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Le plan Pénélope


 

On sait que Pénélope, épouse fidèle, voulant garder à distance les prétendants à sa main qui l'avait sommée de choisir parmi eux celui qui l'épouserait et accéderait au trône d'Ulysse, avait trouvé l'astuce de promettre de faire connaître son choix quand elle aurait terminé une tapisserie dont elle défaisait discrètement chaque nuit tout ce qu'elle en avait brodé le jour. De la même façon, si on veut empêcher que les besoins soient jamais satisfaits et que la production de biens industriels devienne triviale, il faut faire en sorte que ce que l'on produit ne dure jamais bien longtemps.

Le premier stratagème des producteurs pour amadouer les consommateurs sans les satisfaire, c'est de faire en sorte que s'autodétruise ce qu'ils leur ont vendu, pour pouvoir le leur vendre encore, pouvoir le refaire, le refaire encore, le leur revendre, indéfiniment et de plus en plus souvent.

La voie royale vers l'insatisfaction permanente a été bâtie sur l'empattement de deux vérités indéniables. La première est que tout passe, tout lasse tout casse : l'usure est une réalité. La deuxième, c'est qu'une société technologique peut faire sans cesse mieux : la désuétude est donc aussi une réalité. À partir de ces deux assises, l'industrie en sursis a pris avantage de chaque pli du terrain pour mener sa campagne de surconsommation.

Un système de production rationnel vise la satisfaction et cherche à contrer la fatalité de l'usure et de la désuétude en allongeant l'espérance de vie utile des produits. Une production qui veut satisfaire la demande s'efforce d'augmenter la robustesse du produit. L'augmenter peut accroître le coût de production et il y a donc un optimum à atteindre, en tenant compte du coût supplémentaire de production d'un produit qui dure plus longtemps.

C'est cette optimisation qui est l'objectif de départ. On peut s'éloigner de cet objectif pour d'autres considérations, esthétiques, par exemple. Ceci ne cause pas problème, pour autant que ce soit clairement dit, mais c'est cet optimum de solidité et de permanence, cependant qui demeure le référentiel ; toutes autres choses étant égales, on favorise le produit qui dure. Du moins, c'est ce qu'implicitement l'acheteur attend du producteur.

Pendant des lustres, les producteurs ont misé leur destinée sur l'établissement d'une relation de confiance avec le consommateur et certaines firmes y sont parvenues. Elles ont produit pour la durée. Mais quand la finalité est devenue l'insatisfaction permanente, il est clair que les règles ont changé. On a souhaité le taux de remplacement le plus élevé possible, pour maximiser la production, et on a donc cherché à RÉDUIRE la durée d'utilisation des produits.

Un système comme celui qui s'est instauré, et qui a pour but premier de produire pour produire, cherche à fabriquer des biens de plus en plus fragiles et à n'apporter qu'une satisfaction éphémère. Le nouvel optimum de référence, pour la production, est devenu la durée de vie utile la plus courte que puisse tolérer le client.

L'objectif immédiat des producteurs est donc de baisser tous les produits d'un cran sur l'échelle de la durabilité. Le système a cherché à transformer les produits durables en produits semi-durables - avec des maisons Levitt pour les vétérans, bâties à la fin des années "40 pour durer 20 ans ­ et à remplacer les produits semi-durables par des objets de consommation courante. En ce dernier cas, il y a des substituts qui méritaient d'être introduits, à cause de la valeur ajoutée réelle du service qu'ils rendent, comme Kleenex et Pamper, par exemple. Mais que ces innovations soient souhaitables ne change rien à la motivation de ceux qui les ont introduites

Entre le durable qui ne l'est plus et le réutilisable qui cède la place au jetable - avec certains avantages, mais des conséquences pour l'environnement que nous verrons ailleurs - il y a cependant tout un univers de produits dont personne ne conteste qu'ils soient réutilisables, mais dont l'intérêt évident du consommateur est qu'ils durent et l'intérêt tout aussi évident du producteur est qu'ils ne durent pas. Ces produits vont de la lame de rasoir qui peut servir une, cinq, dix fois à l'automobile qui durera trois, dix, trente ans. C'est sur ce marché que la guerre entre consommateurs et producteurs s'est surtout engagée et elle n'est pas finie.

Dans cette guerre, le producteur a l'arme de la publicité et le consommateur le bouclier de la libre concurrence. Mais c'est une guerre bien inégale, car c'est toujours le producteur qui contrôle cette variable primordiale qu'est l'espérance de vie réelle du produit semi-durable. Celle-ci ne dépend pas seulement du soin qu'on met à le fabriquer, mais aussi d'autres facteurs. Des facteurs comme la disponibilité après vente des pièces de rechange et des services d'entretien. Comme l'apparition sur le marché, surtout, d'un produit nettement supérieur - ou dont on laissera croire qu'il est supérieur ­ et qui rendra le premier désuet.

À l'usure bien physique qu'on peut accélérer, en fabriquant plutôt mal que bien, vient donc s'ajouter, au profit du producteur une obsolescence, qui est non seulement pour une bonne part subjective - et donc manipulable à quia par la publicité - mais aussi planifiable, puisque la technologie est toujours de 5 à 10 ans en avance sur la production, que le producteur a l'information pertinente que le consommateur n'a pas et que la cédule de mise en marché de nouveaux produits est totalement discrétionnaire.

Ce sont les producteurs qui ont tous les atouts en main et c'est donc Pénélope qui commande. Ce n'est pas la demande, mais l'offre qui détermine les patrons de consommation. On allait donc consommer... et consommer ... et s'engraisser.


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