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Le piège de la gratuité


 

Quand l'État assume les coûts de la santé, c'est lui qui choisit. Il peut déléguer son autorité sur la décision mais il ne peut éluder sa responsabilité. Considérant les mécanismes qui déterminent l'acquisition et la possession de la richesse dans une société, entrepreneuriale, exclure les soins de la santé des règles du marché - et mettre ainsi la vie « hors-jeu », si on peut dire - est une option politico-sociale généreuse. Elle implique, cependant, que l'État s'impose de faire les innombrables choix que la santé exige.

Une responsabilité dont l'État se passerait bien, puisque c'est en spéculant sur l'échéancier imprévisible de l'avenir de la science qu'il devra décider à l'aveugle de la mise en place d'une structure des soins de santé et que celle-ci sera inévitablement imparfaite. Chacun de ses choix contribue à mettre en place un encadrement qui déterminera pour longtemps, non seulement le volume, mais aussi la nature des services qui seront rendus et tous ces choix apparaîtront mauvais

Tous mauvais, puisque, les ressources étant systématiquement insuffisantes pour satisfaire la demande, les services rendus seront nécessairement insatisfaisants. La structure mise en place mécontentera toujours la population, laquelle en tiendra les avantages pour acquis et n'en remarquera que les insuffisances. Chacun les remarquera davantage quand il approchera la limite au-delà de laquelle les rendements de la médecine sont si décroissants que s'acharner à en tirer plus relève d'un refus obsessionnel d'accepter l'inévitable.

Cet acharnement à prolonger la vie au-delà de ce que permet le rapport de l'état de la science à la vulnérabilité du corps humain peut parfois priver l'individu d'autres activités qui sont sources de joie et qui donnent même son sens à cette vie à laquelle il tient tant. L'individu reconnaît d'emblée que cette limite existe, mais il n'est pas toujours objectif quand il s'agit d'en tirer les conséquences pour lui et pour ceux qu'il aime.

Chacun, à son heure, tend donc à exiger personnellement des soins de santé à la mesure de tout ce qu'il perçoit comme possible, souvent plus que ce que la raison suggérerait. À s'en approprier au-delà de cette limite, qu'on ne peut transgresser sans priver les autres de l'accès a ces ressources dont nous savons qu'elles ne sont pas infinies. L'État a alors le choix politique de laisser chacun s'autoriser de sa richesse pour en prendre plus que sa part ou d'intervenir pour assurer une distribution plus ou équitable des ressources de santé.

Les États qui décrètent l'universalité et la gratuité de l'accès aux soins interviennent en réglant les factures. Ce faisant, ils fixent de fait, au nom du consensus social, la limite des soins à offrir qu'il ne faut pas transgresser. Chaque État fixe cette limite là où il juge que le bien commun l'exige et veille ensuite à ce que le seuil de la gratuité soit déplacé, selon les progrès de la science et la richesse de la société.

C 'est une lourde responsabilité, car la gratuité n'apporte pas l'abondance, elle permet seulement de gérer la pénurie. Elle signifie seulement que c'est la société qui fixera les listes d'attentes pour l'accès aux ressources rares de la santé et qu 'elle les fixera selon des critères ad hoc qui n'obéiront pas aux règles du marché où c'est l'argent qui sert de déterminant. La demande ne sera jamais satisfaite et l'État prêtera toujours flanc à la critique.

Éternellement insatisfaite, la population n'est pas dupe de l'excuse commode de la totale responsabilité médicale ; c'est l'État, gestionnaire des ressources, qui porte le blâme de cette insatisfaction et est vite confronté à une demande pour des dépenses auxquelles il ne veut pas faire face. L'État est prisonnier de ses décisions ; la gratuité de la santé est un piège.

Un piège d'autant plus inconfortable - et dont il lui est d'autant plus difficile de s'échapper - qu'un système de santé se bâtit lentement. Toutes les décisions pour la santé que prend un gouvernement exigent des investissements lourds. Elles orientent le système avec précision et inflexibilité, comme un majestueux paquebot, créant des contraintes techniques qui deviennent permanentes, pratiquement intouchables, à l'abri de la volonté qu'on croit discrétionnaire des gouvernements suivants.

C'est par l'accrétion de ces contraintes que se construit un système de santé et ce sont donc toujours les problèmes qu'ont créés les gouvernements d'hier que doivent régler les gouvernements d'aujourd'hui. Jules va mourir d'une décision prise, il y a trente ans, par un gouvernement qu'on a oublié. La tentation pour chaque gouvernement est donc grande, de régler les problèmes dont il a hérité en en créant si nécessaire de plus grands pour les gouvernements de demain. Ainsi les gouvernements passent, l'État est pris au piège.

On s'aperçoit que la promesse de donner gratuitement à tous tout ce que la médecine peut offrir reposait sur un malentendu et que, n'étant pas dénoncé, ce malentendu est devenu un mensonge. L'État aurait des aveux à faire, mais la réaction de chaque gouvernement démocratique, se sachant toujours précaire, est de gagner du temps et de maintenir le malentendu pour cacher le mensonge le temps de son mandat. De peur d'être répudié, aucun gouvernement ne se risque à remettre en cause les concepts de gratuité et d'universalité des soins de santé. L'État reste pris à un piège dont les mâchoires se resserrent.

Faut-il mettre fin à la gratuité ? Il n'est pas du tout évident que cette solution simpliste apporterait bien les résultats qu'on prétend en attendre. Non seulement cette décision « héroïque » serait-elle sans doute politiquement fatale au gouvernement qui la prendrait, mais il est improbable que même ce camouflet à la solidarité sur laquelle une société repose suffirait à écarter les mâchoires du piège Le piège est plus subtil qu'il n'y paraît.

Pierre JC Allard

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