Grupo
Surrealista de Madrid
Colectivo de
Trabajadores Culturales La Felguera (Madrid-Tenerife)
Oxígeno
(Logroño)
Las malas
compañías de Durruti (Logroño-Zaragoza)
Fahrenheit 451 (Madrid)
Considérations
sur les récents évènements en France,
et sur le
brillant avenir qu’ils annoncent
(Traduit de l’espagnol par Brice M.)
I. Ce qui va suivre
sera dit sans illusion, et sans espoir non plus, s’agissant de son utilité ou
de la vérité dernière de nos arguments. Nous sommes trop éloignés des
évènements, dans l’espace et dans le temps ― trop loin, trop tard ―
pour prétendre avoir la moindre influence sur eux[1]. Nous sommes éloignés, de plus, de
leur propre négation, puisqu’en dépit du fait que nous partageons effectivement
une misère analogue due aux mêmes causes, elle n’est cependant pas identique et
n’a pas la même intensité. Mais du moins deux désirs nous animent : contribuer,
à la lumière de ces actes, à jeter plus de clarté sur le monde dans lequel nous
survivons, et prendre la défense des insurgés, là où leur action, à plus d’un
titre exemplaire, mérite d’être défendue, contre toutes les calomnies et les
mensonges qui ont été soutenus et le seront par les ennemis de l’extérieur et
de l’intérieur ; non point que les insurgés de France auraient besoin de
cette défense : c’est plutôt nous qui en avons besoin, nous autres
prolétaires « blancs de peau », nous dont la conscience se montre
trop pâle, si nous voulons débrouiller l’écheveau de fictions qui nous
enchaîne, paralysant notre propre colère et notre propre révolte. Nous ne
prétendons pas non plus idéaliser ni glorifier quoi que ce soit, parce que rien
ne doit être encensé sur le terrain de la guerre sociale. Notre condition est
si misérable que le plus minime triomphalisme est un clou de plus sur le
cercueil matériel et virtuel qui nous enferme dans la vie différée. Mais pour
cette raison même, nous désirons continuer
à être à l’écoute de n’importe quel signe, de quelque côté que ce soit,
manifestant que cet état catatonique commence
à se fissurer. Et même si,
apparemment, le silence se remet à régner en Europe : spécialement dans ce
dernier cas[2].
II. Les quartiers
périphériques des centres urbains et économiques français ont été le siège
d’une révolte qui a mis en question la raison d’être et la légitimité des
classes et de l’oligarchie européenne. La périphérie transformée en lieu
d’emmagasinage, non seulement de marchandises délabrées mais aussi d’êtres
humains qui ne sont pas moins avariés, a dépassé la simple question séparée
d’un problème d’urbanisme. Les révoltés, en brûlant des édifices et des
voitures, expriment ce qui est déjà un fait indubitable : l’impossibilité de
gérer leur propre vie et de contrôler leur destin, parce que leur vie se
développe à la périphérie de tout. La violence des révoltés, de ceux qui jouent
à cache-cache avec les forces de l’ordre et dont le signe distinctif est le
visage caché sous les capuches, a démontré contre quoi ou qui leur refus est
dirigé. A travers les attaques contre la police (qui fut témoin de la façon
dont les murs commençaient à parler à travers la phrase « police de
merde »), la voie fut ouverte à la destruction de tout ce qui les plaçait,
inexorablement, devant leur réalité comme groupe social. C’est pour cette
raison que les sociologues ne devraient pas avoir besoin de se livrer à une
plus ample recherche que la simple observation des ruines de la violence et de
leur résultat. Le paysage de guerre dont parlent tant les médias n’est pas
autre chose que le programme de la révolte et les exigences des participants,
qui ne paraissent absurdes et incompréhensibles que pour celui qui se refuse à
comprendre, ou a trop bien compris (jusqu’au lavage de cerveau ou à la
politique de collaboration) les raisonnements du pouvoir. Il suffit d’entendre
ces enfants qui sont supposés ne savoir ni penser ni parler. Ainsi s’expriment,
par exemple, trois jeunes de la cité 112 à Aubervilliers : « C’est
malheureux mais on a pas le choix. On est prêt à tout sacrifier parce qu’on a
rien. (…) Si un jour on s’organise, on aura des grenades, des explosifs, des
kalachnikovs… On se donnera rendez-vous à la Bastille et ce sera la
guerre ». Mais c’est la dernière chose souhaitée par la domination, et
pour cela elle s’obstine à barbouiller un discours néanmoins très clair ;
il s’agit, qu’en aucun cas, celui-ci ne puisse aussi devenir contagieux.
