La Presse, Le Devoir. Septembre 1993
Épître aux Chefs et Cheftaines en mal d'emplois
Chers Kim, Jean, Preston, Lucien et Audrey,
Faites-moi plaisir: ne parlez plus d'emplois. Gagner une élection
est un sacré boulot. Il est normal que vous n'ayez pas le temps de
penser à autre chose, encore moins de réfléchir à
régler nos problèmes. Vous êtes donc pardonnés
d'avance, comme l'ont été tous ceux qui vous ont précédés
de tout ce que vous ne direz pas, au cours de prochaines semaines, concernant
les emplois et les services sociaux - dont il y aura de moins en moins -
ou la violence, la dette et les taxes - dont il y aura de plus en plus.
Vous êtes pardonnés d'avance de tous vos péchés
d'omission. Mais, de grâce, cessez de parler d'emplois. Cessez de
faire croire à la population que nous vivons une récession
comme les autres et que demain, l'année prochaine, ou en l'An 2000
il y aura, comme avant, «une job steady et un bon boss» pour tout
le monde. Nous ne vivons pas une récession, mais la phase finale
d'une transition engagée depuis quarante ans. Pas une crise canadienne,
mais une crise mondiale.
Il n'y aura plus jamais d'emplois comme avant. Il y en aura de moins en
moins, jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus du tout. Et je vais vous
l'expliquer ici en mots très simples, tout en vous assurant que je
peux le faire aussi en mots très compliqués: j'ai organisé
des systèmes de main-d'oeuvre dans une bonne douzaine de pays partout
dans le monde, dont le Québec.
Un emploi c'est UNE des façons de travailler. C'est la meilleure
façon de travailler "à la chaîne", quand on
peut diviser le travail en éléments simples et superviser
l'exécution de chaque élément en mesurant son output
immédiat. Pour fabriquer des souliers ou des jujubes, par exemple,
la "job" est imbattable. Chaque travailleur, comme une machine,
a son programme qui est sa "job"; le système agence l'output
de chaque travailleur et tout le monde trouve, au bout de la chaîne,
chaussure à son pied et des jujubes à son goût.
La situation actuelle, c'est que ce sont maintenant de vraies machines qui
font tout ce que faisaient ces ouvriers qu'on traitait comme des machines.
Un travail pour être humain, maintenant, c'est ce qui exige de la
créativité, de l'entregent ou de l'initiative, rien de plus.
Résultat: il y avait, en 1950, plus de 50 % de la main-d'oeuvre dans
le secteur industriel; aujourd'hui, il n'en reste pas 20% et on en licencie
autant qu'on peut à chaque bonne occasion. Une récession est
une bonne occasion.
Les travailleurs ont migré vers des tâches qui exigent de la
créativité, de l'entregent ou de l'initiative. Dans le secteur
industriel même, mais surtout dans le secteur des services. Par habitude,
on a créé des emplois pour encadrer ces tâches, mais
c'est une mauvaise solution: on ne peut pas superviser la créativité,
l'entregent et l'initiative comme la production des jujubes.
On ne peut pas calculer l'apport précis de chaque professeur à
l'éducation d'un enfant, ni l'impact d'un sourire sur la santé
d'un patient. On ne peut pas mesurer l'effet de l'objection posée
par un fonctionnaire à une proposition de projet, ni celui des critiques
d'un vice-président Marketing au vice-président Finances d'une
société industrielle. On ne peut pas mesurer l'apport précis
de la créativité, de l'entregent ou de l'initiative du travailleur
au service final: l'essentiel est insaisissable.
Dans ce contexte, le système des emplois, mis en place pour mesurer
et contrôler un output quantifiable dans le secteur industriel, est
non seulement désuet mais pernicieux. Il démotive le travailleur
en lui imposant le contrôle du temps qui passe et des papiers remplis
- au risque que le temps passe à remplir des papiers - alors que
c'est le travailleur lui-même, en fait, qui décide désormais
de son propre effort.
Le contrôle que permet la structure d'emploi sur la valeur réelle
du travail de créativité, d'entregent ou d'initiative accompli
par le travailleur est nul. Faut-il s'étonner que l'entreprise privée
cherche à fuir la structure désuète de la "job
steady" pour favoriser la sous-traitance et la consultation ? Faudra-t-il
s'étonner, demain, si les grands réseaux de l'éducation
et de la santé sont à leur tour démantelés pour
permettre à de petits groupes de partenaires, vraiment motivés,
d'assurer à la population un bien meilleur service dont l'État
pourra assurer l'universalité à bien meilleur compte ?
Il y aura de moins en moins d'emplois. L'avenir du marché du travail
est aux petits partenariats, au professionnel, à l'entrepreneur,
à l'artisan, au travailleur autonome. Qu'on le veuille ou non, le
système des emplois ne fournit plus, en moyenne, que 23 heures de
travail par semaine au travailleur canadien et il en fournira de moins en
moins. C'est peu pour tous... ou rien pour beaucoup. Il est dangereux de
ne pas le dire, puisqu'on retarde les mesures nécessaires pour faire
face à cette situation.
Quelles sont ces mesures? D'abord une nouvelle répartition de la
charge de travail est possible qui permettrait, par une réduction
sélective du temps de travail par groupes occupationnels, de ramener
tous les travailleurs valides au travail, sans surchauffe de l'économie,
l'équité du système étant assuré par
des «crédits loisirs». Avec les possibilités de
l'informatique moderne, cette approche, qui aurait été utopique
il y a dix ou quinze ans, est aujourd'hui possible.
Ensuite, il faut encourager concrètement le travail professionnel
et autonome sous toutes ses formes, celui des individus mais aussi des partenariats
et des coopératives, des sous-traitants, des "centres de profits"
internes aux entreprises. Il faut des mesures légales et fiscales
favorables aux entrepreneurs, surtout aux très petites entreprises.
Il faut que l'initiative prenne la relève de l'emploi, sans quoi
la "société des loisirs" sera simplement un société
oisive ... et malheureuse.
Troisièmement, il faut que l'État assume correctement, durant
la transition vers une économie d'initiative, son rôle d'information,
de placement et de formation des ressources humaines. L'État doit
aussi assumer son rôle de soutien financier aux victimes du changement,
et celui de conseil et de banquier des petites entreprises.
Enfin, il faut que cesse cette préoccupation morbide pour l'emploi
qui nous a menés à ne plus travailler pour produire mais à
produire pour travailler. Le travail n'est pas une jouissance: c'est un
mal nécessaire pour obtenir un résultat. Priorité donc
à la productivité accrue, et vivement que les emplois disparaissent
! Notre objectif social ne doit pas être de conserver des emplois,
mais de soutenir solidairement ceux dont les emplois doivent disparaître,
pour que leur revenu et leur dignité soit maintenus INTACTS durant
leur recyclage nécessaire et leur réinsertion sociale.
Et voilà pourquoi je vous supplies de ne plus parler d'emplois. Repartager
le travail n'est pas un rêve, c'est la nouvelle orientation en France
et, à des degrés divers, dans toute l'Europe. Ceci est une
simple lettre; ce n'est pas un plan. J'aimerais souligner, cependant, qu'il
suffirait d'une volonté ferme pour que les plans soient tirés
et appliqués et que, d'ici quatre ans, tous les Canadiens qui veulent
travailler travaillent.
PJCA