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La crise perverse
En 1955, on entre à peine dans l'Âge d'Or. Les managers
sont là. Il y a du travail pour tous, l'argent coule à flot,
on a les Communistes à craindre pour le suspense et les sous-développés
à exploiter pour le sport. On a un projet de société
: s'enrichir. On SAIT qu'en l'An 2000, l'Américain moyen vivra 100
ans et gagnera 100 000 $ par année Les bonnes nouvelles affluent.
Bonne nouvelle, l'industrie a atteint le but immémorial de l'humanité
: on peut satisfaire la demande pour les biens matériels. Depuis
que le premier Homo Faber a choisi de s'aider un peu pour rendre ce monde
un peu moins cruel, l'humanité s'est efforcée par son travail
de sortir de la misère et de créer l'abondance Vers 1955
A.D., on y est parvenu.
La capacité de production estimée dépasse la prévision
des besoins, non plus pour une branche d'activité ou une autre,
mais pour l'ensemble du secteur secondaire. Tous les marchés industriels
traditionnels sont devenus « matures » et ne peuvent plus avoir
d'autres objectifs raisonnables que de produire pour le remplacement des
équipements existants. Il ne reste à produire que quelques
téléviseurs. La demande est satisfaite. Enfin, l'abondance
! Alleluia !
Bonne nouvelle, l'humanité cherche depuis toujours à
échapper à cette Malédiction originelle du travail.
Or, non seulement le système industriel peut-il désormais
produire plus qu'il n'en faut pour satisfaire la demande globale, mais
les gains de productivité permettent de le faire sans l'ajout d'un
seul travailleur. On peut même prévoir qu'il y aura rapidement
un énorme surplus de travailleurs dans l'industrie. Enfin, le loisir
! Exultate !
L'abondance est venu avec l'industrialisation. Avec les machines, il
n'a fallu qu'environ deux siècles pour passer de la misère
universelle à la possibilité de produire pour tous les besoins
matériels de tout le monde. On ne le fait pas, mais il serait désormais
possible de le faire. Sans aucune difficulté. Dès que l'on
se sera départi des travailleurs superflus et qu'on pourra améliorer
les équipements sans contrainte, on pourra produire mieux, plus
vite et en faisant plus de profit. Triomphe !
Pas un nuage à l'horizon, mais un jour de mai, en 1955, le premier
signe avant-coureur de l'orage apparaît : le pourcentage de la main-d'oeuvre
affecté au secteur secondaire - et qui croît depuis qu'il
y a des statistiques - commence soudain à décroître.
La fin d'une époque et le signe qu'on va devoir vivre la crise la
plus grave que l'humanité ait connue.
Un signe bien discret, pour annoncer la fin d'une époque ? Pourtant,
c'est bien de ça qu'il s'agit. L'industrie n'embauche plus. La société
est repue. On arrive au terme des millénaires qu'on appellera sans
doute un jour l'Âge du Labeur et c'est le début d'autre
chose D'abord, le début d'une crise. Pas la plus cruelle, bien sûr,
mais la plus perverse que l'on ait connue, puisqu'elle est la conséquence
immédiate du succès obtenu à nous émanciper
du besoin et celle, aussi, dont les effets serons les plus profonds.
Nos besoins sont satisfaits et on travaillera moins. Bonnes nouvelles,
mais aussi deux pavés dans la Mer de la Sérénité,
car dire qu'on travaillera moins signifie qu'il faudra trouver un passe-temps
utile à tous ces travailleur en trop ; dire que nos besoins sont
satisfaits signifie la saturation complète des marchés industriels,
et donc un capital énorme qui va devoir se chercher une raison d'être.
La crise va revêtir deux aspects, également pervers, également
absurdes, d'abord celui d'une pénurie de travail puis celui d'une
surabondance de capital.
Une pénurie de travail est absurde, puisque le travail est un
effort pour obtenir un résultat. Aussi longtemps que tous nos désirs
ne sont pas comblés et ils ne le seront vraisemblablement
jamais - comment peut-on parler d'une pénurie de travail ? Absurde,
mais pourtant, c'est une conséquence inéluctable de l'industrialisation,
l'envers de l'abondance.
Le travailleur, couplé à une machine dont il connaît
le maniement, produit pour les besoins de beaucoup ; il rend superflu que
tous en fassent autant. Avec la productivité qui augmente, une part
décroissante de l'humanité suffit désormais à
produire tous les biens que celle-ci peut consommer. Quelques travailleurs
et des machines peuvent produire tous les biens dont tous ont besoin et
ceux qui ne travaillent plus deviennent inutiles à ceux qui les
produisent. Il semble que l'on ait trop de travailleurs
Illusion, bien sûr, car il y a une demande insatisfaite et infinie
de travail pour tous les services que la machine ne peut pas offrir. Ceux
de plus en plus nombreux qui devront divorcer de la production industrielle
doivent simplement se rendre utiles autrement, en produisant ce pour produire
quoi l'on ne peut pas mettre à profit l'effet multiplicateur des
machines. Il peuvent produire des « services »
Les désirs sont satisfaits pour tout ce que l'industrie peut
produire ? Qu'à cela ne tienne, il y a une forte demande pour des
services. Il ne s'agit que de transporter vers les services les ressources
de l'industrie. Si on déplace les travailleurs en surplus du secteur
secondaire, vers les services pour lesquels la demande est bien vive, ils
produiront une valeur ajoutée justifiant le paiement d'une rémunération
confortable ; l'équilibre sera maintenu et la demande demeurera
effective.
Vraiment ? Attention. Parler d'équilibre nous ramène
au deuxième volet de la crise perverse, car si presque tout le développement
futur est orienté vers la production de services et non plus vers
l'industrie, quel rôle jouera le capital, quand toute la croissance
ira vers ces activités qui, par définition, ne peuvent PAS
bénéficier de cet effet multiplicateur des équipements
que le capital apportait à l'industrie ?
Faire migrer la main-d'uvre et le capital vers les services est bien
ce qu'on veut, mais il ne s'agit plus d'un changement bénin, comme
le passage d'ouvriers du textile vers la mécanique. On parle d'une
totale métamorphose de la production L'âge d'or aura lieu,
mais avec cette crise perverse en filigrane.
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