« Ce que je recherche dans la vie, c’est la bienveillance, un échange avec les autres motivé par un élan du cœur réciproque. »

MARSHALL B. ROSENBERG

Introduction

Partant de la conviction que notre nature profonde nous porte à aimer donner et recevoir dans un esprit de bienveillance, j’ai passé ma vie à m’intéresser à deux questions. Comment se fait-il que nous puissions nous couper de notre bonté naturelle au point d’adopter des comportements violents et agressifs ? Et inversement, comment certains individus parviennent-ils à rester en contact avec cette bonté naturelle même dans les pires circonstances ?

Mon intérêt pour ces questions s’est éveillé dans mon enfance, au cours de l’été 1943, lorsque ma famille s’est établie à Détroit, dans le Michigan. Les tensions raciales étaient très vives et nous n’étions pas arrivés depuis deux semaines qu’un incident dans un jardin public mit le feu aux poudres. En quelques jours, les émeutes firent plus d’une quarantaine de victimes. Notre quartier était au centre du foyer de violence et nous sommes restés barricadés chez nous pendant trois jours.

À la rentrée des classes, le calme était rétabli. Ce fut à l’école que je découvris qu’un patronyme pouvait être aussi préjudiciable qu’une couleur de peau. L’instituteur fit l’appel et, lorsqu’il prononça mon nom, deux garçons me jetèrent des regards noirs et sifflèrent : « Sale youpin ! » Je n’avais jamais entendu le mot et j’ignorais qu’il était employé comme un terme de mépris envers les Juifs. Les deux compères m’attendirent à la sortie et, après m’avoir jeté à terre, ils me rouèrent de coups.

Depuis ce jour, je n’ai cessé de m’interroger. Comment une femme comme Etty Hillesum, par exemple, a-t-elle pu rester fidèle à sa nature profondément bienveillante, alors même qu’elle était plongée dans l’atrocité d’un camp de concentration nazi ? Voici ce qu’elle confia à l’époque à son journal :

 

Je ne suis pas particulièrement impressionnable. Non que je sois courageuse, mais je sais que j’ai en face de moi des êtres humains et que je dois faire de mon mieux pour comprendre chacun des actes d’un individu. Et c’est précisément là ce qui était important ce matin : non qu’un jeune officier bougon de la Gestapo ait hurlé contre moi, mais le fait qu’au lieu de m’indigner j’aie eu envie d’aller vers lui et de lui demander s’il avait eu une enfance très malheureuse ou si sa fiancée venait de le quitter. Car il semblait surmené et épuisé, maussade et affaibli. J’aurais aimé commencer à m’occuper de lui sur-le-champ, car je sais que des jeunes gens aussi pitoyables deviennent dangereux dès qu’on leur donne le moindre pouvoir sur leurs semblables.

ETTY HILLESUMUne vie bouleversée(1)

 

En étudiant les facteurs susceptibles de nous couper de cette bienveillance, j’ai été frappé par le rôle déterminant du langage et de l’usage que l’on fait des mots. J’ai depuis lors défini un mode de communication – d’expression et d’écoute – qui favorise l’élan du cœur et nous relie à nous-mêmes et aux autres, laissant libre cours à notre bienveillance naturelle. C’est ce que j’appelle la « Communication NonViolente » (abrégée en CNV), et que l’on retrouve parfois sous le nom de « Communication créative » ou de « Communication empathique ». J’utilise le terme de non-violence au sens où l’entendait Gandhi, pour désigner notre état naturel de bienveillance lorsqu’il ne reste plus en nous la moindre trace de violence. Car bien que nous puissions avoir l’impression que notre façon de parler n’a rien de « violent », il arrive souvent que nos paroles soient source de souffrance pour autrui ou pour nous-mêmes.

La CNV : un moyen de communiquer qui favorise l’élan du cœur.

Apprendre à diriger son attention

La CNV repose sur une pratique du langage qui renforce notre aptitude à conserver nos qualités de cœur, même dans des conditions éprouvantes. Elle n’innove pas, et tous ses principes sont connus depuis des siècles. Son objectif est de nous rappeler ce qui fait la valeur profonde des interactions humaines, et de nous aider à les vivre avec cette conscience.

La CNV nous engage à reconsidérer la façon dont nous nous exprimons et dont nous entendons l’autre. Les mots ne sont plus des réactions routinières et automatiques, mais deviennent des réponses réfléchies, émanant d’une prise de conscience de nos perceptions, de nos émotions et de nos désirs. Nous nous exprimons alors sincèrement et clairement, en portant sur l’autre un regard empreint de respect et d’empathie. Dans tout échange, nous sommes à l’écoute de nos besoins les plus profonds et de ceux de l’autre. La CNV aiguise notre sens de l’observation et nous incite à identifier les comportements et les situations qui nous touchent. Nous apprenons aussi à définir et à formuler clairement ce que nous souhaitons dans une situation donnée. Pour élémentaire qu’elle paraisse, cette démarche est un puissant moyen de transformation.

 

En déjouant nos vieux schémas de défense, de retraite ou d’attaque, la CNV nous amène à une perception neuve de nous-mêmes et des autres, mais aussi de nos intentions et de nos relations. Elle modère les réactions de résistance, de défense ou d’agressivité. En effet, lorsque au lieu de critiquer et de juger nous sommes attentifs à ce que nous observons, ressentons et désirons, nous découvrons l’ampleur de notre propre bonté naturelle. Parce qu’elle privilégie la qualité de l’écoute de soi et de l’autre, la CNV suscite le respect, l’attention et l’empathie, et engendre un désir mutuel de donner spontanément dans l’élan du cœur.

Nous percevons nos relations sous un jour nouveau lorsque nous utilisons la CNV pour entendre nos besoins profonds et ceux des autres.

 

Bien que je la présente comme un « processus de communication » ou un « langage de la bienveillance », la CNV est plus qu’un processus ou un langage : c’est une invitation permanente à concentrer notre attention là où nous avons le plus de chances de trouver ce que nous recherchons.

 

Je raconte volontiers l’histoire de cet homme un rien éméché, qui cherchait quelque chose à quatre pattes au pied d’un lampadaire. Un policier passant par là lui demanda ce qu’il fabriquait. « Je cherche mes clés de voiture », répondit-il. « Vous les avez perdues par ici ? » demanda le policier. « Non, répliqua-t-il. Elles sont tombées dans l’allée. » Puis, voyant l’air déconcerté de l’agent, il s’empressa d’ajouter : « Mais c’est beaucoup mieux éclairé ici. »

 

Je me suis rendu compte que, par mon conditionnement culturel, j’ai tendance à focaliser mon attention là où j’ai peu de chances d’obtenir ce que je désire. J’ai mis au point la CNV pour apprendre à porter mon attention – ou orienter ma conscience – sur ce qui pourrait me livrer ce que je recherche. Or, ce que je recherche dans la vie, c’est la bienveillance, un échange avec autrui motivé par un élan du cœur réciproque.

 

Dirigeons notre conscience là où nous avons des chances de trouver ce que nous recherchons.

 

La chanson de mon amie Ruth Bebermeyer illustre bien ce sens de la bienveillance, que j’assimile à un « élan du cœur » :

 

Jamais je ne me sens plus comblée

Que lorsque tu acceptes mon offrande,

Lorsque tu comprends ma joie de donner,

Lorsque tu sais que mon don n’attend rien en retour

Mais naît de mon désir d’exprimer l’amour que j’ai pour toi.

Recevoir avec grâce

Est peut-être le plus beau don.

Je ne peux absolument pas dissocier l’un de l’autre.

Lorsque tu me donnes,

Je t’offre ma reconnaissance.

Lorsque tu acceptes mon offrande, je me sens si comblée.

« Recevoir » (1978), de RUTH BEBERMEYER, extrait de l’album Given To

 

Lorsque nous donnons spontanément, nous éprouvons la joie de celui qui, du fond du cœur, apporte quelque chose à autrui. Ce type de don enrichit autant le destinataire que celui qui donne. Le premier l’apprécie, sans craindre les arrière-pensées qui accompagnent les dons motivés par la peur, la culpabilité, la honte ou l’appât du gain. Le second est comblé car, par son geste, il a contribué au bien-être de l’autre.

La CNV peut tout à fait être utilisée avec des interlocuteurs étrangers à ce type de communication, voire indifférents ou hostiles. Si, conformément aux principes de la CNV notre seule intention est de donner et de recevoir avec bienveillance, et si nous mettons tout en œuvre pour manifester à l’autre cette intention, il nous rejoindra dans le processus offert, et tôt ou tard nous parviendrons à communiquer de cette manière. Je ne dis pas que cela se fera rapidement, mais je maintiens que la bienveillance s’épanouit inéluctablement lorsque l’on reste fidèle à l’esprit et au processus de la CNV.

La démarche de la CNV

Pour parvenir à un désir réciproque de donner du fond du cœur, nous focalisons notre attention sur quatre points, qui constituent les quatre composantes de la CNV.

Dans un premier temps, nous observons ce qui se passe réellement dans une situation donnée : qu’est-ce qui, dans les paroles ou les actes d’autrui, contribue ou non à notre bien-être ? L’important est de parvenir à énoncer ces observations sans y mêler de jugement ou d’évaluation – ce qui revient à dire simplement quels sont les faits que nous apprécions ou n’apprécions pas. Puis, nous disons ce que nous ressentons en présence de ces faits : sommes-nous tristes, joyeux, inquiets, amusés, fâchés ?… En troisième lieu, nous précisons les besoins à l’origine de ces sentiments.

C’est la conscience de ces trois composantes qui nous permet de nous exprimer clairement et sincèrement en CNV.

La mère d’un adolescent pourrait ainsi exprimer ces trois points en disant à son fils : « Félix, quand je vois trois chaussettes sales sous la table du salon et deux autres sous la télé, je suis de mauvaise humeur parce que j’ai besoin de plus d’ordre dans les pièces que nous partageons. »

 

Elle compléterait aussitôt en exprimant la quatrième composante, à savoir une demande précise et concrète : « Tu veux bien ranger tes chaussettes ou les mettre au sale ? » Ce quatrième élément indique précisément ce que l’on désire de la part de l’autre afin que notre vie soit plus agréable.

 

Ainsi donc, une partie de la CNV vise à exprimer très clairement ces quatre éléments d’information, soit en les verbalisant, soit par d’autres moyens. L’autre aspect consiste à recevoir ces quatre mêmes éléments d’information de la part de notre interlocuteur. Dans le message qu’il nous adresse, nous cherchons tout d’abord à percevoir les faits qu’il observe, ce qu’il ressent et les besoins qu’il éprouve, puis à identifier ce qui pourrait contribuer à son bien-être en écoutant le quatrième élément, sa demande.

 

En focalisant notre attention sur ces quatre points, et en aidant l’autre à suivre la même démarche, nous établissons un courant de communication qui débouche tout naturellement sur la bienveillance : je dis ce que j’observe, ressens et désire, et ce que je demande pour mon mieux-être ; j’entends ce que tu observes, ressens et désires, et ce que tu demandes pour ton mieux-être.

Les quatre composantes de la CNV : 1. observations 2. sentiments 3. besoins 4. demandes

 

La démarche de la CNV

J’observe un comportement concret qui affecte mon bien-être.

Je réagis à ce comportement par un sentiment.

Je cerne les désirs, besoins ou valeurs qui ont éveillé ce sentiment.

Je demande à l’autre des actions concrètes qui contribueront à mon bien-être.

 

Lorsque nous suivons cette démarche, nous pouvons commencer soit par l’expression des quatre éléments nous concernant, soit par l’accueil empathique de ces quatre éléments dans l’expression de l’autre. Nous reviendrons plus longuement sur l’écoute et l’expression de chacun de ces éléments (chapitres 3 à 6), mais pour l’heure souvenons-nous que, loin d’être une recette figée, la CNV s’adapte à toutes les variétés possibles de situations, de même qu’au style personnel et culturel de chacun. Et bien que, pour des raisons pratiques, il m’arrive de dire que la CNV est un « processus » ou un « langage », elle permet tout aussi bien d’exprimer ces quatre composantes sans une parole, car son principe même repose non sur la verbalisation, mais sur une prise de conscience des quatre composantes.

Les deux phases de la CNV : 1. exprimer notre sincérité(2) en utilisant les quatre composantes. 2. écouter avec empathie en utilisant les quatre composantes.

La CNV au quotidien

Lorsque nous pratiquons la CNV dans nos interactions – avec nous-mêmes, avec un interlocuteur ou au sein d’un groupe –, nous nous installons de plus en plus dans notre bienveillance naturelle. Il s’agit donc d’une pratique qui peut être efficacement appliquée à tous les niveaux de communication et à toutes sortes de situations.

 

Pour certains, la CNV permet de créer des rapports de couple plus profonds et plus attentifs.

 

Lorsque j’ai compris comment je pouvais recevoir (entendre) et donner (exprimer) en utilisant la CNV, j’ai cessé de me sentir agressée et de me voir comme une victime, pour véritablement écouter les mots qui me parvenaient et percevoir les sentiments qu’ils recouvraient. C’est ainsi que je me suis rendu compte que l’homme avec qui je vivais depuis vingt-huit ans était un homme qui souffrait beaucoup. Quelques jours avant l’atelier de CNV, il m’avait demandé le divorce. Je n’entrerai pas dans les détails, mais toujours est-il qu’aujourd’hui nous sommes encore ensemble, et j’apprécie la contribution de la CNV à cette heureuse issue. J’ai appris à écouter les sentiments, à exprimer mes besoins, à accepter des réponses que je n’avais pas forcément envie d’entendre. Il n’est pas là pour me rendre heureuse et je ne suis pas là pour faire son bonheur. Nous avons tous deux appris à grandir, à accepter et à aimer, de sorte que chacun trouve sa plénitude.

Une participante d’un atelier de San Diego

 

D’autres l’emploient pour établir des relations plus efficaces dans leur vie professionnelle.

 

Je pratique la CNV dans mes classes d’éducation spécialisée depuis bientôt un an. Cela marche même avec des enfants qui ont un retard de langage, des difficultés d’apprentissage ou des troubles du comportement. J’ai ainsi un élève qui, dès qu’il voit des camarades approcher de sa table, crache, jure, hurle et les pique avec son crayon. J’ai mon code avec lui et je lui dis : « S’il te plaît, dis cela autrement ; dis-le dans ta langue girafe. » (Dans certains ateliers, on utilise des marionnettes de girafe pour illustrer la CNV.) Il se lève aussitôt, regarde la personne envers qui il éprouve de la colère et lui dit calmement : « Veux-tu t’éloigner de ma table ? Je suis en colère quand tu es aussi près de moi. » Alors, les autres élèves lui répondent par exemple : « Excuse-moi, j’avais oublié que ça te dérangeait. »

Puis, j’ai réfléchi aux contrariétés que je ressentais face à cet enfant et j’ai cherché à identifier les besoins que j’éprouvais – mis à part l’ordre et l’harmonie. Je me suis alors rendu compte que je passais beaucoup de temps à préparer mes cours et que, lorsque je réglais des problèmes de discipline, cela court-circuitait mes besoins de créativité et de participation. J’avais également l’impression de négliger les besoins pédagogiques des autres élèves. À partir de là, dès qu’il commençait à s’exciter, je lui disais : « J’aimerais que tu écoutes toi aussi. » J’ai parfois répété cela cent fois par jour, mais il entendait le message et, en général, il réagissait en s’intéressant au cours.

Un enseignant de Chicago (Illinois)

 

Un médecin témoigne également de son expérience.

 

J’utilise de plus en plus la CNV dans ma pratique de médecin. Certains patients me demandent si je suis psychologue car, disent-ils, en règle générale, les médecins ne s’intéressent guère à leur mode de vie ou à la façon dont ils vivent leur maladie. La CNV m’aide à comprendre leurs désirs et ce qu’ils ont besoin d’entendre à un moment donné. Je trouve cela particulièrement précieux dans ma relation avec des patients contaminés par le virus du sida, car ils ont intériorisé tant de colère et de douleur que la relation patient/soignant est souvent détériorée. Je soigne ainsi depuis neuf ans une femme atteinte du sida. Il y a quelque temps, elle m’a confié que c’était en l’écoutant et en l’aidant à chercher ce qui lui permettrait de se faire plaisir au quotidien que je l’avais le mieux soutenue. Dans ce type de situation, le recours à la CNV m’est trèsutile. Auparavant, lorsque je savais qu’un patient était condamné, j’avais du mal à laisser de côté ce pronostic pour être simplement présent à ce qu’il vivait et à l’encourager en toute sincérité à vivre pleinement. La CNV m’a ouvert à unenouvelle façon de voir et à un nouveau langage. Je m’étonne toujours de constater à quel point elle s’intègre à ma pratique de médecin. Et à mesure que je m’investis dans la démarche de la CNV je retrouve plus d’énergie et de plaisir dans mon travail.

Un médecin parisien

 

D’autres encore utilisent ce processus dans la vie politique. Une officielle française en visite chez sa sœur remarqua à quel point la communication et l’interaction entre sa sœur et son mari avaient changé. Enthousiasmée par leur description de la CNV elle mentionna le fait qu’elle prévoyait de négocier, la semaine suivante, certaines questions sensibles concernant les procédures d’adoption entre la France et l’Algérie. Malgré le peu de temps dont nous disposions, un formateur francophone fut envoyé à Paris pour travailler avec elle. Plus tard, elle attribua une grande partie du succès de ses négociations en Algérie à ses nouvelles compétences en communication.

Lors d’un atelier organisé à Jérusalem, des Israéliens de diverses sensibilités politiques ont utilisé la CNV pour s’exprimer sur la question épineuse des territoires occupés. La plupart des colons établis sur la rive gauche du Jourdain sont persuadés d’agir pour accomplir une volonté divine ; cette conviction les oppose non seulement aux Palestiniens, mais aussi à d’autres Israéliens qui, eux, reconnaissent la légitimité des revendications palestiniennes sur ces territoires. Au cours d’une séance, je présentai avec l’un de mes formateurs un modèle concret d’écoute empathique par la CNV puis conviai les participants à un jeu de rôles, en les invitant à se mettre dans la peau de leurs antagonistes. Au bout d’une vingtaine de minutes, une femme installée en Cisjordanie déclara qu’elle serait prête à renoncer à ses revendications et à quitter sa colonie pour retourner vivre sur un territoire israélien reconnu par la communauté internationale si ses adversaires politiques pouvaient l’écouter comme on venait de l’écouter.

Dans les nombreux pays où elle est enseignée à travers le monde, la CNV se révèle être un outil précieux pour les communautés déchirées par des conflits violents ou de graves tensions ethniques, religieuses ou politiques. La diffusion de la CNV par ceux qui s’y sont formés et son utilisation pour la médiation entre les peuples en guerre, que ce soit en Israël, en Palestine, au Nigeria, au Rwanda, en Sierra Leone ou ailleurs, m’ont confirmé le potentiel de ce processus. À Belgrade, avec des collègues formateurs en CNV nous avons passé trois jours à former des citoyens œuvrant pour la paix. À notre arrivée, les stagiaires avaient le visage fermé et empreint de désespoir, car leur pays était alors enlisé dans une guerre barbare en Bosnie et en Croatie. Pendant ce stage, ils retrouvèrent peu à peu des intonations plus joyeuses, car ils éprouvaient un grand bonheur et une grande reconnaissance d’avoir enfin trouvé l’efficacité qui leur manquait. Pendant les deux semaines suivantes, nous avons animé d’autres stages en Croatie, en Israël et en Palestine, où, une fois de plus, nous avons vu des citoyens désespérés par la guerre retrouver leur élan vital et leur confiance après avoir découvert la CNV.

 

Je me sens privilégié de pouvoir transmettre à des individus des quatre coins de la planète un processus de communication qui leur permet de prendre conscience de leur capacité d’action et de la joie qu’elle procure.

 

Je suis heureux de pouvoir aujourd’hui, grâce à ce livre, vous faire partager la richesse du processus de Communication NonViolente.

RÉSUMÉ

La CNV nous aide à renouer avec nous-mêmes comme avec les autres en laissant libre cours à notre bienveillance naturelle. Elle nous engage à reconsidérer la façon dont nous nous exprimons et dont nous écoutons l’autre, en fixant notre attention sur quatre éléments : l’observation d’une situation, les sentiments qu’éveille cette situation, les besoins qui sont liés à ces sentiments, et enfin ce que nous pourrions demander concrètement pour satisfaire nos besoins. La CNV suscite qualité d’écoute, respect et empathie, et fait naître un courant de générosité réciproque. Certaines personnes utilisent la CNV pour mieux cerner leurs propres besoins, d’autres pour approfondir une relation de couple, établir des relations professionnelles efficaces ou gérer des situations politiques. Dans de nombreux pays, des individus y ont recours pour dénouer toutes sortes de différends et de conflits.

LA CNV EN PRATIQUE

« Meurtrier, assassin, bourreau d’enfants ! »

 

Au fil de cet ouvrage, des encadrés intitulés « La CNV en pratique » présentent des dialogues inspirés de situations réelles. Chacun donne une idée de ce que peut être un échange lorsque l’un des protagonistes applique les principes de la Communication NonViolente. La CNV ne saurait pour autant se limiter à un langage ou à une technique de verbalisation. Elle repose sur une prise de conscience et sur une intention qui peuvent être exprimées par des silences, par une qualité de présence, par l’expression du visage ou la gestuelle. Les dialogues retranscrits icine peuvent malheureusement pas rendre compte de la dimension non verbale des échanges réels, où silences empathiques, anecdotes, plaisanteries et gestes contribuent à établir un rapport plus spontané entre les interlocuteurs.

 

Alors que je présentais la Communication NonViolente dans une mosquée du camp de réfugiés de Deheisha, à Bethléem, devant quelque cent soixante-dix musulmans palestiniens, j’entendis soudain une rumeur parcourir l’assistance et enfler. « Ils murmurent que vous êtes américain ! » m’expliqua mon interprète. À cet instant, un homme se leva d’un bond et, me regardant droit dans les yeux, hurla : « Assassin ! » Un chœur de voix renchérit aussitôt : « Meurtrier ! » « Bourreau d’enfants ! » « Assassin ! »

Par chance, je parvins à diriger mon attention sur ce que l’homme ressentait et sur le besoin que son message exprimait. Dans ce cas précis, j’avais eu quelques indices : ce matin-là, en arrivant au camp de réfugiés, j’avais vu les grenades de gaz lacrymogène qui avaient été lancées sur le camp la veille au soir. Sur chacune d’elles apparaissait clairement la mention « Made in USA ». Je savais que les réfugiés en voulaient énormément aux Américains qui fournissaient à Israël des gaz lacrymogènes et d’autres armes.

Je m’adressai donc à l’homme qui m’avait traité d’assassin :

— Vous êtes en colère car vous aimeriez que mon pays utilise ses ressources autrement ? (Je n’étais pas certain de viser juste, mais l’essentiel était que je m’efforce en toute sincérité d’identifier ses sentiments et ses besoins.)

— Un peu que je suis en colère ! Vous croyez qu’on a besoin de gaz lacrymogènes ? Nous avons besoin de fosses septiques, mais pas de vos gaz lacrymogènes ! Nous avons besoin de logements ! Nous avons besoin d’un pays à nous.

— Vous êtes donc furieux et vous aimeriez que l’on vous aide à améliorer vos conditions de vie et à accéder à l’indépendance politique ?

— Vous savez ce que c’est que de vivre ici ? Moi, ça fait vingt-sept ans que j’y suis avec ma famille, mes enfants… Est-ce que vous avez la moindre idée de ce que nous endurons ?

