Günther ANDERS
Pathologie de la liberté
Essai sur la
non-identification
[Cet article avait été publié en 1937 par Günther Anders sous son
véritable nom, Günther Stern, dans la revue Recherches philosophiques,
fondée par A. Koyré, H.-Ch. Puech et A. Spaier, chez Boivin & Cie,
Editeurs, rue Palatine, Paris VI°, volume VI, p. 22 à 54, et faisait suite à
l’article Une interprétation de l’a
posteriori, que nous publions également. Le manuscrit d’origine en langue
allemande n’a pas été retrouvé à ce jour, malgré l’existence d’un texte
présentant un contenu proche, datant de 1930 et intitulé Die Weltfremdheit
des Menschen ; l’éditeur d’Anders en Allemagne, C. H. Beck, en a été
réduit à faire retraduire la Pathologie
de la liberté en allemand par Werner Reimann afin de l’intégrer aux œuvres
publiées. Nous n’avons donc pas pu vérifier et corriger la version française,
qui est due à P.-A. Stephanopoli, en dépit des nombreux passages qui en
inspirent l’envie ; nous n’avons pas davantage touché aux incorrections et
barbarismes propres à cette version française, qui sont nombreux et souvent
désolants, mais pas au point d’interdire la compréhension du contenu. Les notes
sont celles de l’auteur, à l’exception des 15 et 16. Les rares termes grecs ont
été traduits par nos soins, entre crochets dans le texte, et nous avons
également supprimé les fautes d’orthographe. Malheureusement, les caractères
grecs dont nous disposons ne nous ont pas permis de reprendre tous les accents
et tous les esprits appropriés, nous nous excusons auprès du lecteur, qui devra
compléter par lui-même en attendant que nous ayons trouvé une solution
satisfaisante.]
Une analyse de la situation de l’homme dans le monde nous
avait révélé, dans les grandes lignes, les conclusions suivantes [1] :
A la différence de l’animal qui connaît d’instinct le
monde matériel qui lui appartient et qui lui est nécessaire – ainsi l’oiseau
migrateur le sud, et la guêpe, sa proie – l’homme ne prévoit pas son monde. Il
n’en a qu’un a priori formel. Il n’est taillé pour aucun monde matériel,
il ne peut l’anticiper en sa détermination, il doit bien plutôt apprendre à le
connaître « après coup », a posteriori, il a besoin de l’expérience.
Sa relation avec une détermination de fait du monde est relativement faible, il
se trouve dans l’attente du possible et du quelconque. Aucun monde de même ne
lui est effectivement imposé (comme par exemple à tout animal un milieu
spécifique), mais il transforme plutôt le monde et édifie par dessus celui-ci,
selon mille variantes historiques et en quelque sorte en tant que
superstructure, tantôt tel « monde second », tantôt tel autre. Car,
pour en donner une expression paradoxale, l’artificialité est la nature de
l’homme et son essence est l’instabilité. Les constructions pratiques de
l’homme, mais tout autant ses facultés théoriques de représentation, témoignent
de son abstraction. Il doit, mais aussi il peut faire abstraction du
fait que le monde est tel qu’il est : car il est lui-même un être « abstrait » :
non seulement partie du monde (c’est de cet aspect que traite le matérialisme),
mais il est aussi « exclu » de lui, « non de ce monde ». L’abstraction
– la liberté donc vis-à-vis du monde, le fait d’être taillé pour la généralité
et le quelconque, la retraite hors du monde, la pratique et la transformation
de ce monde – est la catégorie anthropologique fondamentale, qui révèle aussi
bien la condition métaphysique de l’homme que son λόγος, sa
productivité, son intériorité, son libre arbitre, son historicité.
L’homme prouve en tous ses actes sa liberté vis-à-vis du
monde. Mais en aucun aussi expressément qu’en l’acte de se retrancher en soi.
Car il prend maintenant en main par celui-ci le destin de sa rupture avec le
monde, il l’intensifie jusqu’à en faire une actuelle porte du monde, il
compense le monde par soi-même. Ce qui va suivre procède de cette expérience de
soi et des péripéties de cette « conscience malheureuse » comme dit
Hegel. Elle se ramènera en une première partie à la description du Nihiliste
simplement, de l’homme qui, parce que tantôt libre et tantôt non, tantôt de ce
monde et tantôt « non de ce monde »,
perd la possibilité de s’identifier avec lui-même. Cet échec de l’identification sera rendu
manifeste par une analyse des états d’âme nihilistes. En une
seconde partie on opposera au tableau du nihiliste une antithèse, celle de
l’homme historique. En une conclusion, en place de synthèse, la problématique
sera mise en question en tant que telle ; et on tentera de déterminer si
cette question relative à l’anthropologie philosophique, de savoir ce que
l’homme en général pourrait être, est, selon cette formule, justifiée.
1. Le choc
du contingent : « Que je suis précisément moi-même ».
L’identification du Je et
son échec.
Il n’est pas nécessaire à l’homme d’accomplir un acte
exprès d’ «auto-position», d’«auto-production» (expressions qui reviennent
sans cesse dans la philosophie transcendantale, particulièrement chez Fichte)
pour obtenir la garantie et le couronnement de sa liberté. La faculté de faire
abstraction du monde, qui se révèle dans la retraite de l’homme en lui-même,
prouve assez de liberté déjà. Mais les expressions existent avec toute leur
excessive prétention. Et elles dissimulent l’ensemble de difficultés et
d’antinomies qu’entraîne cet acte libre de retraite en soi : c’est-à-dire
le fait paradoxal que si l’homme ne se découvre que librement, par un acte
émanant librement de lui, il se découvre précisément comme non-libre, comme
non-déterminé par lui-même. Ce caractère de la « non-position par
soi-même » a un aspect double. D’une part l’homme qui se trouve lui-même
dans l’état de liberté se découvre en tant « qu’existant là dès auparavant »,
en tant que « livré », « condamné » à lui-même, en tant que
non « constitué par soi », en tant que véritable présupposition
irrévocable de lui-même, en tant que partie du monde, en tant qu’a priori
de soi défiant toute liberté ultérieure. En tant que somme de tout ce contre
quoi le terme d’amor fati tente de s’élever. D’autre part, et
cela est en corrélation étroite avec le premier point, cet irrévocable apparaît
en sa qualité comme quelque chose d’absolument quelconque. L’homme
s’expérimente en tant que contingent[2], en tant
que quelconque, en tant que « moi précisément » (tel qu’il ne s’est
pas choisi) ; en tant qu’homme qui est précisément tel qu’il est (bien
qu’il puisse être tout autre) ; en tant que provenant d’une origine dont
il ne répond pas et avec laquelle il a cependant à s’identifier ; en tant
précisément que « ici », en tant que « maintenant ». Ce
paradoxe foncier de l’appartenance réciproque de la liberté et de la
contingence, ce paradoxe qui est une imposture, le don fatal de la liberté,
s’élucide de la façon suivante.
Être libre, cela
signifie : être étranger ; n’être lié à rien de précis ; n’être
taillé pour rien de précis ; se trouver dans l’horizon du quelconque :
dans une attitude telle que le quelconque puisse être aussi rencontré parmi d’autres quelconques. Dans le quelconque, que
je puis trouver grâce à ma liberté, c’est aussi mon propre moi que je rencontre ;
de même, pour autant qu’il est du monde, il est étranger à lui-même. Rencontré
comme contingent, le moi est pour ainsi dire victime de sa propre liberté. Le
terme de contingent doit par conséquent désigner ces deux caractères : « la
non-constitution de soi par soi » du moi et son « existence
précisément telle et ainsi ». Ceci est valable pour tout ce qui va suivre.
2. Formulation
du choc du contingent ; falsification de celui-ci.
« Pourquoi », demande Schopenhauer en ses Tagebücher[3] « le maintenant est-il donc
précisément maintenant ? ». Ceci est une question de contingence
typique. Car Schopenhauer ne désire pas de réponse ; la question n’est
rien d’autre que le choc formulé.
Et cependant la traduction du choc (« que je suis
précisément moi-même ») en une proposition interrogative – et c’est sous
cette forme seulement que le problème de la contingence apparaît dans
l’histoire de la philosophie – nous semble émaner déjà d’un point de vue
théorique, et nous paraît falsifiée. Le choc véritable ne peut se formuler
qu’en une subordonnée anacoluthe, il est beaucoup trop fondamental, beaucoup
trop absurde pour qu’on y puisse donner une réponse. Car seules sont
susceptibles de réponses les questions qui se présentent comme formulations des
lacunes qu’un contexte, incontestable en lui-même, peut comporter. Mais dans le
cas du choc de contingence ce contexte et son état non problématique sont
précisément ébranlés. Plus illégitime encore que de traduire le choc en un
énoncé interrogatif serait de le transformer en un jugement – de le rendre par
exemple par la proposition « je ne suis pas moi-même », que l’on peut
rencontrer telle ou semblable en de nombreuses formules imitées de Hegel. Tout jugement,
même le jugement dialectique, constate. Mais la constatation qui est la base du
choc est précisément celle-ci : que moi malheureusement, cependant, je
suis cependant moi-même. Traduisons : « je suis moi-même ».
A coup sûr, le jugement connaît lui aussi en tant que tel
une rupture, la distinction entre S et P. Mais cette coupure présuppose, bien
qu’il soit possible de transformer ou d’échanger le prédicat, l’identité du
sujet avec lui-même. C’est précisément cette identité qui va se trouver ébranlée
dans la subordonnée. Car ce qui choque dans le choc ce n’est pas même tout
d’abord le fait « que je suis ainsi ou non », mais précisément
le fait que « moi-même, je suis moi-même ». – L’intention de formuler
cet état de choses par une formule dialectique se heurte au fait que dans la
logique dialectique, le « est » signifie presque toujours un « devient »,
la transformation d’une détermination en une autre, par l’intermédiaire d’une
phase de transition en elle-même ambiguë. Il n’en peut être question dans notre
cas. Ce qui là n’est qu’une phase de transition plus ou moins équivoque devient
le thème de notre recherche.
3. Extension
de ce qui est matière de contingence.