III. Les supermarchés
et les centres commerciaux ne sont rien d’autre que les indicateurs de
l’oppression économique et du manque de possibilités d’accéder aux quotes-parts
de bien-être annoncées par les républicains et les socialistes. Face à leur
présence obscène, éclate la constatation quotidienne de la rareté, de l’impossible
accès aux nécessités de base pour des familles de cinq ou six membres et un
seul salaire, de telle sorte que, devant cette vérité vécue radicalement qui ne peut être
dissimulée, la propagande économique fait faillite et s’écroule n’importe quelle
illusion de pouvoir mener une vie « normale » qui n’existe plus et
n’existera plus pour personne, de même qu’on ne trouve plus d’aliments sains et
d’eau pure. Ainsi, la destruction des grands complexes commerciaux et de
consommation se transforme en éthique et en esthétique du refus, puisqu’elle
nie le confort annoncé et, au-delà, nie tout un modèle de vie falsifiée. Pour
cette raison, le peuple français, sous un prétendu projet et destin communs,
s’est levé le 27 octobre avec les monstres qu’ont créés trente ans de politique
d’exclusion sociale, politique et économique. En ce sens, la démocratie
française (et avec elle les autres démocraties) n’est pas en crise mais niée de
facto et par la force de la violence, non par la violence juvénile, mais par celle
qui s’exerce en son nom et avec son alibi tous les jours, dans toutes les
dimensions de la vie, et pratiquement sur presque toute la population. C’est
seulement quand une telle violence est réfléchie par le miroir de la
contestation sociale que s’en préoccupent le pouvoir et donc l’opinion
publique. Lorsque Sarkozy dit que « bien sûr qu’il y a de la misère, du
racisme, du chômage… mais rien ne peut justifier la violence gratuite »,
c’est que pour cet apprenti de Thiers, ses congénères et tous ceux qui le croient
encore, n’importe quelle violence qui se lève contre le racisme, la pauvreté,
etc., etc., est et sera toujours gratuite. Parce que ce n’est pas le spectacle
de la pauvreté qui scandalise mais l’explosion de ceux qui souffrent, qu’on
essaie immédiatement de faire passer pour spectaculaire afin de la discréditer
aux yeux mêmes de ses possibles complices. Ainsi, l’état d’exception et
d’urgence en vient-il à enlever le voile démocratique de sa politique envers
les immigrés dans le vieux style colonial, comme lorsqu’il administrait d’une
main de fer l’Algérie et les colonies. En ce sens, aujourd’hui comme hier, nous
sommes avec ceux qui appelaient à l’insoumission face au gouvernement français,
mais en le concrétisant par ce qui est déjà une question de salut public, l’attaque contre le projet
social français, contre le projet social européen.
IV. On doit
considérer dans le même sens l’action destructrice, délibérée et obstinée
contre les centres éducatifs. Si les voitures d’occasion, les supermarchés mal
(ou bien selon le point de vue)
approvisionnés en nourriture poubelle et quincaillerie bon marché, et les
équipements misérables de l’Etat de bien-être résiduel sont les mirages
parodiques de l’abondance et de la prospérité, les collèges et les lycées sont
la parodie désincarnée de l’égalité des chances et de la possibilité
d’ascension sociale que l’économie prêche pour ne pas s’en acquitter. Et le feu
qui a dévoré les uns et les autres est la réponse prévisible, désenchantée et
furieuse de celui qui se réveille de son enchantement. « Les gamins de
quinze ans voient que ceux qui ont vingt-cinq ans et ont été de bons étudiants
continuent à être au chômage, vivent chez leurs parents et n’ont aucun
avenir », raisonnait l’un de ces « irrationnels » de la cité du
Blanc-Mesnil de Saint-Denis, et nous trouverons dans leurs paroles toutes les
raisons de cette furie sans qu’aucun expert n’ait à y ajouter une seule
banalité. Ainsi, tout avenir étant dénié aux fils de Français, aux immigrés
déjà français selon la loi, devant les visages stupéfaits de leurs aînés, cette
population partiellement scolaire, qui aime maintenant l’essence, méprise le
système éducatif, pour la même raison qu’elle méprise l’Etat français lui-même.
Eux, les barbares du projet de la « vieille Europe » ont été
stigmatisés comme de la racaille,
c’est-à-dire comme de la populace, de la canaille, et ils ont accepté ce
stigmate avec l’orgueil traditionnel des proscrits, comme les « mendiants
de la mer » dans la Hollande rebelle du XVIe siècle, comme les enragés de 1793 ou de Mai 68, comme les
punks londoniens de 1977. Eux, les séditieux, ont pris le relai et ont déclaré
que, une fois perdue la peur de sortir dans la rue, ils avaient décidé de se
battre jusqu’à la fin. « Un représentant de la République est venu, il
nous a appelés racaille, et ce qu’on est en train de faire maintenant c’est
exactement ça, se comporter comme de la racaille. Nous avons compris que c’est la seule manière d’attirer leur
attention », dit un jeune de quinze ans de Saint-Denis. « Il
nous a lancé un défi et nous l’avons relevé », répond un autre de la même
ville. « Puisqu’on est des racailles, on va lui donner de quoi nettoyer au
Kärcher à ce raciste. Les mots blessent plus que les coups. », entend-on
dans la cité 112 d’Aubervilliers. De tous côtés, la cause est entendue, tout
est dit et tout reste à faire.
V. Avec un excès de
modestie ou de coquetterie, quelques rebelles d’Aubervilliers concèdent :
« On n’a pas les mots pour exprimer ce qu’on ressent ; on sait juste
parler en mettant le feu. » Il faut en tout cas reconnaître qu’un tel
langage est éloquent et efficace, et personne ne peut prétendre ne pas le
comprendre. Il sert de plus à mettre sur la table les questions embarrassantes
que personne n’ose poser. Par exemple, les troubles ont mis en relief la propagande par le fait de l’urbanisme
capitaliste, dont plus personne ne peut nier la monstruosité inhumaine, à tel
point qu’à travers toute la France on abat ces tours de torture de quatorze
étages où la vie peut seulement se consumer à petit feu. Personne ne peut nier
non plus leur efficacité, non
seulement en tant que camps de concentration dessinés pour isoler les personnes
d’elles-mêmes et des autres, mais aussi et surtout dans leur fonction de
prisons invisibles d’où leurs forçats n’osent sortir, y compris quand ils se
sont insurgés ; que les rebelles n’aient apparemment jamais pris la
décision d’aller porter les troubles dans les centres-villes, là où s’exhibent
avec le plus d’impudence les symboles du bonheur capitaliste, et où plus
déterminante est leur destruction, en dit long sur le succès psychogéographique
des banlieues comme système de répression et d’isolement autorégulés.