— Vous semblez désespéré et on dirait que vous vous demandez si quiconque peut réellement comprendre ce que c’est que de vivre dans ces conditions. Est-ce bien ce que j’entends ?

— Ah, vous voulez comprendre ? Dites-moi, avez-vous des enfants ? Ils vont à l’école ? Ils ont des terrains de jeux ? Eh bien moi, mon fils est malade. Il joue dehors, dans les égouts. Dans sa classe, ils n’ont pas de livres ! Vous avez déjà vu une école où il n’y a pas de livres, vous ?

— Je constate qu’il vous est très pénible d’élever vos enfants ici. Vous aimeriez que je sache que ce que vous voulez, c’est ce que tous les parents souhaitent pour leurs enfants : une bonne éducation, la possibilité de jouer et de grandir dans un environnement sain…

— Exactement ! Ce sont des droits fondamentaux ! C’est le b.a.-ba des droits de l’homme – c’est comme ça que vous appelez cela en Amérique, non ? Pourquoi ne venez-vous pas plus nombreux pour voir à quoi ils ressemblent, les droits de l’homme que vous nous apportez ?

— Vous voudriez que davantage d’Américains prennent conscience de l’ampleur de vos souffrances, et qu’ils s’interrogent plus sérieusement sur les conséquences de nos actes politiques ?

 

Notre dialogue se poursuivit, et mon interlocuteur exprima sa souffrance pendant une bonne vingtaine de minutes. Je l’écoutai, cherchant à repérer les sentiments et les besoins implicites dans chacune de ses déclarations. Je n’approuvais ni ne désapprouvais ses propos. Je me contentais de recevoir ses paroles, non comme des attaques, mais comme un don de l’un de mes semblables qui cherchait à me faire partager ses rancœurs et son profond sentiment de vulnérabilité.

Une fois qu’il se sentit compris, il fut à même de m’écouter tandis que j’exposai les raisons de ma visite au camp. Une heure plus tard, celui qui m’avait traité d’assassin m’invitait chez lui à partager son dîner de Ramadan.

   

« Ne vous posez pas en juge afin de n’être pas jugé ; car c’est de la façon dont vous jugez qu’on vous jugera… »

MATTHIEU, 7 : 1

 

En m’interrogeant sur ce qui peut nous couper de notre bienveillance naturelle, j’ai identifié certaines façons de parler et des modes de communication particuliers qui, selon moi, nous incitent à des comportements violents – envers les autres et nous-mêmes. Je parle alors de « communication qui coupe de la vie » ou de « communication aliénante ».

Certaines façons de communiquer nous coupent de notre bienveillance naturelle.

Jugements moralisateurs

L’un de ces modes de communication qui « coupent de la vie » est le recours à des jugements moralisateurs envers l’autre, dont nous avons tendance à dire qu’il est dans le faux ou qu’il est mauvais lorsque ses actes ne correspondent pas à nos valeurs. C’est ce que reflètent des expressions telles que « Le problème avec toi, c’est que tu es tellement égoïste… » ou « Elle est paresseuse », « Ils sont bourrés de préjugés », « Ce n’est pas correct » Les reproches, insultes, dénigrements, étiquetages, comparaisons et diagnostics sont autant de jugements portés.

« Par-delà les notions de bien et mal, il y a un champ. C’est là-bas que je te retrouverai », écrivait le poète soufi Jalâl al-Din Rumi. Or, la communication aliénante nous enferme dans un monde où tout est polarisé entre le bien et le mal, dans un monde de jugements. C’est un langage riche de mots qui étiquettent et catégorisent les gens et leurs actes. Lorsque nous parlons ce langage, nous jugeons les autres et leur comportement pour déterminer qui est bon, mauvais, normal, anormal, responsable, irresponsable, intelligent, ignorant, etc.

Dans le monde des jugements, notre intérêt se porte sur qui est quoi.

 

Bien avant d’atteindre l’âge adulte, j’ai appris à communiquer de façon impersonnelle, de façon à ne pas avoir à révéler ce qui se passait en mon for intérieur. Lorsque je rencontrais des gens ou des comportements que je n’aimais pas ou ne comprenais pas, je réagissais en leur attribuant des torts. Si un professeur donnait un devoir que je n’avais pas envie de faire, il était « méchant » ou « fou ». Si une voiture stoppait devant moi, je réagissais au quart de tour : « Abruti ! » Lorsque nous parlons ce langage, nous focalisons nos pensées et nos paroles sur les torts de l’autre quand il a certains comportements, ou sur les nôtres, lorsque nous ne comprenons pas ou ne réagissons pas comme nous le voudrions. Notre attention se porte alors sur la classification, l’analyse et l’évaluation des torts de l’autre, au lieu de se concentrer sur ses besoins et les nôtres propres qui ne sont pas satisfaits. Si par exemple ma compagne a besoin de plus d’attention que je ne lui en accorde, elle est « exigeante et dépendante » ; si en revanche c’est moi qui ai besoin de plus de tendresse, elle devient « lointaine et insensible ». Si mon collègue est plus attentif aux détails que moi, il est « pointilleux et maniaque » ; si c’est moi qui le suis, il devient « brouillon et inorganisé ».

Notre analyse d’autrui est en fait l’expression de nos propres besoins et sentiments

 

Je vois dans ce type d’analyse de l’autre une expression tragique de nos valeurs et de nos besoins. Tragique, car lorsque nous les exprimons de la sorte nous attisons les réactions de défense et de résistance chez ceux-là mêmes dont le comportement nous importe. Ou bien, s’ils acceptent de se comporter conformément à nos valeurs parce qu’ils admettent notre analyse de leurs torts, ils le feront sans doute par crainte, par culpabilité ou par honte.

Or, lorsqu’une réaction est motivée non par l’élan du cœur mais par de tels sentiments, nous le payons tous cher. Nous ferons l’expérience de la mauvaise volonté de ceux qui se seront conformés à nos valeurs sous l’effet d’une pression interne ou externe. Ceux qui ont agi par crainte, honte ou culpabilité paient quant à eux un tribut affectif, car ils risquent de nourrir de la rancœur et de baisser dans leur propre estime. Enfin, chaque fois qu’une personne nous associe à l’un de ces sentiments, il est peu probable qu’à l’avenir elle puisse répondre du fond du cœur à nos besoins et valeurs.

Il est important ici de ne pas confondre jugements de valeur et jugements moralisateurs. Nous portons tous des jugements de valeur sur les qualités auxquelles nous attachons de l’importance dans notre vie : nous pouvons par exemple tenir pour essentielles l’honnêteté, la liberté ou la paix. Les jugements de valeur reflètent nos convictions sur la façon de servir au mieux la vie. Nous portons des jugements moralisateurs sur les gens et les comportements qui ne sont pas dans la lignée de nos jugements de valeur. Nous dirons ainsi : « La violence est un mal. Les gens qui tuent sont mauvais. » Si nous avions été élevés dans une langue du cœur, nous aurions appris à exprimer directement nos besoins et nos valeurs, plutôt que d’attribuer des torts à autrui lorsque ces valeurs et besoins ne sont pas satisfaits. Nous pourrions par exemple reformuler la phrase « La violence est un mal » en disant : « Je redoute l’usage de la violence pour résoudre les conflits. Je tiens à résoudre les conflits humains par d’autres moyens. »

O. J. Harvey, professeur de psychologie à l’université du Colorado, a étudié les rapports entre langue et violence. À partir de quelques exemples glanés au hasard dans le corpus littéraire de plusieurs pays, il a relevé l’occurrence des mots dénotant un jugement ou une catégorisation d’autrui. Il a ainsi mis en évidence une forte corrélation entre la fréquence de ces mots et l’incidence de la violence. Je ne suis pas surpris d’entendre que dans les cultures qui pensent en termes de besoins humain, il y a beaucoup moins de violence que dans celles où l’on s’entre-étiquette de « bons » ou « mauvais » et où l’on soutient que les mauvais doivent être punis. À la télévision américaine, dans 75 % des émissions programmées aux heures de grande écoute enfantine, soit le héros tue les méchants, soit il leur donne une bonne correction. Cette violence constitue généralement le dénouement de l’intrigue et ravit les spectateurs, à qui l’on a appris que les méchants méritent d’être punis.

La violence – qu’elle soit verbale, psychologique ou physique, qu’elle se manifeste au sein de la famille, entre des tribus ou entre des nations – émane d’un mode de pensée qui attribue la cause du conflit aux torts de l’adversaire et d’une incapacité à admettre sa propre vulnérabilité ou celle de l’autre – c’est-à-dire à percevoir ce que l’on peut ressentir, craindre, désirer, etc. C’est ce mode de pensée dangereux qui a prévalu pendant la guerre froide. Les États-Unis assimilaient l’Union soviétique à un « empire du mal » déterminé à détruire le mode de vie américain ; les dirigeants soviétiques considéraient quant à eux les États-Unis comme des « oppresseurs impérialistes » qui s’efforçaient de les soumettre. Aucun des deux camps ne reconnaissait la crainte qui sous-tendait ces étiquettes.

Cataloguer et juger les autres favorisent la violence.

Faire des comparaisons

Une autre forme de jugement consiste à faire des comparaisons. Dans Le Manuel du parfait masochiste, Dan Greenburg démontre avec humour le pouvoir insidieux que peut exercer ce type de raisonnement. Aux lecteurs ayant un désir sincère de s’empoisonner la vie, il propose d’apprendre à se comparer à d’autres. Pour ceux qui n’en ont pas l’habitude, il donne quelques exercices d’initiation. Le premier montre des photographies en pied d’un homme et d’une femme incarnant les canons actuels de la beauté selon les médias. Les lecteurs sont invités à prendre leurs propres mensurations, à les comparer à celles des mannequins et à ruminer sur les différences.

Les comparaisons sont une forme de jugement.

 

Les résultats sont prévisibles : à ce jeu, nous commençons à nous sentir mal. Lorsque nous sommes aussi déprimés que nous pensons pouvoir l’être, nous tournons la page pour nous rendre compte que ce n’était encore là qu’un apéritif. La beauté physique étant somme toute un critère superficiel, Greenburg nous donne une occasion de nous mesurer à une aune bien plus déterminante : la réussite. Il prend au hasard dans l’annuaire quelques noms d’individus qui nous serviront de point de référence. Premier exemple : un certain Wolfgang Amadeus Mozart ; il énumère alors le nombre de langues que parlait Mozart et la liste des principales œuvres qu’il avait composées à douze ans. Puis il demande au lecteur de faire le bilan de ses propres réalisations à ce jour, de les comparer à celles de Mozart adolescent et de méditer sur les différences.

 

N’importe quel lecteur, aussi vulnérable soit-il à cet exercice de flagellation, se rend compte à quel point ce type de raisonnement peut entraver la bienveillance, envers soi-même comme envers les autres.

Refus de responsabilité

Un autre mode de communication aliénante consiste à nier ses responsabilités. Il empêche l’individu de prendre pleinement conscience qu’il est responsable de ses pensées, de ses sentiments et de ses actes. Dans le langage courant, une expression comme « il faut » (« il y a certaines choses qu’il faut que tu fasses, que ça te plaise ou non ») voile la responsabilité de chacun pour ses actes. Les tournures construites sur le modèle « tu me » (« tu me culpabilises ») illustrent également la façon dont le langage favorise notre refus d’assumer la responsabilité de nos propres sentiments et pensées.

Notre langage nous empêche de voir clairement notre responsabilité personnelle.

 

Dans Eichmann à Jérusalem, un ouvrage qui retrace le procès pour crimes de guerre de l’officier nazi Adolf Eichman, Hannah Arendt cite l’accusé, qui disait utiliser avec ses officiers un langage déresponsabilisant qu’ils appelaient l’Amtssprache, ou langage bureaucratique. Lorsqu’on leur demandait pourquoi ils avaient pris telle ou telle mesure, ils répondaient par exemple : « Je devais le faire. » Et à la question de savoir pourquoi ils devaient le faire correspondait un éventail de réponses toutes prêtes : « Ordres des supérieurs hiérarchiques », « C’était la politique de notre organisation », « C’était la loi ».

Nous nions la responsabilité de nos actes lorsque nous attribuons leur cause à :

J’ai nettoyé ma chambre parce que j’y étais obligé.

Je bois parce que je suis alcoolique.

J’ai frappé mon enfant parce qu’il courait dans la rue.

J’ai menti au client parce que le patron me l’a demandé.

J’ai commencé à fumer parce que tous mes amis fumaient.

Je déteste aller travailler, mais j’y vais car je suis père de famille.

J’ai mangé un gâteau parce que c’était plus fort que moi.

 

Au cours d’une discussion entre parents d’élèves et enseignants sur les dangers d’un langage qui implique l’absence de choix, une femme objecta vigoureusement : « Mais il y a certaines choses que l’on doit faire, que ça nous plaise ou non ! Et je ne vois rien de mal à dire à mes enfants qu’il y a des choses qu’eux aussi doivent faire. » Lorsque je lui demandai de donner un exemple de ce qu’elle « devait faire », elle s’exclama : « Facile ! Quand je sortirai d’ici, je devrai rentrer chez moi et faire la cuisine. J’ai horreur de faire la cuisine. Une sainte horreur, mais je prépare le repas tous les jours depuis vingt ans, même quand je suis malade comme un chien, tout simplement parce que cela fait partie des choses que je dois faire. » Je lui dis que j’étais désolé d’entendre qu’elle passait autant de temps à faire quelque chose qu’elle détestait car elle s’y sentait obligée, et que j’espérais qu’elle puisse trouver des alternatives plus satisfaisantes en apprenant le langage de la CNV.

Elle apprit très vite. Ce soir-là, après la séance, elle rentra chez elle et annonça à sa famille qu’elle ne voulait plus faire la cuisine. Trois semaines plus tard, j’eus un écho de sa famille lorsque ses deux fils vinrent assister à une séance de l’atelier. J’étais curieux de savoir comment ils avaient réagi à la décision de leur mère. « J’ai béni le ciel ! » soupira l’aîné. Et, voyant mon regard étonné, il poursuivit : « Je me suis dit qu’elle arrêterait peut-être enfin de se plaindre à chaque repas ! »

Lors d’un autre atelier, mené cette fois-ci en milieu scolaire, une enseignante confia : « Je déteste mettre des notes. Je ne pense pas que cela serve à quoi que ce soit et ça angoisse beaucoup les élèves. Mais j’y suis obligée : ce sont les directives du rectorat. » Nous venions de faire quelques exercices sur la façon d’introduire en classe un langage qui permette à chacun de mieux prendre conscience de la responsabilité de ses actes. Je lui proposai de reformuler ce qu’elle venait de dire en commençant par : « Je choisis de mettre des notes parce que je veux… » Elle compléta sans hésiter : « parce que je veux garder mon poste. » Mais elle s’empressa d’ajouter : « Mais je n’aime pas le dire de cette façon. Cela fait peser sur moi tout le poids de la responsabilité de ce que je fais. » « C’est exactement pour cela que je voulais vous le faire dire », répondis-je.

Nous pouvons remplacer le langage impliquant une absence de choix par un langage qui reconnaît le choix.

 

Je partage les sentiments de Georges Bernanos, quand il écrit :

 

Je pense depuis longtemps déjà que si un jour les méthodes de destruction de plus en plus efficaces finissent par rayer notre espèce de la planète, ce ne sera pas la cruauté qui sera la cause de notre extinction, et moins encore, bien entendu, l’indignation qu’éveille la cruauté, ni même les représailles et la vengeance qu’elle s’attire… mais la docilité, l’absence de responsabilité de l’homme moderne, son acceptation vile et servile du moindre décret public. Les horreurs auxquelles nous avons assisté, les horreurs encore plus abominables auxquelles nous allons maintenant assister ne signalent pas que les rebelles, les insubordonnés, les réfractaires sont de plus en plus nombreux dans le monde, mais plutôt qu’il y a de plus en plus d’hommes obéissants et dociles.

Nous sommes dangereux quand nous ne sommes pas conscients que nous sommes responsables de nos actes, de nos pensées et de nos sentiments.

Autres formes de communication aliénante

Le langage peut également entraver la bienveillance lorsque nous exprimons nos désirs sous forme d’exigences. En soi, l’exigence fait explicitement ou implicitement planer sur le destinataire la menace d’un reproche ou d’une punition au cas où il ne s’y plierait pas. Il s’agit dans notre culture d’un mode de communication courant, notamment parmi ceux qui occupent des postes leur conférant quelque autorité.

Dans ce domaine, mes enfants m’ont donné de précieuses leçons. Pour une raison ou pour une autre, je m’étais mis dans la tête que j’avais pour tâche en tant que père d’exiger un certain nombre de choses. J’ai néanmoins appris que je pouvais formuler toutes les exigences possibles et imaginables, mais que je ne parviendrais pas pour autant à faire faire quoi que ce soit aux enfants. C’est une leçon d’humilité pour ceux qui sont persuadés que, parce qu’ils sont parents, enseignants ou chefs, leur rôle est de changer les autres et de dicter leur comportement. Ces gamins m’ont fait comprendre que je ne pouvais pas les mener par le bout du nez. Tout au plus pouvais-je leur faire regretter de n’avoir pas accédé à mes exigences – en les punissant. Mais, au bout du compte, ils m’ont appris que, lorsque j’avais été assez stupide pour les punir, c’est eux qui trouvaient le moyen de me le faire regretter !

Il n’est pas en notre pouvoir de faire faire quelque chose à quelqu’un.

 

Nous reviendrons sur ce thème en apprenant à établir la distinction fondamentale en CNV entre exigences et demandes.

La communication aliénante est également associée à l’idée selon laquelle certaines actions méritent récompense, tandis que d’autres méritent punition. Le verbe « mériter » (« Il mérite d’être puni pour ce qu’il a fait ») est d’ailleurs tout à fait révélateur de cet état d’esprit, en ceci qu’il suppose un « tort » de la part de celui qui se comporte d’une certaine façon et appelle une punition pour l’obliger à se repentir et à amender son comportement. Je suis persuadé qu’il est dans l’intérêt de tous que les gens changent, non pour échapper à la sanction, mais parce que eux-mêmes perçoivent que ce changement leur sera bénéfique.

Penser à « qui mérite quoi » bloque la communication emphatique.

 

Nous avons pour la plupart été élevés avec un langage qui nous pousse à étiqueter, catégoriser, exiger et porter des jugements, plutôt qu’à prendre conscience de nos sentiments et de nos besoins. Cette communication aliénante trouve, selon moi, ses origines dans des conceptions de la nature humaine ancrées dans les mentalités depuis plusieurs siècles, et qui soulignent le mal et les défaillances qui sont en nous et la nécessité d’une éducation pour contrôler notre nature par essence médiocre. Or cette éducation nous engage souvent à nous demander s’il y a quelque chose de faux dans les sentiments et les besoins que nous éprouvons, et nous apprenons très tôt à nous fermer à l’écoute intérieure.

La communication aliénante est à la fois un produit et un pilier des sociétés fondées sur des principes de hiérarchie ou de domination. Lorsqu’un petit nombre de personnes (rois, tsars, nobles, etc.) dirigent à leur profit une population nombreuse, il est dans leur intérêt que les masses soient éduquées de manière à développer une mentalité d’asservi. Le langage réprobateur des « je dois » et « il faut » est parfaitement adapté à cet objectif : plus les gens sont formés à adopter des jugements moralisateurs qui mettent l’accent sur les fautes et les torts, plus ils sont conditionnés à se tourner vers ce qui se passe en dehors d’eux-mêmes, c’est-à-dire vers des autorités extérieures, pour trouver la définition de ce qui est bien ou mal, bon ou mauvais. Lorsque nous sommes reliés à nos sentiments et à nos besoins, nous, les êtres humains, nous ne constituons plus des sujets dociles et soumis.

La communication aliénante a des racines philosophiques et politiques très profondes.

Résumé

Il est dans notre nature d’aimer donner et recevoir du fond du cœur. Nous avons cependant appris plusieurs formes de « langage aliénant » qui nous conduisent à nous exprimer ou à nous comporter de manière blessante vis-à-vis des autres et de nous-mêmes. L’une de ces formes de communication aliénante consiste à utiliser des jugements moralisants qui impliquent que ceux dont le comportement ne correspond pas à nos valeurs ont tort ou sont mauvais. Une autre repose sur les comparaisons, qui peuvent entraver la bienveillance envers nous-mêmes comme à l’égard d’autrui. La communication aliénante nous empêche aussi de prendre pleinement conscience que chacun est responsable de ses pensées, de ses sentiments et de ses actes. Une autre caractéristique de ce type de communication consiste à communiquer ses désirs sous forme d’exigences.

 

« Observez ! Peu de choses sont plus importantes, plus religieuses que cela. »

FREDERICK BUECHNER, pasteur

 

Je peux admettre que tu me dises

Ce que j’ai fait ou n’ai pas fait.

Et je peux admettre tes interprétations,

Mais je t’en prie, ne mélange pas les deux.

Si tu veux semer la confusion

Voici un bon moyen

Mélange ce que j’ai fait

Avec tes propres réactions

Dis-moi que tu es déçue

En voyant mes diverses tâches inachevées

Mais ce n’est pas en me traitant d’irresponsable

Que tu parviendras à me motiver

Dis-moi que tu te sens blessée

Lorsque je dis non à tes avances,

Mais ce n’est pas en me traitant d’homme froid et insensible

Que tu m’attireras à toi.

Oui, je peux admettre que tu me dises

Ce que j’ai fait ou n’ai pas fait

Et je peux admettre tes interprétations

Mais je t’en prie, ne mélange pas les deux.

MARSHALL B. ROSENBERG

 

La première composante de la CNV consiste à séparer observation et évaluation. Il nous est proposé d’observer clairement ce que nous voyons, entendons ou touchons et qui affecte notre bien-être, sans y mêler la moindre évaluation.

Les observations sont un élément important de la CNV. Nous souhaitons en effet indiquer à l’autre de façon claire et sincère où nous en sommes. Or, si nous amalgamons observation et évaluation, nous avons peu de chances d’être entendus. Notre interlocuteur, se voyant critiqué, va probablement se fermer.

La CNV n’impose pas pour autant une parfaite objectivité, exempte de tout jugement. Il s’agit simplement de bien séparer nos observations de nos évaluations. La CNV est à cet égard un langage dynamique qui écarte les généralisations figées et invite au contraire à fonder les évaluations sur des observations correspondant à un moment et à un contexte donnés. Comme le souligne le sémanticien Wendell Johnson, nous nous compliquons singulièrement la vie en utilisant un langage figé pour exprimer ou saisir une réalité par essence mouvante : « Notre langage est un instrument imparfait créé par des hommes ignorants et archaïques. C’est un langage animiste qui nous engage à parler de stabilité et de constantes, de similitudes, de normes et de types, de métamorphoses magiques, de remèdes rapides, de problèmes simples et de solutions définitives. Or, le monde que nous nous efforçons de rendre par ce langage est un monde dynamique et complexe fait de changements, de différences, de dimensions, de fonctions, de relations, d’êtres en croissance, d’interactions, d’évolutions, d’apprentissages, d’adaptations. Et le décalage entre ce monde en constante évolution et notre langage relativement figé constitue une partie de notre problème. »

Lorsque nous amalgamons observation et évaluation, notre interlocuteur risque d’entendre une critique.

 

Une chanson de ma collègue Ruth Bebermeyer oppose langage dynamique et langage statique, illustrant la différence entre observation et évaluation.

 

Je n’ai jamais vu d’homme paresseux ;

J’ai connu quelqu’un que je n’ai jamais vu courir,

Quelqu’un qui dormait parfois l’après-midi

Et préférait rester chez lui lorsqu’il pleuvait.

