnes chargées du
suivi des dossiers) dont elle dispose est frappant surtout comparés
à d'autres autorités administratives indépendantes
telles que la CNCL. Matériellement, il lui est impossible de dépouiller
de façon exhaustive tout ce qui est diffusé, qu'il s'agisse
de presse écrite ou de communication audiovisuelle.
Une modification semble souhaitable puisqu'il semble impossible de faire taire les bruits vrais ou faux concernant les enquêtes de l'OCSS : instaurer un droit de regard de la Commission sur celles-ci. Cela présenterait quelques difficultés car les questionnaires sont anonymes et qu'on ne peut donc contrôler les réponses des sondés : on voit mal des fonctionnaires de la Commission chargés de filer les enquêteurs de l'OCSS comme le font, dit on des agents des RG! Toutefois l'actuel ministre de l'intérieur s'est montré favorable à un certain contrôle de la Commission avant comme après son retour place Beauvau, et ce malgré la réticence des officiers de ces services.
Enfin, l'interdiction de l'article 11 (pas de sondages
diffusés pendant la dernière semaine) pourrait être
revue. On peut considérer comme sain qu'une pose intervienne, que
ce soit pour permettre aux citoyens une période de réflexion
“au calme” ou afin d'éviter la publication de sondages que la Commission
n'aurait pas le temps de contrôler avant le scrutin. Mais sa période
pourrait peut être être réduite.
En serrant au maximum, la Commission pourrait étudier
les sondages (en ayant le temps de diffuser d'éventuels communiqués)
jusqu'à trois ou quatre jours avant le scrutin. Une telle mesure
atténuerait les risques croissants de détournements de la
loi (échos boursiers, médias étrangers,...), éviterait
l'inégalité devant l'information que crée la législation
actuelle (plusieurs dizaines de milliers de personnes connaissent les chiffres
“confidentiels”) et réduirait la période de rumeurs infondées.
Relevons aussi la relative modestie des sanctions pénales (qui ne peuvent excéder 500 000 francs art. L.90 1 du Code électoral), que la perspective de l'amnistie suivant la présidentielle rend encore moins dissuasives.
On ne peut que rendre hommage à la Commission qui, malgré ces imperfections juridiques (mais existe-t-il des solutions parfaites ?), a su adopter le plus souvent des solutions sages.
Si on ne peut donc parler de malhonnêteté de la corporation des sondeurs dans l'ensemble respectueuse de la déontologie, on peut parfois critiquer l'usage que la presse ou les hommes politiques ont fait de leurs enquêtes, ce qui nous conduit à nous interroger sur les rapports de ceux ci avec l'opinion telle qu'elle est connue grâce aux travaux des instituts.
§ 2 : L'INFLUENCE DES SONDAGES SUR LES PROFESSIONNELS DE LA POLITIQUE
Si les sondages influent sur la conduite des électeurs, ils modifient aussi le comportement des professionnels de la politique, voire les fondements de notre système institutionnel.
UN PREMIER RISQUE : REMPLACER LE DEBAT DE FOND PAR UN DISCOURS BASE SUR LES SONDAGES :
Le développement des sondages risque de conduire à un appauvrissement du débat politique : les journaux télévisés ont souvent été présentés comme une “course de chevaux”, la situation de chaque candidat étant disséquée plus longuement que ses propos. N'a-t-on pas parfois l'impression que les invités de “l'Heure de Vérité” sont jugés par les journalistes en fonction de leurs performances dans le “téléquestionnaire” de la SOFRES plus que du contenu de leur message? (ce qui n'enlève rien à l'intérêt de l 'instrument de mesure de la SOFRES).
Si les sondages n'ont occupé que 7 % de la place accordée à la campagne dans la presse écrite et 4 % à la télévision, la presse a consacré 31 % et la télévision 41 % à l'analyse stratégique de cette campagne (source : enquête CNRS-Le Monde du 21 avril. Période retenue pour l'étude : de janvier à mars. Presse écrite: Le Monde, Libération, Le Figaro, Le Figaro Magazine, Le Point, L’événement du jeudi, Le Nouvel Observateur; Télévision : journaux télévisés de 20h sur TF1 et A2, émissions politiques de TF1, A2, FR3).
Le Monde, pourtant longtemps réticent à l'égard des sondages, en a commandés sur tous les grands candidats et a publié de temps en temps un "panorama des sondages" du type : "Le "Barre" en hausse, le "Mitterrand" stable".