La contingence que le Je découvre en lui-même ne
doit pas diminuer lorsqu’il entre en relation avec le monde. Bien que par là le
Je se perde la plupart du temps dans le monde, à tel point que la
division interne de ce Je libre et contingent ne soit plus un élément de
conscience, qu’elle se neutralise, il peut se faire inversement que le rapport
avec le monde et la rencontre de n’importe quelle chose puisse plus encore
qu’auparavant et d’une façon continue, tenir en haleine
l’«être-précisément-moi» (Gerade-ichsein). L’étonnement devant le
contingent – formulé d’abord dans la proposition « que je suis précisément
moi-même » – découvre maintenant en toute chose et en tout lieu une
occasion de se manifester et un aliment, et s’exprime ainsi : « que
je ne suis ni celui-ci ni celui-là, mais précisément moi-même [4] ». Cette
possibilité d’être tout ne signifie donc ni l’unité ni la parenté du Je
avec l’homme et avec le monde ; mais inversement, sa parfaite étrangeté :
il peut être tout, car il est aussi étranger et aussi contingent à lui-même
qu’à toute autre partie du monde. Chaque chose contingente que je ne suis
pas, augmente maintenant une fois de plus le poids du fait d’être ce que je
suis précisément. Le Je et le monde se complètent et s’élèvent
réciproquement en ce qu’ils ont de fortuit. Si le Je lui-même contingent
saisit l’occasion du monde pour confirmer encore sa propre contingence, celle
du monde aussi s’en trouvera rendue plus radicale. Désormais le hasard de
l’identité de soi-même et l’inutilité de l’«auto-identification» vont être
imputées à chaque fragment de monde comme tel, pour ainsi dire en dehors de la
contingence humaine : celui qui est dans l’étonnement énonce maintenant « que
ceci, qui est là est précisément ce là et rien d’autre ». En cette phase
nouvelle, de même on ne constatera pas non plus à partir de quelque chose de
non-contingent, d’un substrat, un contingent quelconque, un accident ;
l’étonnement demeurerait encore en quelque sorte dans le domaine de valabilité
du principe de contradiction ; et la pathologie de cet étonnement se
caractérise précisément par ce qu’il brise sans cesse de tels cadres. Mais il
se ramène à ce que tout Hoc et Illud est justement le même[5].
Hölderlin, en ses premières esquisses pour Empédocle, a
décrit la contingence et ce qu’elle a d’insupportable de la façon suivante :
Empédocle serait insatisfait, inconstant, souffrant, simplement parce que (des
relations) seraient des relations particulières. Chaque relation
déterminée est donc pour lui la perte de toutes les autres ; chaque
être-lui-même la perte de tous les êtres dont il pourrait prendre la forme.
Mais la contingence d’Empédocle n’est pas la plus
radicale. Empédocle cherche et trouve encore une délivrance de son « Être-précisément-celui-ci »,
le salut panthéistique : l’être total, auquel il se confie en sautant dans
le cratère et où se sublime son être personnel, l’être qu’il est précisément,
demeure pour lui le non contingent, l’absolu dernier. Il est certes
compréhensible que l’on se réserve un tel salut, un résidu non contingent. Mais
cela est contre les principes du nihiliste classique. Car ce nihiliste radical
en sa fureur de contingence, renie non seulement l’unique, le particulier et le
quelconque, non seulement l’être qu’il est personnellement, mais l’être de
l’existant lui-même, qui tombe maintenant sous la malédiction du quelconque
contingent, comme s’il était n’importe quelle existence indifférente. « Qu’il
existe un monde en général », « qu’il existe un Il-y-a-quelque-chose » ;
« que je suis tout simplement » ; « qu’il y a quelque chose
en général, que je suis » ; telles sont maintenant les formules
qu’emploie le nihiliste.
L’étonnement désormais illimité qui s’exprime en ces
expressions et l’ébranlement de la simple existence de l’être ont, il est vrai,
leur fondement dernier dans cet état de choses : que l’homme en son fond
n’est pas taillé pour n’importe quel existant, mais pour lui-même, dans la
mesure où il est aussi du monde. Il atteint cependant à un maximum de
pathologique en ce qu’il se maintient dans le simple théorique, en ce qu’il ne
réalise pas sa liberté dans la pratique, dans la constitution de son
monde[6].
4. Digression
sur la validité générale des énoncés relatifs à l’anthropologie philosophique.
Ces premières formulations du fait de la non-identification
de l’homme avec lui-même constituent des exagérations. Mais elles sont, si l’on
veut, des exagérations philosophiques. Le principe qui est indiqué est à
la base des faits, mais, pris comme tel, il paraît plus radical que la réalité,
il semble pathologique. Si l’homme s’attardait perpétuellement à
l’impossibilité de l’identification de soi, il ne lui resterait pas d’autres
issues, pour le dire sans ménagement, que le suicide – la seule qu’apercevaient
les stoïciens – ; pas d’autre moyen pour abolir ce que l’on est dans
l’état de non-liberté, pour annuler la contingence. Cependant ce que nous
nommons « exagération philosophique » ne constitue nulle
falsification ; si la conscience de la contingence est, il est vrai,
presque toujours moins précise et plus illusoire que les formules prétendaient
l’exprimer, celles-ci cependant naissent de la vie nihiliste elle-même, et
doivent y être pour ainsi dire à nouveau transposées. Elles ne sont donc pas
seulement des énoncés qui portent sur la vie qui se déroule dans le paradoxal,
mais des documents qui émanent de cette vie elle-même. L’exagération provient
de ce que les énoncés ne sont en principe exprimés qu’en des situations
d’exceptions, que d’autre part certaines formulations achèvent et précisent des
états effectifs, et ne les conduisent qu’ensuite à leur effective vérité. Ce
qui est « exagéré », c’est-à-dire poussé à un maximum d’acuité et à
une vérité sans fard, est en premier lieu la situation de contingence
elle-même, et en second lieu seulement l’énoncé dont elle est l’objet. Les
formulations ne sont pas seulement donc expression de cette existence mais
elles l’ « informent » : de telle sorte qu’elles deviennent
vraies.
Bien qu’on les tienne pour rares, les situations de
non-identification ne le sont vraisemblablement pas. Seulement, elles sont
rarement exprimées, rarement communiquées, parce que leurs formules ne sont le
point de départ de rien, et parce qu’elles sont d’un point de vue social
inexistantes (car ni elles ne sont questions, ni elles ne sont réponses, elles
ne révèlent que l’étonnement). Admettra-t-on même que de telles situations sont
fort rares, que cela ne signifiera rien contre leur valeur philosophique,
contre leur utilité en anthropologie philosophique. Il faut remarquer d’ailleurs
que la philosophie conserve une certaine antipathie à tenir pour philosophique
ce qui n’est pas fréquent ; soit à cause de l’identification, fatale à
bien des égards à la philosophie occidentale, du général et de l’essentiel ;
ou à cause du fait que l’on admet le vérifiable en général comme critère du
scientifique. Il est très caractéristique de cet état de choses que Jaspers ait
traité de sa théorie des « situations-limites », qui certes sont
rares, en une « psychologie des conceptions du monde ». Il n’était
pas absolument évident à ses yeux qu’il philosophait – tout embarrassé qu’il
était encore d’une conception naturaliste de la science – en traitant du
désespoir, de la mort, de l’extase, etc.…. Il faut soutenir au contraire que
les situations humaines les plus rares, les types humains les moins familiers,
peuvent jouer un rôle en une interprétation qui viserait au général, à
condition de considérer et d’interpréter le fait même de leur rareté. Pour en
revenir à notre cas, nous pouvons dire qu’un état de choc du contingent
extrêmement précis est rare ; parce que d’une part la duplicité du Je
n’est pas expérimentée en pratique : l’homme peut véritablement faire quelque chose de lui-même, qui se
découvre comme existant déjà ; et parce qu’en second lieu le choc mortel
se résout en attitudes qui constituent déjà un modus vivendi, attitudes
qui dissimulent leur caractère de contingence. L’étude qui est tentée ici ne
peut donc avoir pour thème qu’un sujet dont la vie se poursuit, et donc de
telles attitudes de compromis[7].
5. La honte [8] comme
réalité de la conscience du contingent,
et comme
forme classique de la dissimulation de celle-ci.
Nous revenons ainsi à la contingence.
L’état de choc du contingent, comme attitude dans la vie,
et dépouillé autant qu’il est possible de tout caractère choquant, se nomme la
honte. La honte n’est pas à l’origine honte d’avoir fait ceci ou cela, bien
que cette forme de la honte signifie déjà que je ne m’identifie pas avec quelque
chose qui émane de moi, mon action, et que cependant je devrais, c’est-à-dire
par contrainte, m’identifier avec elle. Le fait d’être capable de cette honte
morale spéciale exige lui-même déjà comme condition formelle le fait que je
suis en même temps identique et non identique avec moi-même ; le fait que
je ne puis pas sortir de ma peau, tout autant que je puis la concevoir comme
telle ; que je me rencontre dans la liberté de l’expérience de soi ¾ mais en tant que non-libre. La honte ne naît pas de cette
incongruence, mais celle-ci est elle-même déjà la honte. Dans la honte le moi
veut se libérer, dans la mesure où il se sent définitivement et irrévocablement
livré à lui-même, mais, où qu’il s’enfuie, il demeure dans l’impasse, il
demeure à la merci de l’irrévocable, donc de lui-même.
Et cependant l’homme fait en cela une découverte :
précisément tandis qu’il s’expérimente en tant que non-posé par soi, il
pressent pour la première fois qu’il provient de quelque chose qui n’est pas
lui ; il pressent pour la première fois le passé ; non pas
cependant ce que nous avons coutume de nommer le « passé » : non
pas le passé propre, familier, historique ; mais justement le passé
totalement étranger, irrévocable, transcendant ; celui de l’origine.
L’homme pressent le monde dont il provient mais auquel il n’appartient plus en
tant que moi. Ainsi la honte est avant tout honte de l’origine.
Reportons-nous aux premiers exemples bibliques de la honte : à la
coïncidence de la honte et de la chute, et à l’exemple des fils de Noé qui « le
visage détourné de honte » couvrirent la nudité de leur père[9].
Bien que l’origine se présente comme ce que l’on n’est
pas en tant que libre, et ce que l’on ne pourrait élire par un libre choix,
la catégorie de l’origine est une catégorie humaine caractéristique. L’animal
n’a pas accompli le saut définitif (Sprung aus dem Ursprung) de
l’origine dans la liberté. Il demeure sans cesse lié à la réalité dont il
provient et demeure confondu en elle, de telle sorte que celle-ci joue tout
aussi peu comme réalité antérieure que l’animal ne joue un rôle propre qua
individuum.
Pour cet être seulement, qui est séparé de la réalité dont
il provient, pour qui celle-ci n’est pas là pour l’homme seul, cette
réalité est quelque chose de particulier ; elle est origine et en
tant que telle elle est en quelque sorte douée d’une transcendance qui se
présente sous l’aspect de l’antériorité (Transzendenz nach rückwärts).
Par l’homme seulement, la liaison avec ce dont il provient peut être maintenue.