Mais ce n’était pas un paresseux.

Avant de me traiter d’originale, réfléchis :

Était-il paresseux

Ou faisait-il des choses

Que nous associons à la paresse ?

 

Je n’ai jamais vu d’enfant stupide ;

J’ai vu parfois un enfant faire

Des choses que je ne comprenais pas

Ou que je n’avais pas prévues.

J’ai vu parfois un enfant qui n’avait pas vu

Les lieux que j’avais visités,

Mais ce n’était pas un enfant stupide.

Avant de le dire stupide, réfléchis :

Était-il stupide

Ou savait-il simplement d’autres choses que toi ?

 

J’ai regardé tant que j’ai pu,

Mais je n’ai jamais vu de cuisinier.

J’ai vu quelqu’un qui préparait des plats

Pour notre repas,

Quelqu’un qui allumait le gaz

Et surveillait la cuisson de la viande.

J’ai vu tout cela, mais pas de cuisinier.

Dis-moi, quand tu regardes,

Est-ce un cuisinier que tu vois,

Ou quelqu’un qui fait ce que nous appelons cuisiner ?

 

Ce que certains nomment paresse

Est pour d’autres de la fatigue ou de la détente.

Ce que certains nomment bêtise

Est pour d’autres un savoir différent.

J’en conclus que, pour échapper à la confusion,

Mieux vaut ne pas mélanger

Ce que nous voyons et nos opinions.

Et cela, je le sais,

N’est que mon opinion.

 

L’effet d’une étiquette négative telle que « paresseux » ou « stupide » saute aux yeux, mais une étiquette positive ou apparemment neutre telle que « cuisinier » limite également notre perception d’un individu dans toute son intégrité.

La plus haute forme de l’intelligence humaine

Selon le philosophe indien J. Krishnamurti, observer sans évaluer est la plus haute forme de l’intelligence humaine. « C’est stupide », ai-je pensé en lisant cette phrase, mais je me suis presque aussitôt rendu compte que je venais de porter un jugement. Nous avons presque tous du mal à observer les gens et leur comportement sans y mêler un jugement, une critique ou une autre forme d’analyse.

J’ai pris toute la mesure de cette difficulté un jour en intervenant dans une école où les enseignants et le directeur faisaient souvent état du mal qu’ils avaient à communiquer. L’inspecteur d’académie m’avait demandé de les aider à résoudre ce conflit. Je devais tout d’abord m’entretenir avec les enseignants, puis les réunir avec le directeur.

J’ouvris la première réunion en demandant aux enseignants : « Que fait votre directeur qui contrarie vos besoins ? » La première réponse fusa : « C’est un moulin à paroles ! » Ma question appelait une observation. Or, le terme de « moulin à paroles » me renseignait sur la façon dont ce professeur jugeait le directeur, mais ne décrivait pas les actes ou les paroles qui provoquaient ce jugement.

Lorsque j’en fis la remarque, un autre professeur intervint : « Je sais ce qu’il veut dire : le directeur parle trop. » Au lieu d’une observation claire de l’attitude du directeur, c’était encore une évaluation – sur le débit verbal du directeur. Un troisième enseignant déclara alors : « Il est persuadé d’être le seul à avoir quelque chose d’intéressant à dire. » J’expliquai que prêter des pensées à quelqu’un, ce n’est pas la même chose qu’observer ses actions. Un quatrième enseignant se risqua alors : « Il veut tout le temps être le point de mire. » Quand j’eus fait remarquer que cela était également une supposition – portant, cette fois, sur le désir de l’autre –, deux enseignants soupirèrent à l’unisson : « C’est qu’il n’est pas facile de répondre à votre question ! »

Nous avons donc travaillé ensemble pour dresser une liste des comportements concrets du directeur qui les ennuyaient, en veillant à écarter tout jugement. Il apparut que, pendant les réunions pédagogiques, le directeur racontait ses souvenirs d’enfance et de guerre, retardant ainsi la fin de la réunion d’une bonne vingtaine de minutes. Je demandai aux professeurs s’ils lui avaient un jour fait part de leur contrariété. Ils avaient essayé, répondirent-ils, mais uniquement par des jugements. Ils n’avaient jamais mentionné de comportement précis – tels que ses récits – mais convinrent d’en parler dès notre réunion avec le directeur.

À peine la réunion commencée, je compris ce que les enseignants avaient voulu me dire. Quel que fût le sujet que nous abordions, le directeur coupait : « Ça me rappelle l’époque où… » Et il enchaînait sur ses souvenirs d’enfance ou de guerre. J’attendis que les enseignants manifestent leur malaise. Mais au lieu d’appliquer la CNV, ils s’exprimèrent par une condamnation non verbale. Certains levaient les yeux au ciel, d’autres bâillaient ostensiblement, un autre regardait sa montre.

Je supportai un moment ce pénible spectacle et finis par demander : « Personne ne va se décider à dire quoi que ce soit ? » Un silence gêné s’installa. Renseignant qui avait parlé le premier lors de notre réunion préalable prit son courage à deux mains, regarda le directeur droit dans les yeux et dit : « Ed, tu es un moulin à paroles. »

 

Comme le montre cette anecdote, il n’est pas toujours facile de se défaire de ses habitudes et de parvenir à séparer les observations des évaluations.

En fin de compte, les enseignants réussirent à exposer clairement au directeur les actes concrets qui les ennuyaient. Le directeur écouta attentivement, puis s’écria : « Pourquoi est-ce qu’aucun de vous ne me l’a dit plus tôt ? » Il reconnut qu’il était conscient de sa manie de raconter des histoires… et se lança dans une grande histoire sur cette manie ! Je l’interrompis, lui faisant gentiment remarquer qu’il recommençait. Nous conclûmes notre réunion en élaborant des stratégies pour permettre aux enseignants de faire savoir en douceur à leur directeur que ses histoires n’étaient pas appréciées.

Distinguons observation et évaluation

Le tableau ci-contre illustre la distinction entre les observations exemptes de toute évaluation et celles qui en comportent une.

 

Mode de communication

Exemple d’observation mêlée d’évaluation

Exemple d’observation exempte d’évaluation

1. Emploi du verbe être sans indiquer qu’il s’agit d’un jugement.

Tu es trop généreux.

Quand je te vois donner tout ton argent de poche, je pense que tu es trop généreux.

2. Emploi de verbes à connotation évaluative.

Pierre traîne dans son travail.

Pierre ne commence à réviser qu’à la veille des examens.

3. Propension à considérer notre évaluation des pensées, sentiments, intentions ou désirs d’autrui comme la seule possible.

Elle ne rendra pas son travail.

Je ne pense pas qu’elle rende son travail,

ou

Elle a dit : « Je ne rendrai pas mon travail. »

4. Confusion entre prédiction et certitude.

Si tu ne prends pas des repas équilibrés, tu auras des problèmes de santé.

Si tu ne prends pas des repas équilibrés, je crains que tu n’aies des problèmes de santé.

5. Emploi de référents trop vagues.

Les immigrés ne savent pas entretenir leur jardin.

Je n’ai pas vu nos voisins immigrés tondre leur pelouse.

6. Emploi de mots exprimant l’aptitude ou l’inaptitude à agir, sans indiquer qu’il s’agit d’un jugement.

Jacques est un mauvais footballeur.

En vingt matchs, je n’ai pas vu Jacques marquer un seul but.

7. Emploi d’adverbes ou d’adjectifs sans indiquer qu’il s’agit d’un jugement.

Paul écrit très mal.

Je n’arrive pas à déchiffrer l’écriture de Paul.

 

Note : Les adverbes toujours, jamais, tout le temps, chaque fois, etc. expriment des observations dans les contextes suivants.

Ces expressions suscitent souvent une réaction de défense plutôt que de compréhension.

Des mots tels que souvent et rarement peuvent également contribuer à semer la confusion entre observation et évaluation.

 

Évaluation

Observation

Tu fais rarement ce que j’aimerais.

Les trois dernières fois que j’ai proposé une activité, tu as dit que tu ne voulais pas en entendre parler.

Il passe souvent à la maison.

Il passe au moins trois fois par semaine à la maison.

Résumé

La première composante de la CNV consiste à bien séparer l’observation de l’évaluation. Quand nous mélangeons observation et évaluation, notre interlocuteur risque d’entendre une critique et de résister à ce que nous disons. La CNV est un langage dynamique qui déconseille les généralisations figées et les remplace par des observations circonstanciées. Nous dirons ainsi plus volontiers : « En vingt matchs, je n’ai pas vu Jacques marquer un seul but » que « Jacques est un mauvais footballeur ».

 

LA CNV EN PRATIQUE

« L’orateur le plus arrogant que nous ayons jamais eu ! »

 

Le dialogue suivant eut lieu au cours d’un atelier que j’animais. Après environ une demi-heure d’exposé, je m’interrompis pour permettre aux participants de réagir. L’un d’entre eux leva la main et dit : « Vous êtes l’orateur le plus arrogant que nous ayons jamais eu ! »

Lorsque j’entends ce genre de réflexion, je peux réagir de différentes manières. Par exemple, je peux me sentir visé personnellement : je sais que c’est le cas lorsque j’éprouve une forte envie de me plaindre, de me défendre ou de me justifier. Une autre solution (à laquelle je suis bien entraîné) consiste à riposter à ce que je perçois comme une attaque envers moi. En l’occurrence, je choisis une troisième possibilité en concentrant mon attention sur ce qui pouvait se cacher derrière les propos de cet homme.

 

MBR : (Tentant de deviner ce qui se cachait derrière les observations de mon interlocuteur.) Réagissez-vous parce que j’ai pris trente bonnes minutes pour présenter mon point de vue avant de vous donner l’occasion de parler ?

PHIL : Non, parce que vous présentez les choses comme si c’était si simple.

MBR : (Essayant d’obtenir plus de clarté.) Ce qui vous fait réagir, c’est que je n’ai rien dit de la difficulté que certaines personnes peuvent éprouver à appliquer le processus ?

PHIL : Non, pas certaines personnes, vous !

MBR : Vous réagissez donc parce que je n’ai pas dit que j’avais parfois du mal à suivre le processus ?

PHIL : C’est bien cela.

MBR : Vous sentez-vous contrarié parce que vous auriez aimé avoir de ma part un signe montrant que j’éprouvais moi-même des problèmes avec le processus ?

PHIL : (Après un moment.) Exactement.

MBR (Plus détendu maintenant que je suis relié à son sentiment et à son besoin, je porte mon attention sur ce qu’il pourrait me demander.) Voudriez-vous que je reconnaisse là, maintenant, qu’il m’arrive d’avoir beaucoup de mal à appliquer le processus ?

PHIL : Oui.

MBR : (Ayant clarifié son observation, son sentiment, son besoin et sa demande, je vérifie en moi si je suis prêt à répondre à sa demande.) Oui, j’ai souvent du mal à suivre le processus. Au cours de l’atelier, vous m’entendrez probablement décrire plusieurs situations où j’ai peiné… ou complètement perdu le contact… avec ce processus, cette conscience, dont je vous parle aujourd’hui. Mais ce qui me permet de traverser ces difficultés, ce sont les liens étroits que je vis avec les autres lorsque je parviens à rester dans le processus.

   

Exercice

Observation ou évaluation ?

 

Cet exercice vous aidera à évaluer votre capacité à séparer les observations des évaluations. Cochez les phrases qui sont de simples observations sans trace d’évaluation.

 

1. Hier, Jean était en colère contre moi sans aucune raison.

2. Hier soir, Éliane s’est rongé les ongles en regardant la télévision.

3. Olivier ne m’a pas demandé mon avis pendant la réunion.

4. Mon père est un homme généreux.

5. Claire travaille trop.

6. Henri est agressif.

7. Catherine est arrivée la première tous les jours cette semaine.

8. Il arrive souvent que mon fils ne se brosse pas les dents.

9. Luc m’a dit que le jaune ne m’allait pas.

10. Ma tante se plaint chaque fois que je parle avec elle.

 

Voici mes réponses.

 

1. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. J’estime que « sans aucune raison » est une évaluation. En outre, « Jean était en colère » contient aussi, à mon sens, une évaluation. Peut-être se sentait-il plutôt blessé, triste, effrayé ou autre chose. Pour faire une observation exempte de toute évaluation on aurait pu dire : « Jean m’a dit qu’il était en colère » ou « Jean a tapé du poing sur la table ».

2. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer qu’il s’agit bien d’une observation sans évaluation.

3. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer qu’il s’agit bien d’une observation sans évaluation.

4. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. « Un homme généreux » exprime, à mon sens, une évaluation. Pour faire une observation sans porter de jugement, on aurait pu dire : « Depuis vingt-cinq ans, mon père a donné un dixième de son salaire à des œuvres charitables. »

5. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. « Trop » est à mon sens une opinion. Pour faire une observation sans évaluer on aurait pu dire : « Cette semaine, Claire a passé plus de soixante heures au bureau. »

6. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. Je considère qu’« agressif » est une évaluation. Pour faire une observation sans évaluer, on aurait pu dire : « Henri a frappé sa sœur lorsqu’elle a éteint la télévision. »

7. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer qu’il s’agit bien d’une observation sans évaluation.

8. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. « Souvent » est à mon sens une évaluation. Pour faire une observation sans évaluation, on aurait pu dire : « Cette semaine, mon fils a omis deux fois de se brosser les dents avant d’aller au lit. »

9. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer qu’il s’agit bien d’une observation sans évaluation.

10. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. « Se plaint » contient à mon sens une évaluation. Pour faire une observation sans porter de jugement on aurait pu dire : « Ma tante m’a appelé trois fois cette semaine et chaque fois elle m’a parlé de gens qui la traitaient d’une façon qui lui déplaisait. »

   

Le masque

 

Toujours un masque

Que tenait la main fine et blanche.

Elle avait toujours un masque devant le visage…

 

Vraiment le poignet

Qui le soutenait légèrement

Convenait à la tâche ;

Arrivait-il pourtant

Qu’il y ait un tremblement

Qu’un doigt vacille

Imperceptiblement…

En tenant le masque ?

 

Pendant des années, je me suis interrogé

Mais je n’ai jamais osé demander

Et puis,

J’ai commis cet impair…

J’ai regardé derrière le masque,

Mais il n’y avait

Rien…

Elle n’avait pas de visage.

 

Elle était devenue

Une simple main

Tenant un masque

Avec grâce.

ANONYME

 

La première composante de la CNV consiste à observer sans juger, et la deuxième à exprimer ce que l’on ressent. « Avec la maturité, estime le psychanalyste Rollo May, l’individu parvient à distinguer autant de nuances de sentiments, de moments forts et passionnés ou délicats et sensibles que dans les différents mouvements d’une symphonie. » Pour beaucoup d’entre nous, nos sentiments sont toutefois « aussi limités que les notes de l’appel du clairon », pour reprendre son expression.

Le coût élevé des sentiments inexprimés

Nous disposons souvent d’un lexique bien plus riche pour qualifier autrui que pour décrire clairement nos propres émotions. J’ai passé vingt et un ans sur les bancs des écoles américaines et je ne me souviens pas que quiconque m’ait jamais demandé comment je me sentais. Les sentiments étaient tout simplement négligés ; ce qui comptait, c’était la « bonne façon de penser » – définie par ceux qui occupaient des postes clés ou détenaient quelque autorité. Nous sommes davantage formés à diriger notre attention sur les autres qu’à être en contact avec nous-mêmes. Nous apprenons à « fonctionner avec notre tête » et à nous demander : « Qu’est-ce que les autres pensent que je devrais dire et faire ? »

Un incident qui m’opposa à une institutrice quand j’avais neuf ans illustre bien la façon dont nous pouvons commencer à nous couper de nos sentiments. Après la fin des cours, je m’étais caché dans une classe car, dehors, des garçons m’attendaient pour me battre. Une institutrice me vit et me demanda de quitter l’école. Je lui expliquai que j’avais peur de sortir, mais elle répliqua : « Les grands garçons n’ont pas peur. » Quelques années plus tard, mon expérience sportive renforça ce postulat. Les entraîneurs appréciaient généralement les joueurs qui étaient prêts à « donner le meilleur d’eux-mêmes » et, le cas échéant, à continuer le match au mépris de la douleur. J’avais si bien appris la leçon que j’ai continué à jouer au base-ball pendant un mois avec un poignet cassé.

Lors d’un atelier de CNV un étudiant parla d’un voisin de chambre qui mettait sa chaîne stéréo si fort que le bruit l’empêchait de dormir. Je lui demandai quel sentiment lui inspirait cette situation. « J’ai le sentiment que ce n’est pas bien de jouer de la musique si fort la nuit », répondit-il. Je lui fis remarquer que l’expression « J’ai le sentiment que… » exprimait davantage une opinion qu’un sentiment. Il tenta alors de reformuler ce qu’il ressentait : « Je sens que lorsque les gens font ce genre de choses, cela relève d’un trouble de la personnalité. » C’était encore une opinion plus qu’un sentiment. Il réfléchit un instant, et finit par lancer : « Ça ne m’inspire strictement aucun sentiment ! »

De toute évidence, il éprouvait des sentiments intenses, mais il ne savait malheureusement pas comment en prendre conscience et moins encore comment les exprimer. Cette difficulté à identifier et dire ce que l’on ressent est courante, notamment, d’après mon expérience, parmi les avocats, ingénieurs, agents de police, chefs d’entreprise, militaires de carrière et tous ceux qui exercent une profession dont la déontologie n’encourage pas la manifestation des émotions. Dans les relations familiales, cette incapacité à partager ses émotions a de tristes conséquences. Après la mort de son père, la chanteuse folk Reba McIntire écrivit une chanson qu’elle intitula « Ce Très Grand Homme, que je n’ai jamais connu ». Elle exprimait ainsi les sentiments de beaucoup de gens qui n’ont jamais pu établir avec leur père le lien affectif qu’ils auraient souhaité.

J’entends très souvent des femmes dire : « Comprenez-moi bien, mon mari est un homme merveilleux, mais je ne sais jamais ce qu’il ressent. » L’une de ces épouses insatisfaites ayant amené son mari à un atelier lui dit au cours d’un exercice : « J’ai le sentiment d’avoir épousé un mur. » Le mari imita alors parfaitement le mur : il se cala dans son fauteuil, sans desserrer les mâchoires et sans bouger. Exaspérée, elle se tourna vers moi et s’exclama : « Vous voyez ! C’est comme ça tout le temps. Il s’assied et il ne dit rien. Je vivrais avec un mur, ce serait pareil ! »

« Il me semble que vous vous sentez seule et que vous aimeriez avoir plus de contacts affectifs avec votre mari », répondis-je. Elle acquiesça et je tentai de montrer que la phrase « J’ai le sentiment d’avoir épousé un mur » avait peu de chances d’attirer l’attention de son mari sur ses sentiments et ses désirs. Elle risquait au contraire d’être entendue plutôt comme une critique que comme une invitation à se brancher sur le registre des sentiments. De plus, de telles réflexions conduisent souvent à des prophéties qui s’accomplissent d’elles-mêmes, en ceci qu’elles ont pour effet de provoquer l’attitude même qu’elles dépeignent : un mari qui s’entend reprocher de se conduire comme un mur est blessé, découragé et ne réagit pas, confirmant ainsi l’image de mur que sa femme se fait de lui.

Nous avons tout à gagner en enrichissant notre vocabulaire affectif, non seulement dans nos relations familiales, mais aussi dans nos rapports professionnels. Une grande entreprise suisse m’avait demandé d’aider ses techniciens à comprendre pourquoi le personnel des autres services les évitait. J’interrogeai leurs collègues, qui me répondirent : « Nous avons horreur de traiter avec eux. Nous avons l’impression de parler à des machines ! » La situation s’améliora après que j’eus pris du temps avec les techniciens pour les encourager à laisser davantage transparaître leur côté humain lorsqu’ils communiquaient avec leurs collègues.

En une autre occasionne fus amené à intervenir auprès des gestionnaires d’une clinique qui appréhendaient leur prochaine réunion avec les médecins. Ils voulaient faire approuver un projet contre lequel les médecins avaient récemment voté à dix-sept voix contre une et tenaient à ce que je leur montre comment la CNV pourrait leur permettre d’aborder les médecins.

J’organisai un jeu de rôles et me mis dans la peau d’un administrateur : « Je redoute d’aborder cette question. » Je commençai de la sorte car je sentais à quel point les administrateurs craignaient cette nouvelle confrontation avec les médecins. Mais l’un d’entre eux me coupa aussitôt : « Vous n’êtes pas réaliste ! Nous ne pourrions jamais dire aux médecins que nous avons peur ! »

Je lui demandai alors pourquoi il lui semblait si impossible de reconnaître ses craintes. « Si nous admettions que nous avons peur, répliqua-t-il sans hésiter, ils nous mettraient en pièces ! » Sa réponse ne me surprit guère. J’ai souvent entendu des gens dire qu’ils ne concevaient pas d’exprimer leurs sentiments dans leur milieu professionnel. J’eus toutefois par la suite le plaisir d’apprendre que l’un des administrateurs s’était risqué à montrer sa vulnérabilité lors de la réunion tant redoutée. Au lieu de se présenter comme à son habitude sous un éclairage strictement logique, rationnel et réservé, il choisit d’exposer ses sentiments ainsi que les raisons pour lesquelles il voulait que les médecins modifient leur point de vue. Ce faisant, il remarqua que les médecins adoptaient à son égard une attitude très différente. Au bout du compte, il constata avec surprise et soulagement qu’au lieu de le « mettre en pièces » les médecins avaient totalement changé d’avis et voté en faveur du projet à dix-sept voix contre une ! Ce revirement spectaculaire permit aux administrateurs de se rendre compte à quel point il pouvait être profitable d’exprimer sa vulnérabilité – même dans un contexte professionnel.

Pour finir, je voudrais partager une anecdote qui m’a appris les effets des émotions dissimulées. J’enseignais la CNV à des jeunes habitant dans des quartiers défavorisés. Le premier jour, dès que j’entrai dans la classe, les étudiants arrêtèrent net leurs discussions et firent silence. Je les saluai, mais n’obtins aucune réponse. J’étais très mal à l’aise, mais j’avais peur de le montrer. J’enchaînai donc sur un ton très professionnel : « Nous allons ici étudier un processus de communication dont j’espère qu’il vous aidera à gérer vos rapports familiaux et amicaux. »

Je continuai à présenter la CNV, mais personne ne semblait écouter. Une jeune fille fourragea dans son sac, sortit une lime et se fit ostensiblement les ongles. Les étudiants assis près de la fenêtre collaient le nez au carreau, comme si le spectacle de la rue les passionnait. J’étais de plus en plus nerveux, mais m’obstinai à ne rien en dire. Enfin, un étudiant plus courageux que moi lança : « Vous n’aimez pas être avec des Noirs, hein ? » J’étais abasourdi, mais je compris immédiatement qu’en m’efforçant de cacher mon malaise j’avais en fait contribué à lui donner cette impression.

« Je suis en effet mal à l’aise, avouai-je. Non parce que vous êtes noirs, mais parce que je ne connais personne ici, et j’aurais voulu être accepté en entrant dans la salle. » Cet aveu de vulnérabilité leur fit beaucoup d’effet. Ils se mirent à me poser des questions sur moi, à me parler d’eux et à manifester de la curiosité pour la CNV.

Exprimer notre vulnérabilité peut aider à résoudre des conflits.

