LA VIE APR�S L�ONF
Entretien avec Nora Alleyn,
amante de la nature, des images et des mots

par Marie-Pierre Tremblay
d�cembre 2004

De ses longs doigts effil�s, elle rel�ve une m�che rebelle. Sur la table, des fleurs fra�ches et une th�i�re fumante. Dans son immense appartement de Westmount aux boiseries magnifiques et aux plafonds de 6 m�tres r�gne un d�sordre sympathique. Et pour cause, Nora* est en plein travaux de r�novation ! Dix-sept ans se sont �coul�s depuis son d�part de l'ONF. Une vie remplie de r�ves enfin r�alis�s, d'aventures et de rencontres emballantes.

Le Vermont, terre d'adoption
� Depuis bien des ann�es, le Vermont exerce sur moi une fascination certaine. Lorsque j'ai pris ma retraite, j'y louais une maison. J'avais l'id�e d'y habiter une partie de l'ann�e. Mais, � vrai dire, cela a bien mal commenc�. La r�alisation de ne plus avoir de job m'a donn� un coup. J'ai �t� frapp�e d'une sciatique qui m'a retenue au lit pendant plus d'un mois. Imagine, seule et malade, sur une propri�t� de 100 acres, dans un coin perdu, un peu rock and roll... La nuit, il me venait � l'id�e que si j'�tais attaqu�e, je ne pourrais pas me d�fendre. Un voisin, m�decin, m'apportait le repas du soir lorsqu'il n'�tait pas de service. Ce fut une p�riode difficile, mais avec le printemps, de mon lit, je voyais les feuilles se d�rouler lentement. C'�tait la premi�re fois que je voyais un tel spectacle.

Quelques ann�es plus tard, j'ai d�cid� d'acheter une grande maison de ferme, avec deux granges, un garage, un �tang, des arbres fruitiers. Le paradis, pour ainsi dire. Le jour o� j'en ai pris possession, une temp�te de neige pr�matur�e s'est abattue durant la nuit. Pas d'�lectricit�, pas de chauffage, pas de meubles. Nous avons dormi par terre, une amie et moi, avec, pour toute compagnie, une petite souris. Enroul�es dans nos couvertures, nous avons jou� aux cartes, �clair�es � la chandelle... Quatre ans apr�s, je me suis rendue compte que j'avais vu trop grand. J'ai donc vendu ma belle maison centenaire.

Et puis, un jour, en marchant sur une route de montagne, j'ai vu un immense champ. Un champ magique. Il n'�tait pas � vendre mais, un soir d�Hallowe'en et de pleine lune, le propri�taire a c�d�. Et j'y ai fait b�tir une petite maison tout au fond, � l'or�e de la for�t. Comme j'avais plus d'exigences que d'argent, la maison a vu le jour assez p�niblement. Mes seuls voisins �taient du genre quadrup�de. Je l�ai vendue cet �t� pour pouvoir acheter l�appartement que je loue depuis 28 ans.

Le Vermont, c'est un peu l'aventure permanente. Les gens que je c�toie sont pour la plupart assez marginaux. Et qui dit marginal dit impr�vu. Je m'y suis faite de bons amis. Il y a l� une soci�t� tr�s riche : des hippies qui s'y sont �tablis dans les ann�es 1960, beaucoup d'artistes, des �crivains et des Vermontais � de souche � souvent fort color�s. Frayer avec tous ces gens m'a beaucoup apport�. Certains d�entre eux m�ont pouss�e � �crire des nouvelles qui ont �t� publi�es dans The Green Mountain Trading Post, un bimensuel. �

Essais en cin�ma
� Apr�s ma sciatique, en 1987, et de nouveau debout, je suis revenue � Montr�al. Je r�vais de faire du montage depuis des ann�es. Dorothy Todd H�naut m'a donn� les chutes d'un film qu'elle n'avait pu utiliser et me voil� devenue bag lady on�fienne, qu�tant et qu�mandant des salles de montage, � la merci du bon vouloir de tout un chacun. Finalement, le b�b� est n� : Fragments of a Conversation on Language. C'est un document regroupant plusieurs �crivaines (dont Nicole Brossard, Louky Bersianik et Jovette Marchessault) qui s'interrogent sur les mots et les valeurs sexistes qu'ils v�hiculent. Il est au catalogue de l'ONF.

Ce film m'ayant mis l'eau � la bouche, j'ai eu envie de tourner un documentaire sur une femme de Kamouraska que je trouvais tr�s int�ressante. J'ai approch� le Studio D qui m'a pr�t� l'�quipement ; Jacques Drouin m'a donn� de la pellicule qui lui restait d'un tournage ; Alanis Obomsawin a fait le son et, cette fois-l�, j'ai eu droit � une salle de montage. Mais le film n'a jamais vu le jour. Par manque de confiance, j'ai pris en compte trop d'opinions et, finalement, je me suis ramass�e avec un � bouillon un peu maigre �. �a a �t� une dure le�on. Il faut vivre sa passion. C'est dommage, les images �taient belles, cadeau de Paul V�zina, grand copain et grand cam�raman... Bref, je me suis achet�e une cam�ra vid�o et j'ai fait quelques vid�os de personnages que je trouvais exceptionnels. Par simple plaisir. �

