MLG
Intégration sociale
et désintégration mentale
(Phénoménologie de l’informatique
domestique)
L’informatique
propagée à l’échelon domestique, c’est le modèle de l’amplification
artificielle des besoins ; ou encore la négation, techniquement entérinée,
d’une élaboration et d’une maturation personnelle du besoin. A rebours d’une
telle maturation surgit, comme dans un miroir grossissant, une masse de besoins
pré-satisfaits et prédigérés, quantitativement illimités et, nonobstant
l’idéologie de l’interactivité, s’offrant à la consommation passive, à
l’absorption mécanique. Certes, en démocratie marchande, rien n’oblige
juridiquement à consommer tout cela, ni à s’y conformer. Mais ce qui est vrai juridiquement
ne l’est ni socialement, ni économiquement.
Au plan
technique, cette hypertrophie des possibles, aujourd’hui intégrée dans
l’ordinateur domestique, dans le soit-disant “outil informatique” -- en réalité le summum de la logique
machinique avec tout ce qu’elle comporte d’intrinsèquement autoritaire -- est
probablement l’une des origines de tous les dysfonctionnements qui
caractérisent son fonctionnement normal, sous forme de pannes, d’erreurs ou
d’effets imprévus. Dysfonctionnements
sans commune mesure avec ce qui existe par ailleurs dans le monde des
appareils domestiques dont pourtant le devenir-camelote n’a cessé de se
parfaire depuis le jour même de leur invention. Pour le dire de façon sereine
et philosophique, le principe de la maintenance est donc consubstantiel à la
substance informatique.
Ce que
disant, je n’ignore pas que l’une des passions, et non des moindres, suscitées
par ces super-machines réside dans le goût abstrait pour leur domestication,
dans l’ambition individuelle de leur appropriation totale, dans une sorte de
rivalité narcissique dénaturée. Entreprise aussi indéterminée qu’infinie.
Promenade labyrinthique et constructions de situations techniques dans
lesquelles vont se découvrir et s’inventer -- c’est-à-dire être fabriqués -- de
nouveaux besoins et désirs. Le contraire même d’un développement organique de
la sensibilité. L’addiction parfaite. On frémit à l’idée d’une humanité dont
une part croissante de la sensibilité, de la subjectivation esthétique, se
trouve d’ores et déjà redevable de cet univers. Car face à l’hyper-rationalisme de la machine, c’est en réalité à une
néo-magie, sinon à la simple débilité mentale, que se trouve renvoyé
l’individu. Ce sont tantôt des ordres, tantôt des rituels ou formules
hermétiques qui sont émis ou intimés en direction de l’usager -- qu’en souvenir
de Günther Anders il serait plus juste d’appeler l’usagé. Bien évidemment, ces formules,
rituels et commandements de toute nature ne sont pas de l’informatique à l’état
pur -- laquelle n’est que de la logique binaire --, ils n’en sont qu’une
traduction, qu’une mise en expression -- sans doute parmi bien d’autres
possibles --, conçues donc par des individus, par des subjectivités dont on
peut du même coup mesurer le délabrement de la sensibilité et l’étendue de la
passion pour l’aliénation. Car la logique
et les modes d’expression propagés par les programmes informatiques à usage
domestique apparaissent, pour qui n’a pas encore perdu tout instinct de
liberté, comme une véritable pédagogie de la soumission.
Pour
commencer, il s’agit de se familiariser avec un univers de questions absurdes,
à un degré tel que leur incongruité finit par ne plus apparaître. Une
nouvelle version de votre logiciel est disponible. Voulez-vous la télécharger? Pour quoi faire? Aucune importance.
Il faut obéir au Progrès, c’est-à-dire au permanent bouleversement
technologique. Dans l’univers du cybernanthrope, la question du sens est
forclose -- ainsi que l’avait, dès 1967, bien anticipé Henri Lefebvre, hommage
lui soit sur ce point rendu. On ne saura donc jamais rien des avantages ou inconvénients de ce nouveau programme, dont
toute la vertu se résume dans le seul fait d’être plus récent que le précédent.