Distinguer les sentiments des interprétations mentales

Une confusion fréquente est due à l’emploi du verbe « sentir » dans les phrases où nous exprimons nos pensées plutôt que nos sentiments. Ainsi, dans une phrase comme : « Je sens que je me suis fait avoir », il serait plus juste de remplacer le verbe sentir par le verbe « penser ». En règle générale, « avoir le sentiment… », « sentir que » sont le plus souvent suivis de pensées, d’opinions ou d’expressions mentales, plutôt que de sentiments.

Faire une distinction entre sentiments et pensées.

 

Il en va ainsi dans les exemples suivants.

 

Dans de tels cas, les questions : « Qu’est-ce que j’éprouve ? » « Qu’est-ce qu’il ressent dans cette situation ? » peuvent nous mettre sur la piste des sentiments réels.

Pour décrire ce que nous-mêmes ressentons ou d’autres ressentent, nous employons le plus souvent le verbe « être », parfois la forme « se sentir », suivis d’un adjectif. Par exemple : « Je me sens triste » ou « Je suis triste ». Certains adjectifs décrivent ce que nous pensons être plutôt que les sentiments que nous éprouvons. La CNV nous incite à être attentifs à la différence.

 

A. Description de ce que nous pensons être

J’évalue ici ma compétence de guitariste, sans exprimer clairement mes sentiments.

 

B. Expression de sentiments

Faire une distinction entre ce que nous ressentons et ce que nous pensons être.

 

Le sentiment réel que cache l’adjectif « nul » pourrait par conséquent être la déception, l’impatience, le mécontentement ou une autre émotion.

Il est également utile de distinguer entre les adjectifs qui traduisent nos sentiments et ceux qui expriment notre interprétation des actes ou pensées d’autrui. Dans les exemples suivants, on pourrait penser que le locuteur exprime un sentiment, alors que les adjectifs utilisés font davantage référence à la façon dont il interprète le comportement des autres qu’à ce qu’il ressent véritablement.

Faire une distinction entre ce que nous ressentons et notre interprétation des réactions ou comportements des autres à notre égard.

 

A. Je me sens insignifiant pour mes collègues.

Par l’adjectif « insignifiant », j’interprète la façon dont les autres me jugent, plus que je n’exprime un sentiment réel. Je pourrais ici formuler mon sentiment en disant : « Je me sens triste »ou « Je suis découragé ».

 

B. Je me sens incompris.

L’adjectif « incompris » renvoie à mon jugement sur la capacité de compréhension des autres et non à un sentiment réel. Dans cette situation, il serait plus juste de dire que je suis inquietou contrarié, par exemple.

 

C.Je me sens ignoré.

Une fois de plus, il s’agit ici d’une interprétation des actes d’autrui. Quant aux sentiments qui s’y rapportent, ils peuvent varier. Il s’est certainement trouvé des moments où, pensant que d’autres nous ignoraient, nous en avons été soulagés, car nous souhaitions que l’on nous laisse tranquilles. En d’autres circonstances, nous nous sommes sentis blessés, parce que nous aurions souhaité participer à ce qui se faisait.

Des adjectifs comme « ignoré » expriment donc davantage notre interprétation des actes d’autrui que ce que nous ressentons. Voici un échantillon d’adjectifs de ce type.

 

abandonné

incompris

pas soutenu

attaqué

indésirable

persécuté

bousculé

maltraité

piégé

bridé

manipulé

provoqué

coincé

materné

rabaissé

contraint

menacé

rejeté

déconsidéré

méprisé

surchargé

délaissé

mésestimé

trahi

dévalorisé

négligé

trompé

entraîné

obligé

utilisé

exploité

pas apprécié

 

ignoré

pas entendu

 

Développer un vocabulaire des sentiments

Les mots désignant des émotions particulières sont plus utiles pour exprimer les sentiments que les mots vagues ou trop généraux. Ainsi « Je me sens bien » peut vouloir dire « Je suis content, enthousiaste, soulagé » ou faire référence à toute une gamme d’émotions positives. Des mots comme « bien » et « mal » empêchent notre interlocuteur de voir précisément ce que nous ressentons vraiment.

Les listes suivantes ont été constituées pour nous aider à exprimer précisément des sentiments et à décrire clairement toute une gamme d’émotions.

Lorsque nos besoins sont satisfaits, nous pouvons nous sentir…

 

admiratif

en effervescence

rassasié

alerte

en harmonie avec

rassuré

amoureux

en extase

ravi

amusé

en sécurité

reconnaissant

apaisé

enchanté

régénéré

attendri

encouragé

regonflé

attentif

enjoué

réjoui

aux anges

enthousiaste

remonté

béat

étonné

revigoré

bien disposé

éveillé

satisfait

bouleversé

exalté

serein

calme

excité

soulagé

captivé

fasciné

stimulé

charmé

fier

stupéfait

comblé

frémissant (de joie, de surprise)

submergé (de joie)

confiant

gai

sûr de soi

content

heureux

surexcité

curieux

hilare

surpris

de bonne humeur

inspiré

touché

décontracté

intéressé

tranquille

délivré

intrigué

transporté de joie

détendu

joyeux

vibrant

ébahi

léger

vivant

ébloui

libre

vivifié

égayé

mobilisé à

 

électrisé

optimiste

 

émerveillé

paisible

 

émoustillé

passionné

 

ému

ragaillardi

 

 

ou bien plein…

 

d’amour

de compréhension

de ferveur

d’affection

de douceur

de gratitude

d’appréciation

d’énergie

de pétulance

d’ardeur

d’entrain

de tendresse

de chaleur

d’espoir

de zèle

 

ou bien encore d’humeur…

 

aventureuse

espiègle

pétillante

câline

exubérante

 

enjouée

insouciante

 

 

À contrario, lorsque nos besoins ne sont pas satisfaits, nous pouvons nous sentir…

 

à bout

consterné

désemparé

abasourdi

contrarié

désenchanté

abattu

coupable

désespéré

accablé

craintif

désolé

affligé

crispé

désorienté

agacé

débordé

déstabilisé

agité

déconcerté

détaché

alarmé

découragé

écœuré

amer

déçu

effaré

angoissé

défait

effrayé

anxieux

dégoûté

embarrassé

apeuré

de mauvaise humeur

ému

atterré

en colère

attristé

démoralisé

énervé

blessé

démuni

ennuyé

bouleversé

dépassé

épuisé

cafardeux

dépité

exaspéré

chagriné

déprimé

excédé

choqué

dérouté

excité

confus

désabusé

fâché

sceptique

fatigué

lassé

secoué

fragile

lourd

sensible

frustré

mal à l’aise

seul

furieux

mal assuré

sidéré

gêné

malheureux

soucieux

glacé de peur

mécontent

soupçonneux

haineux

méfiant

stupéfait

hésitant

mélancolique

surexcité

honteux

navré

sur le qui-vive

horrifié

nerveux

surpris

horripilé

paniqué

terrifié

impatient

pas intéressé

tourmenté

impuissant

peiné

transi

incommodé

perplexe

tremblant

inquiet

perturbé

triste

insatisfait

pessimiste

troublé

instable

piqué au vif

ulcéré

intrigué

piteux

vexé

irrité

préoccupé

vidé

jaloux

remonté

sceptique

las

résigné

secoué

 

ou bien nous pouvons nous sentir d’humeur…

 

chagrine

massacrante

sombre

maussade

morose

 

 

ou encore éprouver des sentiments…

 

d’agressivité

d’ennui

de rancœur

d’appréhension

de peur

de ressentiment

d’aversion

de pitié

 

Résumé

La deuxième composante de la CNV consiste à exprimer nos sentiments. En développant un vocabulaire affectif qui nous permet de décrire clairement et précisément nos émotions, nous pouvons établir plus facilement un lien avec les autres. Montrer notre vulnérabilité en exprimant nos sentiments peut contribuer à résoudre des conflits. Enfin, la CNV distingue les sentiments réels des mots décrivant des pensées, des jugements et des interprétations.

   

Exercice

Exprimer des sentiments

 

Si vous voulez voir si nous sommes d’accord sur l’expression verbale des sentiments, cochez les phrases où des sentiments sont nommés.

 

1. J’ai le sentiment que tu ne m’aimes pas.

2. Je suis triste que tu partes.

3. J’ai peur quand tu dis cela.

4. Quand tu ne me dis pas bonjour, je me sens délaissée.

5. Je suis content que tu puisses venir.

6. Tu es exaspérant.

7. Je sens que j’ai envie de te taper dessus.

8. Je me sens incompris.

9. Je me sens bien après ce que tu as fait pour moi.

10. Je me sens incapable.

 

Voici mes réponses.

 

1. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, « tu ne m’aimes pas » ne dit pas les sentiments de la personne qui parle, mais décrit ceux qu’elle attribue à l’autre. Contrairement aux apparences, l’expression « J’ai le sentiment que… » exprime rarement un sentiment. Pour exprimer un sentiment, on aurait pu dire : « Je me sens triste » ou « Je suis très malheureux ».

2. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer qu’un sentiment est spécifiquement exprimé.

3. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer qu’un sentiment est spécifiquement exprimé.

4. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. Pour moi, « délaissée » n’exprime pas un sentiment, mais ce que la personne pense qu’on lui fait. Pour exprimer un sentiment, on aurait pu dire : « Quand tu ne me dis pas bonjour, je me sens seule. »

5. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer qu’un sentiment est spécifiquement exprimé.

6. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, « exaspérant » exprime ce qu’on pense de l’autre plutôt que ce qu’on ressent. Pour exprimer un sentiment, on aurait pu dire : « Je suis exaspéré. »

7. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, « J’ai envie de te taper dessus » exprime ce qu’on a envie de faire et non ce qu’on ressent. Pour exprimer un sentiment, on aurait pu dire : « Je suis furieux contre toi. »

8. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, « incompris » n’est pas un sentiment. La personne qui parle donne son opinion sur la compréhension des autres. Pour exprimer un sentiment on aurait pu dire : « Je suis déçu » ou « Je suis découragé ».

9. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer qu’un sentiment a été exprimé verbalement. Notons toutefois que « bien » est vague pour exprimer un sentiment. Nous pouvons préciser ce que nous éprouvons en utilisant d’autres adjectifs, d’habitude. Ici, on aurait pu dire : « Je me sens soulagé » ou « très content » ou « encouragé ».

10. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, « incapable » n’est pas un sentiment. Celui qui parle dit ce qu’il pense de lui-même, et non ce qu’il ressent. Pour exprimer un sentiment, on aurait pu dire : « Je doute de mes propres talents » ou « Je suis démoralisé ».

   

« Les gens sont troublés non par les choses, mais par l’image qu’ils s’en font. »

ÉPICTÈTE

Entendre un message négatif : quatre possibilités

La troisième composante de la CNV consiste à identifier l’origine de nos sentiments. La CNV nous aide à comprendre que les paroles et les actes d’autrui peuvent être un facteur déclenchant, mais jamais la cause de nos sentiments. Nous constatons que nos sentiments proviennent de la façon dont nous choisissons de recevoir les actes et paroles des autres, ainsi que de nos besoins et de nos attentes particulières à ce moment-là. Avec la troisième composante, nous en venons à accepter la responsabilité de ce que nous faisons pour générer nos propres sentiments.

Les actes d’autrui peuvent être le facteur déclenchant, mais jamais la cause de nos sentiments.

 

Lorsque quelqu’un nous adresse un message négatif, formulé verbalement ou non, nous pouvons l’accueillir de quatre manières.

Première possibilité : nous sentir fautif en y entendant un reproche et une critique. « Tu es l’individu le plus égoïste que j’aie jamais connu ! » nous dit une personne en colère. En choisissant de nous sentir visé, nous pourrions nous dire : « J’aurais dû être plus sensible. » Nous acceptons alors le jugement de l’autre et nous nous accablons de reproches. Cette option nous fait baisser dans notre propre estime en favorisant des sentiments de culpabilité, de honte et de dépression.

Quatre façons d’accueillir un message négatif : 1. se sentir fautif ;

 

Deuxième possibilité : rejeter la faute sur l’autre. En réponse à la phrase ci-dessus, nous riposterions, par exemple : « Tu n’as pas le droit de dire ça ! Je suis toujours à l’écoute de tes besoins. C’est toi qui es égoïste. » Lorsque nous recevons des messages de cette façon et retournons le reproche à notre interlocuteur, nous risquons d’éprouver de la colère.

2. rejeter la faute sur l’autre ;

 

Troisième possibilité : porter notre attention sur nos propres sentiments et besoins. Nous répondrions alors : « Lorsque je t’entends dire que je suis l’individu le plus égoïste que tu aies jamais connu, je me sens blessé, parce que j’ai besoin que les efforts que je fais pour prendre en compte tes préférences soient reconnus. » En nous focalisant sur nos propres sentiments et besoins, nous prenons conscience du fait que notre sentiment provient d’un besoin de reconnaissance.

3. percevoir nos sentiments et besoins ;

 

Enfin, la quatrième possibilité consiste à diriger notre attention sur les sentiments et les besoins de l’autre, tels qu’ils sont exprimés. Nous pourrions ainsi répondre par une question : « Te sens-tu blessé parce que tu aurais besoin que tes préférences soient mieux prises en compte ? »

4. chercher à percevoir les sentiments et besoins de l’autre.

 

Au lieu de blâmer les autres pour les sentiments que nous éprouvons, nous en acceptons la responsabilité en les reliant à nos propres besoins, désirs, attentes, valeurs ou pensées. Soulignons la différence entre les formulations suivantes d’une déception.

 

Exemple 1

A : « Tu m’as déçu en ne venant pas hier soir. »

B : « J’étais déçu que tu ne viennes pas parce que je voulais discuter de certaines choses qui me contrarient. »

A rejette la responsabilité de sa déception sur le comportement de l’autre. B attribue son sentiment de déception à son propre désir inassouvi.

 

Exemple 2

A : « Ils m’ont vraiment exaspéré en annulant le contrat ! »

B : « Lorsqu’ils ont annulé le contrat, j’étais exaspéré parce que je me disais que c’était une initiative totalement irresponsable. »

A attribue exclusivement son exaspération au comportement de l’autre partie, tandis que B assume la responsabilité de son sentiment en reconnaissant la pensée qui l’a motivé. Il reconnaît que son irritation provient de sa désapprobation. En CNV nous l’encouragerions cependant à faire un pas de plus, en identifiant ce qui lui manque – le besoin, le désir, l’attente, la valeur ou l’espoir qui n’a pas été comblé(e). Comme nous le verrons, plus nous sommes capables d’associer nos sentiments à nos besoins, plus il est facile pour les autres d’y répondre avec empathie. Pour relier ses sentiments à ce qu’elle voulait, la personne B aurait pu dire :

« Lorsqu’ils ont annulé le contrat, j’ai été très irrité parce que j’espérais que ce serait l’occasion de reprendre les employés que nous avions licenciés l’année dernière. »

 

Le mécanisme de base de la motivation par la culpabilité consiste à attribuer la responsabilité de ses sentiments aux autres. Lorsque les parents disent : « Quand tu as de mauvaises notes à l’école, cela nous fait de la peine », ils sous-entendent que les actes de l’enfant sont la cause de leur plaisir ou de leur déplaisir. À première vue, cette attitude qui consiste à se considérer comme responsable des sentiments des autres pourrait aisément passer pour de l’affection. On peut avoir l’impression que l’enfant aime ses parents et se sent mal parce qu’ils souffrent. Mais si les enfants qui assument ce type de responsabilité modifient leur comportement en fonction des désirs de leurs parents, ils n’agissent pas spontanément, mais pour échapper à la culpabilité.

Distinguer entre un acte venu du cœur et un acte motivé par la culpabilité.

 

Il est utile d’identifier un certain nombre de tournures qui tendent à masquer la responsabilité de nos propres sentiments.

1. Emploi de pronoms démonstratifs sans antécédent (cela, ça…)

2. Formulations ne faisant référence qu’aux actes des autres

3. Emploi de l’expression « Je suis (+ émotion) parce que… » suivie du nom d’une personne ou d’un pronom personnel autre que « je »

Dans tous ces exemples, nous pourrions mieux prendre conscience de notre propre responsabilité en reformulant les phrases sur le modèle : « Je me sens… parce que je… »

Ainsi :

1. « Je suis vraiment en colère lorsque des fautes d’orthographe comme celle-ci se glissent dans nos plaquettes publicitaires, parce que je veux que notre entreprise ait une bonne image de marque. »

2. « Je suis déçue quand tu ne finis pas ta soupe parce que je veux que tu deviennes un garçon fort et en bonne santé. »

3. « Je suis mécontent que le directeur n’ait pas tenu sa promesse parce que j’espérais prendre ce long week-end pour aller voir mon frère. »

Relier notre sentiment à un besoin : « Je me sens parce que j’aimerai… »

Les besoins qui sont à l’origine des sentiments

Les jugements, critiques, diagnostics et interprétations portant sur les autres sont autant d’expressions détournées de nos besoins. Si quelqu’un dit : « Tu ne me comprends jamais », il nous dit en réalité que son besoin d’être compris n’est pas satisfait. De même une épouse qui déclare à son mari : « Tu rentres tard du travail tous les soirs depuis une semaine. Tu aimes plus ton travail que moi » dit en fait que son besoin d’intimité n’est pas satisfait.

Les jugements portés sur les autres sont des expressions détournées de nos propres besoins insatisfaits.

 

Lorsque nous exprimons indirectement nos besoins en passant par des jugements, des interprétations et des images, l’autre risque d’entendre une critique. Et lorsqu’il entend quelque chose qui ressemble de près ou de loin à une critique, il a tendance à mettre toute son énergie dans l’autodéfense ou la riposte. Si notre souhait est de recevoir de l’autre une réponse empathique, il est contre-productif d’exprimer nos besoins sous forme de jugement sur son comportement. En revanche, mieux nous parviendrons à associer nos sentiments à nos besoins, mieux l’autre pourra y répondre avec empathie.

Si nous exprimons nos besoins, nous augmentons nos chances qu’ils soient satisfaits.

 

Malheureusement, beaucoup d’entre nous n’ont jamais appris à raisonner en termes de besoins ; lorsque nos besoins ne sont pas satisfaits, c’est généralement sur les défaillances de l’autre que nous nous concentrons. Si par exemple des enfants laissent leur manteau sur le canapé alors que leur mère voudrait qu’ils les accrochent dans la penderie, elle les qualifiera aisément de paresseux. De la même façon, nous aurions tendance à taxer nos collègues d’incompétence lorsque leurs méthodes de travail ne correspondent pas à ce que nous attendons.

Je fus un jour invité en Californie du Sud comme médiateur entre des propriétaires terriens et des ouvriers agricoles immigrés, opposés dans des conflits de plus en plus vifs et violents. Au début de la réunion, je leur posai deux questions : « Quels sont vos besoins respectifs ? Et que souhaiteriez-vous demander à l’autre partie par rapport à ces besoins ? » « Le problème, c’est que ces gens-là sont racistes ! » tonna un ouvrier agricole. « Le problème, c’est que ces gens-là ne respectent pas la loi ! » rétorqua un propriétaire terrien. Comme c’est souvent le cas, ces groupes étaient plus habiles à analyser les torts des autres qu’à exprimer clairement leurs besoins.

Dans une situation comparable, j’ai rencontré un groupe d’Israéliens et de Palestiniens qui souhaitaient établir une relation de confiance réciproque afin d’œuvrer pour la paix dans leur région. J’ouvris la séance avec les mêmes questions : « De quoi avez-vous besoin et que souhaiteriez-vous demander à l’autre partie par rapport à ces besoins ? » Au lieu d’énoncer clairement ses besoins, un mukhtar (maire) palestinien lança aux Israéliens : « Vous vous comportez comme une bande de nazis ! » Ce n’était certes pas ce type de déclaration qui allait lui attirer leur coopération !

Presque aussitôt, une Israélienne se leva d’un bond et répliqua : « Mukhtar, ce que vous venez de dire manque tout à fait de tact ! » Ces gens s’étaient réunis pour bâtir un rapport de confiance et travailler ensemble en harmonie, mais il avait suffi d’un échange pour envenimer la situation. C’est souvent ce qui arrive lorsque les individus sont plus habitués à critiquer les autres qu’à exprimer clairement leurs propres besoins. Dans ce cas précis, la femme aurait pu répondre au mukhtar en se focalisant sur ses besoins et en formulant une demande : « J’ai besoin de plus de respect dans notre dialogue. Au lieu de nous dire comment vous pensez que nous nous comportons, voudriez-vous nous dire ce qui, dans ce que nous faisons, vous dérange ? »

J’ai constaté à maintes reprises qu’à partir du moment où les gens parlent de leurs besoins plutôt que des torts des autres, il devient beaucoup plus facile de trouver des moyens de satisfaire tout le monde. Voici quelques-uns des besoins humains fondamentaux que nous avons tous en commun.

 

Autonomie

 

Célébration

 

Intégrité

 

Interdépendance

 

Jeu

 

Communion spirituelle

 

Besoins physiologiques

Exprimer ses besoins ou les taire : quel est le plus douloureux ?

Dans un monde où nous sommes souvent sévèrement jugés lorsque nous identifions et révélons nos besoins, cette démarche peut faire peur, surtout aux femmes, qui essuient encore plus de critiques. On entretient en effet depuis des siècles une image de la femme aimante, censée se sacrifier et renier ses besoins pour se consacrer aux autres. Or, dans la mesure où les femmes sont élevées dans l’idée que c’est là leur fonction sociale première, elles ont souvent appris à ignorer leurs propres besoins.

Lors d’un atelier, nous discutions du sort des femmes qui intériorisent ce type de conviction. Lorsqu’elles formulent leurs désirs, elles le font souvent sur un mode qui reflète et renforce l’idée selon laquelle leurs besoins ne sont ni légitimes ni importants. Ainsi, au lieu de dire qu’elle a eu une longue journée, qu’elle est fatiguée et qu’elle a besoin d’un peu de temps à elle en soirée, une femme qui craint de demander ce dont elle a besoin pourrait se lancer dans une véritable plaidoirie : « Vous savez que je n’ai pas eu un moment à moi de toute la journée. J’ai repassé les chemises, fait les lessives de la semaine, emmené le chien chez le vétérinaire, préparé le repas et les sandwiches des enfants, appelé les voisins pour la réunion de copropriétaires, alors… (sur un ton implorant)… alors si vous vouliez bien… » La réponse ne se fait pas attendre : « Pas question ! » Sa requête larmoyante suscite davantage de résistance que d’empathie, car ses interlocuteurs ont du mal à entendre et à apprécier les besoins qui se cachent derrière ses suppliques. Et lorsqu’elle tente maladroitement de faire valoir ce qu’elle « mériterait » ou « devrait » obtenir d’eux, elle se heurte à une réaction négative. Au bout du compte, elle se trouve confortée dans l’idée que ses besoins n’ont aucune espèce d’importance, sans se rendre compte que la façon dont elle les a exprimés ne favorisait guère une réaction positive.

Si nous n’accordons pas de valeur à nos besoins, les autres ne leur en accorderont peut-être pas davantage.

 

Ma mère participait un jour à un séminaire dans lequel des femmes parlaient de la crainte qu’elles éprouvaient à exprimer leurs besoins. Elle se leva soudain et quitta la pièce. Lorsqu’elle reparut enfin, elle était très pâle.

— Tu te sens bien, maman ? lui demandai-je devant tout le groupe.

— Oui, répondit-elle, mais je viens de réaliser quelque chose et cela m’est très pénible.

— De quoi s’agit-il ?

— Je viens de prendre conscience que j’en ai voulu pendant trente-six ans à ton père parce qu’il ne comblait pas mes attentes, et je me rends compte seulement maintenant que je ne lui ai jamais dit clairement ce dont j’avais besoin.