Plong�e dans l'�criture
� Je continue toujours � travailler � la pige pour l'ONF (traduction, r�daction de jaquettes vid�o). En 1998, j'ai �t� accept�e dans un cours intensif d'�criture � l'universit� de Galway, en Irlande. Une aventure � la fois stimulante et difficile. Je logeais dans une vieille chaumi�re, genre carte postale, au bord de la fameuse baie de Galway, en pleine campagne, en compagnie des poulets de mon voisin - un fermier - qui les laissait picorer en toute libert�. La maison suintait l�humidit�. Cuisine et salle de bain tenaient de la caricature. Si je ratais l'autobus pour me rendre en ville, je devais faire du stop. Au bout d'un mois exceptionnellement pluvieux, j'avais l'impression d'�tre un terreau � champignons. Je suis donc partie me faire s�cher � Chypre.�

Nouvelle carri�re
� Peu � peu, je me suis aper�ue de l'int�r�t que j'avais pour la traduction litt�raire. Devenue membre de l'Association des traducteurs litt�raires du Canada, je me suis aventur�e dans une nouvelle carri�re. Personne n'a id�e du travail que cela demande !

Ce que peu savent, c'est que le traducteur litt�raire est aussi agent litt�raire car, en g�n�ral, ce n'est pas l'�diteur qui approche le traducteur, mais l'inverse. Pour d�nicher un livre qui m�int�resse, tous les moyens sont bons : les critiques dans Le Devoir, les biblioth�ques, les librairies, les amis. Lorsqu'un livre me pla�t, je fais une recherche pour savoir � quel �diteur il conviendrait. Puis j'en traduis deux ou trois chapitres et je monte un dossier complet incluant les critiques, la pub qui a entour� le lancement, etc. Le but est de vendre le livre et de me vendre en m�me temps. C'est l� que me servent mes ann�es d'exp�rience � l'ONF car les demandes doivent �tre � punch�es � pour ne pas �tre mises au rencart. Et �a, c'est un �norme travail, et qui n'est pas pay�. Si l'�diteur se montre int�ress�, il approche le Conseil des arts pour obtenir une subvention et, si tout marche bien, je me mets � l'�uvre. C'est un travail de longue haleine, de moine, et, au bout du compte, je re�ois 12 cents le mot ! C'est une profession sous-pay�e et sous-estim�e. Il faut aimer les mots. Au Canada, je ne connais que Sheila Fischman qui vive de cette profession. Elle travaille d'arrache-pied et elle a trente ans de m�tier. La plupart des traducteurs litt�raires ont un autre boulot - et certains abandonnent. C'est un travail solitaire, mais qu�on peut faire n�importe o� : en ville, � la campagne, dans un autre pays... J'aime en particulier traduire la po�sie car on peut jouer avec la langue davantage. L'�uvre d'un autre devient en quelque sorte tienne...

L'ann�e derni�re, par curiosit�, j'ai suivi un cours � Concordia o� on traduisait des extraits de romans qu�b�cois. Une chose est certaine : l'universit� ne pr�pare pas les �tudiants aux difficult�s du march� du travail. Ils ont �t� fort surpris d'entendre de ma bouche le r�cit de ce qui les attendait. �

� ce jour, Nora a traduit, entre autres : Histoires saintes de Carole David, Let Me Go d�Anne Claire Poirier, Quelqu�un d�Aude, Les Coureurs de bois (segments fiction) de Georges-H�bert Germain, Kimberly, m�re de dieu d�Andr� Pronovost. En pr�paration : Adieu Belgrade de N�govan Rajic, Maurice Duplessis de Marguerite Paulin, Et la nuit d�Anne-Marie Alonzo.

Encore des r�ves ?
� Oui, toujours. Je suis en train de retaper mon appartement qui a maintenant 100 ans et qui me r�serve des surprises � chaque d�tour. Tu essaies d�aplanir une d�nivellation dans un plancher et tu d�couvres trois solives ab�m�es...

Mon autre r�ve serait de b�tir une maisonnette en balles de paille dans une ancienne commune du nord du Vermont, entour�e de mes amis � fly�s �. Et de revoir l��cosse et mon ex-mari, avec tout le clan Scott-Moncrieff. Je les ai quitt�s en catastrophe, il y a 35 ans. �

La main gracieuse rel�ve encore une fois la m�che folle. Le th� refroidit. Le menuisier arrive, transportant sa scie � onglets. C�est l�heure de prendre cong�, avec le regret de n�avoir pu r�ussir � cerner compl�tement cette femme chaleureuse et distante � la fois. Mais comment r�sumer dix-sept ans de libert� en 1500 mots ?

________________________

* Nora Alleyn est entr�e � l�ONF en 1971 comme secr�taire/traductrice au Bureau du Commissaire avant de passer au Service de la publicit�. Elle a pris sa retraite en 1987 mais n�a jamais vraiment quitt� l�ONF puisqu�elle y retourne r�guli�rement en tant que pigiste.


Hosted by www.Geocities.ws

1