Par ailleurs, cette question à première vue innocente est en réalité pleine de
subtilités technologiques et de roublardises économiques. En réalité, il faut
obtempérer. Car, à force de refus répétés, en s’obstinant à ne pas suivre le
Progrès, on court le risque de se retrouver, le jour où l’on se défait d’un
(trop) vieil ordinateur, gros jean comme devant, c’est-à-dire avec des
documents (“des fichiers”) que le nouveau
a désappris à lire -- le pauvre, on lui a sûrement infligé, à lui aussi, la
méthode globale! Pour le bonheur de l’économie, il existe des entreprises
spécialisées dans la résolution de ce genre de problèmes -- problèmes créés de
toutes pièces, soit dit en passant -- et qui se feront un plaisir de vous
facturer leurs services à hauteur de leurs mérites... Donc, un logiciel,
conforme à vos éventuels besoins, devenu avec le temps familier et commode à utiliser est, très vite, décrété
dépassé par la raison économique, celle qui règle le rythme et le tempo de la rotation du capital.
Cette
dictature du nouveau n’est en vérité
qu’un des masques de la tyrannie marchande,
parvenue à imposer dans le domaine informatique des normes
d’obsolescence qui défient l’imagination et qu’elles rêvent évidemment
d’étendre à l’ensemble de la production industrielle. Rien qu’en provenance des
USA, ce sont chaque année 50 millions d’ordinateurs qui atterrissent dans les
déchetteries africaines! Dans le petit milieu des techniciens en informatique,
c’est une attitude très distinguée que de se gausser d’une unité centrale ou
d’un logiciel déjà vieux d’un an ! A propos d’un
logiciel subitement déréglé, son
fabricant, appelé à la rescousse, n’eut qu’à rétorquer que ce produit n’était plus supporté (sic!) depuis déjà longtemps, qu’il n’existait plus
sur le marché et qu’il
n’était donc pas question, pour lui,
d’apporter le moindre début de solution au problème. Bref ce qui n’est plus sur le marché est
totalement irréel, voilà un des nouveaux principes ontologiques sur lequel
l’humanité nouvelle est priée, ou plutôt sommée de se régler. Avec
l’ordinateur domestique, la valeur marchande a trouvé un promoteur qui dépasse en perfection ce que l’automobile, pour
prendre une des marchandises fétiches du capitalisme de consommation, était
déjà parvenue à instituer dans le genre engrenage de la dépense et soumission
au fabricant. On sait par exemple comment les moteurs dernier cri sont conçus
pour rendre difficile et hasardeuse l’intervention d’un vulgaire quidam,
laquelle intervention ferait d’ailleurs sauter l’éventuelle garantie du
constructeur. Mais, pour l’heure, on
n’a pas encore vu un garagiste décréter un véhicule irréparable sous prétexte
qu’il n’est plus à la vente ; à ce rythme du progrès de l’insolence marchande,
on va finir par vénérer ces constructeurs automobiles qui ont encore des pièces
détachées pour des voitures vieilles de vingt cinq ans!
Remarquons
au passage, dans une ambiance digne du château de Kafka ou d’une nouvelle de
Beckett, la banalisation d’informations délivrées dans un patois absurde. Ainsi
: les erreurs suivantes se sont produites à l’ouverture de ce document :
alerte à l’importation, police manquante -- suivies, contre
toute attente, de l’injonction : continuez!
A vrai
dire, tout ceci n’est jamais que vitupérations énoncées d’un point de vue qui,
d’avoir eu pour lui quelque évidence il y a encore une ou deux décennies, est
aujourd’hui relayé par une toute autre perspective. Car la conception
instrumentale de l’informatique, en tant que moyen avantageux pour la
transmission des informations et des idées -- quoi que l’on pense par ailleurs
de la dépendance ainsi créée à l’égard de fabricants tout puissants --, une
telle conception somme toute traditionnelle est aujourd’hui en recul. Elle est
relayée par l’univers télécommunicationnel, qui n’est plus de l’ordre de
l’outil, mais du monde. Un monde nouveau qui, d’être épuré, ou plutôt amoindri
au plan sensoriel, n’est pas pour autant débarrassé des avanies du monde
d’avant! La téléphonie mobile y occupe également une place de choix. La
solitude réelle, associée à une non moins réelle incapacité à la supporter,
constitue un mélange typique de l’individualisme contemporain et
psychologiquement explosif. Le téléphone mobile se présente comme un remède à
la chose et comme bon nombre de remèdes conçus par la rentabilité, il entérine
le mal, sinon l’aggrave.
