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Le grand sacrifice
Pour mettre la fin à la crise et assurer la survie du capitalisme,
la condition suffisante - mais nécessaire - était de retourner
globalement au travailleur/consommateur la pleine valeur de la production.
Toute la valeur, sans rien en retenir. Il fallait donc demander aux riches
de consentir le sacrifice ultime : renoncer à s'enrichir
Pas chaque riche, bien sûr - il faut bien continuer à
s'amuser - mais l'ensemble des riches. Le New Deal de Roosevelt a donc
défini et imposé la condition de survie du capitalisme :
une redistribution constante de la richesse qui n'interfère pas
avec le plaisir de l'acquérir, mais prélève des jetons
des gagnants et les retourne aux perdants, garantissant que ceux-ci survivent
et que la partie continue
Aux USA, vers 1932, la décision a été prise de
mieux répartir l'abondance qu'apportait l'industrialisation. D'autres
en sont arrivés à la même conclusion, mais on souvent
tenté ailleurs de résoudre le problème par une prise
en charge totale ou partielle de la production par l'État. Aux USA,
même si quelques mégaprojets ont été réalisés
pour créer des emplois, on l'a fait sans remettre en question la
décision fondamentale de laisser à des entrepreneurs la responsabilité
de produire, n'intervenant plutôt que pour corriger les excès
du libéralisme et maintenir l'équilibre au palier de la distribution
de la richesse elle-même.
On n'allait pas mêler davantage l'État à la production,
simplement prélever des riches pour donner aux pauvre. Cette décision
politique, qui allait à l'encontre du credo libéral dominant
et transformait radicalement la mission d'enrichissement de l'État,
a été rendue possible parce qu'y ont contribué deux
(2) facteurs. D'abord, la dépendance de la production envers la
consommation, qui est propre à une production de masse et dont nous
avons parlé, mais aussi la découverte du rôle que peut
jouer l'État dans un régime capitaliste mature.
Les deux (2) facteurs étaient nécessaires. Il ne faut
pas penser que la majorité effective qui s'est formée pour
soutenir le New Deal de Roosevelt consistait uniquement en une masse de
"pauvres" s'opposant à une petite élite de "riches".
Les protagonistes étaient bien, d'un côté, ceux déjà
riches qui souhaitaient que les choses ne changent pas, mais il n'y avait
pas que des pauvres dans l'autre camp. Il y avait, dans le camp du changement,
non seulement tous ceux qui n'avaient rien, mais aussi tous ceux qui souhaitaient
aussi une redistribution de la richesse, dès qu'ils comprenaient
que ce New Deal - cette "nouvelle donne" - était indispensable
pour qu'ils s'enrichissent davantage avec l'aide de l'Ètat.
C'est selon ce nouveau clivage qu'une majorité effective s'est
constituée en 1932, aux USA, pour imposer que l'État se rapproche
de sa mission de gérance. Non pas pour prendre en charge la production,
mais pour devenir le grand croupier redistributeur de la richesse. et parfois
aider un peu les copains. Ne pas mettre les entrepreneurs sous la coupe
de l'État, mais, discrètement, l'État au service des
entrepreneurs. Avec le New Deal, le principe a été accepté,
partie par altruisme, partie par nécessité économique,
d'un « droit » de ceux qui ont peu à recevoir l'aide
d'une société qui a beaucoup. Ceux à qui le système
avait fait perdre tout auraient droit à une redistribution et recevraient
de nouvelles cartes. On allait, en quelque sorte, repartir à zéro....
Ce que l'on n'a évidemment pas fait. Le New Deal, au palier
de sa mise en place, s'est fait en plusieurs étapes et a été
une série d'essais et d'erreurs qui ont laissé l'Amérique
dans un marasme pas si différent de celui dans lequel elle était
avant que l'expérience ne débute. Ce n'est pas le New Deal
qui a réglé la crise : c'est la Deuxième Guerre Mondiale.
Les historiens sont divisés non seulement sur les résultats
du New Deal, mais même sur les intentions fondamentales qui l'animaient.
Son importance historique ne vient pas de ses apports tangibles, mais de
impact sur les idées et de deux leçons qu'on en a tirées.
La première, c'est qu'un État moderne, fondé sur
l'industrie et donc l'interdépendance des sociétaires, ne
peut se maintenir que s'il y prévaut une raisonnable solidarité;
il s'est donc développé, un peu partout, un consensus social
pour exiger de l'État qu'il entretienne cette solidarité
en redistribuant la richesse. On veut que l'État affirme cette indispensable
solidarité et que ses interventions reflètent de façon
tangible ce mandat plus ou moins explicite qu'on lui a confié de
la préserver.
Avec le temps et l'abondance croissante, le consensus est devenu que
l'État intervienne et corrige, non seulement les injustices les
plus crasses, mais même les disparités économiques
trop grandes entre sociétaires qui pourraient mettre en péril
la cohésion sociale. Un consensus large s'est établi pour
une forme de partage de la richesse qui, corrigeant systématiquement
à gauche, en dessous d'un certain seuil, la courbe gaussienne des
revenus, éradique la misère et la pauvreté.
Le deuxième leçon a été qu'on PEUT obtenir
ce consensus au moins circonstanciel, entre classes sociales quant à
la nécessité d'une redistribution. Il n'est pas indispensable
de faire "table rase" à la bolchevique ou d'imposer l'ordre
par la brutalité comme le fascisme. Si la capacité de production
est là, on peut PERSUADER la population de la nécessité
du partage. On peut avoir des désaccords quant au point précis
où se situe ce seuil à partir duquel l'individu doit être
aidé et quant à la façon de le fixer, mais on peut
faire très largement accepter que ce seuil existe, qu'il est mobile
et qu'il doit évoluer en parallèle à l'enrichissement
collectif.
Depuis Roosevelt, on sait que la réalité de l'interdépendance
fixe une limite à l'exploitation du travailleur. On ne peut pas
tricher avec la réalité. Il faut des politiques qui maintiendront
le niveau de consommation global. Cette prise de conscience marque le passage
du libéralisme classique au néo-libéralisme
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