Chers Kim, Jean, Preston, Lucien et Audrey,
Je vous avais demandé, la semaine dernière, de cesser de faire
croire à la population que il y aurait encore un jour des jobs pour
tout le monde et de parler plutôt de partage du travail. La job est
une façon désuète de travailler et il y en aura de
moins en moins. Il faut encourager l'entrepreneurship, le travail autonome,
les partenariats, toutes les façons de travailler qui responsabilise
le travailleur et qui créée un contact entre celui qui offre
et celui qui reçoit le service, puisque, dans dix ans, 90 % du travail
consistera à rendre des services.
Dans dix ans, soit, mais demain matin? Demain matin, il faut PARTAGER équitablement
le travail qui se fait encore dans le cadre des emplois entre ceux qui doivent
encore avoir un emploi. Comment? Par une réduction sélective
du temps de travail par groupes occupationnels. Pourquoi ne par réduire
la semaine de travail de tout le monde? Parce qu'il y a des métiers
où il y a un manque de main-d'oeuvre, et que si on réduit
sans discernement la durée du travail de tout le monde on va créer
de sérieux problèmes. Il faut y aller occupation (métier,
profession) par occupation.
Pour faire cette réduction, il faut connaître l'offre et la
demande pour chaque occupation. Ce qui est tout a fait dans les limites
de nos techniques d'analyse... mais il y a une génération
que l'on parle, sans le faire, de compléter l'inventaire de la main-d'oeuvre
et l'analyse des postes de travail du marché de l'emploi. Tant qu'on
ne l'aura pas fait, on placote et on travaille à tâtons, en
créant des emplois pour lesquels il n'y a pas de travailleurs, en
formant selon les disponibilités de professeurs plutôt que
selon les besoins du marché et, surtout, on ne peut pas partager
le travail de façon équitable. Il faudra deux ans pour faire
cet inventaire et cette analyse, quand vous prendrez la décision
de le faire.
Quand on connait l'offre et la demande pour chaque occupation (tenant compte
des substitutions, mais ceci serait trop long à expliquer ici), on
peut réduire la durée de travail dans certaines occupations
et ramener au travail des chômeurs et des assistés sociaux
compétents pour travailler dans ces occupations.
Il y a bien des façons de le faire. A Paris, "Le Monde",
il y a deux jours, consacrait toute une page à en expliquer une.
Je vais vous en suggérer une autre qui a le mérite de pouvoir
être expliquée simplement. Il y en a d'autres. Il suffit de
penser dans la bonne direction: aider les travailleurs à devenir
autonomes et, surtout, respecter leurs droits. On ne sortira pas de la crise
en diminuant les salaires, c'est-à-dire en diminuant le pouvoir d'achat
des consommateurs !
Un exemple, donc. Dans chaque occupation où il y a un surplus de
main-d'oeuvre et où on réduit la durée du travail,
on ne diminue pas les salaires, mais, au contraire, on offre un choix au
travailleur dont le temps de travail est réduit. Soit être
inscrit à des cours de formation professionnelle, selon ses aptitudes
et les besoins de l'économie, pour la durée dont son temps
de travail aura été réduit... soit occuper ses nouveaux
loisirs, comme entrepreneur à temps partiel, à n'importe quelle
activité productrice non salariée.
Le travailleur qui choisit d'agir comme entrepreneur à temps partiel
apporte la preuve de cette activité productrice en payant des impôts
dont le montant minimal aura été déterminé sur
les revenus supplémentaires qu'il en tirera. Les impôts supplémentaires
perçus des nouveaux entrepreneurs permettent de réduire d'autant
les réductions fiscales qui sont consentis aux employeurs, dans ce
cas de figure, pour les dédommager des coûts supérieurs
de main-d'oeuvre que leur impose la réduction de la durée
du travail dans les occupations touchées.
Simultanément, l'inscription à des cours de formation des
travailleurs qui choisiront de ne pas devenir entrepreneurs permet de préparer
des ressources qualifiées pour les occupations où il y a une
demande non satisfaite de main-d'oeuvre. Dès qu'ils sont formés,
ces travailleurs sont employés à ces nouveau postes pour lesquels
une demande existe, ce qui permet de vider peu à peu de leur excédent
de main-d'oeuvre les occupations où la durée du travail a
dû être réduite.
Que se passe-t-il quand le surplus se résorbe dans une occupation
donnée? Le temps de travail redevient normal, par étapes.
A chaque augmentation du temps de travail, cependant, certains travailleurs,
entrepreneurs "à temps partiel" ayant connu du succès,
ne reprendront pas du collier mais abandonneront d'eux-mêmes une occupation
où ils étaient continuellement à la merci d'une mise
à pied. Ils opteront pour leur entreprise à temps partiel
qui deviendra leur entreprise à plein temps. Un entrepreneur de plus,
un employé de moins. On aura fait un pas sans douleur vers l'avenir,
dans le respect des droits acquis et du libre choix des individus.
C'est une formule intéressante et qui, pour les trois ou quatre prochaines
années, devrait soulager la tension. Mais, soyons réalistes,
elle ne réglera pas le fond du problème. Rapidement, il n'y
aura que peu d'occupations salariées où les demandes d'emplois
resteront insatisfaites. Il y aura, au contraire, jour après jour,
de nouvelles occupations dont la main-d'oeuvre devra être recyclée...
vers l'autonomie.
Il faut donc, dès maintenant, mettre en place les mécanismes
de formation et d'aide au travail autonome qui permettront de passer sans
explosion sociale, d'ici dix ans, vers une société où
presque tout le travail sera de créativité, d'initiative ou
de relations humaines. Les concepts pour le faire existent, les moyens pour
le faire existent. Seule manque la compréhension, en haut-lieu, du
problème réel dont tous les spécialistes de la main-d'oeuvre
sont pourtant conscients depuis longtemps: les emplois vont tous disparaître.
Une politique intelligente de restructuration du travail est possible. Il
n'est pas possible, hélas, de l'expliquer en deux feuillets. Il faudrait
que quiconque le mois prochain guidera ce pays y accorde un peu d'intérêt.
Après les élections. Quand il ou elle aura le temps...
Pierre JC Allard