Elle avait vu juste. Je ne me souviens pas de l’avoir entendue une seule fois exposer de façon nette ses besoins à mon père. Elle parlait par allusions et tournait autour du pot, mais ne disait jamais ouvertement ce qu’elle voulait.

Nous essayâmes de comprendre pourquoi elle avait eu tant de mal à le faire. Issue d’un milieu défavorisé, elle se souvenait que, dans son enfance, lorsqu’elle demandait certaines choses, ses frères et sœurs la rabrouaient : « Tu ne devrais pas demander cela, tu sais bien que nous sommes pauvres. Il n’y a pas que toi dans la famille ! » Si bien qu’elle finit par redouter de ne s’attirer que désapprobation et jugements en formulant ses besoins.

Elle nous raconta que, quand elle avait quatorze ans, l’une de ses sœurs s’était fait opérer de l’appendicite et qu’une autre sœur lui avait offert un petit sac. Ma mère rêvait d’un sac identique mais n’osa rien en dire. Et que pensez-vous qu’il se passa ?… Elle fit semblant de ressentir une douleur lancinante sur le côté droit et joua la comédie jusqu’au bout. Ses parents l’envoyèrent consulter plusieurs médecins. Incapables d’établir un diagnostic, ils décidèrent de l’hospitaliser pour procéder à une exploration. Elle avait joué gros, mais son stratagème marcha : elle reçut exactement le même petit sac que celui de sa sœur. Bien qu’elle fût dans une situation très inconfortable, ce cadeau la transporta de joie. Deux infirmières entrèrent dans sa chambre, et l’une lui mit un thermomètre dans la bouche. Ma mère bafouilla un « Mmph… mmph… » en montrant son petit sac à l’autre infirmière, qui répondit : « C’est pour moi ? Oh, c’est trop gentil, il ne fallait pas ! » Et elle disparut avec son « cadeau » ! Ma mère était désespérée et ne parvint jamais à dire : « Je n’avais pas l’intention de vous le donner. Rendez-le-moi, s’il vous plaît. » Cette anecdote souligne bien les risques que l’on prend à ne pas reconnaître ouvertement ses besoins.

De l’esclavage affectif à la libération affective

Avant de parvenir à un état de libération affective, nous passons généralement par trois phases dans nos rapports à l’autre.

Lors de la première phase, que j’appelle l’esclavage affectif, nous sommes persuadés d’être responsables des sentiments des autres. Nous pensons devoir en permanence nous efforcer de faire plaisir à tout le monde. Si les autres paraissent mécontents, nous nous sentons responsables et obligés d’y remédier. Cette attitude peut aisément nous mener à considérer les gens qui nous sont les plus proches comme des poids.

Première phase, l’esclavage affectif : nous nous croyons responsables des sentiments des autres.

 

Dans les relations de couple, il peut être très préjudiciable de se sentir responsable des sentiments de l’autre. J’entends régulièrement des variantes sur le thème : « J’ai très peur de m’engager dans une relation amoureuse. Chaque fois que je vois ma (mon) partenaire souffrir ou avoir besoin de quelque chose, je suis dépassé(e). J’ai l’impression d’être pris(e) au piège, d’étouffer, et je m’empresse de mettre un terme à la relation. » C’est là une réaction courante chez ceux qui pensent qu’aimer impose de renier ses propres besoins afin de pourvoir à ceux de l’autre. Au début d’une relation amoureuse, on se sent généralement joyeux et pleins d’attention l’un pour l’autre, avec une sensation de liberté. La relation est alors grisante, spontanée et merveilleuse. Mais, à mesure qu’elle devient « sérieuse », il arrive que chacun commence à se sentir responsable des sentiments de l’autre.

Un partenaire conscient de tomber dans ce travers pourrait reconnaître la situation en expliquant : « Je ne supporte pas de me perdre dans une relation. Lorsque je constate que ma compagne est en souffrance, je perds mes moyens et je dois rompre pour retrouver ma liberté. » S’il ne parvient pas à cette prise de conscience, il risque de reprocher à sa compagne d’être responsable de la dégradation de la relation. Il pourrait alors dire : « Elle est tellement exigeante et dépendante que notre relation en devient très tendue. » Auquel cas, il serait préférable que sa compagne ne remette pas en cause ses propres besoins, car accepter le reproche ne ferait qu’aggraver la situation. Elle pourrait en revanche proposer une réponse empathique à la souffrance de l’autre, née de son sentiment d’esclavage affectif : « J’ai l’impression que tu paniques et qu’il t’est très difficile de préserver la tendresse et l’amour de notre relation sans t’en rendre responsable, sans t’en faire un devoir ou une obligation Tu as l’impression de perdre ta liberté parce que tu penses que tu dois en permanence t’occuper de moi. » Si, au lieu de réagir avec empathie, elle demandait : « Est-ce que tu es tendu parce que j’ai été trop exigeante envers toi ? » il y aurait de fortes chances pour que les deux partenaires s’enferrent dans un rapport d’esclavage affectif, ce qui compromettrait la viabilité de leur relation.

Au cours de la deuxième phase, nous commençons à nous rendre compte qu’il revient très cher d’endosser la responsabilité des sentiments d’autrui et d’essayer de « faire avec », quoi qu’il nous en coûte. Lorsque nous faisons le bilan et que nous voyons tout ce à côté de quoi nous sommes passés et à quel point nous nous sommes fermés à nous-mêmes, nous sentons parfois sourdre la colère. Dans cette phase, que je qualifie ironiquement d’exécrable, nous avons tendance à réagir à la souffrance de l’autre par des réflexions désagréables, telles que : « C’est tonproblème ! Ce n’est tout de même pas moi qui suis responsable de ce que tu ressens ! » Nous savons ce dont nous ne sommes pas responsables, mais il nous reste à apprendre à nous comporter envers l’autre de façon responsable, en enrayant l’engrenage de l’esclavage affectif.

Deuxième phase, la phase « exécrable » : nous éprouvons de la colère ; nous ne voulons plus endosser la responsabilité des sentiments d’autrui.

 

Tandis que nous sortons de la phase d’esclavage affectif, nos besoins continuent de nous inspirer une certaine crainte et un sentiment de culpabilité. Il n’est donc pas surprenant que nous finissions par les exprimer sur des modes que l’autre perçoit comme rigides et péremptoires. Ainsi, une participante vint me trouver pendant la pause d’un atelier et me dit combien elle était heureuse d’avoir pris conscience de son état d’esclavage affectif. Lorsque la séance reprit, je proposai au groupe une activité. La jeune femme déclara alors d’une voix assurée : « Je préférerais faire autre chose. » Je sentis qu’elle mettait en pratique ce qu’elle venait d’apprendre et exerçait son droit à exprimer ses besoins.

Je l’encourageai à préciser ses désirs : « Voulez-vous faire autre chose, même si cela contredit mes besoins ? » Elle réfléchit un instant, puis balbutia : « Oui… euh… enfin, non. » Son embarras était caractéristique de cette phase exécrable, pendant laquelle nous n’avons pas encore compris qu’il ne suffit pas d’affirmer nos besoins pour parvenir à la libération affective.

Un incident similaire marqua ce passage vers la libération affective de ma fille. Maria avait toujours été la petite fille modèle, qui s’évertuait à renier ses besoins pour satisfaire les attentes des autres. Lorsque je me suis rendu compte qu’elle étouffait souvent ses désirs pour plaire à son entourage, je lui dis combien j’aimerais l’entendre exprimer plus souvent ses besoins. La première fois que nous abordâmes ce sujet, Maria fondit en larmes : « Mais, papa, je ne veux décevoir personne ! » protesta-t-elle, désemparée. Je tentai de lui faire comprendre qu’elle offrirait aux autres un cadeau bien plus précieux en étant honnête qu’en transigeant pour éviter de les contrarier. Je lui expliquai également comment elle pouvait témoigner de l’empathie aux autres lorsqu’ils étaient contrariés, sans pour autant se sentir responsable de leurs sentiments.

Quelque temps plus tard, je constatai qu’elle commençait à exprimer plus ouvertement ses sentiments. Je reçus un appel de son proviseur, qui avait visiblement été perturbé par un échange avec Maria, arrivée au lycée en salopette. « Maria, lui avait-il dit, ce n’est pas une tenue pour une jeune fille ! » Maria avait réagi au quart de tour : « Je vous emmerde ! » La nouvelle me réjouit : Maria venait de passer de l’esclavage affectif à la phase exécrable ! Elle apprenait à exprimer ses besoins et à s’exposer au mécontentement des autres. Il lui fallait certes encore apprendre à affirmer ses besoins sereinement et en respectant ceux des autres, mais j’étais convaincu que cela viendrait en son temps.

Lors de la troisième phase, dite de libération affective, nous réagissons aux besoins des autres uniquement par bienveillance et jamais par crainte, culpabilité ou honte. Nos actes nous satisfont donc autant qu’ils satisfont ceux qui reçoivent le fruit de nos efforts. Nous prenons la totale responsabilité de nos intentions et de nos actes, mais pas celle des sentiments des autres. À ce stade, nous sommes conscients que nous ne pouvons en aucun cas assouvir nos propres besoins au détriment de l’autre. La libération affective consiste à exposer clairement ce que nous voulons, tout en montrant que nous tenons aussi à ce que les besoins des autres soient satisfaits. La CNV nous aide à établir une relation à ce niveau.

Troisième phase, la libération affective : nous prenons la responsabilité de nos attentions et de nos actes.

Résumé

La troisième composante de la CNV consiste à identifier les besoins dont découlent nos sentiments. Les actes et les paroles des autres peuvent être des facteurs déclenchants, mais jamais la cause de nos sentiments. Face à un message négatif, nous pouvons choisir de réagir de quatre façons :1nous juger fautif ; 2. rejeter la faute sur les autres ; 3. identifier nos propres sentiments et besoins ; 4. identifier les sentiments et les besoins qui se cachent derrière le message négatif de l’autre.

Les jugements, critiques, diagnostics et interprétations portant sur les autres sont autant d’expressions détournées de nos propres besoins et valeurs. Lorsque l’autre entend une critique, il a tendance à mettre toute son énergie à se défendre ou à contre-attaquer. Mieux nous parvenons à associer nos sentiments à nos besoins, mieux l’autre peut y répondre avec empathie.

Dans un monde où nous sommes souvent sévèrement jugés lorsque nous identifions et révélons nos besoins, cette démarche peut faire peur, surtout aux femmes, qui sont habituées à ignorer leurs propres besoins pour se consacrer aux autres.

En apprenant à assumer la responsabilité de nos sentiments, nous passons généralement par trois phases : 1. l’esclavage affectif – où nous nous croyons responsables des sentiments des autres ; 2. la phase exécrable – où nous refusons d’admettre que les sentiments et les besoins des autres nous importent ; 3. la libération affective – où nous assumons pleinement nos propres sentiments mais pas ceux des autres, tout en sachant que nous ne pouvons jamais satisfaire nos propres besoins au détriment de l’autre.

   

LA CNV EN PRATIQUE

« C’était quand même mieux avant, quand les filles mères étaient mal vues ! »

 

Une étudiante en Communication NonViolente travaillant comme bénévole dans une banque alimentaire fut choquée lorsqu’une collègue plus âgée surgit de derrière son journal en s’exclamant : « C’était quand même mieux avant, quand les filles mères étaient mal vues ! »

Auparavant, la réaction de la bénévole à ce genre de réflexion aurait été de se taire, de juger l’autre sévèrement mais en silence, et finalement de ravaler ses propres sentiments pour ne pas les exposer. Cette fois, elle se souvint qu’elle pouvait choisir d’écouter les sentiments et besoins dissimulés derrière les paroles qui l’avaient choquée.

 

LA BÉNÉVOLE : (Vérifiant d’abord qu’elle avait bien deviné ce que sa collègue observait.) Tu lis un article sur les grossesses des adolescentes ?

LA COLLÈGUE : Oui, c’est incroyable, le nombre d’entre elles qui tombent enceintes !

LA BÉNÉVOLE : (À l’écoute du sentiment de sa collègue et du besoin insatisfait qui pourrait être à l’origine de ce sentiment.) Tu es inquiète parce que tu aimerais que les enfants aient une famille stable ?

LA COLLÈGUE : Bien sûr ! Tu sais, mon père m’aurait tuée si j’avais fait un truc pareil !

LA BÉNÉVOLE : Tu te souviens de ce que cela signifiait, pour les filles de ta génération, de tomber enceintes ?

LA COLLÈGUE : Évidemment ! Nous savions ce qui nous attendait si cela nous arrivait. Nous en avions peur tout le temps, ce n’était pas comme les filles de nos jours !

LA BÉNÉVOLE : Cela t’énerve de voir que les filles qui tombent enceintes aujourd’hui n’ont pas peur d’être punies ?

LA COLLÈGUE : Eh bien, au moins, la peur et la punition faisaient de l’effet ! L’article dit qu’il y a des filles qui couchent avec plusieurs hommes juste pour tomber enceintes ! Franchement ! Elles font des bébés et c’est la société qui paie !

 

La bénévole entendit deux sentiments différents dans ces paroles : d’une part l’étonnement que des jeunes filles puissent tomber enceintes délibérément, de l’autre le mécontentement du fait que ce sont finalement les contribuables qui en paient les conséquences. Elle choisit le sentiment sur lequel elle allait porter d’abord son empathie.

 

LA BÉNÉVOLE : Cela t’étonne de constater qu’aujourd’hui, des jeunes filles tombent enceintes sans se préoccuper le moins du monde de leur réputation, des conséquences, de leur sécurité financière… de toutes ces choses qui comptaient pour toi ?

LA COLLÈGUE : (Sentant que son étonnement avait été entendu, elle passa à son autre sentiment, le mécontentement. Comme cela arrive souvent lorsque des sentiments distincts sont entremêlés, la personne qui s’exprime revient à ceux qui n’ont pas reçu d’écoute empathique. Il n’est pas nécessaire que celui qui écoute reflète un mélange complexe de sentiments en une fois ; le courant de la bienveillance reprend chaque fois qu’un nouveau sentiment s’exprime.) Oui, et devine qui finit par payer pour tout cela ?

LA BÉNÉVOLE : On dirait que tu es exaspérée parce que tu aimerais que l’argent de tes impôts serve à autre chose. C’est bien cela ?

LA COLLÈGUE : Mais bien sûr ! Tu sais, mon fils et ma belle-fille voudraient avoir un deuxième enfant mais ils ne peuvent pas, bien qu’ils travaillent tous les deux, parce que cela coûte trop cher.

LA BÉNÉVOLE : Je suppose que cela te rend triste. Tu aimerais sans doute être à nouveau grand-mère…

LCOLLÈGUE : Oui, et il n’y a pas qu’à moi que cela ferait plaisir. La bénévole : … Et tu voudrais aussi que ton fils ait la famille qu’il désire… (Même si la bénévole n’a pas vu tout à fait juste, elle n’a pas interrompu le courant empathique, permettant ainsi à sa collègue de poursuivre et de prendre conscience d’une autre de ses préoccupations.)

LA COLLÈGUE : Oui, je pense aussi que c’est triste d’être enfant unique.

LA BÉNÉVOLE : Ah, je vois, tu aimerais que Katie ait un petit frère ?

LA COLLÈGUE : Oui, ce serait bien.

 

À ce stade, la bénévole sentit sa collègue se détendre. Un moment de silence passa. La bénévole fut surprise de découvrir que même si elle souhaitait encore exprimer son propre point de vue, l’impatience et la tension s’étaient dissipées parce qu’elle ne se sentait plus sur la défensive. Elle comprenait les sentiments et les besoins cachés derrière les propos de sa collègue et n’avait plus le sentiment qu’un « gouffre les séparait ».

 

LA BÉNÉVOLE : Tu sais, lorsque tu as dit que c’était mieux avant, quand les filles mères étaient mal vues (O), j’ai réellement eu peur (S), parce que j’ai vraiment à cœur que nous partagions tous une profonde sollicitude pour les gens qui ont besoin d’aide (B). Certaines des personnes qui viennent nous demander à manger sont des parents adolescents (O) et je veux m’assurer qu’ils se sentent bien accueillis (B). Cela t’embêterait de me dire comment tu te sens lorsque tu vois arriver Anne ou Françoise et son petit ami ? (D)

 

La bénévole s’est exprimée en CNV en passant par les quatre étapes du processus : observation (O), sentiment (S), besoin (B), demande (D).

Le dialogue se poursuivit jusqu’à ce que la bénévole soit rassurée quant au fait que sa collègue apportait bien une aide bienveillante et respectueuse aux adolescents non mariés qui venaient la voir. Plus important encore, l’incident avait permis à la bénévole de vivre une nouvelle manière d’exprimer son désaccord en satisfaisant ses besoins d’honnêteté et de respect mutuel.

Dans le même temps, sa collègue repartit satisfaite parce que ses préoccupations concernant la grossesse des adolescentes avaient été entendues. Les deux femmes se sentirent comprises et leur relation s’enrichit du fait qu’elles avaient partagé leurs perceptions et leurs différences sans hostilité. Sans la CNV leur relation aurait pu se dégrader à partir de ce moment et la mission qu’elles voulaient toutes deux accomplir ensemble – prendre soin des autres et leur venir en aide – aurait pu en pâtir.

   

Exercice

Identifier les besoins

 

Pour vous entraîner à identifier les besoins, cochez les phrases où la personne qui parle prend la responsabilité de ce qu’elle ressent.

 

1. Tu m’exaspères quand tu laisses des documents de l’entreprise par terre dans la salle de conférences.

2. Je suis en colère quand tu dis cela parce que j’ai besoin de respect et j’entends tes paroles comme une insulte.

3. Je suis mécontent quand tu es en retard.

4. Je suis triste que tu ne viennes pas dîner parce que j’espérais que nous pourrions passer la soirée ensemble.

5. Je suis déçue parce que tu n’as pas tenu ta promesse.

6. Je suis découragée parce que j’aurais aimé avoir avancé davantage dans mon travail.

7. Il arrive que les gens fassent de petites réflexions qui me blessent.

8. Je suis heureuse que tu aies reçu cette récompense.

9. J’ai peur quand tu élèves la voix.

10. Je suis reconnaissante que tu m’aies proposé de me raccompagner parce que je devais arriver à la maison avant mes enfants.

 

Voici mes réponses.

 

1. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, celui qui parle implique ici que le comportement de l’autre est seul responsable de ses sentiments. Cette phrase ne révèle ni les besoins ni les pensées qui sont à l’origine de ses sentiments. Pour exprimer un besoin, on aurait pu dire : « Je suis irrité quand tu laisses des documents de l’entreprise par terre dans la salle de conférence, parce que je veux que nos documents soient bien rangés et accessibles. »

2. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer que la personne qui parle assume la responsabilité de ses sentiments.

3. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. Pour préciser les besoins ou les pensées qui sont à l’origine des sentiments exprimés, on aurait pu dire : « Je suis contrarié que tu arrives en retard car j’espérais que nous pourrions choisir les meilleures places. »

4. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer que la personne qui parle assume la responsabilité de ses sentiments.

5. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. Pour préciser les besoins ou les pensées qui sont à l’origine de ses sentiments, cette personne aurait pu dire : « Quand tu n’as pas tenu ta promesse, j’ai été déçue parce que j’aimerais pouvoir compter sur ta parole. »

6. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer que la personne qui parle assume la responsabilité de ses sentiments.

7. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. Pour préciser les besoins ou les pensées qui sont à l’origine de ses sentiments, cette personne aurait pu dire : « Parfois, quand les gens me font de petites réflexions, je me sens blessée parce que j’aimerais être appréciée et non critiquée. »

8. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. Pour exprimer les besoins ou les pensées qui sont à l’origine des sentiments exprimés, on aurait pu dire : « Quand tu as reçu cette récompense, j’étais contente parce que j’espérais que tu recevrais une marque de reconnaissance pour tout le travail que tu as investi dans ce projet. »

9. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. Pour préciser les besoins ou les pensées qui sont à l’origine des sentiments exprimés, on aurait pu dire : « Quand tu élèves la voix, j’ai peur parce que je me dis que quelqu’un pourrait être blessé et j’ai besoin d’être assurée que nous sommes tous en sécurité. »

10. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer que la personne qui parle assume la responsabilité de ses sentiments.

 

Nous avons passé en revue les trois premières composantes de la CNV, liées à nos observations, à nos sentiments et à nos besoins. Nous avons appris à les appliquer sans analyser, diagnostiquer, critiquer les autres ni leur adresser de reproches, et d’une manière susceptible de favoriser l’émergence de la bienveillance. La quatrième et dernière composante de cette démarche porte sur ce que nous voudrions demander aux autres pour que notre vie soit plus conforme à nos vœux. Lorsque nos besoins ne sont pas satisfaits, immédiatement après avoir exprimé nos observations, sentiments et désirs, nous formulons une demande spécifique : nous demandons des actes concrets susceptibles d’assouvir nos besoins. Comment le faire de telle sorte que l’autre prenne plaisir à répondre à nos besoins ?

Utiliser un langage d’action positif

En premier lieu, nous disons ce que nous voulons plutôt que ce que nous ne voulons pas. « Comment fait-on un ne fais pas ? » demandait Ruth Bebermeyer dans une chanson pour enfants. « Tout ce que je sais, c’est que je ressens un je ne veux pas quand tu me dis de faire un ne fais pas. » Ces paroles soulèvent deux problèmes que l’on rencontre souvent lorsque les demandes sont formulées à la forme négative : notre interlocuteur ne sait pas ce qui est vraiment demandé et, de plus, les demandes négatives risquent de provoquer une réaction de résistance.

Formuler nos demandes en « langage d’action positif ».

 

Lors d’une session, une participante qui ne supportait plus de voir son mari passer tant de temps au bureau nous raconta comment sa requête s’était retournée contre elle : « Je lui avais demandé de passer moins de temps au bureau. Trois semaines plus tard, il réagit en m’annonçant qu’il s’était inscrit à un tournoi de golf ! » Elle avait réussi à lui dire ce qu’elle ne voulait pas – qu’il passe trop de temps au bureau – mais n’avait pas su lui demander ce qu’elle voulait. Encouragée à reformuler son souhait, elle réfléchit un instant et dit : « J’aurais dû lui dire que je voudrais qu’il passe au moins une soirée par semaine à la maison avec les enfants et avec moi. »

Pendant la guerre du Viêt-nam, je fus invité à la télévision pour participer à un débat contradictoire sur le conflit. L’émission ayant été enregistrée sur vidéo, je visionnai la cassette en rentrant chez moi. Je fus très contrarié en constatant que j’avais adopté des modes de communication que j’aurais préféré ne pas utiliser. « Si je me retrouve un jour dans un autre débat public, me dis-je, je me jure de ne pas refaire ce que j’ai fait ici ! Je ne serai pas sur la défensive, je ne les laisserai pas me ridiculiser. » Je raisonnais alors en termes de ce que je ne voulaispas faire, et non de ce que je voulais faire.

J’eus l’occasion de me racheter dès la semaine suivante, lorsque je fus convié à poursuivre le débat dans la même émission. Sur le trajet du studio, je me répétai intérieurement tout ce que je ne voulais plus faire. Dès le début de l’émission, mon contradicteur reprit exactement comme la semaine précédente. Pendant les dix secondes qui suivirent son intervention, je parvins à me conformer à ce que je m’étais juré d’éviter. En fait, je ne dis rien du tout, je restai simplement assis là. Mais dès que j’ouvris la bouche, je me surpris à reproduire tout ce que j’étais si déterminé à éviter ! C’est ainsi que j’appris à mes dépens ce qui peut se passer lorsque je n’identifie que ce que je ne veux pas faire, sans préciser ce que je veux faire.