UN DEUXIEME RISQUE : UNE ASEPTISATION DU DEBAT POLITIQUE :
Que les journalistes attachent plus d'importance à la compétition électorale qu'au débat de fond peut se concevoir : c 'est peut-être ce qui intéresse le plus le public. Mais on pourrait s'attendre à plus de responsabilité de la part d'hommes politiques censés œuvrer en vue du bien général.
Bien au delà des intentions de vote, ceux-ci disposent d'un outil formidable de connaissance de l'opinion dans sa diversité. Or ils donnent souvent l'impression de s'arrêter à l'opinion dominante et d'utiliser essentiellement les enseignements des sondages pour faire du “suivisme” plus que pour tenter de mieux faire passer leurs convictions. C'est ainsi que le RPR aurait fait réaliser en 1986 un sondage sur l'Europe et que ce thème étant porteur, aurait alors décidé quelles que puissent être les réticences du mouvement gaulliste quant à l'Europe d'adopter le slogan "1988 pour 1992".
On constate que le discours politique est de plus en plus aseptisé et consensuel, chacun cherchant à raboter ce qui le différencie de l'opinion dominante. La France a-t-elle eu droit dans cette campagne au grand débat qu'elle pouvait légitimement attendre? Les programmes des principaux candidats semblaient, à quelques spécificités près, décalqués les uns sur les autres. M. Le Pen lui même faisait preuve d'une certaine modération afin de "ratisser plus large".
Le danger est grand de glisser du respect de l'opinion publique (notion d'ailleurs vague car les sondages n'enregistrent pas UNE opinion publique, mais plusieurs opinions individuelles) à une démagogie outrancière.
L'OPINION PUBLIQUE A T ELLE TOUJOURS RAISON ?
Quelle est la valeur d'une démocratie dans laquelle les hommes d'Etat suivent l'opinion au lieu d'essayer de la guider? Notre système politique est une démocratie libérale représentative : si c'est au peuple d'élire ses représentants afin d'éviter la mainmise d'un groupe d'hommes qui pourrait détourner l'Etat à son profit, ceux ci une fois élus sont censés agir en leur âme et conscience et non en fonction de la volonté de la majorité, ce qui n'exclut évidemment pas l'écoute et la prise en compte des aspirations des citoyens.
Les hommes dont la politique est le métier, mieux informés que la plupart des citoyens, doivent ils se comporter comme s’ils n’avaient pas une compétence et une responsabilité propres ? L'économiste Pierre Longone écrivait dans La Croix du 26 juin : "Que penserait-on d'un éminent professeur de médecine, en possession de toutes les analyses, radios et examens possibles, qui viendrait voir le malade et ses voisins de lit pour leur demander leur avis et leur diagnostic quant au traitement à appliquer ?".
Dans un registre différent, la revue “Actes de la recherche en sciences sociales” publiait en septembre 1977 un texte dans lequel Pierre Bourdieu exposait le danger que pouvait constituer un culte irréfléchi des sondages : "Le sondage d 'opinion qui somme tous les agents, sans distinction, de produire une "opinion personnelle" [...] ou de choisir par leurs propres moyens, sans aucune assistance, entre plusieurs opinions toutes faites, [...] fait voir du même coup le fondement des effets proprement symboliques de méconnaissance et d'imposition de légitimité que produit la démocratie formelle lorsqu'elle reconnaît à tous un droit d'accès à l'opinion personnelle, par une utopie en son temps progressiste, sans donner à tous les moyens de réaliser ce droit".
Ce n'est pas remettre en cause le fondement démocratique de notre système politique que d'affirmer que l'opinion publique peut avoir tort. De plus, toute question morale mise à part, il n'est pas certain qu'il soit intéressant à terme pour les hommes politiques de suivre aveuglément l'opinion. Mieux vaut parfois la prendre à contre-pied ou la devancer. De Gaulle avait sûrement l'opinion contre lui en juin 1940, mais cela ne l'a pas empêché par la suite de battre des records de popularité; la force nucléaire a été “imposée” par le Général à la France qui n'en voulait dans sa majorité pas. Une large majorité de Français lui en est gré aujourd'hui...
Nous nous sommes beaucoup attardés sur les intentions de vote car elles permettaient de mieux répondre aux premières de nos questions. Mais la connaissance permise par les sondages de 1988 va bien au delà.