Des mines
hagardes et des regards hébétés, des yeux rivés sur des claviers de téléphone
portatifs, des bouches qui parlent, ou plutôt vocifèrent toutes seules dans les
rues, des oreilles reliées par des fils à un système de perfusion sonore qui
semble devenu vital, voilà le spectacle qu’offre aujourd’hui la plupart des
grandes villes. C’est sûrement, pour le dire comme le parti des Verts, une révolution en matière de communication.
Les mêmes s’inquiètent pourtant des menaces pour la santé des utilisateurs et des personnes dont l’habitat jouxte les
antennes relais de la
téléphonie mobile. A quoi d’autres répondent que, de toute façon, l’exposition des personnes est
considérablement moindre au voisinage des stations de base que lors d’une conversation
avec un mobile collé à l’oreille, et
par ailleurs, qui veut le plus veut aussi le moins : il y a en France 22 millions de propriétaires de téléphone portable qui
se révèlent soucieux et exigeants en terme de couverture du réseau, autrement dit partisans de fait de
la multiplication des antennes et du brouillard électromagnétique qu’elles
génèrent. (Extraits d’une réunion du conseil municipal de la ville de
Strasbourg en avril 2003).
La
nouvelle vie télécommunicative est donc assistée par la téléphonie mobile et
permanente et par l’ordinateur, lui-même en cours d’intégration au téléphone.
Ce n’est donc rien moins que le principe de la concurrence qui s’est introduit
au sein du concept de monde. Ou plutôt, le nouveau monde télécommunicationnel
est en passe de devenir l’essentiel, le monde ancien, celui accessible à un
système sensoriel non équipé, relégué au rang du dérisoire -- déchet abandonné
à ceux qui, en dépit de sacrifices et privations, ne peuvent pécuniairement
s’élever jusqu’au monde essentiel ; ou, pour quelques-uns, n’en éprouvent pas
l’envie. Ses promoteurs en ont conçu l’expression de fracture numérique, laquelle
traduit bien la division entre le primordial et l’inférieur. Le monde
phénoménal, non-télécommunicationnel,
est en effet bien vulgaire, puisqu’en principe accessible à tout un
chacun sans autres médiations que les formes de la sensibilité et les
catégories de l’intellect, soit de tout ce qui façonne, ou aura jusqu’à présent
façonné un monde humain. Autrement dit, tout ce qui, dans certains courants de
la philosophie occidentale a été subsumé sous le concept de transcendantal,
dont les déterminations, pour multiples et divergentes qu’elles aient pu être,
ont toutes en commun de mettre en avant ce qui fait que pour l’homme il existe
un monde en tant que monde humain. La question de savoir si tous ces anciens
moules de l’expérience du monde sont innés ou acquis, inhérents à une supposée
nature humaine ou produits par l’histoire n‘a pas ici à être tranchée. Car, de
toute manière, naturels ou historiques, transcendantaux ou empiriques, peu
importe : ces conditions de l’expérience du monde excèdent toujours la sphère du
seul individu, lequel ne s’y
rapporte que comme à une sorte de bien commun. Et, par ailleurs, même si
l’inégalité sociale peut ici avoir
quelque mot à dire et moduler
leur accomplissement en chaque individu, le transcendantal -- les moules de
l’expérience, les conditions de possibilité du monde -- était resté jusqu’à ce
jour affligé d’une tare incommensurable : la
gratuité.