En une autre occasion, je fus invité à travailler avec des lycéens qui en voulaient énormément à leur proviseur. Ils lui reprochaient entre autres choses d’être raciste et cherchaient des moyens de se venger. Un pasteur qui travaillait en étroite collaboration avec eux craignait que ces tensions ne débouchent sur une explosion de violence. Par égard pour le pasteur, les jeunes gens acceptèrent de me rencontrer.

Ils commencèrent par décrire l’attitude du proviseur, qu’ils qualifiaient de discriminatoire. J’écoutai une partie de leurs griefs, puis leur proposai de préciser ce qu’ils attendaient du proviseur.

« À quoi bon ? fit l’un en haussant les épaules d’un air désabusé. Nous sommes déjà allés le voir pour lui dire ce que nous voulions. Il nous a simplement répondu : “Sortez d’ici ! Ce n’est tout de même pas vous autres qui allez me dire ce que j’ai à faire !” »

Que lui avaient-ils donc demandé ? Ils se souvenaient lui avoir déclaré qu’ils ne voulaient pas qu’il leur dise comment se coiffer. Je suggérai qu’ils auraient peut-être suscité plus d’ouverture s’ils avaient clairement exprimé ce qu’ils voulaient plutôt que ce qu’ils ne voulaient pas. Ils lui avaient également fait part de leur désir d’être traités avec impartialité. Le proviseur s’était alors braqué, réfutant vigoureusement avoir jamais été partial. Je me risquai à deviner que le proviseur aurait réagi plus favorablement s’ils lui avaient demandé des actes précis plutôt qu’une attitude vague, comme de l’« impartialité ».

Nous avons donc travaillé ensemble sur les façons d’exprimer concrètement ce qu’ils voulaient plutôt que ce qu’ils ne voulaient pas. À la fin de la séance, les étudiants avaient précisé trente-huit mesures qu’ils désiraient demander au proviseur d’adopter, parmi lesquelles : « Nous aimerions que des représentants des étudiants noirs participent aux décisions sur le code vestimentaire » et « Nous aimerions que vous vous adressiez à nous en utilisant le terme d’“étudiants noirs” et non de “vous autres” ». Le lendemain, ils présentèrent leurs requêtes au proviseur en employant le « langage d’action positif » que nous avions pratiqué ; ce même soir, ils m’appelèrent, ravis : leur proviseur avait accédé à toutes leurs demandes !

Outre l’emploi du langage d’action positif, il convient également d’éviter les formulations vagues, abstraites ou ambiguës et de s’efforcer de demander des actes concrets que l’autre puisse entreprendre. Dans un dessin humoristique, un homme tombé à l’eau se débat et crie à son chien : « Médor, va demander de l’aide ! » À l’image suivante, le chien est allongé sur le divan d’un psychanalyste. Comme nous le savons tous, la notion d’aide ne recouvre pas la même réalité pour tout le monde : dans ma famille, certains sont ainsi persuadés qu’aider à la vaisselle signifie inspecter les travaux finis !

Lors d’un atelier, un couple qui traversait une période de crise nous donna une autre illustration de la façon dont un langage vague peut entraver la compréhension et la communication. « Je veux que tu me laisses être moi-même », déclara l’épouse. « Mais c’est bien ce que je fais ! » rétorqua le mari. « Pas du tout ! » répondit-elle. Je lui demandai de reformuler sa demande en langage d’action positif. Elle reprit : « Je veux que tu me donnes la liberté de m’épanouir et d’être moi-même. » Cette déclaration, tout aussi vague, appelait une réaction de défense. Elle réfléchit à une formulation plus claire et finit par reconnaître : « C’est un peu embarrassant, mais, pour être précise, je pense que ce que je veux, c’est que tu sois souriant et que tu approuves tout ce que je fais. » L’emploi d’un langage vague et abstrait masque souvent ce type de jeux oppressifs entre individus.

Les demandes formulées dans un langage d’action clair, positif et concret révèlent ce que nous voulons vraiment.

 

C’était le même manque de précision qui entravait les relations d’un père et de son fils de quinze ans venus me consulter. « Tout ce que je veux, c’est que tu commences à te montrer un peu responsable. Je ne demande tout de même pas la lune ! » déclara le père. Je lui demandai ce qu’à son sens son fils devait faire pour prouver qu’il était responsable. Après une discussion sur la façon de préciser sa demande, le père reprit, un peu piteux : « Ça a l’air idiot, mais lorsque je dis que je voudrais qu’il soit responsable, en fait, j’attends qu’il fasse ce que je lui demande, qu’il saute quand je lui dis de sauter – et avec le sourire. » Il convint alors que si son fils se comportait ainsi, il témoignerait davantage d’obéissance que de responsabilité.

Comme ce père, nous utilisons souvent un langage imprécis et abstrait pour indiquer à l’autre la façon dont nous voudrions qu’il se comporte ou qu’il réagisse, mais sans lui demander une action concrète qui lui permettrait d’y parvenir. Prenons le cas d’un patron qui fait un effort sincère pour inviter ses employés à lui donner un feed-back : « Je voudrais que vous vous exprimiez librement en ma présence. » Par cette déclaration, le patron communique son désir de voir ses employés « s’exprimer librement », mais ne dit pas ce qu’ils pourraient faire pour se sentir libres. Il pourrait utiliser un langage d’action positif pour formuler sa demande : « J’aimerais que vous me disiez ce que je pourrais faire pour vous encourager à vous exprimer librement en ma présence. »

Je voudrais vous présenter un dernier exemple qui montre comment l’emploi d’un langage imprécis suscite la confusion. Il s’agit du dialogue que j’établissais systématiquement avec les patients qui venaient me voir pour une dépression, à l’époque où j’exerçais comme psychologue clinicien. J’écoutais avec empathie les sentiments profonds qu’exprimait mon patient, puis notre conversation prenait invariablement le tour suivant.

Un langage imprécis sème la confusion.

 

MBR : Qu’est-ce que vous voudriez que vous ne recevez pas ?

PATIENT : Je ne sais pas ce que je veux.

MBR : Je m’attendais à ce que vous disiez cela.

PATIENT Pourquoi ?

MBR : Je suis persuadé que nous sombrons dans un état dépressif parce que nous n’obtenons pas ce que nous voulons, et nous n’obtenons pas ce que nous voulons parce que nous n’avons jamais appris à l’obtenir. Nous avons en revanche appris à être des enfants modèles, des parents modèles. Si nous tenons à correspondre à ces modèles, autant nous habituer à être déprimés. La dépression est la récompense que nous obtenons pour notre conformité. Mais si vous voulez vous sentir mieux, j’aimerais que vous précisiez ce que vous voudriez que les autres fassent pour que votre vie soit plus agréable.

PATIENT : J’aimerais simplement que quelqu’un m’aime. Ce n’est tout de même pas trop demander, non ?

MBR : C’est un bon début mais, concrètement, que pourraient faire les autres qui satisfasse votre besoin d’être aimé ? Par exemple, que pourrais-je faire ici et maintenant ?

PATIENT : Vous savez bien…

MBR : Non, je ne suis pas certain de savoir. Je voudrais que vous me disiez ce que vous aimeriez que je fasse ou que les autres fassent pour vous donner l’affection que vous recherchez.

PATIENT : C’est difficile.

MBR : En effet, il peut être difficile de formuler des demandes claires. Mais dites-vous bien que les autres auront beaucoup de mal à répondre à notre demande si nous ne savons pas nous-mêmes ce que nous voulons !

PATIENT : Je commence à entrevoir ce que j’attends des autres pour satisfaire mon besoin d’amour, mais c’est gênant.

MBR : En effet, c’est très souvent gênant. Alors, quels actes attendez-vous de moi ou des autres ?

PATIENT : Je voudrais que vous deviniez ce que je veux avant même que je n’en prenne moi-même conscience. Et je voudrais que vous le fassiez toujours.

MBR : Je vous remercie de votre précision. Vous concevez maintenant, j’espère, que vous n’avez pas de grandes chances de trouver quelqu’un qui puisse satisfaire votre besoin d’amour s’il faut en passer par là.

La dépression est la récompense que nous obtenons pour notre conformité

 

Dans la plupart des cas, mes patients parvenaient à comprendre que leur sentiment d’insatisfaction et leur dépression provenaient largement du fait qu’eux-mêmes ne savaient pas très bien ce qu’ils attendaient des autres.

Formuler une demande consciemment

Nous pouvons parfois formuler une demande claire sans la verbaliser. Supposez que vous soyez dans la cuisine et que votre sœur, qui regarde la télévision au salon, dise à voix haute : « J’ai soif. » Dans ce cas, il peut être évident qu’elle vous demande de lui apporter un verre d’eau.

Mais il arrive également que nous exprimions notre malaise et que nous pensions à tort que l’autre a compris notre demande implicite. Une femme pourrait par exemple dire à son mari : « Je suis contrariée que tu aies oublié le beurre et les oignons que je t’ai demandé d’aller chercher pour le dîner. » Dans son esprit, il peut être évident qu’elle lui demande de retourner à l’épicerie, mais le mari peut penser qu’elle ne cherchait par ces paroles qu’à le culpabiliser.

Notre interlocuteur peut ne pas comprendre ce que nous voulons de lui lorsque nous exprimons uniquement nos sentiments.

 

Il arrive encore plus souvent que nous ne soyons pas conscients de ce que nous demandons lorsque nous parlons. Nous nous adressons directement ou indirectement aux autres, sans savoir comment engager un dialogue avec eux. Nous lâchons des mots, utilisant la présence d’autrui comme un déversoir. Dans ces situations, l’interlocuteur, incapable de discerner une demande claire dans nos paroles, peut ressentir un certain désarroi, comme le montre l’anecdote suivante.

Nous ne sommes souvent pas conscients de notre demande.

 

J’étais un jour assis devant un couple dans la navette de l’aéroport de Dallas assurant la liaison entre les différents terminaux. Pour les gens qui ont un avion à prendre, la lenteur de ce train peut être exaspérante. L’homme se tourna vers sa femme et soupira : « Je n’ai jamais vu un train aussi lent de ma vie ! » Elle ne répondit rien, mais semblait tendue et déconcertée, se demandant ce qu’il attendait d’elle. Puis, il fit ce que nous faisons en général lorsque nous n’obtenons pas ce que nous voulons : il se répéta. En haussant fortement le ton, il s’exclama : « Je n’ai jamais vu un train aussi lent de ma vie ! »

L’épouse, ne sachant comment réagir, parut encore plus désemparée. Elle finit par se tourner vers lui et dit : « Ils sont programmés électroniquement. » Je doutai que cette information puisse le satisfaire et je ne me trompais pas, car il répéta encore plus fort : « Je n’ai jamais vu un train aussi lent de ma vie ! » Son épouse, visiblement à bout de patience, s’emporta : « Eh bien, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Que j’aille pousser ? » Que de souffrance il y avait chez ces gens !

Quelle réaction attendait le mari ? Je pense qu’il voulait entendre que son angoisse était comprise. Si sa femme l’avait su, elle aurait pu répondre : « Est-ce que tu as peur que nous rations notre avion et tu aimerais que la navette de l’aéroport soit plus rapide ? »

Dans le dialogue précédent, la femme avait entendu l’insatisfaction de son mari, mais n’avait aucune idée de ce qu’il demandait. La situation inverse, dans laquelle les gens formulent une demande sans exprimer au préalable les sentiments et les besoins qui la motivent, pose tout autant problème. Cela se vérifie tout particulièrement lorsque la demande est formulée à la forme interrogative. Un jeune à qui l’on demande « Pourquoi tu ne vas pas te faire couper les cheveux ? » risque fort d’entendre une exigence ou une attaque, à moins que ses parents ne s’attachent tout d’abord à exposer leurs propres sentiments et besoins.

Les demandes qui ne sont pas accompagnées des sentiments et des besoins de celui qui parle peuvent être entendues comme des exigences.

 

Il est toutefois plus courant que les gens parlent sans être conscients de ce qu’ils demandent. « Je ne demande rien, j’avais simplement envie de dire ça », entend-on parfois. Je pense que dès lors que nous disons quelque chose à quelqu’un, nous lui demandons quelque chose en retour. Ce peut être un simple rapport d’empathie, une reconnaissance verbale ou non verbale, comme dans le cas du voyageur de la navette, indiquant que nos paroles ont été comprises. Nous pouvons également demander de l’honnêteté, car nous souhaitons connaître la réaction sincère de notre interlocuteur à nos paroles, ou encore une action dont nous espérons qu’elle satisfera nos besoins. Plus nous sommes précis sur ce que nous attendons de l’autre, plus nos besoins ont de chances d’être satisfaits.

Plus nous sommes en clair avec ce que nous voulons en retour, plus nous avons de chance de l’obtenir.

Demander un retour

Comme nous le savons, le message que nous envoyons n’est pas toujours celui qui est reçu. Nous avons généralement besoin de signaux verbaux pour savoir si notre message a été reçu comme nous le voulions. Si toutefois nous ne sommes pas certains que l’intention que nous y mettions ait été perçue correctement, nous devons demander clairement une réponse qui nous dise comment le message a été reçu, de façon à pouvoir corriger tout malentendu. Dans certains cas, une simple question comme « C’est clair ? » peut suffire. Il se peut aussi que, pour être sûrs d’avoir été bien compris, nous ayons besoin d’autre chose que d’un simple « Oui, je t’ai compris ». Nous pouvons alors demander à l’autre de restituer dans ses propres mots ce qu’il nous a entendu dire. Cela nous offre une occasion de reformuler des éléments de notre message pour remédier aux éventuels écarts ou oublis que nous aurions détectés.

Pour nous assurer que le message que nous avons émis et bien celui qui a été reçu, demander à notre interlocuteur de nous le restituer.

 

Supposons qu’une enseignante aborde l’un de ses élèves de la façon suivante : « Eric, je me suis inquiétée hier soir en consultant mon carnet de notes. Je voudrais être sûre que tu es conscient qu’il me manque quelques-uns de tes travaux écrits. Veux-tu passer dans mon bureau après la classe ? » Pour toute réponse, Éric marmonne un « Ouais, ça va, je sais » et tourne les talons. Ne sachant pas si son message a été correctement reçu, l’enseignante demande à Éric un retour : « Pourrais-tu me dire ce que tu m’as entendue dire ? » À quoi Éric répond : « Vous avez dit que je ne pourrais pas aller au foot après les cours parce que mon devoir ne vous a pas plu. » Comme elle l’avait suspecté, Éric n’a pas saisi ce qu’elle voulait dire. Elle s’efforce donc de le reformuler, en veillant à choisir ses mots.

Face à des assertions telles que : « Tu ne m’as pas entendue », « Ce n’est pas ce que j’ai dit » ou « Tu m’as mal comprise », Éric pourrait aisément penser qu’il se fait réprimander. Or, dans la mesure où l’enseignante constate qu’Éric a sincèrement répondu à sa demande de reformulation, elle pourrait dire : « Je te remercie de m’avoir dit ce que tu as entendu. Je constate que je ne me suis pas exprimée aussi clairement que je l’aurais voulu, je vais donc réessayer. »

Remercier votre interlocuteur lorsqu’il s’efforce de restituer votre message.

 

Il peut sembler maladroit de demander à son interlocuteur de répéter ce qu’il nous a entendu dire, tant ce type de demande est rare. Lorsque j’insiste sur l’importance qu’il y a à savoir demander un retour, les gens expriment souvent des réserves. Ils craignent de se heurter à des réactions négatives, telles que : « Ça va, je ne suis pas sourd » ou « Arrête, avec tes petits jeux psychologiques ». Pour couper court à ce genre de réactions, nous pouvons commencer par expliquer à notre interlocuteur pourquoi nous lui demanderons parfois un retour sur ce que nous avons dit. Cette précaution nous permet de bien préciser qu’il ne s’agit pas pour nous de tester sa capacité d’écoute, mais de vérifier que nous nous sommes clairement exprimés. Si toutefois il répond : « J’ai entendu ce que tu m’as dit, je ne suis pas idiot ! » nous pouvons choisir d’être attentifs à ses sentiments et besoins, et de lui demander – verbalement ou silencieusement : « Veux-tu dire que tu es contrarié parce que tu veux que l’on respecte ta capacité à comprendre les choses ? » dit. La réponse sincère que nous aimerions recevoir porte généralement sur l’un ou l’autre des trois points suivants.

Manifester de l’empathie à l’interlocuteur qui ne veut pas restituer le message entendu.

Demander de la sincérité

Après nous être ouvertement exprimés et avoir reçu la compréhension que nous voulons, nous avons souvent envie de connaître la réaction de l’autre à ce que nous avons dit. La réponse sincère que nous aimerions recevoir porte généralement sur l’un ou l’autre des trois points suivants.

Après avoir pris le risque d’exprimer nos sentiments et nos besoins, nous voulons souvent savoir : a) ce que notre interlocuteur ressent ;

 

b) ce qu’il pense ; ou

 

c) s’il est disposé à entreprendre une action spécifique.

 

L’emploi de la CNV requiert que nous soyons conscients des formes précises de sincérité que nous aimerions recevoir et que nous formulions cette demande d’honnêteté dans un langage concret.

Adresser une demande à un groupe

Lorsque nous nous adressons à un groupe de personnes, il est particulièrement important d’être précis sur le type de compréhension ou de sincérité que nous attendons d’elles après nous être exprimés. Lorsque nous ne définissons pas clairement le type de retour que nous aimerions, nous pouvons déclencher des conversations improductives qui, au bout du compte, ne satisfont les besoins de personne.

J’ai parfois été convié à intervenir auprès d’associations locales de lutte contre le racisme. Les membres de ce type d’association reprochent souvent aux réunions d’être laborieuses et stériles. Cette improductivité leur revient très cher car, dans bien des cas, pour venir assister à ces réunions, ils prélèvent sur des budgets relativement serrés les frais de transport et de garde d’enfant. Beaucoup se sentent frustrés par les interminables débats qui ne mènent nulle part et finissent par quitter l’association car ils estiment perdre leur temps. De plus, les mesures institutionnelles pour lesquelles ils se battent sont généralement longues et difficiles à faire passer. C’est pourquoi il est important que, dans les réunions de ce type, les participants fassent bon usage de leur temps.

J’ai ainsi rencontré des gens qui appartenaient à une association dont le but était de mettre en œuvre des réformes dans le système scolaire local. Ils étaient persuadés que le système scolaire comportait plusieurs éléments de discrimination raciale envers les enfants. Eux aussi déploraient des réunions stériles et l’association perdait des adhérents ; ils m’invitèrent donc à observer leurs débats. Je les engageai à animer la réunion comme à leur habitude, après quoi je leur dirais si je voyais comment la CNV pourrait les aider.

Un homme ouvrit le débat en attirant l’attention du groupe sur un article de presse récent, sur une mère d’élève noire qui se plaignait et s’inquiétait de la façon dont le proviseur traitait sa fille. Une participante reprit la balle au bond en évoquant un incident qui lui était arrivé à l’époque où elle étudiait dans la même école. Puis, tous les adhérents racontèrent tour à tour des expériences vécues du même ordre. Au bout d’une vingtaine de minutes, je leur demandai si cette discussion répondait à leurs besoins. Personne ne répondit par l’affirmative. « C’est toujours pareil dans ces réunions ! s’écria un homme. J’ai mieux à faire que de venir écouter les mêmes vieilles rengaines ! »

Je m’adressai alors à l’homme qui avait lancé le débat : « Pouvez-vous me dire ce que vous attendiez des participants lorsque vous avez présenté l’article ? » « Je pensais que c’était intéressant », répondit-il. Je précisai que je lui demandais quelle réaction il attendait de la part du groupe et non ce qu’il pensait de l’article. Il réfléchit un instant et reconnut : « En fait, je ne sais pas vraiment ce que j’attendais. »

C’était précisément là, à mon sens, la raison pour laquelle le groupe avait perdu vingt précieuses minutes dans un échange stérile. Lorsque nous nous adressons à un groupe sans savoir clairement ce que nous attendons en retour, cela aboutit souvent à des débats improductifs. Il suffit toutefois qu’un seul participant comprenne qu’il est important d’énoncer clairement le type de retour qu’il souhaite pour que tout le groupe en prenne conscience. Dans ce cas précis, voyant que l’intervenant n’avait pas défini la réaction qu’il attendait, un participant aurait pu dire : « Je ne suis pas certain de savoir comment tu voudrais que nous abordions ton article. Voudrais-tu nous dire quelles réactions tu attends de nous ? » Une telle intervention peut éviter de faire perdre un précieux moment d’échange.

Dans un groupe, on perd beaucoup de temps lorsque les intervenants ne sont pas sûrs de ce qu’ils attendent des autres.

 

Les conversations s’éternisent souvent, sans satisfaire les besoins d’aucun des interlocuteurs, car personne ne sait précisément si celui qui a lancé le dialogue a obtenu ce qu’il recherchait. En Inde, lorsque l’instigateur d’une conversation a reçu la réponse qu’il attendait, il dit « bas », ce qui signifie : « N’en dites pas davantage. Je suis satisfait et je suis maintenant prêt à passer à autre chose. » Bien que nous n’ayons pas d’équivalent en français, nous aurions tout à gagner à développer et à encourager dans tous nos échanges une « conscience du bas ».

Demandes et exigences

Les demandes sont reçues comme des exigences lorsque le destinataire craint de faire l’objet de critiques ou de représailles s’il n’y donne pas suite. Or, face à ce qu’il perçoit comme une exigence, il ne voit que deux façons de réagir : la soumission ou la révolte. Dans un cas comme dans l’autre, il considère que le demandeur exerce une pression, et il se trouve par conséquent bien moins disposé à répondre avec bienveillance à la demande.

Lorsque votre interlocuteur entend une exigence, il ne voit que deux possibilités : la soumission ou la révolte.

 

Nos interlocuteurs seront d’autant plus enclins à entendre des exigences dans nos demandes que nous les aurons par le passé critiqués, réprimandés ou culpabilisés lorsqu’ils n’accédaient pas à nos désirs. Si d’autres personnes ont employé avec eux ces tactiques, nous en paierons aussi le prix. Plus un individu a été critiqué, puni ou culpabilisé pour ne pas s’être plié à la volonté d’autrui, plus il risque d’en porter la trace dans toutes ses relations et d’entendre une exigence dans la moindre demande.

Notre interlocuteur exprime-t-il une demande ou une exigence ? On le voit à la façon dont il accueille une réponse négative.

 

Examinons deux variantes d’une situation de ce type. « Je me sens seul et j’aimerais que tu passes la soirée avec moi », confie Jacques à son amie Lucie. Est-ce une demande ou une exigence ? En fait, nous n’en savons rien tant que nous ne voyons pas comment Jacques réagit si son amie lui oppose un refus. Supposons qu’elle réponde : « Jacques, je suis très fatiguée. Si tu as vraiment besoin de compagnie, pourquoi ne demandes-tu pas à quelqu’un d’autre de passer la soirée avec toi ? » S’il réplique alors : « Ça, c’est toi tout craché ! Quelle égoïste tu fais ! » sa demande était en fait une exigence. Au lieu de manifester de l’empathie pour son besoin de repos, il l’a critiquée.

C’est une exigence s’il porte alors une critique ou un jugement.

 

Envisageons maintenant un second scénario :

 

JACQUES : Je me sens seul et j’aimerais que tu passes la soirée avec moi.

LUCIE : Jacques, je suis très fatiguée. Si tu as vraiment besoin de compagnie, pourquoi ne demandes-tu pas à quelqu’un d’autre de passer la soirée avec toi ?

Jacques tourne le dos, sans un mot.