Ce qui commence comme honte (Schande) se termine
comme honneur : celui qui a honte retourne sans doute à lui-même. Mais de
le pouvoir, de ne pas demeurer en proie au monde, avec son héritage de
l’être-précisément-moi et de l’être-aussi-du-monde, mais de pouvoir se reporter
à nouveau à lui-même, témoigne déjà de la double condition de l’homme :
bien qu’il soit autre chose que lui-même, il est cependant lui-même. Celui qui
est dans l’état de honte fuit sans doute, mais ce n’est que vers lui-même. Il
voudrait, par honte, rentrer sous terre, mais il ne rentre qu’en lui. Jusqu’à
ce qu’il oublie, fier de pouvoir s’évader (en lui-même) le motif qu’il avait de
s’enfuir (de n’être pas lui-même). Alors celui qui est dans l’état de honte
s’enorgueillit de son pouvoir de dissimulation. Il le sublime et il
falsifie son véritable motif qu’il s’était présenté comme le scandale de la
honte dans l’échec de l’identification. Il
fait maintenant de la misère de la honte une vertu. En le dissimulant,
il réhabilite le dissimulé sous l’aspect du secret, ou bien il en fait réserve,
en tant que son moi exprès et le plus intime, en tant que ce qui m’appartient
expressément et n’appartient qu’à moi. En dissimulant, il s’approprie ce qu’il
faut dissimuler, ce qui est du monde, ce qui est « commun » dans le
monde, ce qu’il y a de « commun » avec le monde, de telle sorte que
cela devient maintenant le « privé » et le « propre ». La
lassitude de l’être-précisément-moi-même et les motifs originaires de
dissimulation sont maintenant non seulement étouffés et désavoués, mais ils
sont l’occasion d’un affermissement de soi-même et d’une positive fierté.
L’homme qui a ainsi transformé la honte ne s’engage plus maintenant en ce
monde, il ne s’offre plus à lui. Et il dément après coup, en s’abstenant du
monde, par l’endurcissement et par la pureté, le fait d’être venu au monde par
contingence et l’imposture de la « mondanité ».
Précisément à cause de cette happy end morale, la
honte est l’indice le plus caractéristique. En elle, puisque la vie continue,
l’antinomie s’est transformée en un modus vivendi. Parmi beaucoup
d’autres indices pareillement instructifs, le plus important est le dégoût
de soi, car il présuppose déjà l’accoutumance du Je à lui-même, qui
s’accomplit au cours de la vie, et donc l’identification « malgré lui ».
Le dégoût de soi est la protestation occasionnelle contre cette accoutumance
automatique du Je « précisément à lui-même ». A l’instant où
se produit le dégoût, la vie prend pour ainsi dire la fonction d’un milieu
externe, dans lequel le Je se trouve fourvoyé à perpétuité. Dans le
dégoût de soi, on n’est pas étranger à soi-même et étonné, comme dans le choc
du contingent, mais, au contraire, on est à soi-même trop familier. Mais
cette habitude de soi ne prouve presque rien contre la contingence. « Pourquoi,
demande le Je dans le dégoût, précisément ce moi m’est-il si familier ? »
« Pourquoi tout cela me regarde-t-il ? » Et il ramène pour ainsi
dire l’identité de soi, qui semble normale, à la simple accoutumance des
parties du moi l’une pour l’autre.
Les mille formes d’hypocrisie, de travestissement, de
comédie, exemplifient positivement ce que prouvent négativement la honte et le
dégoût ; l’instabilité de l’homme par rapport à lui-même, son vague. Le
moi ne réussit que provisoirement à délaisser son existence précisément telle
et, ainsi, à prendre la forme d’un autre, et à faire pour ainsi dire de
lui-même l’occasion et la matière de multiples personnifications. Le provisoire
lui-même est probant : parmi toutes les espèces, l’homme est celle qui a
le moins de caractère.
6. Le futur
antérieur ; l’esprit de fugue ; l’homme au subjonctif.
Dans la honte, l’homme se découvre comme livré à lui-même,
comme un être qui était déjà là avant l’acte de l’expérience de soi.
L’imparfait « j’étais là » est en quelque sorte déjà un désaveu de
mon moi en tant que Je libre ; et plus encore le plus-que-parfait,
jusqu’auquel on peut encore remonter. Car le plus-que-parfait annonce que « ce
qui avait été là, ce ne fut pas moi ».
Cette liberté douteuse de se poursuivre jusqu’au
plus-que-parfait, de faire comme si l’on accédait à ce qui est en dessous de
soi, a maintenant un symétrique dans la possibilité qu’a l’homme d’atteindre au
futur antérieur. Cette possibilité est elle aussi tout autant le signe de sa liberté
et de sa non-liberté ; elle aussi conduit à l’échec de l’identification de
soi.
Le futur simple, pour commencer avec lui, est l’indice le
plus simple de la liberté humaine. Que le futur soit la dimension de
l’indéterminé, la dimension à l’intérieur de laquelle je puis disposer, voilà
qui est un lieu commun. Que les philosophies qui, de Hegel à Heidegger,
proviennent de la théorie kantienne de la liberté, soient des philosophies du
Temps, voilà qui est peu surprenant.
Mais en tant que l’homme ne réalise pas cette liberté dans
la pratique, en tant qu’il utilise la dimension du futur pour outrepasser son « être-précisément-maintenant »
(gerade-jetzt-Sein) contingent, en tant qu’il réserve toute l’énergie
qui est nécessitée par l’exigence de l’heure, en tant qu’il la dépense pour
réaliser la dimension comme telle et qu’il s’engage de plus en plus, les mains
liées, dans le sens positif du temps, ad infinitum – il compromet sa
liberté : car plus il poursuit, délaissant ses attaches, dans la
direction de l’avenir que cette liberté lui fait entrevoir, plus il s’égare
dans le domaine de l’indéterminé. L’avenir ainsi prolongé se transforme
qualitativement, il se renverse dialectiquement, et voici que tout à coup il
n’est plus le propre futur de l’homme. Celui-ci s’égare en quelque chose qui ne
lui est plus disponible ; à ce « temps » ne convient même plus
la direction spécifique du temps, le sens positif : il se ramène à quelque
chose qui ne sera plus futur, à un αίών [une
éternité] irrelevant
au moi. L’homme certes peut encore penser et indiquer l’existence de cet αίών, mais d’une manière stérile, sans le
comprendre et sans le réaliser ; il est trop éloigné de son horizon de vie
propre et proche.
Le « je-serai » s’est désormais changé en un « ce
qui sera, je ne le serai pas ». L’expression positive de cette formule est
le futur antérieur : « j’aurai été ».
Que l’homme puisse déclarer « j’aurai été »,
qu’il puisse pour ainsi dire se survivre à lui-même en pensée, cela constitue
un acte surprenant de liberté et d’abstraction de soi. Dans le souvenir
anticipant, il revient à lui–même comme s’il n’était pas emprisonné dans le
cadre de sa vie actuelle, comme s’il était capable de vivre sa vie par avance,
de se transporter au-delà de celle-ci, et d’en conserver la mémoire ; une
mémoire à laquelle il se reporte cependant en un moment de sa vie présente,
pour laquelle le futur est neutre désormais. Mais ce qu’il découvre en ces
actes de libre transposition de soi est à nouveau quelque chose de négatif ;
il se voit repoussé dans le passé le plus profond et voit déjà sa mort – future
encore – passée comme sa naissance. Et toute chose déjà est vue comme passée,
et tout, au sens de l’Ecclésiaste, qui ne formule pas par hasard son
nihilisme au futur antérieur, est conçu comme « vanité ». A ceux qui
seront, aucune mémoire ne sera accordée par ceux qui viendront après eux, car
ils auront simplement été. Et déjà le futur devient passé.
Cette liberté de se dépasser soi-même (dont le futur
antérieur est en même temps le triomphe et l’échec) a son pendant dans la liberté
spatiale de l’homme. Elle est particulièrement importante, car l’espace,
plus que toute autre chose, représente une possibilité d’évasion de l’être que
je suis précisément : elle dégénère en panique de l’espace et en esprit de
fugue.
On peut envisager l’espace comme milieu, comme le fait Max
Scheler, comme produit même de la liberté motrice, comme indépendance du ici et
du là, et comme leur permutabilité. Cette liberté peut maintenant s’égarer, se
fourvoyer en des régions d’entière irrelevance au moi. Si elle se donne cours
selon son impulsion propre, il arrive un moment où elle a dépassé les limites
du domaine qui lui appartient. D’innombrables là équivalents (auch
dort) se présentent alors sans aucune différenciation ; ils sont là
simultanément et prétendent à être spécifiquement là, sans que cette
simultanéité se réalise de telle sorte que l’homme pourrait être là-et-là en
même temps. L’ensemble de ces points demeure au subjonctif. Puisque « que
j’aurais pu être là, mais aussi là et là », tout ici se transforme en un « ici-précisément »
que sa contingence rend insupportable. Aucun « ici » n’est préféré à
un autre. Le sens originaire de la liberté spatiale, dans la mesure où elle
consiste en un pouvoir de passer d’un certain ici à un certain là, est
neutralisé par le fait que la liberté motrice fait fausse route. Cette
neutralisation peut se présenter comme inertie ou comme esprit de fugue. Celui
à qui l’espace se présente sous l’aspect du pathologique et qui tombe dans la
contingence du « ici » ne tente plus aucun mouvement, car celui-ci
serait tout à fait inutile ; ou bien l’anxiété du « ne jamais pouvoir
être ici précisément et d’avoir cependant à être précisément ici »
s’identifiera avec la panique du nihiliste dans le paradoxe de la liberté :
de ne vouloir jamais être précisément-moi et d’être perpétuellement contraint
cependant au précisément-moi. L’espace apparaît maintenant comme l’ensemble des
possibilités de fuir le précisément-là et l’Etre-précisément-moi. Mais toute
émigration se termine cependant en un nouvel ici et pousse l’errant d’une
contingence à une autre contingence, d’un subjonctif à un autre subjonctif.
Attiré d’un côté vers l’autre par des possibilités d’excès
du monde et des choses, qu’il connaît comme simultanées, et dont il sait que
les connaître c’est les perdre, le malade du sens de l’Espace, arraché à la
place qu’il vient d’abandonner, n’arrive à rien ; il demeure, au sens fort
du terme, toujours lui-même, car il est la seule constante dans le changement ;
et cependant il ne retourne jamais effectivement à lui-même. Au fond, il ne
cherche rien. S’il recherche quelque chose, ce n’est pas le déterminé, mais
précisément la fin des déterminations, l’équivalence de ce « là »
et de cet autre « là », qu’il veut imposer, pour l’occuper par
son propre présent, car celui-ci, d’une autre façon, demeurerait quantité
imaginaire ; équivalence qu’il ne peut jamais cependant vérifier par une
existence omniprésente. Il oscille ainsi, recherchant par dessus toute chose
l’indétermination du partout : mais il est trompé sur toute la ligne par
la détermination du ici-précisément.