Mais le concept de
banlieue comme décharge humaine ne se comprend pas si l’on oublie les ordures
qu’elle contient dans ses limites physiques, sociales et psychologiques, et son
explosion a contribué à abattre l’un des mythes favoris de notre temps, répété
parfois très imprudemment par ceux qui se considèrent comme ses ennemis, à
savoir que les immigrés « sont nécessaires » et même indispensables
pour assurer la croissance économique et enrichir l’ennuyeuse culture
européenne, en apportant le soupçon de couleur et de joie qui plaît tant aux
fanatiques du tourisme exotique et de la bigarrure multiculturelle. Eh bien,
laissant de côté la dimension cyniquement opportuniste
d’un calcul si misérable, nous voyons déjà pourquoi le capitalisme a besoin
des immigrants, de leurs enfants et petits-enfants, quelle utilité veut donner
l’économie à ces Français de la troisième génération : on ne prend même plus la peine de les
exploiter, puisque lui reviennent
meilleur marché leurs frères de race qui vivent en Afrique ou en Asie, et
l’usage massif d’une technologie qui ravage tant les ressources naturelles que les
biographies humaines. L’unique enrichissement
que l’ordre espère d’eux est l’ « accroissement » à une échelle
chaque fois plus grande de la fameuse armée de réserve des chômeurs, et le
« développement » de la panoplie de terreurs sécuritaires qui serviront
à tourmenter la population indigène qui
vit elle aussi sur la corde raide, pour que, disciplinée, elle se réfugie
dans les basques de l’Etat policier. C’est ce dont se rendent compte les
rebelles des banlieues : les « Trente Glorieuses » et les
« miracles économiques » de l’Europe de la seconde après-guerre et
ses mirages de prospérité, de bien-être et de justice sociale, ne reviendront
jamais, il n’y a pas de place possible sous le capitalisme boulimique et
écocide pour les promesses réformistes des politiques et des arbitres
bien-pensants du progressisme. Comme le disait le jeune du Blanc-Mesnil cité
plus haut, « la mauvaise situation économique fait que pour la première
fois il y a des Français qui font le travail que seuls les immigrés faisaient
avant. » Pour la première mais pas pour la dernière. Lorsqu’on voit
comment partout dans ce meilleur des mondes occidental ferment les usines et se
réduit le personnel, lorsqu’on vérifie comment les rares
« chanceux », qui décrochent l’emploi temporaire si convoité,
travaillent de dix à douze heures par jour pour tous ceux qui restent au
chômage, il n’y a pas moyen de faire
autrement que d’accepter, et le mieux à faire pour nous tous est de le
faire et sans excuses, car lorsque le pouvoir parle de modèles d’intégration
des immigrés, de réinsertion sociale, de réactivation des quartiers populaires,
et n’importe quel bobard de la même farine, il est simplement en train de
vendre du vent à nos dépens. Et cette fumée est infiniment plus irrespirable
que celle qui sort des brasiers qui se sont allumés dans les banlieues. Ainsi,
par exemple, un sociologue (et qui plus est d’origine algérienne) croit trouver
la pierre philosophale en assurant qu’ « il faut éliminer les ghettos et
le faire sans complexes. Il ne s’agit pas de réhabiliter ces horribles
bâtiments en béton, il faut les démolir et être capable de convaincre les gens
qui y vivent que leur avenir sera meilleur en dehors du ghetto, à l’intérieur
de la ville et loin des banlieues. Les ghettos disparaissent d’une seule
manière : en les intégrant dans la ville. » Rien de moins !
Parce qu’une telle réforme, qui ne serait rien d’autre qu’une rupture
révolutionnaire avec le monde défiguré du capital, exigerait la fonte de l’ordre totalitaire qui
dessine, construit et vit de ces ghettos, nous pouvons nous demander qui est
l’ingénu, des enfants obtus et abrutis de la cité-dortoir, ou de l’habile
sociologue. Quelle que soit la réponse, pendant que les autorités décident si
elles font cas ou non de si brillantes lapalissades, il semble qu’une certaine
jeunesse est déjà suffisamment convaincue
que son avenir n’est pas dans la banlieue, et c’est pourquoi elle a commencé à
la détruire sans complexes. La
lucidité, comme l’action, a changé cette fois de parti : il s’agit
maintenant de constater jusqu’à quel point elle l’a déjà fait et dans quelle
mesure cela a été transmis à ceux qui, pour le moment, ne se sont pas joints au
combat.
VI. Mais si le parti qu’on veut condamner à l’échec est
capable de faire montre de quelque lucidité, même partielle, même s’il se
réfère plus à ce qui est détesté qu’à ce qui est désiré, il faut alors
neutraliser ses raisons et ses actes par tous les moyens, en les noyant sous le
traditionnel tsunami des mensonges et des bassesses. Nous n’avons été que relativement surpris de constater que certaines de
ces infamies proviennent des soi-disant révolutionnaires, qui
s’abaissent en diffamant les révoltés, en les accusant d’être des incendiaires de voitures au service de
l’Etat et de ses stratégies policières de provocation et de peur. Sans
s’abaisser jusqu’à une pourriture tellement évidente, qui semble accepter que
l’opprimé rumine son humiliation quotidienne dans un silence soumis en
attendant que le Lénine de service (et de pacotille) donne la permission de se
soulever, il est nécessaire de contester d’autres lieux communs qui, pour en
être, touchent un plus grand nombre de personnes, auxquelles la domination
souhaite interdire toute tentative de compréhension ou de sympathie envers les
rebelles. Il est évident que l’épouvantail de la violence est le plat de
résistance de n’importe quel menu préparé pour de tels besoins d’intoxication
idéologique et de peur sociale. Une violence qui, cependant, a été reconnue par
les rares observateurs honnêtes comme beaucoup moins sauvage et indiscriminée
que ce qu’on a dit, et exercée, de plus, en général, avec une pleine conscience
de sa gravité et de ses conséquences. « C’est malheureux », admettent
les jeunes d’Aubervilliers, et comme eux beaucoup d’autres, sans trace d’exhibitionnisme
ou de cruauté. D’un autre côté, la violence collective et spontanée qui se lève
contre l’oppression quotidienne qu’un beau jour on ne supporte plus, aussi
lamentables et arbitraires que puissent être ses dommages collatéraux, n’a rien à voir avec la violence
systématique, hobbesienne et mafieuse
des bandes néo-féodales et misogynes tolérées (et encouragées) par le pouvoir.