Le fait
de pouvoir s’échanger des courriers par la voie électronique, d’avoir accès à
tel ou tel document sur l’Internet ou d’y effectuer telle ou telle opération
jugée fastidieuse dans le monde réel n’a en soi rien d’exorbitant. On peut
simplement s’inquiéter des conditions psychotechniques dans lesquelles tout
cela s’effectue. Mais s’il n’y avait que cela, il serait exagéré de parler d’un nouveau monde
télécommunicationnel et d’un néo-type humain -- celui que Henri Lefebvre
désignait sous le nom de cybernanthrope. Reste que mettre l’accent, comme on
le fait parfois, sur les avantages et les conforts de la vie électroniquement
équipée masque passablement l’effarante mutation déjà amorcée et qui fait que
pour un nombre croissant de gens, le monde essentiel est désormais celui du cyberespace. A ce point, il ne s’agit plus d’outils, d’avantages pratiques,
de médium ou de médiations : le médium
est devenu la réalité. Un million sept cents mille d’internautes
jouent, achètent, s’informent et se rencontrent dans Second Life. D’autres
univers se préparent. (Le Monde, 3 et 4 décembre 2006). On n’est déjà plus dans l’univers
du jeu -- aussi débilitants, inquiétants et déréalisants que soient bon nombre
-- mais dans celui d’une réalité dissociéee, avec un deuxième monde et une
seconde vie, dans laquelle il faut imaginer pouvoir trouver tout ce que l’autre vie et le bas-monde n’ont pas
procuré. Toujours est-il qu’évalué selon le critère de l’utopie, le nouveau
monde apparaît d’une indigence sidérante et comme un clone monstrueusement
simplifié de l’ancien. Certains se
contentent de regarder ce qui se passe, d’autres achètent un espace, y
construisent leur maison ou leurs boutiques pour vendre des objets de leur
création. D’autres cherchent l’âme sœur ou l’aventure virtuelle d’un soir(??).
Une véritable mini-société qui dispose même d’une monnaie : le linden
dollar(357 pour 1 euro). En octobre, plus de 230000 euros ont été dépensés par
jour à l’intérieur de Second Life.... Le profil des utilisateurs, en moyenne des
trentenaires, est de plus en plus large, avec notamment l’arrivée de projets
d’entreprises... L’expérience est en tout cas potentiellement assez lucrative
pour que de grandes sociétés veuillent ne pas rater le coche. Nissan,
Coca-cola, Toyota, Reebock, les chaînes NBC, MTV y organisent des”évènements”.
Reuters y a ouvert un bureau de presse. Dell y propose de construire à la carte
son ordinateur. L’objet, bel et bien réel, est ensuite envoyé à domicile. (On notera donc, qu’en ce qui
concerne le monde des affaires, le lien avec le”réel” n’est pas entièrement
rompu!) IBM va déjà plus loin. Son PDG a
annoncé vouloir investir 10 millions de dollars dans ce secteur. L’entreprise a
acheté dans Second Life une demi-douzaine d’îles privées accessibles uniquement
par code d’accès (!!). La multinationale veut notamment évaluer les possibles
applications de cet outil (!!) dans des
domaines aussi divers que la formation à distance, la médecine, le marketing,
la finance. “Nous n’en sommes qu’aux prémices de tout ce qui peut se développer
dans ces mondes” estime Catherine Smith, directrice du marketing de Linden Lab (le concepteur du projet).
On me
pardonnera, je l’espère, la longueur de cette citation cauchemardesque. A
propos de la pseudo-nouvelle vie dans le cybermonde, un auteur japonais --
Osamu Yoshino -- a parlé d’expropriation
transcendantale et de chemin vers l’autisme. On ne saurait mieux dire. Ajoutons
que l’expropriation prend ici la forme d’une dépossession radicale de
l’imaginaire, avec la constitution d’une
utopie radicalement négative, qui se donne comme une hypostase de ce que le
monde”réel”recèle de pire. Quant à la vie -- au sens transcendantal dont en
parle un philosophe comme Michel Henry--, elle est évacuée au profit de
monstrueux artifices. Car la seule jouissance qui apparaît licite dans le
nouveau monde de l’utopie négative -- en regard duquel tous les arrières-mondes
des religions élaborées jusqu’ici au cours de l’histoire de l’humanité
apparaissent comme un stade très sommaire et très insuffisant d'aliénation mentale --, la
seule jouissance désormais permise est d’ordre purement narcissique : l’effort
pseudo-hédonique et réellement désespéré pour se doter de nouvelles identités
-- autres apparences et personnalités. On peut observer le même phénomène à
l’œuvre dans une autre contrée du cybermonde appelée My Space, lequel procure un
parfait environnement aux adolescents pour jouir d’une communication qu’ils ne
trouvent pas dans leur foyer.. (Le septuagénaire australien Robert Murdoch est
aujourd’hui à la tête du plus grand site Internet au monde, avec plus de 100
millions d’inscrits, tous jeunes. Et l’accord qu’il vient de signer avec
l’autre géant du secteur, Google, qui lui rapportera 900 millions de dollars
sur quatre ans, montre qu’il avait vu juste. La France adolescente est mûre
pour le concept de My Space, qui compte déjà quelques avatars francophones et
autres dans le pipeline. On
aura reconnu le style de Libération, en l’occurrence dans son édition des 19 et
20 août 2006. A cette occasion, on voit aussi apparaître une nouvelle race de
psychologue, puisqu’il en est maintenant qui préconisent les effets profitables
de la dissociation psychoïde et du retrait de la réalité : Ils utilisent My Space comme un moyen de tester différentes
identités qu’ils auraient à assumer en face à face à l’école ou ailleurs.