Rien ne saurait arrêter cette poursuite ; elle prend
fin là seulement où le malade tombe sans regard et pris de vertige. Les points
atteints, puis reperdus, tous ceux même auxquels il n’est pas parvenu, se
ramènent les uns aux autres et s’interchangent. L’omniprésence semble
finalement atteinte : car ils suscitent pendant la courte durée du vertige
l’indétermination recherchée. Mais ce n’est qu’une apparence. Car cette
indétermination est payée trop cher. Elle ne peut être conservée. Car on a été
frappé soi-même d’indétermination au moment où elle surgissait dans l’espace ;
et comme garantie de sa propre existence, on n’a plus que le malaise du
vertige. De même que la panique fondamentale de l’être-précisément-moi, cette
errance est condamnée à une répétition perpétuelle ; la poursuite
recommence. Cette tentative de faire disparaître l’Etre-précisément-là,
parvient encore à se surmonter :
C’est-à-dire que le Ici-précisément spécifique perd sa
signification, la poursuite d’autres ici et d’autres là devient immotivée et
superflue, dès que l’espace de tout ici, l’espace du monde
lui-même, se rassemble en un seul et même Ici-précisément. On se trouve
maintenant prisonnier du Ici-précisément, malgré le nombre
incalculable des fragments du monde qui ne sont pas encore réalisés ; dans
quelque direction que l’on se tourne, on demeure toujours ici-précisément ;
c’est-à-dire dans ce monde ; et la tentative de se soustraire à ce
monde, de s’en échapper par quelque endroit, se révèle pour cette raison comme
impossible, car il n’y aucune paroi qui pourrait, entourant le Ici, se prêter à
une quelconque effraction. On est prisonnier du Ici-précisément non pas bien
que, mais parce qu’il est justement sans limites. La terreur se transforme en
torpeur.
Il faut expliciter une fois encore les raisons pour
lesquelles l’être-précisément-ici est identifié avec l’être-précisément-moi,
pour lesquelles dans l’impulsion qui détermine l’évasion hors de soi, dans la
fuite devant l’être-précisément-moi, le Ici est abandonné au lieu que ce
soit le soi-même. Pour l’homme qui possède la κινησις
κατα τοπον [le mouvement à travers l’espace], le système de positions de l’espace apparaît comme le
principe même de l’immobilité et de la contingence : aucun point ne peut
se transformer en un autre, aucun ne regarde l’autre, chacun n’est rien que
lui-même. L’espace est donc Principium individuationis. Cette
indifférence réciproque ne sera certes manifeste que pour l’être qui peut
passer d’un point à un autre ; pour l’être qui peut sortir de son élément,
avec lequel il a affaire de coutume. Ce que l’animal ne peut réaliser, car
malgré la κινησις
[le mouvement], il
demeure en son espace vital spécifique, en son propre milieu, et ne se
transporte jamais en ce qui est étranger comme tel. Cela, l’homme seul le peut.
Il peut abandonner « sa » place, il espère, en la perdant, oublier
le principe d’individuation, et ses propres appartenances. Et en perdant ce qui
lui appartient, le sien, il espère se perdre lui-même.
7. Soif de
puissance et recherche de la gloire.
Le malade d’espace désire neutraliser la contingence de
l’endroit où il se trouve précisément. Il veut être partout en même temps,
il veut s’emparer d’un seul coup de la totalité. Mais le désir de
posséder n’est qu’une spécification d’une soif de puissance foncière :
désir de rendre le monde congruent à soi-même, plus exactement, de contraindre
le monde à devenir le Je. Qu’il puisse tout au plus devenir mien,
au lieu de devenir Je, voilà qui est déjà pour la soif de puissance le
premier scandale et le premier compromis.
La soif de puissance, bien qu’elle soit symptôme de l’état
de choc du contingent, s’efforce elle aussi de neutraliser le fait de la
contingence. En ces faits, que l’homme est par avance donné à lui-même, qu’il
ne peut faire que se découvrir, sans pouvoir s’inventer, que le monde et
l’Autre sont toujours en avance sur lui, la faiblesse de l’homme lui est sans
cesse démontrée et reprochée. Il ne peut supporter qu’il y ait encore hors de
lui quelque chose qui n’est pas lui. Il ne peut supporter d’être de trop dans
le monde, comme « une cinquième roue à une voiture » ; car il
marcherait aussi bien sans lui ; que lui-même, une fois condamné à l’être,
doive se contenter d’être uniquement un être parmi d’autres. L’absence totale
de limitation de la soif de puissance qui veut tout tenir sous sa coupe,
au-delà même de toute nécessité, n’est que l’expression de la déception absolue
qu’éprouve le Je, lorsqu’il s’aperçoit qu’une fois dans l’existence, il
se borne à la partager avec d’autres êtres, et qu’il n’est pas à lui
seul la totalité de l’existant. Un mot de Nietzsche, « S’il y avait un
Dieu, comment le supporterais-je, de n’être pas Dieu ? », constitue
la formule définitive de cet état douloureux. Dans le désir de puissance,
l’homme cherche à rattraper l’avance que le monde a sur lui : puisque
d’ores et déjà il n’est pas tout, il doit tout avoir. Il se venge
du monde en enflant du monde son moi contingent, en se l’incorporant et en le
représentant : car celui qui est puissant n’est plus maintenant lui
même seulement, tel qu’il était en sa condition misérable, mais celui-ci et
celui-là, lui-même et l’autre, un ensemble. Il est simultanément ici et là et
là encore. Car il est, en domination, en représentation et en gloire, pour
employer une expression de la Théologie, omniprésent.
Alors il veut être maintenant et toujours. C’est-à-dire
qu’il tente de s’immortaliser dans le temps, de même qu’il travaillait à se
glorifier dans l’espace ; il tente de démentir ultérieurement la
contingence du maintenant auquel il s’est trouvé abandonné. Et il s’efforce de
construire son être authentique sous la forme d’une statue permanente, dans la
Mémoire et dans la Renommée en regard de laquelle sa forme actuelle et
incomplète n’est rien autre que le phénomène en regard de l’Idée. De cette
statue glorieuse, il n’est encore que la copie infidèle et temporelle ; et
voici le paradoxe : plus sa gloire augmente, moins il semble avoir affaire
« lui-même » à sa propre statue ; elle a usurpé son nom ;
et c’est elle qui récoltera la gloire à sa place bien longtemps même après sa
mort ; écrasé et accablé, le voilà envieux de son grand nom.
Ce n’est pas par hasard que nous avons intitulé ce qui
précède « pathologie de la liberté ». Sans doute serait-il vain de
croire que cette désignation a pour but de déterminer un portrait de l’homme
total. Les descriptions qui lui correspondent sont, comme nous l’avons dit, des
exagérations philosophiques. Mais les tableaux que nous avons présentés,
considérés en eux-mêmes, ne sont pas absurdes ; ils représentent des
dangers radicaux que l’homme peut courir, et ils sont plus connus de chacun de
nous que l’on ne pense d’ordinaire ; dangers qui sont ici poussés à leur
aspect ultime, catastrophique, compromettant la vie elle-même. Les formes de la
honte, du dégoût, du désir de gloire, présentées comme des compromis nous sont
à tous familières. Et si, en ces phénomènes quotidiens, nous n’avons pas
coutume de discerner le choc du contingent, c’est à cause de leur « ambivalence » ;
c’est-à-dire que tous se présentent sous des masques positifs ; ils
constituent des refuges dans lesquels on échappe à la menace du
contingent, et ils sont déjà, par rapport au suicide, des modi vivendi.
Honte, dégoût et désir de gloire ont lieu, en dernière analyse, au cours de la
vie contingente ; ils sont donc déjà, sans cesse, puisque la vie pratique
est une affirmation de soi, des compromis avec la vie accusée de contingence ;
ils sont des protestations et des insultes. Ils sont des protestations et des
injures qui éclatent sur le dos de l’ennemi insulté ; et qui cependant se
font porter par lui ; moins pour l’accabler sans cesse de leurs sarcasmes
que pour demeurer purement et simplement avec lui à la vie. Car il est rare que
les antinomies soient plus fortes que l’amour de la vie. Les Nihilistes aussi
veulent vivre.
8.
La vie continue. Le choc du contingent se répète à
contrecœur.
« Un
moyen unique peut nous guérir d’être nous-mêmes. »
« Oui,
mais au fond, il importe moins d’être guéri que de pouvoir vivre. »
(Joseph
Conrad, Lord Jim)
L’homme qui s’égare sans cesse et inutilement dans
l’impasse de sa propre contingence, et qui se retrouve en son « être-précisément-moi »,
comme s’il n’avait pas de vie derrière lui, et précisément comme s’il venait à
chaque fois de naître, poursuit sa vie. C’est-à-dire que le paradoxe ne surgit
pas, en un point de départ imaginaire situé « avant » la vie. C’est
plutôt en plein milieu de la vie même, de la vie qui se poursuit au mépris du
paradoxe et par dessous lui, dans la mesure où l’homme ne fait pas du paradoxe
un prétexte pour mettre un terme à soi-même. A quelque point qu’il compromette
et entrave le cours de la vie par son formalisme fanatique et par une constante
interruption, alléguant le fait qu’il ne serait pas elle-même, qu’elle ne
pourrait continuer par ce fait qu’il peut avoir lieu dans l’itération et
qu’il doit avoir lieu en cette itération s’il veut demeurer efficace, il
accorde la possibilité de la vie qui persévère malgré lui et il lui cède. La
possibilité de sa répétition conduit donc le paradoxe ad absurdum ;
celle-ci est elle-même paradoxe et contredit sa propre prétention destructrice.
La condition du paradoxe est par conséquent l’itération. Cette dernière est
elle-même à nouveau paradoxe : car le paradoxe ne devrait jamais se
répéter à l’intérieur de cette vie dont il conteste qu’elle puisse être une
issue positive. En fait la répétition du paradoxe ne signifie pas qu’il se
répète de lui-même et de sa propre initiative. Son mouvement est neutre d’un
point de vue temporel : ni il ne voudrait, ni il ne lui serait possible d’engendrer
à partir de lui-même le mode temporel de la répétition. La répétition est
plutôt le mode temporel paradoxal de la vie elle-même qui se réalise dans la
durée envers et contre la paradoxe : la vie se précipite contre la
résistance du paradoxe qui s’oppose à son cours, et en chaque point de ce
courant de vie le paradoxe est expérimenté, dans la mesure où il joue le rôle
de barrage. Ce n’est donc pas le paradoxe qui se répète mais la vie qui répète
l’expérience du paradoxe à chaque instant. Du point de vue de la résistance que
représente le paradoxe, c’est toujours la même vie qui se heurte à lui pour
ensuite poursuivre par dessus lui son cours. La répétition n’a lieu que pour la
vie qui continue, elle se constitue donc en tant que permanence de son arrêt.