C’est plutôt tout le contraire, puisque ce qui s’est passé n’est pas le
déploiement habituel de l’anomie affective, de la sensibilité décomposée, de
l’agressivité tribale, de la dureté de la pègre et de l’ennui létal qui
coexistent avec d’autres réalités très
distinctes dans les banlieues (il serait étonnant que, dans un monde en
ruines, ceux qui survivent sous les décombres les plus profonds se maintiennent
absolument purs, pour la plus grande
tranquillité spirituelle de ceux qui végètent encore dans les strates
supérieures), des misères qui ont été métabolisées (et banalisées) comme une
calamité naturelle inévitable par ceux-là mêmes qui maintenant se scandalisent,
mais plutôt la tentative de leur
abolition par la voie pratique d’un affrontement à couteaux tirés avec le
système qui a engendré ces fléaux (dont personne n’est à coup sûr exempt) et
tous les autres. C’est pour cette raison que cette violence, auparavant si
supportable, si négligeable pour les
hauts dignitaires de la domination qui n’ont
pas pour habitude de vivre là-bas (et encore moins pour ceux qui l’endurent comme une prime supplémentaire de
la Terreur que leur administrent l’État et l’Économie), se révèle soudain intolérable. Le spectacle s’est donc
délecté des images, parfois douloureuses, parfois misérabilistes, de collèges
et de garderies brûlées, cherchant l’empathie facile et le réflexe conditionné
contre les rebelles, mais il s’est bien gardé de parler, par exemple, des
succursales bancaires, qui ont brûlé
elles aussi (si les banques n’ont pas brûlé en plus grand nombre, c’est
parce qu’elles avaient déserté les banlieues). D’un autre côté, ne manque pas
d’intérêt le fait que les dernières informations judiciaires offrent un
portrait sociologique de la révolte aux antipodes des clichés qu’on veut nous
vendre : parmi les premiers emprisonnés, il y a cinq cent soixante-deux
adultes pour cinq cent soixante dix-sept mineurs, et « la plus grande part
de ces mineurs n’étaient pas fichés par la police, ils étaient scolarisés dans
des centres de formation professionnelle ou même accomplissaient des séjours
d’apprentissage et ne provenaient pas de familles spécialement disloquées, ni
non plus polygames, comme on l’a indiqué depuis qu’un membre du gouvernement
l’a fait » (El País, 27 novembre 2005). D’après ces données, s’il y a eu
des classes dangereuses dans cette révolte, c’était celles qui ont
toujours existé, ce qui n’empêche pas (et cela ne nous fait ni chaud ni froid),
bien sûr, que ceux que le pouvoir appelle des « délinquants
juvéniles » soient venus donner un coup de main. Mais cela donne
l’impression que ces bandes, qui en effet tourmentent la vie quotidienne des
habitants des banlieues (spécialement celle des femmes, sous le feu croisé de
l’intégrisme et de la violence sexuelle néo-machiste), ne se sont pas spécialement signalées par leur présence :
peut-être parce qu’elles sont bien davantage les associés de la police que ses ennemis. Cela revient au même.
« On n’est pas des casseurs, on est des émeutiers », essayaient de
clarifier ceux d’Aubervilliers. Personne ne
les écoutera : pour leur malheur ou non, être rebelle aujourd’hui
passe nécessairement par le fait d’être aussi un vandale.
VII. Comme il fallait
s’y attendre dans une société qui adule la jeunesse pour sa
« rébellion » pourvu qu’elle la consomme virtuellement et qu’elle ne
prétende pas l’expérimenter dans la
réalité, la jeunesse des
participants à cette révolte est aussi utilisée pour la discréditer. On
insiste sur son infantilisme, exprimé non seulement dans l’absurdité apparente
de la destruction indiscriminée, mais aussi dans le caractère de jeu
inconscient et d’émulation compulsive qu’elle démontre. Ensuite on nous parle
des jeux d’ordinateur, de la réalité virtuelle, de la génération
« game-boy », des « pauvres gosses » autistes qui reflètent
dans leur violence aveugle les mécanismes de déshumanisation et de compétitivité
qu’ils ont appris de la même société qui les annihile, parce que tout
s’explique de façon pleinement satisfaisante par la maudite playstation, comme si seules les chères petites têtes
noires des banlieues jouaient avec ces trucs, ou étaient les seules à être
affectées par leurs radiations toxiques.
On utilise au passage les paroles des jeunes banlieusards, qu’on veut
comprendre uniquement et exclusivement dans le sens qui convient le mieux,
barrant la route à n’importe quelle autre interprétation qui nuance ou corrige
la version intéressée. Donc s’il est certain que dans ces comportements il peut
y avoir beaucoup de l’hérédité maudite du vide incarné dans l’irresponsabilité
du marché et dans la dépendance maladive à l’ultra violence, ils peuvent de
même prêter le flanc à leur récupération sous la forme médiatique et
commerciale de nouveaux et excitants sports
à risques, il n’en est pas moins vrai qu’ils obéissent à d’autres
exigences, et qu’ils sont rattachés à d’autres arbres généalogiques. En effet,
les défis entre les bandes rebelles pour voir qui offre les feux d’artifice les
plus fastueux à ses voisins, en brûlant les trophées de la richesse et du
pouvoir, peuvent venir aussi bien de la contamination médiatique qu’être la
réactivation joyeuse de l’institution du potlatch,
et, si ce sont des sauvages, qu’on leur concède du moins le droit de retourner
aux bonnes vieilles coutumes des peuples primitifs, sans les suspecter
perpétuellement de crétinisme multimédia. Mais c’est Fourier qui a le mieux
expliqué les vertus de la saine émulation entre les groupes révolutionnaires
qui se défient au jeu de la subversion,
et pour une fois que ce n’est pas l’économie qui a récupéré ses théories (et
peu importe qu’on lise ou non Fourier dans le ghetto ; les bonnes idées,
quand elles en sont, finissent toujours par rencontrer ceux qui les confirment
dans la pratique), nous n’allons pas nous scandaliser… De la même manière, les
experts profitent d’un commentaire des révoltés, sur le fait qu’ils préfèrent
brûler des voitures plutôt que des bennes « parce qu’elles font plus de
bruit », pour rire de ces petits jeunes hommes qui confondent la réalité
prosaïque avec les effets spéciaux de la console, quand le principe de base de
toute guérilla qui se respecte est de faire le plus de dégât possible, attirer
la plus grande attention, avec la plus grande économie de moyens. En tout cas,
et comme on l’a déjà suggéré, il n’est pas si mauvais que certaines chimères de
l’inconscient collectif, qui parfois se glissent sur l’écran apparemment plus
banal dans la forme du rap ou de la
mythologie dégradée de Matrix,
commencent à se matérialiser dans la rue, en particulier s’il s’agit des
fantasmes de la subversion. L’imaginaire n’était-il
pas ce qui tend à devenir réel ?
