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Les joueurs bien élevés
Où est le bouclier du consommateur? La concurrence? Il n'y a
pas de concurrence. Ou plutôt si, il y a une concurrence, mais elle
n'est plus entre fabricants produisant des produits similaires et se disputant
la clientèle des acheteurs, fabricants vulnérables donc, aux
pressions que les consommateurs peuvent exercer ; elle est désormais
à un tout autre niveau et ne le protège en rien.
En théorie, l'offre doit se plier à la demande : c'est
son rôle. Elle le fait lorsque l'acheteur a le choix entre une large
gamme de fournisseurs dont chacun lui propose, pour satisfaire son besoin,
un produit raisonnablement différent de celui des autres, ou un produit
similaire, mais à un prix différent. Dans la mesure où
ce choix est inexistant, trop limité ou purement spécieux,
c'est la demande, au contraire, qui doit se conformer à l'offre.
Avec d'autant plus d'empressement que son besoin est pressant.
Si les producteurs se concertent pour ne pas offrir un véritable
choix au consommateur, ils sont alors en position de force et constituent
de fait un cartel. Ils sont un cartel même si les ententes entre eux
demeurent au niveau du non-dit. On a une situation qui confine au monopole.
L'hydre a plusieurs têtes, mais c'est la même bête. C'est
la situation que nous vivons présentement.
La croissance en volume et en complexité du système de
production a conduit à sa division en grappes (clusters). Des groupes
d'affinité qui ne sont précisément, ni les branches
d'activités ni les ni occupations (professions) identifiées
par les classifications traditionnelles, mais qui se définissent
d'abord par les besoins connexes auxquels leurs productions d'adressent
et qui ont en commun de pouvoir être satisfaits par un agencement
des mêmes ressources humaines et techniques. Des grappes d'industries
qui se définissent, donc, par un appel aux mêmes compétences
et la nécessité de soutenir une même recherche.
Le nombre des joueurs dans chaque grappe tend à diminuer, par
la nécessité de réaliser des économies d'échelle
et la simple concentration du capital. À l'intérieur de chaque
grappe, quelques producteurs peuvent donc se créer de plus en plus
facilement une position dominante, en embauchant les travailleurs qui seuls
ont les compétences requises et en soutenant une recherche bien ciblée.
Ils ont alors le monopole de l'expertise, puisque ensemble ils ont sous
contrat tous les travailleurs compétents et la propriété
de tous les brevets. Les brevets qui permettent de produire aujourd'hui
et, aussi, d'orienter l'évolution de la production pour des années
à venir.
On en est arrivé assez vite au point où la production
de quelque produit manufacturier que ce soit est réservée
de fait à un groupe très restreint de producteurs, les seuls
qui disposent des ressources et de l'expérience requise pour gérer
cette production spécifique. Chaque grappe devient une chasse gardée
où prévaut une stratégie coopérative de type
"commmensal" telle que décrite par Astley. C'est un environnement
où une industrie peut agir bien à l'aise. Tout le système
de production industrielle tend donc à devenir une collection de
semblables grappes
Prenez la liste « Fortune » des 500 plus grandes entreprises
et répartissez-les par grappes. Vous verrez ainsi se dessiner, pour
prendre une autre métaphore, un grand «Casino du Capital »
où les gros pontes industriels sont assis à des tables différentes
dont chacune correspond à un groupe d'affinités. A chaque
table, il n'y a que quelques joueurs. Normalement une demi-douzaine, jamais
plus de dix (10). À la table « Automobile », de GM à
Toshiba, n'importe qui peut les compter. Même chose dans l'industrie
pharmaceutique. Idem pour l'informatique ou l'électronique.
Les joueurs d'une même table s'échangent civilement les
jetons que leur fournit le Grand Croupier - le système monétaire
international - jetons qui représentaient à l'origine le travail
des masses laborieuses, mais qui, de plus en plus, sont « virtuels
» et créés de façon tout à fait discrétionnaire.
Ils ne se mêlent pas. Un intrus n'a aucune chance de prendre sa place
à la table voisine, car ce ne sont plus les jetons qui importent,
mais les compétences, les brevets, les amis...
Les amis, car il y a longtemps que le nombre des joueurs été
réduit au point où l'on est devenus copains et où chaque
table est contrôlée par un cartel de fait. Chaque joueur joue
pour lui, bien sûr, mais pour des avantages positionnels qui ne remettent
pas la structure en péril Les participants à un tel cartel
de fait n'ont pas besoin de s'échanger des mémos pour fixer
les prix ou déterminer le rythme optimal d'acceptation de l'innovation
qu'ils favoriseront. Comme des trapézistes, ils connaissent parfaitement
les règles du jeu, voient du coin de l'oeil les mouvements de leurs
concurrents - qui sont surtout plutôt des partenaires - et font les
gestes qu'ils doivent faire. Vous avez vu récemment une différence
significative du prix de l'essence entre Shell et Exxon ?
L'image que véhicule la théorie économique classique
de producteurs aux aguets, anxieux de répondre au moindre désir
de la clientèle, est une fiction. On voit plutôt des producteurs
qui veulent vendre, bien sûr, mais dont chacun trouve son profit à
ne PAS adapter sa production à la demande, si ce n'est in-extremis
et à son corps défendant. La production ne s'ouvre à
l'innovation, pour satisfaire de nouveaux besoins ou mieux satisfaire les
besoins existants, que quand apparaît un étranger, traître/héros
qui vient jeter un pavé dans la mare de complaisance de la production
routinière.
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