Elle représente toujours la négation spécifique de la vie qui se réalise
dans le temps.
Comme itération de l’identique, « mouvement opposé au
souvenir »[10], la
répétition est donc le principe de la neutralisation du temps historique à
l’intérieur d’une vie qui peut, même en dehors de l’historicité, poursuivre
son cours. C’est-à-dire que le paradoxe nihiliste de l’expérience de la
liberté caractérise l’existence non historique, ou plus exactement, l’existence
contre-historique ; celle-ci dès lors augmente sa propre difficulté et
tente avec tant d’obstination d’attaquer les parois de l’antinomie qui la
contient qu’elle se prive du temps, qui seul, dans la mesure où il pourrait
être historique, passerait pour une réponde donnée au paradoxe. L’homme dès
lors profondément engagé dans l’idée de l’antinomie est effectivement
non-historique. Ce qui lui échoit alors en partage – et cela nécessairement
puisqu’il poursuit maintenant sa vie une fois pour toutes –, c’est-à-dire ce
qu’il est et ce qu’il fut, n’est pas au sens strict une vie ; ce n’est au
fond qu’un événement arrivant accidentellement, événement qui par rapport à la
constance du paradoxe[11] demeure
quelque chose de simplement possible et qui ne se prête pas à la remémoration.
Le choc du contingent détruit alors la stricte possibilité de l’expérience
elle-même, le fait de s’approprier la vie vécue de facto. Tout se passe
comme si elle avait eu lieu « pour rien », le fait même qu’elle a été
vécue est sans cesse renié par le paradoxe. Si maintenant l’homme, exposé au
changement accidentel de ses expériences fortuites, veut tenter un retour sur
lui-même, il ne peut plus obtenir de saisir sa vie in concreto. Car il
n’a pas à vrai dire de vie. Malgré le paradoxal de sa situation le paradoxe
devient, bien qu’il ait lieu à « l’intérieur de la vie », de plus en
plus efficace ; d’autant plus efficace qu’il a neutralisé la vie et l’a
rendue impropre au souvenir. Mais il devient enfin le seul et unique réel ;
c’est-à-dire que ce n’est pas seulement le paradoxe qui est désavoué par la vie
qui se poursuit, mais la vie est à son tour désavouée par le paradoxe ;
parce qu’elle est impropre à la remémoration ; parce qu’elle a cédé sa
force vitale et sa réalité au paradoxe, elle se passe comme si elle n’était pas
là.
Il est contradictoire en apparence seulement que tous deux
vie et paradoxe, soient à la fois le vainqueur et le vaincu. Si la vie ne fait
que se poursuivre, elle est vaincue ; le paradoxe à son tour a le dessous,
car il est précisément contraint à la répétition, contraint de chercher sans
cesse à vaincre. Cette ambiguïté de la victoire et de la défaite, ne trouvant
jamais l’équilibre de l’indifférence, cette oscillation précisément conserve le
paradoxe « à la vie » ; et la durée de ce qui est vécu dans la
vie malgré le paradoxe détermine l’orgueil du paradoxe. Car plus l’espace dans
lequel l’homme se poursuit est grand, plus le paradoxe prouve qu’il avait eu
raison. Alors l’homme dans le désespoir « se raccroche » finalement à
lui-même et au fait contingent de son être-précisément-moi, et demeure, sans
avoir réussi à se découvrir ou à s’unifier par une expérience positive
quelconque, suspendu à cette situation.
Ici déjà, chez l’homme en proie au paradoxe, le moyen
historique se dessine comme la puissance contraire au paradoxal. Ce fait
exprime que la vie historique se trouve d’elle-même placée en dehors du
paradoxe, mais aussi que l’homme contre-historique, au lieu de rencontrer
simplement le paradoxe, le met en lumière comme sa propre caractéristique, qui
maintenant, fixant et tyrannisant l’homme, acquiert pour lui une vérité
rétroactive ; c’est-à-dire que le paradoxal n’est valable que pour cet
homme qui l’expérimente en son acuité, et qui n’en vient pas aisément à bout.
Ainsi le paradoxal est l’expression du caractère problématique de celui-là même
qui interroge ; il n’est pas le signe d’une « interrogation en soi »
qui existerait en dehors de celui qui interroge ou qui vaudrait pour l’homme en
général. La situation spéciale qui correspond au paradoxe de l’identification
se trouve donc ainsi déterminée. Mais si nous passons maintenant à un type
nouveau, l’homme historique, nous ne pouvons plus le concevoir comme un fugitif
devant le choc du contingent : il faut l’envisager comme un type sui
generis qui se trouve d’ores et déjà au-delà de l’état de contingence, et
dont les traits principaux, tels que la mémoire et la faculté d’expérimenter,
ne représentent pas des actes ultérieurs effectués en vue du salut, mais
d’originaires modi vivendi[12].
9.
Le « Je me souviens, donc je suis moi-même »
comme minimum d’identification.
Le nihiliste qui s’exprime par la proposition « que
je suis précisément moi-même », lorsqu’il veut échapper à lui-même, tourne
en cercle, ou ne fait que rencontrer un étranger contingent qui porte son nom.
Il est malaisé de déterminer positivement le mode d’identification qu’un tel Je
attend et réclame. La proposition qu’il énonce exprime au fond son indignation
devant le fait que les parties de son moi ne coïncident pas par le miracle
d’une harmonie préétablie. Il ne se rend pas compte que l’identité peut être
ultérieurement stabilisée par le souvenir. Ceci peut être mis en lumière par
une sorte d’argumentation cartésienne.
Du point de vue du souvenir l’antinomie et les difficultés
de l’identification qui viennent d’être décrites sont inconcevables. Car ce
que je découvre dans le souvenir en tant que moi-même ne contient pas seulement
l’ « étranger », mais précisément moi, le sujet lui-même qui
s’affirme. L’homme d’hier dont je me souviens contient déjà les deux Je en une
indissociable union. Ce même homme qui aujourd’hui s’étonne de sa
contingence, a la possibilité de se souvenir de s’être étonné hier pour la même
raison.
Par là, un minimum d’identification est atteint pour ainsi
dire selon un mode cartésien ; le Je n’insiste plus maintenant sur
son être-ici et sur son être-maintenant ; il a soudain découvert en
lui-même une détermination (c’est-à-dire le choc du contingent d’hier) avec
laquelle il peut en toute conscience s’identifier aujourd’hui. Il ne découvre
plus seulement l’homme contingent qu’il a évité, mais celui qui évitait la
contingence. Mais voici qui est étrange : tous deux sont déjà unifiés
dans le souvenir. Ce n’est pas seulement l’acte de remémoration qui les confond.
L’objet du souvenir est dans la mémoire déjà une identité. Il en sera question
plus loin. Parlons d’abord des formes d’identification ; elles ne
s’expriment donc pas d’emblée par cette formule « Je suis moi-même »,
mais par cette autre « Celui que j’étais, je le suis » et « Je
me souviens, donc je suis moi-même ».
Cette argumentation paraît quelque peu compliquée. Car
deux types d’identifications différentes s’entrecroisent : c’est d’abord
le Je d’aujourd’hui qui s’identifie avec celui d’hier ; puis dans
le Je d’hier, le je formel et le je contingent se confondent. Ce
deuxième point est le plus important : dans le je d’hier, tout ce qui lui
arrivait, tout ce qu’il expérimentait se trouve confondu. Car le je d’hier
n’est pas exactement un « je », mais un fragment de vie. Aux
yeux en tout cas du souvenir d’aujourd’hui.
10. Identification
et possessif
Car de quoi se souvient-on[13] ?
Cette question en apparence grossière est décisive pour l’anthropologie
philosophique. A la différence de la perception qui a devant elle son objet, un
fragment de monde, le souvenir est souvenir d’une situation dans
laquelle le percevant et le perçu, le Je et le monde, sont déjà
confondus ; au point que ni le Je sans monde ni le monde sans Je
ne peuvent être comme tels abstraits de cette donnée unique.
Je vois par exemple un malheur qui m’approche ; il
m’est encore étranger. Il me remplit d’angoisse : cette angoisse n’est pas
autre chose que la stupéfaction du Je par un objet radicalement
étranger. Mais dans le souvenir, le malheur est déjà mien. Je ne me
souviens pas seulement de son approche, je ne me souviens pas seulement de ma
réaction subjective, mais je me souviens de l’ensemble de la situation,
celui-ci comprend les deux aspects précédents, il se présente donc comme un
fragment de vie. Il est désormais impossible en face de ce fragment de vie de
retomber dans l’étonnement du « que moi-même je doive être moi-même »,
car, dans le cas d’expériences pénibles, ce n’est plus à vrai dire le Je
qui rappelle le souvenir et qui dispose de ce qui est remémoré, mais le
souvenir lui-même avertit le je et en dispose. En des cas identiques ce n’est
pas le je, qui définit le moi, mais l’expérience vécue ; et maintenant le
Je n’est plus aussi indéterminé qu’auparavant. A ce point de vue le choc du
contingent malgré la terreur qui l’accompagne semble même être une sorte
d’élément additionnel : cette terreur d’être précisément moi-même,
disparaît à cause du souvenir réellement désagréable, elle peut être remise à
une époque ultérieure et paraît futile.
Dans le souvenir, les événements contingents que l’on a
vécus, ceux qui se sont produits par accident, se trouvent donc déjà confondus
avec le Je. L’identité est établie avant que la terreur de
l’identification puisse éclater. On en peut tirer des conclusions très
importantes pour la notion d’expérience. Le souvenir abolit donc ce que
nous avions reconnu de quelconque et de contingent dans l’expérience. Dans le
souvenir l’homme se découvre en tant que situation et non pas en tant que je ;
ce qu’il expérimentait, il l’est maintenant ; et s’il faisait
abstraction des expériences de son « être tel et ainsi » (sosein),
de l’ensemble de ce qu’il expérimentait et des modalités de son histoire
totale, il ne lui resterait rien, pas même son Je d’autrefois.
Mais ce n’est pas assez. Car ce ne sont pas seulement des
situations particulières et des expériences fragmentaires qui apparaissent dans
la mémoire, mais la vie comme totalité ; la vie au sens de vie
biographique. Mais elle ne se présente pas comme « Gestalt », ou
comme l’unité d’une chose ; elle est là comme « medium » :
on est chez soi dans sa propre vie, la vie est ma vie, malgré et par la
multiplicité des êtres et des choses expérimentées. Elle est d’autre part le
champ de toutes les expériences particulières dans lequel chacune s’identifie
comme « mienne » ; et je puis à tout moment le parcourir.
Par son histoire, qui fait corps avec lui et qui l’enveloppe, l’homme échappe à
l’étrangeté du monde et à la contingence de son « être-précisément-moi ».