VIII. Cette mauvaise
réputation qui accuse les jeunes d’être séparés de leurs parents et des
générations adultes, et tous les noirs et maghrébins de l’être de leurs voisins
blancs, est sans doute beaucoup plus pernicieuse. En ce qui concerne le premier
point, on a mis au premier plan l’angoisse de la jeune mère célibataire devant
une crèche incendiée, ou celle d’un travailleur face à sa camionnette embrasée,
indispensable à sa survie. Il faut comprendre une telle angoisse et un tel
désespoir chez des gens que les coups ont trop bien modelés, et qui, par une
intuition souvent pertinente, n’attendent de l’évènement nouveau que le mal de
toujours. Bien qu’ayant leurs raisons, la
raison décisive n’est pas de leur côté mais de celui de leurs enfants,
parce que, même si elle cause de la douleur, elle prétend en finir avec la douleur et avec ses causes. En ce
sens, comme dans l’Intifada palestinienne des années 80 ou dans le soulèvement
antiraciste de Soweto de 1976, il s’agissait d’une révolte autant contre les
parents que contre l’Etat, le racisme et l’économie, en ceci que les
adolescents enragés ont fait ce que les générations antérieures, dans leur
grande majorité, n’ont pas osé ou n’ont pas su faire. Ainsi, quand on parle du
déficit d’autorité des chefs de famille « parce qu’ils ne rapportent pas
de salaire à la maison », on ne cite pas un autre type de respect, aussi
important voire plus que le précédent : celui qui naît de la résistance
quotidienne contre l’oppression et, qui, même dans la défaite, se transmet aux
enfants comme le meilleur exemple qu’on puisse donner dans sa vie. Il y a ici
une fracture générationnelle qui ne peut nous satisfaire, étant donné que son
maintien et son exacerbation conviennent, surtout, au système qui l’a
engendrée ; mais c’est une fracture dont finalement ces adolescents ne
sont pas coupables : ils en sont plutôt le produit et, peut-être, la
solution, pour peu qu’une telle brèche se comble et avec elle la colère. D’un
autre côté, il serait vraiment surprenant que les médias donnent la parole aux
habitants qui, eux, pourraient être d’accord, bon gré mal gré, avec la révolte
de leurs enfants ; au contraire, ils mettent l’accent sur celui qui se
plaint et ne comprend pas une telle fureur. Cependant, comme dans toutes les
révoltes de ce type, ces complicités
existent, et il n’y en a pas de meilleur exemple que le ridicule
rassemblement « pour la fin de la violence et de la discrimination »,
appelé le 11 octobre par Banlieues respect, « un collectif de 165
associations sociales des quartiers des périphéries des grandes villes françaises ».
Comme un journal dut l’admettre à contrecoeur, une telle démonstration de force
de la majorité silencieuse, adulte et réformiste des banlieues n’attira…
« pas plus de 300 personnes, dont une bonne partie appartenait aux médias,
et peu nombreux étaient ceux qui provenaient des zones qui ont souffert de la
violence ces deux dernières semaines ». La Marche de la Paix annoncée qui
devait suivre ce rassemblement « fut annulée ». Sans commentaires.
IX. Nous pourrions
dire quelque chose de semblable à ceux qui ânonnent que cette révolte est
seulement l’expression des tribus nègres et arabes, sans relais possible chez
les prolétaires français de pure souche et leurs « luttes », et
qu’elle reste donc isolée et ne peut avoir aucune portée. En réalité, comme
dans la rébellion de Los Angeles en 1992 ou dans les troubles de Brixton de
1981, les jeunes blancs perdants se sont joints à la rébellion avec autant
d’impétuosité que leurs frères d’autres couleurs, n’en déplaise à un Le Pen,
aux islamistes et à l’Etat, qui prospèrent tous sur les séparations ethniques
artificielles et qui craignent qu’elles puissent se dissoudre d’abord pour
dissoudre ensuite le chantage économique. Et ainsi, parfois, les bonnes
nouvelles sont si bonnes que le spectacle ne peut même pas les occulter
complètement. « Le profil sociologique des détenus correspond à la
population des banlieues ; les jeunes fils d’immigrés abondent, mais aussi
les noms strictement français, les cheveux blonds et les yeux clairs »,
reconnaît non moins à contrecœur le même journal. On n’entend pas autre chose
dans les banlieues. « Les émeutiers qui, las de tant d’injustice, se
lancent dans la rue, sont maghrébins et subsahariens, mais aussi français,
depuis toujours ; dans cette cité nous souffrons tous de l’injustice »,
dit-on dans la banlieue de Toulouse, comme on pourrait le dire dans n’importe
quel endroit où règne la misère mais pas encore la résignation. Il en va de
même pour la fameuse inspiration islamiste des troubles ; rien ne la
confirme, et les insurgés se sont fatigués de la démentir par leurs paroles
(« personne ne nous contrôle, ni les caïds de la drogue ni les imams
islamistes ») et leurs actes (en ne faisant aucun cas des appels au calme
des mosquées et de leurs fatwas lénifiantes dans le plus pur style des
staliniens d’antan). Mais ce qui importe, c’est de nier l’évidence et, mieux
encore, de supprimer les paroles des habitants des banlieues et leur
sens : ceux qui sont invisibles n’ont pas d’importance, n’ont pas non plus
de raison de parler et encore moins d’être écoutés. Ni compris.