My Space fournit une opportunité en or de mener cette exploration sans les
conséquences du monde réel, selon
l’avis éclairé d’un certain Larry D. Rosen, professeur de psychologie en
Californie (c’est moi qui souligne).
Il serait
injuste de ne pas rappeler que la manière tantôt placide, tantôt frivole dont
les journaux racontent la transformation de la planète en gigantesque hôpital
de jour a été préparée, depuis belle
lurette, dans le domaine des idées. Dès les années 1970, les philosophes
moléculaires Gilles Deleuze et Félix Guattari
-- dont, au-delà de leur packaging
subversif, la complicité d’idées avec le nouvel esprit du capitalisme n’est
plus à démontrer -- avaient vu le vent venir et concluaient que le plan d’immanence doit se substituer au champ transcendantal issu des philosophies de Kant et de
Husserl -- vieux concept de l’humanité devenu obsolète. Le chaos chaotise et défait dans l’infini toute consistance, s’écriaient-ils encore en 1991
(Qu’est-ce que la philosophie p.45, Editions de Minuit) et de vanter les
mérites du glissement d’une organisation
à une autre et de la formation d’une désorganisation,
progressive et créatrice.
De toutes
les inventions cyber, celle qui décroche la palme dans le
domaine du progrès vers l’autisme de masse aura conduit, en cette fin d’année
2006, plusieurs internautes de la
capitale française à en venir aux mains pour s’arracher un des dizaines de
milliers d’exemplaires de gondoles mises sur le marché. La Wii est une console de jeu d’un genre nouveau, sensoriel, fondé sur
la reconnaissance des mouvements. Tout est dans sa manette, une télécommande
sans fil capable de reproduire les gestes du bras et/ou de la main, cela en
interaction avec l’écran où est diffusée l’image dont elle a le contrôle. En
clair : la Wii permet de jouer dans son salon au tennis, au golf, au bowling, à
la boxe, à l’escrime.. en mimant les gestes adéquats. Et même à la pêche à la
ligne. Une vibration avertissant du moment où il convient de ferrer,
confortablement calé dans son canapé, l’improbable poisson. (On imagine
l’ambiance qui doit ainsi régner dans certains intérieurs!). Avec la Wii, l’individu gagne en apparente
liberté. De mouvement, s’entend. Il se coupe du monde, du toucher et de la
chaleur de ses congénères... Ainsi le joueur de Wii, faisant ses gammes au
royaume du virtuel, peut manifestement être tout à ses sensations (Le Monde du 6 décembre 2006). Parmi
les innombrables simplifications et rapetissements qu’institue l’entrée dans le
monde du virtuel, la réduction de toutes
formes de sentir à la seule sensation -- elle-même simplifiée, au demeurant -- en est une des plus
remarquables. Tout ce qui, dans la sensibilité, s’inscrit dans l’ordre de la
durée, de la maturation, donc de l’élaboration, de l’histoire individuelle,
tout ce qui ne trouve pas sa satisfaction ou son obturation dans le champ du
consommable est littéralement forclos. Dans les paradis virtuels, la
constitution marchande de l’existant est portée à son comble, ayant balayé tout
ce qui dans l’ici-bas la ralentit, la
tempère, la freine ou lui fait encore obstacle. L’illusion subjectiviste,
l’impression que ressent l’individu monadique de constituer son monde y atteint
le niveau de l’hallucination. La tabula
rasa du cybermonde est l’utopie en cours de réalisation d’un capitalisme
devenu littéralement dément et qui expérimente là ce qui n’est rien moins que
la solution finale : l’éradication de l’humanitas
de l’homme, comme humanité potentielle qui n'a jamais été aussi éloignée de sa réalisation.