La proposition identique : « Je suis moi-même », à l’origine
analytique, et démentie par le choc du contingent, se transforme en cette
proposition plus significative : « je suis ma vie » ou « le
moi, c’est la vie » ; donc en une proposition d’identification selon
le véritable sens du terme « synthétique ». Il est tout à fait
caractéristique que le « suis » et le « est » des deux
énoncés précédents soient interchangeables. La vie n’est pas seulement la
première personne (je), elle n’est pas seulement la troisième personne (quelque
chose d’étranger et de contingent), mais elle est un possessif : elle est la
mienne, elle est ma vie.
Ce « ma » n’indique pas à vrai dire la
présupposition de Je comme propriétaire auquel la vie appartiendrait. Ce serait
encore argumenter du point de vue de l’existence nihiliste, contre-historique. Le
pronom possessif ne désigne pas seulement d’ordinaire le fait de la possession
mais aussi le fait d’ « être-possédé » ; au neutre, il désigne
le fait général de l’appartenance. « Ma » vie signifie donc tout
autant le fait que j’appartiens à ma vie, en tant que je, et que ma vie
m’appartient, en tant que
mienne[14].
Les traits les plus divers de l’homme
historique témoignent de l’identité de soi que le souvenir révèle sous son
aspect formel. Il ne connaît plus la surprise d’ « être tel et ainsi »,
d’ « être-précisément-moi » ; il ne connaît plus les visages
concrets du choc du contingent. L’homme historique considérerait comme absurdes
les idées du nihiliste sur une quelconque origine transcendante et sur
la position de son être ici bas par une étrangère création. Il est au-delà de
la polarité du présent et du passé transcendant que le nihiliste au contraire
éprouvait avec tant d’acuité. Car il a son propre passé, un passé dans
lequel il n’est pas seulement uni à ses expériences, mais à d’autres êtres et à
d’autres personnes. Et le temps même de ses ancêtres ne lui est pas à vrai dire
étranger ; il n’est qu’éloigné. Il peut « en approcher avec piété ».
Et si la piété comme la honte est en même temps respect et crainte, elle ne
comprend pas l’identification, comme le faisait la honte. La piété consiste
plutôt à reconnaître la distance que l’acte d’identification doit franchir
lorsqu’il réalise l’identification d’un être avec ses ancêtres.
11. Ce qui
aujourd’hui s’appelle « Je », à partir de demain, sera
« vie ».
En quoi consiste la formalité du Je.
Si toutefois le « Je »
ramène à sa vie, par le souvenir, ses expériences originaires a postérioriques
et contingentes, cette identification ultérieure ne représente nulle
incorporation et nulle organisation de la matière de la vie par un Je
d’ores et déjà formel. Car ce Je n’est rien d’autre que
l’avant-garde de la plénitude de la vie matérielle elle-même. Si le Je
est formel, c’est grâce à la vie ; c’est parce que la vie disposée et
contrainte à envisager toutes les possibilités, à expérimenter le nouveau, et à
faire preuve de présence d’esprit, se formalise en Je, et se termine par
la pointe d’un présent aigu et lucide : de telle sorte qu’elle met
elle-même un terme à sa richesse matérielle au point où elle culmine. Tandis
que le je nihiliste pense se trouver par hasard être tel ou tel homme
précisément, tandis qu’il prétend que « Moi, je m’appelle homme »,
c’est au contraire l’homme qui se donne le « nom » de je, et qui plus
encore se formalise effectivement comme je. L’homme n’est pas comme
l’arrière garde du fait « je » ; mais le je est l’avant-garde de
l’état de choses « homme ». Ce qui est je aujourd’hui, afin de
présenter à la vie l’expérience et le monde, constitue à partir de demain ma
vie, réunie à tout ce qui est présenté ; et une partie de ce qui est
aujourd’hui ma vie était hier le « je ».
L’alternative du Je et de la
détermination contingente qui choquait sans cesse le nihiliste est pour ainsi
dire une méprise de je sur son propre rôle ; il mettait en valeur sa
formalité conditionnée et sa présence en tant que positivité et liberté, il les
opposait à la vie « qui n’est que matérielle » et qui s’enfonce dans
le passé. Cette méprise sur soi qui dans le cas de l’existence
contre-historique amène le Je à rompre effectivement avec la vie
n’a pas lieu dans le cas de l’homme historique.
La conception du Je « comme
élément constitutif » de la vie (moment au sens logique et au sens
temporel) ne doit donc être comprise comme s’il n’y avait aucune différence
entre les deux formes de la vie et du Je. Elles ne forment certainement qu’un
dans la mémoire, la mémoire elle-même cependant n’est pas une indifférence ;
mais elle est une perpétuelle identification. Une certaine dualité est
incontestable. Un certain hiatus subsiste, risqué par la vie elle-même entre
elle et le je ; car ce n’est lorsqu’elle s’avance dans la liberté de ses
possibilités, et lorsqu’elle veut être « au courant », qu’elle prend
précisément la forme du je. Ce hiatus il est vrai disparaît toujours dans la
mémoire, l’identité se rétablit à nouveau.
Nous avions dit plus haut que le
souvenir « avertissait ». Nous entendions par là que non seulement le
je se souvient, que non seulement le je « tient sa vie au courant »,
mais que la vie retirait son je près d’elle et en elle. Ce type de
souvenir est plus fréquent même que le premier ; on a négligé d’ordinaire
d’en faire mention dans les théories de la mémoire ; car cette rechute du
moi dans la vie ne se présente pas comme un acte ; et la psychologie comme
la philosophie sont, en ce qui concerne le vocabulaire de la passivité du je,
tout à fait élémentaires. Les conditions du souvenir normal sont telles en tout
cas que le je cède à la force d’attraction (« Schwerkraft ») de la
vie, qu’il est chargé alors de la tristesse du passé (« Schwermut ») [15] et qu’il
est attiré à l’intérieur de la vie ; il disparaît ainsi en tant que je et
en tant que présent terminal. Et la vie n’est plus pour lui sa propre
vie car la vie et le je sont maintenant confondus, il n’y a plus entre eux
cette distinction, cette séparation, qui seule permet l’emploi du pronom
possessif. La vie qui se trouve ainsi chez elle dans le souvenir n’a même plus
besoin maintenant de représentations particulières ou d’actualisation de
situations antérieures, de la répétition précise d’expériences passées, elle
peut se suffire pleinement avec des états d’âme d’autrefois ; à partir desquels
les images et les actualisations constituent un processus secondaire.
12. De
l’identité dans certaines situations stables.
La présentation du problème de
l’identité et de l’identification serait incomplète si l’on ne voulait pas faire
une seule fois allusion à la situation dans laquelle la panique de l’identité
n’éclate pas, et de laquelle nul problème d’identification ne surgit.
L’homme contraint, pour se trouver
chez lui, de superposer au monde naturel un monde artificiel, arrêté et
construit par lui, c’est-à-dire le monde social et économique avec ses coutumes
et ses lois, démontre certes qu’il n’est pas taillé pour ce monde naturel. Mais
ce monde second, toujours divers selon les conditions historiques peut tout de
même réussir et se stabiliser, à tel point que l’homme en lui se trouve en son
élément et qu’en lui les problèmes et les attitudes pathologiques de l’identité
passent à l’arrière plan, de même que l’identification par l’histoire. Dans des
états sociaux stables, c’est le monde lui-même qui se charge d’identifier
le moi avant que l’auto-identification ne soit nécessaire.
Le monde social réalise déjà un
minimum d’identification par le nom. Une fois l’homme baptisé – et
personne ne se baptise soi-même – le nom persiste comme une constante dans la
vie ; et il est une constante si naturelle que celui qui est nommé, sans
se soucier du débat entre nominalisme et réalisme, ne prétend pas seulement s’appeler
Jean ou Jacques, mais être Jacques ou Jean. Inversement, dans le cas où le
nom se trouve transformé (c’est par exemple celui de la femme qui devient
épouse), un changement effectif a lieu.
Jacques est donc nommé Jacques
aujourd’hui et demain et on le considère comme le Jacques d’hier.
L’identification paraît ainsi assurée. Mais comme nous l’avons dit, elle l’est
seulement lorsque le milieu demeure relativement identique et identifiable. Car
l’identité du moi est fonction de l’identité du monde qui lui est
corrélative.
En ce monde, nous dépassons ainsi le
minimum qui était garanti par le nom et le Je joue maintenant un rôle
déterminé. Ce rôle peut être si stable et si naturel qu’il empêche l’homme-rôle
(le juge, le professeur, le général, etc.) de faire abstraction de lui :
donc de se concevoir comme indépendant de lui, comme son simple substrat, comme
simple chargé de rôle, donc comme « je » vide ; et il fait en
sorte que l’homme ne voit ni différence ni antinomie entre lui-même et sa
fonction, qu’il ne puisse restreindre à un moi abstrait son existence
authentique. En des situations stables, le phénomène du rôle en tant que « ce
que » et « celui que » l’on est là n’est pas moins « phénomène
primaire » que le phénomène Je. Que le rôle représente l’accident et le Je
le substrat – cette distinction certes est valable pour la situation que nous
expérimentons de nos jours, dans laquelle le monde social se transforme sans
cesse et dans laquelle l’homme change continuellement de position, elle est
valable aussi pour un grand nombre de situations sociales et historiques – cela
n’est rien d’a priori et n’est pas démontré par la philosophie du
je. A des époques stables ou stationnaires, il est tout à fait possible que
ce ne soit pas le moi qui « ait » un rôle, mais inversement le rôle
qui « ait » un moi ; tout au moins est-il possible que la
tension et la non-identité dont nous avions traité dans le portrait du
nihiliste ne se réalisent pas.
Dans la situation qui est ici
esquissée, le rapport entre l’homme et le monde diffère essentiellement de
celui que l’on a décrit jusqu’ici. L’appartenance au monde social, la « mundanéité
sociale » (soziale Weltlichkeit) est d’ores et déjà là, sous la
forme du rôle. Et puisque ici le monde n’est pas quelque chose d’ « extérieur »,
quelque chose qui s’ajoute au moi, il accuse aussi bien l’inutilité de la terreur
du contingent que celle de la nécessité de son intériorisation par le souvenir
et de son assimilation ultérieure. On pourrait croire que dans la situation
stable où l’homme est identifié par le monde, il est déchargé de tout et
dispensé de toute collaboration à l’identification. Ce qui n’est pas le cas.