X. En même temps que
les prolétaires modernes de l’Europe jouaient avec le feu et « se
brûlaient », aux Asturies plusieurs mineurs s’enfermaient pour protester
contre leurs conditions de travail et de vie. Ces faits rendent visible l’évolution du concept de classe et la
conscience de l’exploitation de la part des vaincus. La vieille et la nouvelle
classe se relaient et anticipent ce qui sera une réalité dans quelques années
sur tout le continent. Mais dans cette danse, les danseurs se mélangent en
formant des couples inespérés et prometteurs : si nous mettons en relation
la négativité qui nous est vendue comme étant suicidaire, nihiliste et folle,
avec d’autres conflits sociaux qui ne méritent ce nom que parce qu’ils
partagent le même désespoir, nous commencerons à y voir plus clair. En effet,
au-delà du fait qu’elles proviennent de la même oppression, rattacher les
révoltes actuelles aux grèves générales d’ici ou de là, aux marches de chômeurs
ou aux performances revendicatives
des étudiants des Beaux Arts, n’a pas beaucoup de sens : il vaut mieux le
faire avec des conflits comme celui de l’usine Cellatex en juillet 2000, où les
travailleurs menacés de licenciement ont menacé à leur tour de faire sauter
l’usine et les produits chimiques qu’elle abritait si on ne leur donnait pas
une porte de sortie présentant un minimum de dignité, allant jusqu’à déverser dans un bassin de décantation un peu de
soude caustique pour démontrer que la pantomime n’était pas leur fort, excellent
exemple qui fut suivi par les ouvriers de Moulinex à Cormelles (qui
incendièrent une partie des installations) ou ceux de l’usine de bière
alsacienne d’Adelshoffen (qui s’approvisionnèrent en bombonnes de gaz au cas où), pour ne citer que les conflits
les plus fameux d’une réaction en chaîne de « terrorisme social »
(comme l’appelle la sinistre European
Foundation for the Improvement of Living and Working Condition, qui sait de quoi elle parle), animée
par le « syndrome Cellatex » de l’été 2000, et qui se prolongera
l’année suivante dans les usines textiles de la firme Mossley avec l’incendie
de machines, de marchandises et de bureaux. Les journaux aussi (à l’instar des écologistes de partis et des
Révolutionnaires du Régime) ont parlé dans ces cas-là de suicide, de nihilisme,
de folie, comme ils le font chaque fois qu’ils sont confrontés à
l’incontrôlable qui aujourd’hui, malheureusement, doit se présenter avec des
titres si obscurs quand il s’agit vraiment de lui. Les mêmes accusations sont
lancées, en ce moment en France et en Angleterre et très bientôt partout,
contre ces nouveaux ouvriers sortis des banlieues, mauvais étudiants hier et
plus mauvais travailleurs encore maintenant, qui, non contents de tirer au
flanc autant qu’ils le peuvent en écoutant de la musique et en dansant, en
buvant du vin ou en parlant dans leurs portables, bondissent sans crier gare et
de façon « irrationnelle » à la plus petite provocation de leurs
contremaîtres, sans hésiter à recourir à la violence et sans s’arrêter à penser
aux risques évidents de licenciement et, si les choses sont allées sont trop
loin, à la prison[3] Nous ne discuterons pas du fait
qu’une telle négativité soit à son tour le reflet de la négation de la vie que
pratique le capitalisme, et qu’en soi elle se montre insuffisante. Mais cela
nous intéresse de signaler qu’elle existe,
et qu’elle existe en dehors de tout calcul et de toute raison, en particulier
de la raison d’Etat[4], et que c’est dans cette existence
et pas ailleurs que pourront se rencontrer, s’ils le font, les différentes
révoltes, les vrais désirs, les nouvelles utopies. Pour notre part, et pour
commencer, nous pouvons seulement redire que ce ne sera pas la peur de tomber
dans l’ingénuité qui nous fera renoncer à nos ambitions.
XI. La chansonnette
médiatique aime aussi affecter un étonnement hypocrite face à la destruction
« gratuite » (maintenant faut-il aussi payer pour participer à un
soulèvement ?) des quartiers et des biens mêmes des agitateurs, calamité
incompréhensible de cette époque qui a perdu le Nord. On nous dit de plus que
cette destruction aveugle est inédite dans l’histoire, que rien de semblable ne
s’était passé avant dans aucune révolte, et encore moins dans aucune
révolution ; et que cette donnée revient à démontrer le caractère aliéné
et aliénant de ces déchaînements de vaine fureur, bonne pour personne, si ce
n’est pour la domination qui, en dernière instance (qui d’autre, sinon ?),
aurait téléguidé les évènements. En laissant de côté les considérations que
nous avons déjà émises sur la valeur d’usage réelle de ces cités et de ces
biens, comme sur le problème de la violence que le pouvoir appelle
irrationnelle sous prétexte que ce n’est pas la sienne, il faudrait se demander
où est cette supposée nouveauté historique dans le comportement de ces nouveaux
barbares, nouveauté qui les disqualifierait irrémédiablement en regard d’autres
barbares qui, s’ils l’étaient, étaient des barbares éclairés, homologués, nous
dirions de pata negra, par ces fins connaisseurs universitaires amateurs
d’Histoire Sociale qui se délectent des luttes passées pour abhorrer celles du
présent et, surtout, les futures. Car enfin, comment se comportaient les
rebelles de Los Angeles en 1992 ? Et ceux de Brixton, Toxteth, Lyon ou
Marseille en 1981 ? Et les habitants enragés du quartier de Watts à L. A.
