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17 mai 2005

La mort lente (et planifiée)
du Programme français de l'ONF

Marie-Claude Loiselle
Rédactrice en chef, revue 24 Images*

Il s'est installé, depuis quelque temps, à l'Office national du film (ONF) un grand silence, insoutenable, assourdissant. Dans cette institution publique, jadis portée par une liberté de pensée et de parole, on se prend tout à coup à craindre de parler, d'exprimer son désaccord sur des choix et des orientations qui engagent l'avenir de l'institution et de ceux qui la font vivre par leur travail et leurs idées.

Un véritable climat de paranoïa s'est emparé de tous, et à tous les niveaux. Histoires de courriels interceptés ayant servi à des licenciements, tactiques d'intimidation, le vent qui nous vient de là-bas court comme un sourd mouvement de désarroi et de révolte, mais qui n'ose encore s'exprimer que sous le sceau du plus strict anonymat.

Des têtes sont déjà tombées, d'autres pourraient s'y ajouter. C'est ainsi qu'en octobre dernier le directeur du Programme français, André Picard, a quitté son poste...

Spécificité noyée
On n'installe pas sans couvrir un sombre dessein un tel régime de terreur. Il y avait un plan à exécuter, qui n'est rien de moins que de nier la spécificité du Programme français en le noyant dans une vaste structure onéfienne coast to coast, indifférenciée, nivelée. Or, comme cela n'aurait évidemment pas reçu l'assentiment général, il fallait donc faire en sorte de l'imposer... de force. Une atteinte radicale à l'autonomie du Programme français a été décidée et mise en oeuvre sans que personne, à aucun moment, ait été consulté ni même informé de ce qui se préparait !

Ainsi, le Programme français, qui, depuis toujours, suivait de près et à toutes les étapes les films qui se produisaient dans ses studios (et ce, jusqu'à leur diffusion en salles et sur DVD et vidéocassettes), a vu sa liberté d'action réduite comme peau de chagrin depuis l'arrivée du nouveau commissaire en juin 2001.

La dernière phase de l'application du plan stratégique 2001-2006, rendue publique le 30 mars dernier, annonce la centralisation de tous les services des programmes français et anglais. Elle retire non seulement des studios les coordonnateurs techniques (ceux qui, en travaillant directement avec les producteurs, prenaient en charge toutes les étapes techniques, de la pré-production à la postproduction), mais regroupe aussi, sous la direction d'un même directeur de marketing, la mise en marché des productions des deux programmes, anglophone et francophone -- qui ont pourtant des stratégies de diffusion fondamentalement différentes, adaptées aux besoins spécifiques de cultures spécifiques (a-t-on besoin de le souligner ?).

Simple restructuration pour accroître l'efficacité, comme veut bien le laisser entendre le commissaire Jacques Bensimon ? Il s'agit en fait de soumettre la liberté d'action et de choix des studios français à une seule et même vaste stratégie institutionnelle où ce ne sont plus les films, individuellement, qui sont servis, mais l'institution même qui aura tout le loisir de ne miser que sur les «plus gros», ceux qu'on nomme aujourd'hui «les films porteurs», les plus susceptibles de faire rayonner le nom de l'institution.

Tout converge d'ailleurs pour illustrer comment la principale préoccupation du commissaire actuel est l'image et la visibilité de l'ONF, au détriment de l'essentiel qui serait de tout mettre en oeuvre pour rendre cet espace public propice à la liberté de création, à l'exploration, à l'émulation entre créateurs. On est même allé jusqu'à abolir les postes de cinéastes permanents sans jamais offrir la possibilité d'une solution de remplacement qui puisse compenser cette perte...

Contraintes du marché
Dans cette logique qui soumet la création au désir de visibilité de l'entreprise, le plan de restructuration annonce la formation d'un comité international, ainsi que l'embauche d'un «gestionnaire qui se consacrera à la recherche d'ententes à l'échelle internationale». Ce rôle, qui appartenait jusqu'à maintenant aux producteurs, de tisser des liens avec des maisons de production en documentaire et en animation, ainsi qu'avec des créateurs étrangers, incombera maintenant à des gestionnaires ! Les producteurs actuels deviendront-ils tôt ou tard les producteurs délégués de la direction et de ses cadres supérieurs qui passeront leurs commandes ?

De plus, la part croissante des collaborations avec le secteur privé conjuguée aux budgets décroissants consacrés à la production comme telle -- qui sont passés, pour le Programme français d'environ 17 millions de dollars à un peu plus de 10 millions en quatre ans -- peut facilement laisser supposer que, d'ici peu de temps, les productions maison, conçues à l'abri des contraintes du marché, seront chose du passé.

Lorsque l'on voit que, pour l'année 2005-2006, les sept producteurs du Programme français se partageront un montant en allocation de trois millions de dollars (excluant les services techniques) à investir dans les projets de films, et ce, sur un budget global d'environ 63 millions, rien n'empêche de croire que l'ONF cédera progressivement son rôle d'instigateur et de producteur de films pour ne devenir que le coproducteur du secteur privé.

Ainsi, à coups de 50 000 ou 100 000 $ ici et là, l'institution trouvera le moyen de placer le logo ONF sur quantité de films, ce qui lui permettra de servir ses objectifs de visibilité tout en pervertissant ce qui a fait son histoire et son renom : offrir un cadre de recherche et de création vivant et stimulant à une communauté de cinéastes.

Quarante ans en arrière
Peut-on vraiment croire que cette noyade du Programme français dans un «grand ONF» biculturel (et multiculturel) digne d'un Pierre-Elliott Trudeau n'ait pour seule visée que d'accroître l'efficacité de l'institution... ou même que sa visibilité puisse être une fin en soi ? Pas besoin d'imaginer un quelconque complot : savoir que l'ONF relève de Patrimoine Canada et que c'est sous responsabilité de la ministre Copps, en pleine ferveur patriotique postréférendaire, dans un contexte où chaque société culturelle canadienne se devait de prouver sa contribution à la consolidation de l'unité du pays, que M. Bensimon a été nommé à son poste de commissaire et directeur de l'ONF porte un tout autre éclairage sur la réalité des choses.

La «stratégie d'intervention nationale globale» du commissaire ne s'inscrit-elle pas en parfaite harmonie avec cette logique unitaire et centralisatrice ? Image, visibilité, rayonnement ne sont-ils pas aussi le fer de lance de Patrimoine Canada pour ce qui est de la promotion de cette unité nationale dont on sait aujourd'hui que rien ne devait l'arrêter... ?

Au nom d'une (pseudo) modernisation d'une institution à l'aube du XXIe siècle (cela fait toujours bien de dire ces choses...), la situation actuelle nous ramène pourtant plus de 40 ans en arrière quand, en 1964, les cinéastes du Québec, après maints combats, avaient obtenu que soit mise en place une structure bipartite qui, en fait, ne faisait qu'officialiser une évidence : la spécificité de la production française.

C'est cet acquis qu'est venu annihiler aujourd'hui le «plan stratégique» de M. Bensimon, retirant du coup aux studios francophones leur pouvoir de décision et leur autonomie. Tout cela en imposant le plus sinistre des silences. Mais pour combien de temps encore ?

*Éditorial du prochain numéro de 24 Images, en kiosque vendredi.


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