Mais dans les situations stables aussi, l’homme doit se conformer et répondre à
la prétention de l’identité que le monde place en lui. Cette correspondance
consiste à vrai dire en d’autres actes que les simples actes de remémoration
qui sont les moyens de l’identification historique. Elle consiste en actes
moraux, en actes de « responsabilité » avant tout. De ce que j’ai
fait hier, je dois aujourd’hui répondre devant le monde. Cette identité n’est
manifestement pas encore de nature historique, mais elle est de nature
juridique et morale. Elle est historique au moment seulement où, d’une part la
place et le rôle de l’homme, d’autre part la prétention et l’autorité du monde
en lui deviennent si vagues que l’homme est contraint de s’appeler lui-même par
son nom pour qu’il puisse y répondre par l’identité et pour se replacer « en
lui-même ». De même que c’est du cœur de celui qui obéit que part l’appel
du devoir selon Kant, l’appel de l’identification surgit maintenant du cœur de
l’homme historique. Lorsqu’il répond à son propre appel et lorsque se nommant
par son nom, il se ressaisit et se replace en lui-même, il rappelle tout à
fait, vu de la situation stable, le chevalier Münchhausen, qui se retire lui-même
d’un marais en se prenant par les cheveux.
Du point de vue de cette identité que
garantit le social les deux types que nous avions décrits jusqu’ici, le
nihiliste qui ne réussit pas à s’identifier, et l’homme historique qui se
charge de sa propre identification, n’apparaissent plus si loin l’un de l’autre
qu’il semblait auparavant. Car tous deux ont besoin de l’identification.
Et la mise en scène forcée du sauvetage de l’homme historique, la catastrophe
non dissimulée du nihiliste, témoignent ensemble de leur identique position :
l’étrangeté par rapport au monde.
Malgré cette similitude, le portrait
du nihiliste nous paraît philosophiquement beaucoup plus important que celui de
l’homme placé dans l’existence historique. Si l’essence de l’homme consiste
effectivement en sa non-fixité, donc en sa propension à mille incarnations,
c’est le nihiliste qui fait de cette instabilité comme telle sa
définitive destinée, et qui se détermine par l’indétermination ; et il
n’en profite pas pour se spécifier de telle ou telle manière. Le nihiliste,
incarnation de l’indétermination, est par sa façon d’étaler ses fautes sans la
moindre dissimulation, un portrait aux lignes outrées de l’homme.
A côté de lui le tableau de l’homme
historique paraît d’une facilité douteuse. L’homme en tant qu’historique se
présente comme un être qui est à la hauteur de ce qui lui arrive, de sa
contingence, comme un homme qui a le courage de risquer l’amor fati,
parce qu’il suit de près le fatum et le nomme toujours « moi-même »,
qui donc, pour employer une formule hégélienne célèbre en un sens non
orthodoxe, rend après coup tout ce qui est en lui, et ce qui est en lui par
contingence, « raisonnable »[16]. Certes
il a la fierté de dire en face de tout ce qui lui arrive « ceci est mien ».
Mais de ce qui est devenu « mien » il n’a pu disposer : il
s’agissait donc d’une identification suspecte.
13. Mise en
question du problème de l’anthropologie philosophique.
L’identification n’est pas si simple.
Sans doute est-il nécessaire, lorsque l’on n’est pas identifié et situé par le
monde lui-même, de s’identifier par soi-même. Néanmoins il ne suffit pas de se
situer en soi. Sans le monde l’identification est impossible. Celui qui agit
(abstraction faite du moi identifié socialement) se trouve seul en dehors des
difficultés de la terreur de la contingence ; car celui-ci n’insiste pas
sur son passé sans cesse assimilé mais sur sa tâche, qui se rapporte au monde.
Bien que le monde ne lui ait assigné une place déterminée, pas plus qu’au
nihiliste et à l’homme historique, il atteint effectivement à l’identité.
Aux yeux de celui qui a la volonté, ce qui est voulu est donc,
comparé à tout ce qu’il ne fait que rencontrer, à son existence empirique,
quelque chose de non contingent. Ce non contingent, au contraire des
expériences, se passe d’être assimilé ; c’est la volonté qui doit
s’assimiler le monde[17].
Que le monde paraisse contingent à celui
qui veut le transformer, cela est bien possible il est vrai. Mais il est hors
de toute contingence que ce soit lui qui ait la volonté de le
transformer. Si l’on voulait maintenant tenter d’imiter la proposition que nous
énoncions « que je suis précisément moi » par la formule « que
je veuille précisément cela », celle-ci se révélerait comme une pure
construction : elle est inconcevable à partir de la volonté. Et si l’on
acceptait cette formule dans la situation du vouloir, elle neutraliserait la
volonté. Cet homme qui veut quelque chose de précis, peut-être à l’encontre du
monde, et bien que le monde ne lui ait pas assigné de place déterminée, peut
donc réussir une effective identification : celle-ci s’exprimerait par une
formule qui n’est ni celle du nihiliste, « je suis moi-même », ni
celle de l’homme historique, « je suis celui qui fut », mais qui
s’énonce ainsi : « ce que je voulais, je le veux ». Dans le
concept de la tâche se trouve déjà la constante ; il n’est pas nécessaire
donc qu’elle soit maintenue comme telle, à la manière d’un souvenir ou d’une
expérience quelconque. Car la tâche ne disparaît qu’une fois le résultat
atteint[18].
Par ce recours à l’action,
l’anthropologie philosophique touche il est vrai à la limite de sa légitimité,
de ses capacités et de sa compétence. Du point de vue de ce que l’homme fait,
la question : « qu’est-il et qui est-il authentiquement ? »
semble posée à tort. Car l’acte n’est pas l’être.
Ce fut Hegel qui escamota cet acte en
le considérant d’ores et déjà comme développement et comme devenir ; (et
il devient ultérieurement et en tant que passé un être effectif) ; en le
faisant engloutir d’ores et déjà par l’être lui-même, il le transformait en
tout cas en une sorte d’ « être ». En une sorte d’être non
spécifiquement humain, car ce n’est pas par hasard qu’il le nommait « organique ».
Cette tentative dont les conséquences sont illimitées obscurcit maintenant le
phénomène action. Ce fut cependant Kant qui traita la question comme telle et
sans masque, bien que Hegel, plus explicitement que lui, ait donné une
expression du problème de l’auto-identification (il caractérise l’histoire
comme le fait, pour l’esprit qui n’était pas identique avec lui-même, de venir
à lui-même). L’auto-identification par l’ « Aufklärung » et par la
critique est pour Kant une action ; il n’est pas question pour lui de
constater ce que la raison est (et pour lui elle est équivalente à
l’homme), mais de la constituer par l’opération critique.
Hegel se demande au contraire ce
qu’elle est, pour répondre dialectiquement qu’elle n’est pas Etre ;
ainsi, bien que procédant par négation, la réponse qu’il donne demeure dans le
cadre du théorique. Il recouvre du terme de « genèse » le saut
qualitatif du théorique au pratique, et il le replace dans le domaine théorique
lui-même. Le matérialisme historique a eu le mérite d’avoir formulé à nouveau
le sens spécifique de l’idéalisme kantien, c’est-à-dire la transformation de la
raison théorique en raison pratique.
Les visées de Kant sont aussi les
nôtres. Et nous présumons qu’elles ont une portée beaucoup plus haute que nous
l’avions supposé au début. L’anthropologie philosophique et son problème de la
définition de l’homme doivent se considérer en face de l’action humaine comme
un malentendu productif, et mettre un terme à elle-même.
La question de savoir ce que
l’homme est authentiquement (eigentlich) est par conséquent
posée à tort. Car la définition théorique n’est qu’une ombre que la décision
rejette dans le domaine du théorique. De « ce que je suis en un sens
authentique », de « ce que je découvre en moi », il est toujours
décidé déjà, que ce soit par moi-même, que ce soit par un autre. Ce qui
s’oppose à la définition de l’homme n’est donc pas un irrationnel, mais le fait
de l’action humaine. L’action par laquelle l’homme se définit sans cesse en
fait, par laquelle il détermine ce qu’il est à chaque occasion. En cette
perpétuelle définition de soi que l’homme présente en agissant, il est vain de
faire appel au principe d’ordre, et d’exiger un arrêt d’un instant pour poser
les questions de définition « authentique », et pour établir qui est
l’homme en un sens « authentique ». Il n’y a rien de plus suspect que
cette « authenticité » (Eigentlichkeit). Le terme allemand de feststellen
(constater) ne signifie pas à la fois sans raison : constater quelque
chose (konstatieren) et fixer quelque chose. Et ce n’est pas par hasard
que le problème de la définition (par exemple « qu’est-ce authentiquement
qu’un Allemand ? » mais aussi « qu’est-ce que l’homme
authentiquement ? ») se présente en des conditions de réaction. En
particulier dans l’état d’incertitude, dans l’état de crise, où il n’est plus
quelque chose de précis. Celui qui pose le problème de la définition est
maintenant l’inactif, celui qui compromet la transformation réelle et il pose
ce problème pour ainsi dire d’une manière rétroactive ; « qui suis-je
authentiquement ? », dit-il, au lieu de se définir effectivement et
de faire quelqu’un de lui. Pendant qu’il pose la question et tant qu’il la
pose, pour s’exprimer hyperboliquement, il n’est rien du tout ; il est
donc ce que lui ou un autre a fait de lui à l’aide d’une définition pratique
ancienne. Voilà ce qu’il peut dès lors découvrir et définir comme son existence
authentique. La question de savoir qui je suis n’est pas de celles qu’il ne
faut que poser, mais de celles auxquelles il faut répondre.
Nous terminons avec cette
considération. La problématique de l’anthropologie philosophique, qui explorait
dans la première partie les spécifications pathologiques de la liberté humaine,
apparaît désormais elle-même comme une forme viciée, et qui dénature les
problèmes. Elle fait de l’autonomie une définition de soi ; et tandis
qu’elle apprend à l’homme à courir après son « Eigentlichkeit », elle l’abandonne à ceux qui ont intérêt à le
mettre au pas, et lui fait perdre sa liberté.
Günther Stern
(Traduit par P.-A.
Stéphanopoli)
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[1] Une interprétation de l’a posteriori, in : Recherches philosophiques, IV, 65.
[2] Cf. Troeltsch, Die Bedeutung des Begriffes der Kontingenz, Œuvres complètes, Bd. II p. 779 ss.
[3] Édition Deussen, II, 1.
