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Le travailleur consommateur


Quand apparaît l'industrie, ceux qui ont quelque richesse et un peu de flair y voient une occasion à saisir et les industries naissent. La richesse cesse d'être seulement le résidu statique d'une opération antérieure de brigandage, ou d'une procédure d'extorsion légitimée par le passage du temps, dont on n'a qu'à tirer les fruits, pour devenir un outil. La richesse apparaît comme le moyen de créer davantage de richesse en multipliant l'efficacité du travail.

La richesse peut créer de la richesse, si elle revêt la forme d'une machine et devient un « capital fixe ». Aidé d'une machine disposant de l'énergie nécessaire, un travailleur peut transformer plus de matière première et produire une valeur plus grande. On s'enrichit davantage, et il semble juste que celui qui fournit la machine bénéficie d'une partie de cette valeur accrue, étant elle-même le produit d'un travail précédent. Il y a une plus-value à partager entre le travailleur, le propriétaire du capital fixe, le fournisseur de la matière première et celui de l'énergie. Ce partage, comme toute autre transaction, se fait selon la force des parties en présence.

Quand il s'agit de production industrielle, matière première et travail sont surabondants. Autrement, il n'y aurait pas lieu d'industrialiser le processus, puisque personne ne cherche sciemment à se créer un problème d'approvisionnement. C'est donc le capital qui est la denrée rare et c'est celui qui a l'argent qui a le pouvoir. L'équilibre entre les facteurs pourra se modifier avec le temps, bien sûr, mais au départ c'est le « capitaliste » qui organisera la fabrication et qui imposera ses conditions. Il est l'industriel, le patron, il a des travailleurs comme il a des machines. Ce sont SES travailleurs.

Le but de l'industriel est de faire un profit en répondant par une production de masse à une demande qui semble intarissable. Pour la demande, il n'a, en effet, que l'embarras du choix : tout le monde manque d'à peu près tout. Il n'y a plus qu'à produire, mais il reste une formalité à régler. Comment une population pauvre va ­t-elle payer pour les biens qu'on va lui offrir ? La population se présente à l'industriel comme une masse de consommateurs qui ont divers besoins, qu'on verra à satisfaire un à un, au rythme de la mécanisation, mais qui doivent avoir l'argent pour les payer. Où est l'argent ?

C'est alors que l'industriel découvre la face cachée de ses travailleurs. Pour rentabiliser une production de masse, il faut une consommation de masse. Or, une masse de consommateurs, ça ne peut être que les travailleurs, car il n'y a pas des masses de producteurs et, de toute façon, la femme du patron veut encore des robes de soie cousues mains. Comme c'est avec son salaire que le travailleur, qui est aussi le consommateur, doit payer à sa femme ses robes d'indienne, il faut lui en faire gagner. En travaillant.

L'industrie crée des emplois, distribue des salaires et la demande de consommation du travailleur, quand il aura des sous en poche, va cesser d'être une supplique ou un voeu pieux pour devenir «effective ». Il sera promu « consommateur ». Il va pouvoir consommer, ses besoins seront peu à peu satisfaits, l'industrie fleurira et le producteur fera un profit. Le bonheur.

Ce serait le bonheur, si ce n'était d'un dilemme à résoudre. Quand l'industriel a décidé de fabriquer des robes de coton, il leur a fixé un prix qui lui paraissait correct et a aussi fixé ses salaires. Il a prévu faire un profit. Pour maximiser son profit, il lui faut vendre le plus de robes possible, au meilleur prix possible, en payant un minimum en salaire. Simple, mais maintenant qu'il sait que le consommateur, c'est aussi SON travailleur, il y a un os. Il faut payer le travailleur au prix qui en fera un bon consommateur. Il y a un équilibre à maintenir.

L'équation n'est pas simple, car les consommateurs ne sont pas seulement ses travailleurs, mais ceux de ses concurrents et ceux-ci comme ceux-là n'achètent pas que chez-lui, hélas, mais aussi chez ces concurrents. L'industrie ne fabrique pas non plus que des robes ; elle fabrique aussi des souliers, des chapeaux melons et l'agriculture est aussi en voie de mécanisation accélérée.

La structure industrielle - et donc l'équation que chaque industriel doit résoudre, quand il fixe ses prix et ses salaires - se complique donc à mesure que progresse l'industrialisation. Elle se complique, aussi, à mesure qu'entrent en scène, banquiers, syndicalistes, politiciens, philosophes, économistes et autres intervenants Les penseurs et les théoriciens de l'économie cherchent un point d'équilibre.

Les producteurs et investisseurs - et l'État lui-même, qui doit gérer cette industrie en ébullition - ne manquent pas de conseillers qui vont leur donner la liste des ingrédients et des incantations pour réussir la potion magique de l'équilibre : les gourous sont nombreux. On leur en proposera beaucoup, car l'effet recherché est subtil, mais il y a surtout Trois Nobles Vérités, qu'on va découvrir par essais et erreurs au cours des décennies et qui vont s'avérer incontournables pour atteindre le samadhi de l'équilibre. Si une société industrielle les ignore, elle va à la ruine.

Ces Trois Nobles Vérités sont : le Paradoxe de l'Abominable Satisfaction, l' Équation de la Consommation Effective Globale et le Postulat des Deux Richesses

Mais, avant tout, une société industrielle doit comprendre et accepter son karma : le Karma de l'Inflexible Machine.


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