Regretter l'existence des sondages n'aurait aucun sens. Tout comme la télévision, ils influent sur le débat politique et souhaiter leur suppression est à tout le moins irréaliste; cela ne signifie pas qu’il ne faille pas s'interroger sur la façon de les utiliser au mieux. Si cela n'est pas toujours le cas, la responsabilité en revient aux moins aux sondeurs qui ne font somme toute que leur métier et dans des conditions plutôt satisfaisantes, qu'aux professionnels de la politique qui devraient se dire qu'il est parfois bon d'être paradoxal au sens étymologique du terme, c'est à dire d'aller contre l'opinion, pour mieux servir la démocratie.
Annexe 1 : Intentions de vote mesurées
par cinq instituts : moyenne mobile
1-1 : Premier tour
1-2 : Second tour
En annexe 1, on trouvera des courbes retraçant
l’évolution des intentions de vote mesurées par cinq instituts
depuis le mois de janvier 1988 (enquêtes publiées et enquêtes
confidentielles de la dernière semaine). Le principe retenu est
celui de la moyenne mobile, chaque institut étant affecté
du poids 1/5.
Les sondages sont classés par ordre de dernier
jour d’enquête, puis de début d’enquête. Le premier
point est constitué de la moyenne des cinq sondages suivants : SOFRES
: décembre 1987, Louis Harris : 18-23 décembre 1987, IPSOS
: 2-6 janvier 1988, BVA : 4-8 janvier 1988, IFRES 11-16 janvier 1988.
Le sondage indiqué en abscisse prend la place
de la précédente enquête du même institut.
Pour cette moyenne mobile, nous n’avons pas retenu les
instituts CSA (pas d’étude confidentielle =>dernière enquête
sur le terrain remontant à une vingtaine de jours avant le scrutin),
ni IFOP (technique du panel).
Annexe 2 : Intentions de vote par institut
2-1 : BVA
2-2 : CSA
2-3 : IFOP
2-4 : IFRES
2-5 : IPSOS
2-6 : LHF
2-7 : SOFRES
EN
CONSTRUCTION
Animation created by Andy Ewans
Annexe 3 : Dernières enquêtes
publiées, dernières enquêtes confidentielles, estimations
de 20 heures et résultat réel (1er tour seulement)
3-1 : Dernières enquêtes
publiées et résultat réel
Match 8-9/04 1340 |
La Vie 2-7/04 966 |
Libé 10-12/04 819 (panel) |
FR3/RMC 28-29/03 2001 |
Point 13-14/04 1499 (tél.) |
F. Inter 13-15/04 984 |
N. Obs 8-9/04 1000 |
REEL 24/04 (38 M+) |
|
BOUSSEL |
|
|
|
|
|
|
|
|
LAGUILLER |
|
|
|
|
|
|
|
|
JUQUIN |
|
|
|
|
|
|
|
|
LAJOINIE |
|
|
|
|
|
|
|
|
MITTERRAND |
|
|
|
|
|
|
|
|
WAECHTER |
|
|
|
|
|
|
|
|
BARRE |
|
|
|
|
|
|
|
|
CHIRAC |
|
|
|
|
|
|
|
|
LE PEN |
|
|
|
|
|
|
|
|
3-2 : Dernières enquêtes confidentielles et résultat réel
18-22/04 |
18-19/04 800 (panel) |
21-22/04 2010 |
21-22/04 (tél.) |
20-22/04 994 |
20-21/04 1000 |
REEL 24/04 (38 M+) |
(sous réserve) |
|
BOUSSEL |
|
|
|
|
|
|
|
|
LAGUILLER |
|
|
|
|
|
|
|
|
JUQUIN |
|
|
|
|
|
|
|
|
LAJOINIE |
|
|
|
|
|
|
|
|
MITTERRAND |
|
|
|
|
|
|
|
|
WAECHTER |
|
|
|
|
|
|
|
|
BARRE |
|
|
|
|
|
|
|
|
CHIRAC |
|
|
|
|
|
|
|
|
LE PEN |
|
|
|
|
|
|
|
|
3-3 : Estimations de 20 heures et résultat réel
A2/Eur1 |
RFI |
FR3/RMC |
TF1/RTL |
F. Inter |
La 5 |
OFFICIEL |
|
BOUSSEL |
|
|
|
|
|
|
|
LAGUILLER |
|
|
|
|
|
|
|
JUQUIN |
|
|
|
|
|
|
|
LAJOINIE |
|
|
|
|
|
|
|
MITTERRAND |
|
|
|
|
|
|
|
WAECHTER |
|
|
|
|
|
|
|
BARRE |
|
|
|
|
|
|
|
CHIRAC |
|
|
|
|
|
|
|
LE PEN |
|
|
|
|
|
|
|
Annexe 4 : Mises au point et communiqués de la Commission des sondages