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La procuration Pilate


 

Il y a des choix à faire et, en assumant la responsabilité des coûts de la santé, l'État assume inévitablement celle de faire ces choix. Les états totalitaires les font, mais les états démocratiques, dont le but premier doit être de faire plaisir aux citoyens, préfèrent les éviter. Comment parvenir à faire plaisir à la population, si, à chaque choix qu'on fait quelqu'un y perd ?

Surtout, si à l'ensemble des choix tout le monde se sentira tôt ou tard perdant, puisque la santé tôt ou tard s'étiole et que la mort est inévitable ? Comment garder à l'État le mérite d'avoir donné la santé à tous ­ ce qui est toujours son but - sans lui faire porter l'opprobre de pas en avoir fait pour chacun autant que celui-ci l'aurait espéré ?

Chaque jour, il y a des choix à faire entre Jules et Jim, quand le bien-être et la survie de l'un comme de l'autre dépendent d'une ressource rare. Des choix bien concrets, bien personnels et qui portent une lourde charge émotive. Lequel traiter ? On ne peut pas dire "les deux", car les ressources médicales sont limitées. Il faut faire un choix.

La question se pose alors avec acuité de savoir lequel des deux en bénéficiera. En bénéficiera tout de suite, car la « ressource médicale », c'est le TEMPS de cette ressource. Le temps d'utilisation d'un équipement qui obéit à des contraintes bien physiques, mais surtout le temps de la ressource humaine que sa formation a rendue compétente. La ressource rare, en médecine, comme dans toute production de services, c'est le temps/compétence. C'est une valeur qui ne peut pas être mise en banque et produire des intérêts. Quand il faut faire un choix entre Jules et Jim, ce choix doit être immédiat. Il est incontournable et c'est déjà le mauvais choix que de ne pas choisir.

Comment l'État, qui en assumant le coût de la santé devient responsable de la disponibilité des ressources, peut-il se prémunir contre la frustration de l'individu à qui il ne donne pas tout, puisque le système est imparfait, et auquel il risque alors de devenir plus odieux que s'il ne lui avait rien donné ? En se retranchant derrière une ligne de décideurs qui vont venir faire porter à la science ou prendre sur eux le poids des imperfections. Si on vous demande l'impossible, faites-le faire par un autre.

Quand doit être fait le choix cornélien entre Jules et Jim ­ et il faudra toujours qu'il le soit, car l'homme restera mortel - l'État démocratique peut rester à couvert et s'en laver les mains, s'il a la prudence d'éviter la médecine fonctionnarisé des pays totalitaires et de respecter l'autonomie des professionnels de la santé. Ce qu'il s'empresse de faire. Le médecin et les autres ressources médicales seront alors toujours là pour porter l'odieux des décisions ponctuelles.

La nature même de ce qu'il faut faire pour offrir des services de santé lui facilite cette prudence, car la médecine est une bataille contre la maladie et la mort et toute médecine est donc, en quelque sorte, une médecine de campagne. Il faut décider littéralement sur le champ et l'État, n'étant pas présent sur ce champ de bataille, ne peut pas faire ces choix. Seule la ressource médicale peut les faire. Le voudrait-il, que l'État ne pourrait pas faire ces choix ponctuels.

Ce qui arrange bien l'État, qui n'a aucune compétence ni aucun droit pour faire ces choix et qui, surtout, ne veut en aucune façon en porter la responsabilité. Pour se donner bonne conscience et protéger ses arrières contre une éventuelle critique populaire, l'État qui prend charge de la santé établit donc des normes et des critères de choix, afin que les soins soient donnés en priorité à qui la société souhaiterait qu'ils le soient. Il posera des normes, car on ne lui pardonnerait pas de ne pas le faire, mais clamera bien fort qu'au moment de vérité c'est le médecin qui décidera, selon sa conscience et son jugement.

Habile décision, car on est en terrain miné. Quelles priorités l'État pourrait-il établir ? Puisque l'on ne traitera pas d'abord celui qui paye, va-t-on traiter d'abord le plus souffrant ? Celui dont les chances de guérison sont les meilleures ? Celui qu'on juge le plus « utile » à la société, le plus méritant ? Va-on soigner Churchill, plutôt que son valet, le professeur titulaire avant son assistant ? Tous les critères sont boiteux, odieux et se contredisent.

L'État va donc tenir ce double langage, de définir des priorités qui correspondent aux valeurs de la société, mais de s'en remettre en pratique au choix ultime du médecin, qui lui-même s'en remettra souvent à la ressource infirmière. L'État qui prend charge de la santé se met ainsi à couvert. Il peut payer pour les soins, se rendre populaire et régler ses problèmes de péréquation, sans paraître vraiment responsable de la façon dont Jules et Jim sont traités. Entre l'État et les patients, il y a toujours les ressources médicales et infirmières qui font les choix ponctuels et gardent l'État à couvert.

Parce que Jules ou Jim sortira sur une civière et l'autre dans un sac - et que c'est le médecin qui mettra son sceau sur les dossiers ­ le choix ponctuel apparaît comme un choix discrétionnaire du médecin. C'est bien l'image que l'État veut en donner, ce qui lui permet gérer d'un cur léger son projet de gratuité, sans courir de risques politiques indus, mais c'est un subterfuge.

L'État se dissimule derrière les choix des ressources médicales, mais la discrétion du médecin est bien limitée. La promesse irréfléchie de l'État de répondre à une demande infinie avec des ressources limitées n'en est pas remplie pour autant. L'État ne s'en sort pas vraiment les mains propres car, discrètement, c'est toujours lui qui décide.


Pierre JC Allard

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