vvv
J’emploie ici le mot
latin humanitas car le terme français
d’humanité se confond
facilement avec toutes sortes d’humanitarismes qui ne sont pas ici de mon
propos. Un de mes amis, par ailleurs lecteur attentif de mes écrits, m’a fait
part de son étonnement de voir surgir cette notion d’humanitas. Lui répondre m’amène à ajouter cette brève digression
philosophique.
L’émergence du
concept de sujet dans la pensée
occidentale s’est accomplie à l’âge classique. Elle fut comme un écho
philosophique dans la gestation de l’individu bourgeois, lequel individu offre
par ailleurs une double dimension : d’un côté, l’affirmation au moins idéelle
sinon effective d’une autonomie individuelle ; d’un autre côté, et bien réels
quant à eux, les principes de séparation et de concurrence posés comme
fondements -- ou absence de fondements -- de la vie en société. C’est dans ce
contexte théorique et social que, par exemple, la question du pourquoi et du comment de l’existence
d’autrui a pu faire
irruption et devenir assez rapidement un problème philosophique classique,
lequel eut sans doute bien dérouté un penseur de l’Antiquité, pour qui
l’existence de l’autre n’était encore ni une question, ni même un sujet
d’étonnement, mais tout simplement une évidence. Au plan proprement théorique,
le germe de la bulle narcissique, si patente dans la constitution
subjective contemporaine, ne date donc pas d’aujourd’hui mais renvoie aux
origines mêmes de la conception et de la transformation bourgeoise de l’homme
et du monde.
Au demeurant, chacun
de ces deux aspects de la subjectivité moderne est l’un à l’égard de l’autre
dans une relation potentiellement conflictuelle. Leur destin politique en est
d’ailleurs une illustration. Si le principe de l’autonomie individuelle a pu
s’émanciper de ses origines bourgeoises et, par exemple, inspirer les idées
libertaires au sein d’un mouvement socialiste parfois tenté par le précepte
autoritaire et la négation communautaire des singularités, séparation et
concurrence restent en revanche totalement immanents au monde bourgeois. Ils
ont suscité deux genres d’idée régulatrice : l’une endogène -- c’est la main
invisible des libéraux --,
l’autre exogène -- l’Etat comme dépassement de la guerre de tous contre tous.
Pour en rester au
seul plan théorique, le concept de sujet
connut lui aussi deux destins qu’il importe de distinguer. Dès l’époque des
Lumières, l’empirisme anglo-saxon le livra, clés en mains si l’on peut dire,
aux forces du marché, en dissolvant totalement dans la solution empirique la
question de la subjectivité. Sur le continent et notamment en Allemagne, région
d’Europe alors moins engagée dans la transformation capitaliste de la vie, le
concept de sujet transcendantal qui
lui fut opposé, apparaît rétrospectivement, et sous certains aspects, comme une
sorte de résistance idéelle à ladite transformation. Avec le sujet kantien de
l’idéalisme transcendantal, si la pratique scientifique moderne se voit fondée
philosophiquement, elle ne l’est cependant pas sous l’angle de l’utilitarisme
marchand. Quant aux maximes morales de la raison pratique -- cette morale qui,
d’avoir les mains pures, n’a précisément pas de mains, comme on a pu le lui reprocher --,
si elles ne constituent pas un rejet actif du monde économique naissant, elles
lui sont quant même réticentes, de par la manière dont elles oblitèrent tout
rapport à autrui de nature utilitaire ou pragmatique.