en 1965 ? Et ceux des ghettos de Johannesburg à l’époque de
l’apartheid ? Et les mille et une batailles de la guerre civile
perpétuelle qui se livre dans les villes
misérables, les favelas et les bidonvilles de l’ensemble du Tiers Monde, du
« coup de Caracas » de 1989
à l’explosion de l’Argentine en décembre 2001 ? Et jusqu’aux suffragettes
du début du vingtième siècle, bourgeoises qui détruisaient des vitrines et des
marchandises bourgeoises au nom de certains droits – qu’ils fussent limités,
c’est une autre question – que la bourgeoisie patriarcale ne voulait pas leur
accorder ? Et sans parler d’autres mouvements qui avaient les idées plus
claires, le sang plus chaud et le coup de poing plus prompt. Il n’y a rien de
nouveau dans ces fureurs : les laissés-pour-compte commencent souvent par détruire le décor déprimant et
insupportable de leur marginalisation, entreprenant au passage la
réappropriation urgente des biens de première nécessité par la voie du saccage et
du pillage, ce qui est toujours une bonne chose, bien qu’ils ne réussissent pas
ensuite à détruire tout le reste, ce qui serait bien mieux.
XII. Ce qu’ils disent
n’est pas non plus nouveau. « Nous ne voulons plus de dialogue avec le
gouvernement, nos pères, nos familles, ont suffisamment été abusés par les
discours. Le dialogue est définitivement rompu, n’envisagez plus de nous
endormir. NE COMPTEZ PLUS NOUS MANIPULER, ceci même malgré l’utilisation
d’Imams et portes paroles que vous instrumentalisez, que vous poussez à
diffuser des appels au calme (…) La société nous a créés, cela prouve que cette
civilisation court à sa perte. Nous n’avons plus rien à perdre, nous préférons
mourir dans le sang, que dans le “caca” », déclarait un tract signé par des
« Combattants de la révolte du 93 »et ces paroles ont été prononcées
par d’autres bouches et en d’autres temps et d’autres lieux[5] : par exemple et pour ne pas être répétitifs, cette année même à
La Nouvelle Orléans, où une autre « racaille », pour des raisons
distinctes mais guère trop, s’est aussi
livrée au pillage. Nous n’allons pas verser dans l’adulation et dans la
tentation d’affirmer que ces paroles et ces actes constituent l’unique
programme révolutionnaire possible. Bien au contraire : peut-être est-ce
celui qui se trompe le plus, précisément parce qu’il est le plus radical. Mais
c’est que la guerre sociale est aujourd’hui comme cela : laide, vulgaire,
équivoque, aussi convulsive qu’épisodique, traînant comme un boulet mille adultérations par l’abject
esprit de l’époque, et certainement condamnée à des échecs répétés. Cependant, au-delà de n’importe quelle
approbation ou condamnation théorique, pratique, morale, esthétique ou
prêt-à-porter, c’est la guerre sociale
qu’il nous a été donné de vivre dans le pire des mondes possibles, parce que
c’est celui qui donne et donnera le moins d’options pour son hypothétique
dépassement. Nier une révolte qui passera dans l’histoire comme la première
grande prise de conscience en Europe de la part des nouveaux exploités, qui a
obligé l’Etat à prendre des mesures d’exception qui ne furent pas adoptées en
mai 68 (décision qui, nous n’en doutons pas, ne plaît jamais au pouvoir parce
qu’elle permet d’observer qu’il n’est pas si sûr de lui et que ses dents
claquent à la première lueur d’affrontement sérieux), révolte qui s’est
communiquée à d’autres pays, qui ne va pas disparaître si facilement de la
mémoire des insurgés quoique le spectacle s’y emploie activement, et
qui n’est pas terminée mais s’est au contraire transformée en
révolte de basse intensité, nier sa
qualité radicale parce qu’il y a des pots cassés, ou parce que lui manque un
programme, encore un programme, toujours un programme, ou parce que ses fruits
immédiats n’apparaissent pas, ou parce qu’elle aurait des effets
« contre-productifs » alors que ce qui est vraiment contre-productif,
c’est que s’éteigne l’idée même et la pratique de la révolte, c’est falsifier
le problème au lieu d’aider à le résoudre.
La révolte est
arrivée, et elle l’a fait pour rester. Les immigrés, et avec eux tous les
prolétaires qui, à coup de sang, de sueur et de larmes réapprennent qu’ils en sont, sont passés des
remerciement à l’exigence du droit de vivre. Par tous les moyens nécessaires.
Le dilemme est bien simple et a déjà été posé en 1977 : Vas-tu prendre en main la situation ou vas-tu obéir aux ordres ? Vas-tu reculer
ou avancer ?
(Novembre
2005)
: Liste
des titres en préparation
: Comptes-rendus de
publications
: Index des personnes, groupes
et périodiques cités
: Chronologie des textes publiés
: Tribune
: e-mail
[1] Texte écrit en Espagne, au mois de
novembre 2005 [Note du traducteur].
[2] On peut déjà faire observer, en
avril 2006, que cette appréhension n’est pas justifiée ; et nous ne
doutons pas que les auteurs de ce texte sont les premiers à s’en réjouir [Note du traducteur].