[4] De nombreuses formes du Panthéisme qui traduisent la fraternisation et l’identification avec le Tout se révèlent à un examen plus approfondi comme autant de dissimulations opportunistes et une déficience de l’identification de soi-même. Voir plus haut l’implication de la contingence et du Panthéisme dans l’Empédocle de Hölderlin. [Le lecteur doit lire ici : « plus bas » au lieu de « plus haut » – Note des Amis de Némésis]
[5] Ainsi formulées, cette paralysation des choses et ce stade nihiliste de la liberté semblent inventés de toute pièce. On les connaît cependant dans l’art pictural. La plupart des peintures de natures mortes en font leur thème. Car en cette peinture l’homme ne représente pas seulement la chose qui a perdu ses rapports avec d’autres et leur est devenue étrangère, comme si elle n’était pas « sa » chose, la chose qui n’est plus voisine de l’homme ni maniée par lui, et qui, isolée en un espace sans atmosphère, est simplement là (Chardin), mais aussi la chose en tant que contingente, comme si elle était blâmable en son propre mode d’existence, et qui, fixée maintenant dans le tableau, ne peut plus échapper à la honte de son existence contingente (p. e. des chaises, des chaussures, chez le premier Van Gogh). Ce n’est pas par hasard que ce ridicule et cette étrangeté peuvent être représentées par l’art. Car l’isolement n’est pas seulement le caractère de l’étrangeté, mais une importante condition du beau (cf. p. e. la fonction du cadre). La peinture qui fixe en un tableau l’aspect d’un homme ou d’une chose, semble répéter pour ainsi dire l’acte par lequel chaque chose se trouve d’ores et déjà condamnée à elle-même.
[6] Ceci vaut pour toutes les formes de liberté qui sont ici discutées. Elles appartiennent toutes au domaine, décrit par Kant, de la raison qui se méprend, qui, au lieu de se concevoir comme pratique, au lieu de se transformer en raison pratique, demeure dans le théorique. Théorique, si émouvants et tragiques que peuvent paraître les antinomies et les formes pathologiques de la liberté qui naîtront désormais. Ces antinomies, insolubles dans les cadres de la raison théorique, seront résolues par la raison pratique ; plus encore : elles ne se poseront plus.
[7] Ce qui vaut pour des situations humaines d’exception vaut pour
tous les phénomènes et tous les types humains qui devront être explorés en
anthropologie philosophique, celle-ci ne devant pas demeurer quelque chose de
parfaitement vide par égard pour le concept de validité en général. Une telle
explication, qui semble dirigée contre la « rigueur » de la science,
est d’autant plus aisée à justifier que ceux justement qui tiennent à la
fixation de traits généraux et qu’il faut admettre globalement des énoncés
valables en général, n’ont pas suffisamment mis en question la signification
philosophique du terme de « généralité » ; on n’hésite pas à
prendre la « généralité » pour une catégorie purement logique qui
pourrait être indifféremment appliquée à toutes les classes d’objets. Ce qui
est faux. Car le général joue en des lieux différents des rôles différents
(autres chez l’animal par exemple que chez l’homme) ; il ne devient en
chaque cas significatif que par rapport à l’individuation et à la
spécification, de telle sorte que, dès lors, des énoncés généraux possèdent
pour chaque classe d’objets une essentialité et une dignité différentes. L’homme
est général en un sens très spécial ; il ne se réalise pas selon une
seule forme en principe prévue et valable en général, mais, ainsi que
l’indiquent la vie quotidienne et l’histoire, selon de nombreux types
différents. L’homme est au pluriel « hommes » en un tout autre sens
que l’animal est au pluriel « animaux ». Dans le dernier cas le
pluriel signifie précisément la généralité du spécial, dans le premier
l’ensemble des nombreuses spécifications du général. Un tel pluriel représente
beaucoup plus que des variantes seulement empiriques d’une
« humanité » apriorique en elle-même. C’est le fait de la variation,
et non pas la constante du variable, qui définit, en anthropologie
philosophique, le spécifiquement humain. Par cela, il est vrai, quelque chose
aussi de général est encore exprimé. Dans quelle mesure une détermination
générale est-elle valable ?
Le fait de n’être fixé à aucun monde d’a priori matériel, de n’être
réglé sur aucun monde, de n’avoir aucune détermination prévue, donc d’être indéterminé,
définit l’homme essentiellement (ainsi que nous l’avons montré ailleurs, Recherches
philosophiques, IV).
C’est donc seulement jusqu’à l’indétermination spécifique que la
déterminabilité générale de l’homme est possible. Ce qui provient de cette
indétermination, ce que l’homme fait d’elle, ne peut plus être déterminé du
point de vue du général si l’on ne veut pas affirmer et nier en même temps
l’indéterminé. Le cas du nihiliste qui perpétue l’instabilité et l’indétermination
de son rôle, qui ne se décide en faveur d’aucune détermination et qui confond
sans cesse l’indicatif « peut » avec le conditionnel
« pourrait », qui ne veut rien autre que se trouver lui-même en son Je
le plus formel, est un cas spécial. Nous n’hésiterons pas par la suite à
introduire un autre type d’homme, tout aussi « relevant » pour
l’anthropologie philosophique.
Nous avons conscience de nous faire ainsi l’avocat du concept de
type, employé et rejeté en des sens tout aussi vagues. La critique que l’on
adresse à ce concept, à savoir qu’il n’a pas la structure univoque du γένος [genre], on devrait la
transmettre à une autre instance. Le célèbre « accusez le bon Dieu »
avec lequel le biologiste mettait fin aux propos de son collègue le mathématicien
est valable ici aussi.
Si l’essentiel n’est pas essentiel par sa généralité, la question de savoir si une chose serait générale ou spéciale pourrait être écartée, comme non philosophique. Certes l’entreprise philosophique, accoutumée à une généralité moyenne, devient instable en renonçant à prétendre au général, elle ne sait pas jusqu’à quel spécial et jusqu’à quel concret elle peut et doit s’avancer. Une limite extérieure de sa compétence, lorsqu’elle approfondit le spécial, ne lui est pas prescrite par avance. Mais comme dans la recherche historique, la chose que l’on découvre et les documents par lesquels on la découvre se conditionnent et se corrigent mutuellement ; c’est le résultat qui s’élabore, qui décide du degré de spécialisation et celui-ci décide du résultat.
[8] Les états d’âme dont il sera traité plus loin, et qu’englobe le terme allemand de « Scham », ne sont épuisés ni par la « honte », ni par la « pudeur » considérées isolément. Ils sont tantôt honte et tantôt pudeur, honte d’être tel qu’on est, honte de sa propre origine, donc de quelque chose de préexistant, qui sert de fondement à ces expressions, comme à d’autres, qu’une analyse nuancée pourrait appeler. (Il s’agit donc d’un état affectif inhérent à une existence, non à une action. La honte de l’acte est le remords. La honte de l’être se diversifie jusqu’au regret et atteint parfois la honte de l’Acte. La « Honte » dont il est question va donc du regret de l’Acte qui m’a posé, et qui n’est pas mien, à la pudeur de dévoiler son moi, qui n’est pas tel que je l’aurais voulu (N. d. T.).
[9] Dans le cas de l’homme historique, c’est la Scheu (veneratio respectus) c’est-à-dire le respect craintif, la piété qui remplace la honte. Elle est l’approche circonspecte du passé propre et de celui qui le précède, qui est sans doute plus loin, mais qui n’est plus au-delà.
[10] Kierkegaard, t. III, 5, 171.
[11] Cf. G. Simmel, Philosophie der Kultur,
p. 14.
[12]
Ce sont encore, il est vrai, des modi vivendi qui ne révèlent pas encore
l’homme en pleine possession de lui-même et dans le libre exercice de sa
liberté. Nous n’accédons pas tout à fait aux plus hauts degrés de la
concrétisation du moi. Il s’agit d’un retour au concret, dont les étapes ont
déjà été marquées dans l’histoire de la philosophie de la liberté : entre
la philosophie du Je kantienne et la théorie de la pratique et de
l’action de Marx, il y a la philosophie hégélienne de l’histoire.
[13] Cette question n’a pas été
posée, malgré le nombre imposant de monographies consacrées à la psychologie de
la mémoire : car cette psychologie s’intéressait presque toujours au
quantum et à la durée du souvenir. La philosophie de son côté apercevait à
peine la question. Elle admettait comme allant de soi que le souvenir en son
objet concordait avec la perception, que seuls leurs actes et leur valeur
temporelle différaient. Une analyse semblable à la nôtre, qui est pourtant
phénoménologique au sens de l’école, a été négligée, ce qui est curieux, dans
des analyses approfondies du Temps phénoménologique.
[14] C’est maintenant seulement que
nous atteignons le concept d’expérience authentiquement humaine. Elle
représente ici l’ « avoir-l’expérience-de-la-vie », concept qui
désigne un savoir, ce qu’il y avait à expérimenter dans la vie, un mode total de
l’homme : ce concept d’expérience n’aurait pas pu se présenter plus tôt.
Primitivement, c’est-à-dire pour l’homme contre-historique, l’expérience n’est
pas, pas en elle-même « expérience de la vie » ; mais elle
annonce un besoin d’expériences. L’expérience ne devient donc expérience de la
vie qu’à partir de la vie remémorée et déjà vécue comme telle. Chose curieuse,
l’homme trouve dans cette situation non seulement lui-même, et moins encore les
choses contingentes qu’il avait expérimentées, mais il étend ses expériences à
une généralité caractéristique, que l’on ne peut donc définir, ni réfuter
théoriquement. En tout cas, cette généralité signifie que le type d’expérience
en question n’est pas simplement la résultante ultérieure d’expériences
effectuées auparavant ; mais qu’il est plus, qualitativement, que la somme
de ces expériences spéciales. Dans la mesure où l’homme peut poursuivre sa vie
et vieillir, et ne demeure plus par conséquent comme le nihiliste dans la
répétition perpétuelle du maintenant, ce type d’expérience peut devenir le
caractère spécifique de l’étape qu’il atteint.
[15] [Lorsque la traduction est
vérifiable par la citation du terme allemand, elle ne manque pas de susciter
les plus vives inquiétudes. La Schwerkraft est évidemment la force de
pesanteur, simple cas particulier de la force d’attraction (Anziehungskraft),
et le terme schwer, pesant, est celui qu’on retrouve dans la Schwermut,
qui est le sentiment d’un accablement par la pesanteur, autrement dit la mélancolie.
Dans un cas comme dans l’autre, dans la nature comme dans la vie individuelle,
l’appartenance au Tout se manifeste comme l’action d’un poids, comme la
perception d’une détermination involontaire, comme la menace d’un écrasement.
Tout cela, on peut le constater, disparaît du fait d’une mauvaise traduction. Note
des Amis de Némésis]
[16] [Le traducteur veut sans doute
dire : « rationnel » (vernünftig)… Note des Amis de
Némésis]
[17] Ce n’est pas par hasard que
beaucoup veulent vouloir simplement pour échapper à la contingence, et
que le fait d’avoir une tâche est pour eux une solution.
[18] Il est tout à fait
caractéristique d’observer que de la permanence de la volonté résulte, sans le
moindre dessein secret, une vie une, et que peu de biographies, peu
d’autobiographies même, offrent une unité aussi nette que celles de la vie de
grands hommes d’Etat ou de révolutionnaires, dont la volonté visait à toute
autre chose qu’à l’identité. Cette unité est donc, contrairement à celle de
l’existence autobiographique, une sorte de « prime ».