LUCIE : (Percevant sa contrariété.) Quelque chose te chiffonne ?

JACQUES : Non, non…

LUCIE : Allons, Jacques, je vois bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Que se passe-t-il ?

JACQUES : Tu sais combien je me sens seul. Si tu m’aimais vraiment, tu passerais la soirée avec moi.

C’est une exigence s’il essaie de culpabiliser l’autre.

 

Ici encore, au lieu de réagir avec empathie, Jacques voit dans la réponse de Lucie un signe de rejet et d’indifférence. Or, plus nous interprétons un refus comme un rejet, plus il y a de chances que nos demandes soient entendues comme des exigences. Cette attitude prend alors un caractère prophétique car, à force d’entendre des exigences dans nos paroles, les autres en viennent à fuir notre compagnie.

À l’inverse, en répondant par exemple : « Tu es donc fatiguée et tu as besoin de te reposer un peu ce soir, c’est cela ? » Jacques aurait montré qu’il reconnaissait et respectait les besoins et les sentiments de Lucie, et nous aurions compris que sa demande n’était en rien une exigence.

C’est une demande s’il manifeste de l’empathie pour les besoins de l’autre.

 

Nous pouvons aider nos interlocuteurs à comprendre que nous exprimons bel et bien une demande et non une exigence en précisant que nous apprécierions qu’ils n’accèdent à nos désirs que s’ils y sont vraiment disposés. Nous dirions ainsi « Veux-tu mettre la table ? » plutôt que « J’aimerais que tu mettes la table ». C’est notre façon de réagir au refus de l’autre qui prouve que nous exprimons une demande plutôt qu’une exigence. La façon la plus convaincante de démontrer que notre demande est sincère consiste à réagir avec empathie à un refus. Dès lors que nous sommes prêts à écouter pleinement ce qui empêche l’autre de faire ce que nous lui demandons, nous formulons une demande, selon ma définition, et non une exigence. Choisir de demander plutôt que d’exiger ne signifie pas qu’il nous faille baisser les bras face à un refus, mais implique que nous ne tenterons pas de persuader l’autre avant d’avoir écouté avec empathie ce qui l’empêche de répondre favorablement à notre demande.

Définir l’objectif derrière notre demande

Notre demande ne peut être entièrement sincère que si nous sommes conscients de l’objectif qui la motive. Si notre seule intention est de changer les autres et leurs comportements pour qu’ils se plient à nos quatre volontés, ce n’est pas la CNV qui nous permettra de parvenir à nos fins. Le processus est destiné à ceux d’entre nous qui souhaiteraient que les autres changent et réagissent favorablement, mais à la seule condition qu’ils le fassent de leur plein gré et du fond du cœur. L’objectif de la CNV est d’établir une relation fondée sur la sincérité et l’empathie. Dès lors que les autres comprennent que nous nous attachons en premier lieu à la qualité de la relation et que nous attendons de ce processus qu’il satisfasse aussi bien leurs besoins que les nôtres, ils peuvent être assurés que nos demandes sont sincères et ne dissimulent aucune exigence.

Notre objectif est d’établir une relation fondée sur la sincérité et l’empathie.

 

Il est certes difficile de garder en permanence cet objectif à l’esprit, notamment pour les parents, enseignants, patrons et tous ceux qui, par leur métier, sont censés influencer le comportement d’autrui et obtenir des résultats concrets.

Une mère qui revenait à un atelier après la pause du déjeuner annonça : « Marshall, je suis rentrée à la maison et j’ai essayé. Ça n’a pas marché. » Je lui demandai de décrire ce qu’elle avait fait.

— Je suis rentrée chez moi et j’ai exprimé mes sentiments et mes besoins, comme nous l’avions vu. Je n’ai ni jugé ni critiqué mon fils. Je lui ai simplement dit : « Quand je constate que tu n’as pas fait le travail que tu avais promis de faire, je me sens très déçue. En rentrant, j’aurais voulu trouver la maison en ordre et voir que tu avais fait ta part de travail. » Puis, j’ai formulé une demande : je lui ai dit que je voulais qu’il nettoie immédiatement.

— Il me semble que vous avez clairement exposé toutes les composantes, commentai-je. Que s’est-il passé ?

— Il ne l’a pas fait…

— Et puis ?…

— Je lui ai dit qu’il ne pourrait pas rester paresseux et irresponsable toute sa vie.

Je compris qu’elle ne savait pas encore distinguer l’expression d’exigences et de demandes. Dans son esprit, l’efficacité du processus était encore liée à la satisfaction de ses exigences. Pendant les phases initiales d’apprentissage de la CNV, nous nous surprenons parfois à appliquer de façon systématique les différentes composantes de la démarche sans savoir à quoi nous aspirons.

Mais il arrive aussi que, bien que nous soyons conscients de notre intention et que nous veillions à exprimer correctement notre demande, certaines personnes entendent tout de même une exigence. Cela arrive surtout aux personnes qui détiennent un certain pouvoir et s’adressent à des gens qui ont été confrontés à des supérieurs autoritaires.

Un directeur de lycée m’invita un jour à expliquer aux enseignants de son établissement en quoi la CNV pouvait les aider à communiquer avec les élèves qui ne se montraient pas aussi coopératifs que les professeurs l’auraient voulu.

Il me demanda de rencontrer quarante élèves qui avaient été jugés « socialement et psychologiquement inadaptés ». Je fus marqué par le caractère prophétique de ce type d’étiquette. Une fois que l’on est ainsi catalogué, comment ne pas se sentir encouragé à se moquer des professeurs en refusant systématiquement d’obtempérer ? À partir du moment où nous étiquetons les individus, nous avons tendance à adopter à leur égard un comportement qui provoque précisément l’attitude qui nous contrarie – ce que nous interprétons comme une confirmation de notre diagnostic. Dans la mesure où ces élèves savaient qu’ils avaient été jugés « socialement et psychologiquement inadaptés », en pénétrant dans la salle de classe, je ne fus pas surpris de voir que la plupart étaient accoudés à la fenêtre et hurlaient des obscénités à leurs camarades qui étaient dans la cour. J’ai commencé par exprimer une demande : « J’aimerais que vous veniez tous vous asseoir pour que je puisse vous dire qui je suis et ce que je voudrais faire avec vous aujourd’hui. » La moitié de la classe s’installa. Comme je n’étais pas sûr qu’ils m’aient tous entendu, je réitérai ma demande. Les autres élèves vinrent s’asseoir, mais deux jeunes gens restèrent accoudés à la fenêtre. Malheureusement pour moi, c’étaient les deux plus solides gaillards du groupe.

Je m’adressai directement à eux : « Excusez-moi, l’un d’entre vous voudrait-il me répéter ce qu’il m’a entendu dire ? » L’un se retourna et répondit : « Oui, vous avez dit qu’il fallait qu’on vienne s’asseoir. » Il a donc entendu ma demande comme une exigence, me dis-je. Puis, je repris à voix haute : « Monsieur (j’ai appris à appeler “Monsieur” les gens qui ont des biceps pareils, surtout ceux qui arborent des tatouages), voudriez-vous me dire comment j’aurais pu vous faire part de ce que je souhaitais sans avoir l’air de vous donner des ordres ? » Le jeune homme parut interloqué : « Quoi ? » Il avait été si bien conditionné à attendre des exigences de la part de tous ceux qui représentaient l’autorité que ma façon de l’aborder l’avait dérouté. Je répétai donc ma demande : « Comment pourrais-je vous dire ce que j’aimerais que vous fassiez sans donner l’impression de ne pas me soucier de vos désirs ? » Il hésita un instant et haussa les épaules : « J’en sais rien, moi. »

Je poursuivis : « Ce qui se passe en ce moment entre vous et moi illustre bien ce dont j’avais envie de parler avec vous aujourd’hui. Je suis persuadé que les gens peuvent bien mieux s’apprécier si chacun peut faire savoir à l’autre ce qu’il aimerait, sans donner des ordres à tout le monde. Quand je vous dis ce que je voudrais, je ne dis pas que vous êtes obligé de le faire, faute de quoi je vous rendrais la vie impossible. Je ne sais pas le dire d’une façon qui puisse vous inspirer confiance. » À mon grand soulagement, le jeune homme parut comprendre et, avec son camarade, s’approcha pour rejoindre le groupe. Dans des situations comme celle-ci, il faut parfois un certain temps avant que nos demandes soient clairement perçues pour ce qu’elles sont.

En formulant une demande, il est également précieux de repérer un certain nombre de pensées susceptibles de transformer automatiquement des demandes en exigences.

 

À partir du moment où nous envisageons nos besoins en ces termes, force nous est de juger les autres lorsqu’ils n’accèdent pas à nos demandes. C’est précisément ce type de pensées moralisatrices que j’avais à l’esprit un jour où mon fils cadet n’avait pas sorti la poubelle, comme il s’y était engagé lorsque nous avions établi la répartition des tâches ménagères. Jour après jour, je lui rappelais ses responsabilités – « C’est ton travail », « Nous avons tous quelque chose à faire », etc. – dans l’unique but de le convaincre de sortir la poubelle.

Enfin, un soir, j’écoutai plus attentivement les raisons qu’il avançait depuis longtemps pour justifier son attitude. Après notre discussion, j’écrivis la chanson suivante. Dès qu’il sentit que j’avais écouté avec une compréhension respectueuse ce qu’il avait à dire, mon fils se mit à sortir régulièrement la poubelle, sans que j’aie à le lui rappeler.

 

Chanson de Brett

 

Si je comprends clairement

Que tu n’as pas l’intention d’exiger

Je répondrai d’ordinaire à ton appel,

Mais si tu viens vers moi

Comme un chef supérieur et puissant,

Tu auras le sentiment de te cogner contre un mur

Et quand tu me rappelles

Si pieusement

Tout ce que tu as fait pour moi,

Tu ferais bien de te préparer

À un nouveau bras de fer,

Tu pourras bien crier ensuite, tu pourras vitupérer,

Gémir, te plaindre et faire une scène,

Rien ne me fera sortir la poubelle.

Même si tu changes désormais d’attitude

Il me faudra encore un petit moment

Pour pouvoir pardonner et oublier,

Parce qu’il me semble que toi

Tu ne me considéreras pas comme un autre être humain,

Tant que je ne correspondrai pas à tes normes.

Résumé

La quatrième composante de la CNV attire notre attention sur ce qui enrichit notre vie et celle des autres, et nous invite à formuler mutuellement des demandes claires. Nous nous efforçons d’éviter les formulations imprécises, ambiguës ou abstraites et d’utiliser un langage d’action positif en déclarant ce que nous demandons plutôt que ce que nous ne demandons pas.

Plus nous exprimons avec précision ce que nous voulons, plus nous avons de chances de l’obtenir. Dans la mesure où le message que nous émettons ne coïncide pas toujours avec celui qui est reçu, nous pouvons apprendre des moyens de savoir si notre message a été correctement entendu. Lorsque nous nous adressons à un groupe, soyons particulièrement attentifs à indiquer la nature précise de la réaction que nous souhaitons. Sans quoi, nous risquons de lancer des conversations improductives, qui font perdre beaucoup de temps au groupe.

Les demandes sont perçues comme des exigences lorsque leur destinataire est convaincu qu’il sera critiqué ou puni s’il n’obtempère pas. Nous pouvons aider nos interlocuteurs à croire que nous exprimons bel et bien une demande et non une exigence en précisant que nous apprécierions qu’ils n’accèdent à nos désirs que s’ils y sont vraiment disposés. L’objectif de la CNV n’est pas de changer les autres et leurs comportements afin d’obtenir ce que nous voulons. Il est d’établir des relations fondées sur la sincérité et l’empathie qui, au bout du compte, satisferont les besoins de chacun.

   

LA CNV EN PRATIQUE

Partager nos peurs avec un meilleur ami fumeur

 

Alain et Serge sont les meilleurs amis du monde depuis plus de trente ans. Alain est non fumeur et s’évertue depuis des années à convaincre Serge de renoncer à ses deux paquets quotidiens. Il se rend compte que, depuis un an, son ami tousse de plus en plus. Un beau jour, il finit par laisser exploser toute l’énergie et la vitalité accumulées dans sa colère et ses craintes inexprimées.

 

ALAIN : Serge, je sais que nous en avons déjà parlé des dizaines de fois, mais écoute-moi. J’ai peur que tes satanées cigarettes ne finissent par te tuer ! Tu es mon meilleur ami et je veux que tu vives aussi longtemps que possible. Ne pense pas que je te juge. Ce n’est pas le cas. Je suis simplement très inquiet. (Auparavant, quand Alain avait essayé de le convaincre d’arrêter de fumer, Serge l’avait souvent accusé de le juger.)

SERGE : Non, j’entends ton inquiétude. Nous sommes amis depuis longtemps…

ALAIN : (Formulant une demande.) Serais-tu prêt à arrêter ?

SERGE : J’aimerais bien.

ALAIN : (Écoutant les sentiments et besoins qui empêchent Serge d’accéder à sa demande.) Crains-tu d’essayer parce que tu ne veux pas échouer ?

SERGE : Oui, tu sais bien que j’ai déjà essayé plusieurs fois… Je sais que les gens me déconsidèrent encore plus parce que je suis incapable d’arrêter.

ALAIN : (Devinant ce que Serge pourrait avoir envie de demander.) Moi, je ne te déconsidère pas. Et si tu essayais et échouais à nouveau, je ne te déconsidérerais toujours pas. Je voudrais simplement que tu essaies.

SERGE : Merci, mais tu n’es pas le seul… Tout le monde s’y met : ça se lit dans leur regard. Ils me prennent pour un minable.

ALAIN : (Écoutant avec empathie les sentiments de Serge.) Tu trouves que c’est un peu étouffant de se soucier de ce que les autres pourraient penser, alors qu’en soi il est déjà assez difficile d’arrêter de fumer ?

SERGE : Je n’aime pas me dire que je suis dépendant, qu’il y a quelque chose que je ne parviens pas à maîtriser…

ALAIN : (Regardant Serge droit dans les yeux, il hoche la tête en signe d’approbation. L’intérêt et l’attention qu’Alain porte aux sentiments et besoins profonds de Serge transparaissent dans son regard comme dans son silence.)

SERGE : En fait, je n’ai plus aucun plaisir à fumer. On a l’impression d’être un paria quand on fume en public. C’en est gênant.

ALAIN : (Continuant à manifester sa bienveillance.) On dirait que tu as vraiment envie d’arrêter mais que tu crains les conséquences que cela pourrait avoir sur l’image que tu as de toi et sur ta confiance en toi.

SERGE Oui, je suppose que c’est cela… Tu sais, je ne pense pas en avoir jamais parlé. En général, quand les gens me disent d’arrêter, je les envoie tout simplement au diable. J’aimerais bien arrêter, mais je ne veux pas être soumis à toutes ces pressions extérieures.

ALAIN : Je ne voudrais t’imposer aucune pression. Je ne sais pas si je peux te rassurer sur tes craintes d’échec, mais je voudrais certainement te soutenir si je le peux. Enfin, si tu es d’accord…

SERGE : Oui, je voudrais bien. Je suis très touché par ton inquiétude et ta bonne volonté. Mais… si je ne suis pas encore prêt à essayer, ça ne te pose pas de problème ?

ALAI: Bien sûr que non. Cela ne retirera rien à notre amitié. Je voudrais simplement que notre amitié dure plus longtemps ! (Ayant formulé une véritable demande et non une exigence, Alain garde à l’esprit son attachement à la qualité de la relation, indépendamment de la réponse de Serge. C’est ce qu’il exprime en disant « Cela ne retirera rien à notre amitié », tout en énonçant son propre besoin : « Que notre amitié dure plus longtemps. »)

SERGE : Eh bien, je vais peut-être réessayer… mais n’en parle à personne, d’accord ?

ALAIN : Bien sûr. À toi de décider quand tu seras prêt. Je n’en parlerai à personne.

   

Exercice

Formuler des demandes

 

Pour voir si nous sommes d’accord sur l’expression claire des demandes, cochez les phrases où une action concrète est clairement demandée.

 

1. Je veux que tu me comprennes.

2. Je voudrais que tu me dises une chose que j’ai faite et que tu as appréciée.

3. Je voudrais que tu sois plus sûr de toi.

4. Je veux que tu arrêtes de boire.

5. Je veux que tu me laisses être moi-même.

6. Je voudrais que tu sois sincère avec moi, au sujet de la réunion d’hier.

7. Je voudrais que tu ne dépasses pas la limite de vitesse.

8. J’aimerais te connaître mieux.

9. Je voudrais que tu respectes ma vie privée.

10. J’aimerais que tu prépares plus souvent le dîner.

 

Voici mes réponses.

 

1. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, les mots « que tu me comprennes » n’expriment pas clairement une demande d’action concrète. On aurait pu dire : « J’aimerais que tu me répètes ce que tu m’as entendu dire. »

2. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer qu’il s’agit d’une demande claire et concrète.

3. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, les mots « être plus sûr de toi » n’expriment pas clairement qu’une action concrète est demandée. On aurait pu dire : « J’aimerais que tu fasses un stage de développement personnel qui, je pense, t’aiderait à acquérir plus d’assurance. »

4. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, les mots « que tu arrêtes de boire » ne disent pas clairement ce que veut celui qui parle, mais seulement ce qu’il ne veut pas. On aurait pu dire : « Je voudrais que tu me dises quels besoins tu satisfais en buvant et j’aimerais bien que nous discutions d’autres façons de satisfaire ces besoins. »

5. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, les mots « que tu me laisses être moi-même » n’expriment pas clairement quelle action concrète est demandée. Cette personne aurait pu dire : « Je veux que tu me dises que tu ne mettras pas un terme à notre relation, même si je fais des choses qui te déplaisent. »

6. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, les mots « que tu sois sincère » n’expriment pas clairement quelle action concrète est demandée. On aurait pu dire : « J’aimerais connaître tes sentiments à propos de ce que j’ai fait, et savoir ce que tu aimerais que je fasse différemment. »

7. Si vous avez coché cette phrase, nous sommes d’accord pour considérer qu’il s’agit d’une demande claire et concrète.

8. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, elle n’exprime pas clairement quelle action concrète est demandée. On aurait pu dire : « Je voudrais que tu me dises si tu serais d’accord pour que nous déjeunions ensemble une fois par semaine. »

9. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, les mots « que tu respectes ma vie privée » n’expriment pas clairement quelle action concrète est demandée. On aurait pu dire : « Je voudrais que tu acceptes de frapper avant d’entrer dans mon bureau. »

10. Si vous avez coché cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. À mon sens, les mots « plus souvent » n’expriment pas clairement quelle action concrète est demandée. Cette personne aurait pu dire : « Je voudrais que tu prépares le dîner tous les lundis soir. »

   

Nous avons décrit dans les quatre chapitres précédents les quatre composantes de la CNV : ce que nous observons, ce que nous ressentons, ce dont nous avons besoin et ce que nous souhaitons demander pour que notre vie soit plus belle. Après avoir vu comment exprimer pour nous-mêmes ces quatre composantes, nous allons maintenant nous intéresser à la façon de recevoir avec empathie les observations, sentiments, besoins et demandes d’autrui. Nous désignons cette phase du processus de communication sous le terme d’« écoute empathique ».

Les deux parties de la CNV : - s’exprimer avec sincérité ; - accueillir avec empathie.

La présence : ne te contente pas d’agir, sois là

L’empathie est une façon de comprendre avec respect ce que les autres vivent. Selon le philosophe chinois Tchouang-Tseu, l’empathie véritable exige que l’on écoute de tout son être : « L’écoute exclusivement auditive est une chose. L’écoute intellectuelle en est une autre. Mais l’écoute de l’esprit ne se limite pas à une seule faculté – l’audition ou la compréhension intellectuelle. Elle requiert un état de vacuité de toutes les facultés. Lorsque cet état est atteint, l’être tout entier est à l’écoute. On parvient alors à saisir directement ce qui est là, devant soi, ce qui ne peut jamais être entendu par l’oreille ou compris par l’esprit. »

L’empathie : faire le vide dans notre esprit et écouter de tout notre être

 

Dans la relation à l’autre, il n’y a empathie qu’à partir du moment où nous parvenons à écarter tous préjugés et jugements à son égard. Martin Buber, philosophe israélien d’origine autrichienne, décrivait cette qualité de présence que la vie exige de nous : « Malgré toutes les ressemblances, toute situation de vie a, comme un nouveau-né, un visage unique, qui n’a jamais existé auparavant et que l’on ne retrouvera jamais plus. Elle appelle une réaction qui ne peut être préméditée. Elle ne demande rien qui appartienne au passé. Elle appelle une présence, une responsabilité. Elle appelle l’être tout entier. »

Il n’est pas facile de soutenir cette qualité de présence que requiert l’empathie. « La capacité à accorder son attention à quelqu’un qui souffre est quelque chose de très rare et de très difficile. C’est presque un miracle. C’est un miracle, affirmait la philosophe française Simone Weil. Parmi tous ceux qui pensent posséder cette capacité, rares sont ceux qui l’ont. » Au lieu de témoigner de l’empathie, nous avons tendance à nous laisser aller à donner des conseils ou à rassurer et à exposer notre propre opinion ou sentiment. Or l’empathie veut que nous portions toute notre attention sur le message de l’autre, que nous accordions à l’autre le temps et l’espace dont il a besoin pour s’exprimer pleinement et se sentir compris. Un précepte bouddhiste décrit bien cette capacité : « Ne te contente pas d’agir, sois là. »

Lorsque l’on a besoin d’empathie, il est souvent frustrant d’avoir en face de soi quelqu’un qui part du principe que l’on veut être rassuré ou obtenir une « recette miracle ». J’ai à cet égard reçu une leçon de ma fille, qui m’a appris à m’assurer de ce que demande mon interlocuteur avant de proposer un conseil ou des paroles de réconfort. Un jour qu’elle se regardait dans un miroir, je l’entendis dire : « Je suis laide comme un pou ! »

« Allons ! répondis-je. Tu es la plus belle créature que Dieu ait mise sur terre. » Elle me fusilla du regard et, exaspérée, s’exclama : « Oh, je t’en prie, papa ! » Puis elle sortit en claquant la porte. Je compris par la suite qu’elle avait en fait demandé un peu d’empathie. Au lieu de lui offrir un réconfort inopportun, j’aurais pu lui demander : « Es-tu déçue par ton apparence, aujourd’hui ? »

Mon amie Holley Humphrey a repéré un certain nombre de comportements classiques qui nous empêchent d’offrir à l’autre une qualité de présence suffisante pour établir avec lui une relation d’empathie. Voici quelques exemples d’obstacles de ce type.

Dans son ouvrage Pourquoi le malheur frappe ceux qui ne le méritent pas, le rabbin Harold S. Kushner raconte combien il lui fut douloureux, alors que son fils agonisait, d’entendre des paroles censées atténuer sa douleur. Mais il lui fut plus pénible encore de reconnaître que, depuis vingt ans, il disait exactement les mêmes choses à ceux qui traversaient ce type d’épreuve !

Demander avant d’offrir conseils ou propos rassurant.