Si l’on retient du transcendantal le principe de la condition subjective de possibilité d’un
monde, on a pu dire, non sans quelque raison d’ailleurs, que le monde de la
modernité bourgeoise y trouve là sa sublimation sinon sa justification
philosophique. Ce n’est néanmoins qu’un aspect du sens que l’on peut donner au
moment philosophique kantien. Cette notion de transcendantal, écartée par
l’historicisme hégélien, a connu -- au début du 20e siècle -- une
résurgence avec la pensée phénoménologique de Husserl, accompagnée d’un
glissement de sens qui met cette fois l’accent, non seulement sur la
constitution subjective du monde, mais aussi sur ce qui en découle quant au
mode d’apparition, pour la conscience, des objets et du monde. Avec la
phénoménologie husserlienne, se dessine aussi une certaine forme de résistance
idéelle au cours du monde, lequel n’est
cependant appréhendé que sous l’angle de l’impérialisme scientifique, alors
que la domination du capitalisme et de l’abstraction économique ne se trouve
pas prise en compte. C’est néanmoins sur cette toile de fond théorique du sujet
husserlien et du mode d’apparition des objets dans le vécu de la conscience --
la vie phénoménologique en tant qu’elle n’est pas réductible
à l’univers quantitatif que la science érige en seule réalité – qu’un auteur
comme Günther Anders a pu, dans son livre L’obsolescence
de l’homme, développer une critique du monde moderne dont la radicalité
demeure encore aujourd’hui remarquable, même si là encore la critique de
l’abstraction économique n’est que sous-jacente. Mais son analyse
phénoménologique du devenir-abstrait du monde et des transformations profondes
dans le mode d’apparition des objets pour la conscience contemporaine est
quasiment sans équivalent. Anders non plus n’était pas empressé d’évacuer la
question de l’humanitas, estimant sans doute que le cours
des choses ne s’en chargeait que trop bien.
Considérant ce qui
précède -- le transcendantal dans sa
double détermination de condition de possibilité subjective du monde et de mode
d’apparition des objets à la conscience --, le Nouveau Monde -- ce virtuel dans
lequel on est fermement convié à se réfugier -- est aussi celui d’un
néo-transcendantal, devenu à la fois d’ordre technique et marchand : le monde
des logiciels. Le calcul binaire qui sous-tend cet univers induit en effet une
logique nouvelle qui est à la réalité informatique et au monde virtuel comme du
transcendantal – c’est-à-dire ce sans quoi il n’y aurait pas de monde virtuel
et de procédés informatiques. Si, autant que faire se peut, l’on en reste à l’informatique
à usage restreint -- en tant qu’outil d’information et de transmission --, le
degré d’expropriation transcendantale est faible. Il se ramène simplement
au caractère dans un premier temps déroutant de l’univers logiciel, le temps
que l’on s’y fasse. Mais, comme on a pu le voir, l’univers télécommunicationnel
n’est déjà plus de l’ordre de l’outil, mais du monde. Et pour un habitant du nouveau monde, dont l’esprit viendrait à se
confondre avec le néo-transcendantal, c’est le monde réel et son irréductibilité
à la logique binaire qui court le risque de devenir déroutant. On peut se demander si certains
individus ne sont pas d’ores et déjà dans cette situation.
Par ailleurs, la
manière dont le néo-réel se donne à la perception n’est pas strictement
homogène à la manière dont le réel, bien que déjà très mécanisé, nous apparaît.
Le néo-réel est profondément déqualifié, au sens d’appauvri en qualités
sensibles, lesquelles sont remplacées quantitativement par une abondance d’ersatz, de situations, de déplacements
rapides, d’effets spéciaux etc., sur le même mode qu’un arôme de synthèse
cherche à masquer la simplification de ses composants par l’intensification de
quelques-uns. Tout se passe donc comme si du transcendantal s’était détaché de
nous pour se fixer dans des logiciels d’accès, lesquels ne sont jamais que des
traductions en langage « humain » de codifications mathématiques de
type binaire. Or la logique binaire, avec son rythme oui-non (0-1), n’est ni la
logique formelle, ni, encore moins, une logique dialectique. Et, enfin, les
logiciels d’accès s’éloignent de la simple forme de l’outil -- aussi
contestable qu’elle puisse souvent être -- pour devenir mode d’accès à une
néo-réalité -- laquelle n’est par ailleurs qu’une caricature appauvrie et aggravée
du monde réel.
Le capitalisme est donc parvenu à vendre du transcendantal. C’est là un exploit qu’il faut saluer tant il en
dit long sur la déroute de ceux qui pouvaient, ou peuvent encore concevoir la
vie autrement.
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