[3] Le « manque de respect »
et le caractère ingouvernable de ces travailleurs sauvageons [en français dans le
texte] sortis des banlieues est arrivé à un point tel, qu’une vague
de dépressions et de baisses de rendement s’est propagée parmi les chefs du
personnel et les ressources (in)humaines. On l’appelle syndrome de la maladie honteuse, parce qu’aucun directeur ne veut
reconnaître que maintenant, pour une fois et à titre de précédent, c’est lui le
maltraité au lieu d’être celui qui maltraite. Une analyse détaillée d’un
phénomène aussi délicieux peut être lue dans Echanges n° 99, Hiver 2001-2002 [Quand les entreprises
cherchaient des salariés “honnêtes et malléables].
[4] Il devrait être inutile de répondre
aux refoulés et aux malheureux qui voient dans les révoltes, uniquement et exclusivement des
manœuvres du pouvoir, qui les utiliserait pour régler les querelles au sein du
gouvernement français, faciliter le contrôle para policier des mafias et des
mollahs, voire même pour lancer un plan de rénovation* plus grossier que
l’habituel [*En espagnol, plan Renove. Il
s’agit d’une campagne en faveur de l’industrie automobile lancée de temps à
autre par le gouvernement espagnol. Il consiste à donner des facilités de
crédit et des aides en espèces aux consommateurs qui achètent une voiture
neuve, en remplacement de leur « vieux » modèle. Note du traducteur]. Des manœuvres, il y en a, et pour tous les
goûts. Mais il y aussi une action autonome des « rebelles avec une
cause », parce qu’en aucune façon une réaction populaire n’est prévue ou
attendue par le pouvoir. Un tel apriorisme signifierait, comme le disait le
Groupe Surréaliste de Chicago devant de semblables accusations à l’époque du
soulèvement de Los Angeles, « c'est réduire les masses au statut de
simples objets de l'histoire, victimes inévitables de l'autorité
toute-puissante. » (Trois jours qui ébranlèrent le nouvel ordre
mondial.) Il se peut que cela se passe ainsi parfois, mais pas toujours, ni
totalement. C’est pour cela qu’ils se
révoltent : c’est l’unique sens de l’histoire qui leur reste encore,
et en matière de révolte, aucun d’entre eux n’a besoin d’ancêtres. Ce n’est pas rien : s’il manque
peut-être aux insurgés une théorie révolutionnaire (qui n’en manque
pas ?), en revanche ils ont plus qu’il n’en faut, comme leurs camarades de
Los Angeles, une nouvelle conscience
radicale qui n’admet pas de récupération possible.
[5] « Pour le pouvoir et ceux qui
pensent comme lui, les pillards du 11 décembre ne s’opposaient à rien,
puisqu’ils ne revendiquaient rien (…) Et, en effet, s’ils ne rejetaient rien en
particulier, c’est qu’ils rejetaient tout ce qui émane de l’ordre mercantile
putride, seigneur et maître de tout ce qui existe. Les insurgés avaient
abandonné tout mot d’ordre particulier et avaient inscrit sur la façade de
l’édifice pillé le programme qu’ils avaient ébauché sur le terrain : “Mort au
Kapital” » (Défense inconditionnelle des vandales du 1er décembre, décembre
1998, Des cannibales). « Quelques bonimenteurs prétendent que la jeunesse
actuelle ne doit pas se rebeller, qu’elle doit s’intégrer. S’intégrer à quoi ?
A un navire qui fait naufrage ? À l’entreprise de pollution qu’on appelle
l’économie ? À ce château de cartes truquées, de fausse monnaie et de dettes
impayables que l’on nomme système financier ? À ce film débile où l’ennui
luxueux d’une minorité de parvenus s’est nourri de l’oppression réelle de la
majorité de l’humanité – et qui s’intitule “société moderne” ? Ce qui est en
cause, c’est la domestication des êtres » (Volcan d’automne, décembre 1986,
Marie-Jeanne). « Provocateurs, anarchistes, communistes, punks, rouges, heavy,
mods, rockers, loubards, voyous, toute cette faune dont nous sommes se
concentre là, non seulement pour des revendications estudiantines, mais parce
que nous en avons assez du chômage, du service militaire, de la démocratie
bourgeoise, de la répression policière, des prisons (…) Et c’est très clair :
il n’y a pas d’avenir pour nous. La violence étatique génère de la violence
dans la rue. Si notre violence éclate, c’est parce que nous devons souffrir la
violence sociale jour après jour. Qu’on ne s’étonne donc pas du vandalisme des
jeunes. Il y aurait lieu de se demander qui se comporte le plus en vandale ici,
de nous ou du système dans lequel, malheureusement, il nous appartient de
vivre. Qu’on ne dise pas que la violence n’est jamais justifiée, parce que dans
notre milieu ambiant la violence est obligée » (déclarations d’un jeune «
provocateur » à El País, cité par Miguel Amoros dans Rapport sur le mouvement
étudiant, 1987). « Nous n’avons aucun avenir à nous calmer. On nous veut gibier
d’usine ou gibier de prison : et nous ne voulons devenir ni l’un ni l’autre.
Nous scandalisons, parce que nous n’avons aucun but positif dont nos ennemis
pourraient gérer la satisfaction. Nous sommes entièrement négatifs, et c’est là
notre force » (Les Fossoyeurs du vieux monde, Expédition sans retour, automne
1981). En relisant ces déclarations, si semblables à celles d’aujourd’hui, qui
ont été écrites et dites à d’autres époques et à propos d’autres conflits (une émeute à Saragosse qui
déborda la campagne de préparation de la grève générale du 14 décembre 1988,
les manifestations étudiantes françaises de 1986 et espagnoles l’année
suivante, les révoltes anglaises et françaises de 1981), il faut reconnaître
que les insurgés de 2005 ne vivent pas complètement submergés par le vide de la
mémoire historique dont on a parlé (et qui existe en effet), et qu’ils n’ont
pas oublié les vieilles vérité anti-politiques de la guerre sociale : au moins,
ils savent s’en souvenir par intuition, ou la redécouvrent dans la rue par
nécessité. Les deux processus agissent généralement de concert.