 

Dès lors que nous pensons devoir résoudre des situations et réconforter les autres, nous ne pouvons plus être présents. Cet écueil nous guette tout particulièrement lorsque nous remplissons un rôle de conseiller ou de psychothérapeute. Travaillant un jour avec vingt-trois professionnels de la santé mentale, je leur demandai d’écrire mot pour mot ce qu’ils répondraient à un patient qui leur dirait : « Je me sens très déprimé. Je ne vois aucune raison de continuer à vivre. » Je ramassai les « copies » et annonçai : « Je vais maintenant lire à haute voix ce que chacun d’entre vous a écrit. Mettez-vous dans la peau du patient qui a exprimé son sentiment de dépression et levez la main dès que vous entendrez une réponse qui vous donne le sentiment d’avoir été compris. » Sur les vingt-trois réponses, seules trois suscitèrent des réactions favorables. Les autres étaient pour la plupart des questions telles que : « Depuis quand êtes-vous dans cet état ? » Elles donnent l’impression que le psychothérapeute cherche à cerner les données qui lui permettront de poser son diagnostic, puis de traiter le problème. Or cette approche intellectuelle exclut la qualité de présence que requiert l’empathie. Lorsque nous analysons ses paroles et que nous cherchons à les intégrer à nos théories, nous observons l’autre, mais nous ne sommes pas avec lui. L’empathie est avant tout fondée sur la présence : nous sommes pleinement présent à l’autre et à ce qu’il éprouve.

L’approche intellectuelle entrave l’empathie.

 

Voici les trois réponses qui obtinrent l’aval des psychothérapeutes : sur le premier billet, il était simplement indiqué « Silence, avec attention non verbale clairement portée vers le patient » ; sur le deuxième on pouvait lire « Vous êtes apparemment au bout du rouleau et la seule envie qui vous reste, c’est de trouver n’importe quel moyen pour arrêter de souffrir, c’est ça ? » et sur le troisième : « Est-ce que vous vous sentez désespéré au point que vous n’arrivez plus à trouver de sens à votre vie ? » Cette qualité de présence distingue l’empathie de la compréhension intellectuelle ou de la sympathie. Si nous pouvons parfois choisir de compatir avec l’autre en partageant ses sentiments, il convient de garder à l’esprit qu’il s’agit de sympathie, et non pas d’empathie.

Écouter les sentiments et les besoins

En CNV quels que soient les mots que l’individu choisisse pour s’exprimer, nous écoutons ses observations, ses sentiments et ses besoins, et ce qu’il demande afin que sa vie soit plus belle. Imaginez que vous ayez prêté votre voiture à un nouveau voisin qui vous aurait assuré en avoir un besoin urgent. Votre famille l’apprend et réagit violemment : « Quel idiot tu fais ! Comment peux-tu faire confiance à un inconnu ? » Nous pouvons nous mettre à l’écoute des sentiments et des besoins des membres de la famille, au lieu de nous accabler de reproches en prenant le message au pied de la lettre, ou de critiquer et juger les autres.

Quoi que disent les autres, n’entendre que : a) ce qu’ils observent ; b)leurs sentiments ; c) leurs besoins ; d) ce qu’ils demandent.

 

Dans cette situation, ce que la famille observe et ce à quoi elle réagit est évident : prêter une voiture à un parfait inconnu. Dans d’autres situations, il arrive que cela ne soit pas aussi clair. Si un collègue nous dit : « Tu ne sais pas travailler en équipe », nous ne savons pas forcément ce qu’il observe, bien que dans la plupart des cas nous puissions deviner ce qui est à l’origine de cette réflexion.

L’échange suivant, tiré d’un atelier, montre combien il est difficile de concentrer son attention sur les sentiments et les besoins des autres lorsque nous avons été habitués à nous sentir responsables de leurs sentiments et à nous sentir visés par leurs réflexions. Dans ce dialogue, l’épouse souhaitait apprendre à entendre les sentiments et besoins qui se cachaient derrière certaines réflexions de son mari. Je lui proposai de deviner, puis de vérifier avec lui.

 

RÉFLEXION DU MARI : À quoi bon discuter ? Tu n’écoutes jamais.

ÉPOUSE : Tu n’es pas content de moi ?

MBR : Lorsque vous dites « de moi », vous impliquez que ses sentiments proviennent de ce que vous avez fait. Je préférais que vous disiez : « Es-tu mécontent parce que tu avais besoin de… ? » Cela vous permettrait de porter votre attention sur ce qui se passe chez lui, et vous risqueriez moins de vous sentir visée par sa réponse.

ÉPOUSE : Mais que pourrais-je lui dire ? « Es-tu malheureux parce que tu… ? » Et après ?

MBR : Cachez un indice dans le message de votre mari : « À quoi bon discuter avec toi, tu n’écoutes jamais. » De quoi a-t-il besoin qu’il n’obtient pas lorsqu’il dit cela ?

ÉPOUSE : (S’efforçant d’écouter avec empathie les besoins exprimés dans le message de son mari.) : Es-tu mécontent parce que tu as l’impression que je ne te comprends pas ?

MBR : Remarquez que vous vous concentrez sur ce qu’il pense et non sur ce dont il a besoin. Il me semble que vous trouvez les gens moins menaçants si vous entendez ce dont ils ont besoin, plutôt que ce qu’ils pensent de vous. Au lieu d’entendre qu’il n’est pas heureux parce qu’il pense que vous n’écoutez pas, concentrez-vous sur son besoin en disant : « Es-tu mécontent parce que tu as besoin… ? »

ÉPOUSE : (Réessayant.) Es-tu mécontent parce que tu as besoin d’être entendu ?

MBR : C’est ce que j’avais à l’esprit. Est-ce que cela fait une différence pour vous de l’entendre de cette façon ?

ÉPOUSE : Tout à fait, une grande différence. Je vois ce qui se passe chez lui sans entendre que j’ai fait quelque chose de faux.

Écouter ce dont nos interlocuteurs ont besoin plutôt que ce qu’ils pensent de nous.

Paraphraser

Après avoir écouté et entendu ce que l’autre observe, ressent, désire et demande pour rendre sa vie plus conforme à ses vœux, peut-être aurons-nous envie de lui dire en le paraphrasant ce que nous avons compris. Dans le chapitre concernant les demandes (chapitre 6), nous avons vu comment demander à l’autre de reformuler nos paroles pour nous assurer qu’elles correspondent bien à ce que nous voulions dire. Nous allons voir maintenant comment renvoyer à notre interlocuteur ce que l’on a perçu de son message.

Cela lui confirmera, le cas échéant, que nous avons bien reçu son message, ou lui donnera au contraire une occasion de nous corriger. Autre avantage, notre reformulation lui donnera le temps de réfléchir à ce qu’il a dit et lui fournira une occasion de plonger plus profondément en lui-même.

La CNV propose d’énoncer notre paraphrase à la forme interrogative, afin de dire ce que nous avons compris tout en invitant notre interlocuteur à apporter d’éventuelles corrections. Les questions peuvent ainsi porter sur :

A. Ce que l’autre observe : « Veux-tu parler du nombre de soirées où j’étais absent la semaine dernière ? »

B. Ses sentiments et les besoins qui les provoquent : « Es-tu blessé parce que tu aurais aimé obtenir plus de reconnaissance pour tes efforts ? »

C. Ce que l’autre demande : « Veux-tu que je te dise pourquoi je t’ai dit cela ? »

En posant ces questions, nous essayons de deviner ce qui se passe chez notre interlocuteur, tout en l’invitant à rectifier le tir au cas où nous nous tromperions. Remarquez la différence entre ces questions et celles qui suivent :

a) « Auxquels de mes actes fais-tu référence ? »

b) « Comment te sens-tu ? » « Pourquoi te sens-tu ainsi ? »

c) « Que veux-tu que je fasse ? »

Avec des questions de ce type, nous sollicitons des informations sans chercher à comprendre la réalité que perçoit notre interlocuteur. Bien qu’à première vue elles puissent sembler être la façon la plus directe de nous mettre en contact avec ce qui se passe chez lui, je me suis rendu compte qu’elles ne constituent pas le moyen le plus sûr d’obtenir les informations que nous recherchons. Dans bien des cas, elles risquent de donner à l’autre l’impression d’être confronté à un professeur qui le soumet à un examen ou à un psychothérapeute qui « étudie un cas ». Si toutefois nous choisissons de lui poser ce type de questions, il se sentira plus en confiance si nous commençons par lui exposer nos propres sentiments et les besoins qui motivent nos questions. Ainsi, au lieu de demander « Qu’est-ce que j’ai fait ? » nous pourrions dire : « Je me sens frustrée, parce que je voudrais savoir plus précisément à quoi tu fais référence. Voudrais-tu me dire lesquels de mes actes t’ont mené à me considérer de la sorte ? » Si cette formulation n’est pas toujours nécessaire – ni même utile – lorsque le contexte ou le ton de la voix expriment clairement nos sentiments et nos besoins, je ne saurais trop la recommander lorsque les questions que nous posons comportent une forte charge émotionnelle.

Lorsque nous demandons des informations, commencer par exprimer les sentiments et les besoins qui nous motivent.

 

Comment reconnaître les situations dans lesquelles il est bon de redire à l’autre ce que nous avons entendu ? Lorsque nous ne sommes pas certains d’avoir bien compris le message, nous pouvons, bien entendu, utiliser la paraphrase pour inviter l’autre à lever toute ambiguïté. Mais il arrive également que, même lorsque nous sommes sûrs de l’avoir compris, nous ayons l’impression que l’autre souhaite s’entendre confirmer qu’il a été correctement entendu. Il peut même exprimer ouvertement ce désir en demandant : « C’est clair ? » ou « Tu vois ce que je veux dire ? » Il sera alors plus rassuré d’entendre une reformulation claire de son message qu’un simple : « Oui, je comprends. »

Ainsi, des infirmières demandèrent à une bénévole de l’hôpital qui venait de participer à un stage de CNV d’aller parler à une patiente âgée : « Nous lui avons dit qu’elle n’était pas si malade que cela et que, si elle prenait ses médicaments, elle irait mieux, mais elle s’obstine à rester toute la journée dans sa chambre, à répéter qu’elle veut mourir. »

La bénévole alla voir la vieille dame et, comme le lui avaient annoncé les infirmières, la trouva prostrée, murmurant sans cesse : « Je veux mourir. »

« Ainsi, vous voulez mourir ? » demanda-t-elle avec empathie. Surprise, la vieille dame arrêta sa litanie et sembla soulagée. Puis elle se mit à parler, expliquant que personne ne comprenait à quel point elle se sentait mal. La bénévole continua à reformuler les sentiments de la patiente. Bientôt, une telle chaleur s’instaura dans leur dialogue que la bénévole prit la vieille dame dans ses bras. Les infirmières interrogèrent par la suite la bénévole sur sa « recette miracle » : la dame avait recommencé à s’alimenter et à prendre ses médicaments, et elle semblait plus joyeuse. Les infirmières avaient certes tenté de l’aider en lui prodiguant conseils et réconfort, mais ce fut le dialogue avec la bénévole qui lui avait fourni ce dont elle avait besoin : un lien avec un autre être humain, capable d’entendre son profond désespoir.

Il n’existe aucun moyen infaillible de savoir à quel moment utiliser la paraphrase, mais, en règle générale, on peut sans craindre de se tromper partir du principe que les gens qui expriment un message comportant une forte charge émotionnelle aimeraient en obtenir un écho. Lorsque c’est nous qui parlons, nous pouvons faciliter la tâche à notre interlocuteur en lui signifiant clairement les moments où nous souhaitons ou ne souhaitons pas que nos paroles nous soient renvoyées.

Paraphraser les messages qui comportent une forte charge émotionnelle.

 

Nous pouvons parfois choisir de ne pas paraphraser les paroles de l’autre par respect pour des usages culturels particuliers. Ce fut le cas d’un participant chinois, venu à l’un de mes ateliers pour apprendre à entendre les sentiments et les besoins qui se cachaient derrière les remarques de son père. Ne supportant plus les critiques et attaques qu’il percevait sans cesse, il n’osait plus aller le voir et l’évitait pendant des mois entiers. Je revis ce participant dix ans plus tard. Il m’annonça que sa capacité d’écouter les sentiments et besoins des autres lui avait permis d’établir une relation totalement différente avec son père, au point qu’ils entretenaient désormais des rapports très affectueux et intimes. Il écoutait les sentiments et besoins de son père, sans pour autant paraphraser ce qu’il entendait :

— Je ne le dis jamais à haute voix, m’expliqua-t-il. Car dans notre culture, cela ne se fait pas de parler ouvertement de ses sentiments. Mais depuis que je n’entends plus ses paroles comme une attaque mais comme l’expression de ses propres sentiments et de ses besoins, notre relation s’est beaucoup enrichie.

— Vous ne lui parlez donc jamais directement de ses sentiments, mais le fait d’être capable de les entendre vous est utile ? lui demandai-je.

— Oui, mais maintenant je crois que je suis prêt, répondit-il. À présent que notre relation est si solide, si je devais lui dire : « Papa, je voudrais que nous puissions parler ouvertement de ce que nous ressentons », je pense qu’il serait disposé à répondre.

Le ton de voix que nous utilisons pour paraphraser est extrêmement important. Lorsqu’ils entendent reformuler leurs paroles, les gens risquent d’être sensibles au moindre signe de critique ou de sarcasme. Ils risquent d’être tout aussi froissés par un ton péremptoire qui impliquerait que nous leur expliquons ce qui se passe en eux. Si, en revanche, nous écoutons leurs sentiments et besoins en toute conscience, notre ton indiquera que nous voulons nous assurer d’avoir compris – et non que nous prétendons avoir compris.

Paraphraser seulement quand cela contribue à plus de bienveillance et compréhension.

 

Il se peut également que notre interlocuteur interprète mal l’intention de notre paraphrase et nous rabroue : « Tu ne vas pas recommencer avec ta psychologie à trois sous ! » pourrait-il nous dire. À nous, alors, de poursuivre notre effort pour percevoir ses sentiments et ses besoins. Dans ce cas précis, nous voyons peut-être qu’il se méfie de nos motivations et a besoin de mieux comprendre nos intentions pour apprécier le retour que nous lui fournissons. Comme nous l’avons vu, dès lors que nous portons notre attention sur l’écoute des sentiments et des besoins sous-jacents à un message, les critiques, attaques, injures et jugements disparaissent. Plus nous nous entraînons à cette pratique, plus une vérité simple s’impose à nous : derrière tous les messages par lesquels nous nous sommes laissés intimider, il n’y a jamais que des individus dont les besoins ne sont pas satisfaits et qui nous invitent à contribuer à leur bien-être. Lorsque nous recevons les messages en étant conscients de cela, nous ne nous sentons jamais déshumanisés par ce que les autres ont à nous dire. Nous ne nous sentons déshumanisés que lorsque nous nous enfermons dans des images négatives de l’autre ou dans l’idée que nous avons tort. Comme le suggérait l’auteur et mythologue Joseph Campbell, « pour atteindre le bonheur, je dois cesser de me demander ce que les autres penseront de moi ». Nous découvrons ce bonheur lorsque nous commençons à percevoir les messages non plus comme des critiques ou des reproches, mais comme les cadeaux qu’ils sont : des occasions de donner à ceux qui souffrent.

Derrière les messages intimidants, il y a simplement des individus qui nous prient de satisfaire leurs besoins. Un message difficile devient une occasion de contribuer au bien-être de quelqu’un.

 

S’il arrive souvent que des personnes doutent de nos motivations ou de notre sincérité lorsque nous les paraphrasons, peut-être nous faudra-t-il examiner de plus près nos propres intentions. Il se peut en effet que nous paraphrasions en appliquant la démarche CNV de façon mécanique, sans garder une conscience claire de notre but. Nous pourrions par exemple nous demander si nous sommes plus attachés à appliquer correctement la démarche qu’à établir une relation avec l’être humain qui se trouve devant nous. Ou bien si, tout en respectant la forme de la CNV, nous ne cherchons qu’à modifier le comportement de l’autre.

Certains ne voient dans la paraphrase qu’une perte de temps et refusent de s’y prêter. « Je suis payé pour fournir des faits et proposer des solutions, et non pour faire de la psychologie avec les gens qui viennent me voir », m’expliqua un jour un responsable municipal lors d’une séance. Il lui arrivait toutefois d’avoir à affronter des citoyens en colère qui venaient lui exposer des problèmes leur tenant à cœur et repartaient avec la désagréable sensation de n’avoir pas été entendus. Certains de ses administrés me confièrent par la suite : « Quand vous allez dans son bureau, il vous submerge de faits, mais vous ne savez jamais s’il vous a entendu avant de parler. Alors, vous commencez à douter des faits qu’il vous expose. » La paraphrase fait gagner davantage de temps qu’elle n’en fait perdre. Des études sur les négociations entre partenaires sociaux ont montré que l’on parvenait à résoudre deux fois plus rapidement les conflits lorsque chaque partie acceptait de répéter précisément ce qu’elle avait entendu la partie adverse dire avant de répondre.

Paraphraser fait gagner du temps.

 

Je me souviens d’un homme qui n’était absolument pas convaincu de l’utilité de la paraphrase. Traversant une crise grave, sa femme et lui étaient venus suivre un stage. Pendant une séance, son épouse lui dit :

— Tu ne m’écoutes jamais.

— Si, je t’écoute, répondit-il.

— Mais non, rétorqua-t-elle.

— Je crains que vous ne veniez de lui donner raison, interrompis-je en m’adressant au mari. Vous n’avez pas répondu de façon qui lui fasse comprendre que vous l’écoutiez.

Le voyant déconcerté par ce que je venais de dire, je lui demandai la permission de prendre sa place – qu’il m’accorda volontiers, tant il avait du mal à tenir son propre rôle. Je repris donc l’échange avec son épouse.

ELLE : Tu ne m’écoutes jamais.

MBR : (Dans le rôle du mari.) Il me semble que tu es très frustrée car tu aimerais sentir plus de compréhension profonde lorsque nous nous parlons.

L’épouse était émue aux larmes. Elle venait enfin de se voir confirmer qu’elle avait été comprise. Me tournant vers le mari, je lui expliquai : « Je pense qu’elle vous dit ce dont elle a besoin : une reformulation de ses sentiments et de ses besoins qui puisse lui confirmer qu’elle a été entendue. » Le mari n’en revenait pas : « C’est tout ce qu’elle voulait ? » demanda-t-il, doutant encore qu’un acte aussi simple puisse faire autant d’effet à sa femme.

Quelque temps plus tard, il éprouva lui-même cette satisfaction en entendant sa femme lui retourner l’émotion qu’elle avait perçue dans ses paroles. Savourant ce qu’il venait d’entendre, il me regarda et conclut : « Ça marche. » Il est très émouvant de recevoir la preuve concrète que quelqu’un établit avec nous un lien empathique.

Maintenir l’empathie

Je conseille de laisser aux autres la possibilité de s’exprimer pleinement avant de tourner notre attention sur les solutions ou les demandes de réconfort. En cherchant à répondre trop vite aux éventuelles demandes des autres, nous risquons de ne pas réussir à leur montrer que nous nous intéressons sincèrement à leurs sentiments et à leurs besoins. Ils peuvent alors avoir l’impression que nous sommes pressés de nous débarrasser d’eux ou de résoudre leur problème. De plus, un premier message est souvent la partie émergée de l’iceberg. Il peut être suivi de sentiments encore inexprimés, mais reliés – et souvent plus intenses. En maintenant notre attention sur ce que vit l’autre, nous lui donnons une occasion d’explorer complètement ce qui se passe au tréfonds de lui-même et de l’exprimer. En déviant trop tôt notre attention sur sa demande ou sur notre propre désir de nous exprimer, nous couperions ce flux.

En restant dans une attitude empathique, nous permettons à notre interlocuteur de plonger plus profondément en lui-même.

 

Supposons qu’une mère de famille vienne nous trouver en nous disant : « Mon fils est insupportable. Quoi que je lui dise de faire, il refuse d’écouter. » Nous pourrions déceler ses sentiments et ses besoins en répondant : « Il semble que vous êtes désespérée et que vous aimeriez trouver un moyen d’établir un contact avec votre fils. » Une paraphrase encourage souvent l’autre à regarder ce qui se passe en lui. Si nous avons correctement reflété sa déclaration, la mère peut parvenir à identifier d’autres sentiments : « C’est peut-être ma faute, je passe mon temps à le houspiller. » Restant à l’écoute, nous nous en tenons aux sentiments et aux besoins exprimés : « Vous sentez-vous coupable parce que vous auriez aimé lui témoigner plus de compréhension que vous ne l’avez parfois fait ? » Si la mère continue de se sentir comprise, par l’effet de ce que nous lui renvoyons, elle peut approfondir ses sentiments : « J’ai vraiment échoué dans mon rôle de mère. » Nous continuons alors à rester en phase avec les sentiments et besoins qu’elle exprime : « Vous êtes donc découragée et vous voulez restaurer la relation avec lui sur une autre base ? » Nous continuons de la sorte jusqu’à ce que la personne ait pu exprimer tous les sentiments enjeu dans cette situation.

Comment être certains que nous avons bien écouté l’autre avec empathie ? Le premier signe est le soulagement qu’il ressent lorsqu’il se rend compte que toutes ses émotions ont été comprises avec empathie. Nous en prenons conscience en constatant un relâchement de nos propres tensions corporelles. Notre interlocuteur nous envoie un second signe, plus probant encore, lorsqu’il arrête de parler. Si nous ne sommes pas sûrs d’être restés assez longtemps dans le processus, rien de nous empêche de vérifier, en demandant : « Y a-t-il autre chose que vous vouliez dire ? »

Nous savons que l’autre a reçu suffisamment d’empathie lorsque : a) nous ressentons un relâchement de tension ; ou b)le flux de paroles s’arrête.

La douleur, obstacle à l’empathie

Nous ne pouvons donner à quelqu’un ce dont nous manquons nous-mêmes. De la même façon, s’il arrive que, malgré nos efforts, nous ne puissions ou ne voulions témoigner de l’empathie, c’est généralement signe que nous en manquons trop nous-mêmes pour être capables d’en offrir aux autres. Si nous reconnaissons ouvertement que notre propre détresse nous empêche de réagir avec empathie, l’autre pourra dans certains cas nous apporter l’empathie dont nous avons besoin.

Nous avons besoin d’empathie pour en donner.

 

Dans d’autres cas, il peut être nécessaire de faire d’urgence un retour sur nous en écoutant ce qui se passe en nous-mêmes avec la même qualité de présence et d’attention que celle que nous offrons aux autres. « Plus vous écoutez fidèlement votre voix intérieure, mieux vous entendrez ce qui se passe au-dehors », déclara un jour Dag Hammarskjold, ancien secrétaire général des Nations unies. Une fois que nous savons « nous donner de l’empathie », il suffit souvent de quelques secondes pour sentir une libération naturelle d’énergie, qui nous permet alors d’être présent à l’autre. À défaut, deux autres possibilités s’offrent à nous.

La première : hurler – en appliquant les principes de la CNV, s’entend. Je me souviens avoir assuré pendant trois jours une médiation entre deux bandes rivales qui s’entre-tuaient littéralement. L’une se faisait appeler les Égyptiens noirs, et son adversaire n’était autre que le commissariat de police des quartiers est de la ville de Saint Louis. À mon arrivée, le score était de deux à un – soit trois morts en un mois ! Au bout de trois journées éprouvantes, pendant lesquelles je m’étais efforcé de rapprocher les deux parties, afin que chacune entende l’autre et qu’elles résolvent leurs différends, je me dis en rentrant à la maison que jamais plus je ne voulais me retrouver pris en étau dans un conflit.

À peine avais-je poussé la porte d’entrée que je vis mes enfants en train de se battre. N’ayant pas l’énergie d’aborder la situation posément, j’ai hurlé en appliquant la CNV : « Écoutez, je vais mal ! Je n’ai pas envie de m’occuper de votre bagarre. Je voudrais simplement avoir la paix et du calme ! » Mon fils aîné, qui avait alors neuf ans, s’arrêta net et me demanda : « Tu veux en parler ? » Je me suis rendu compte que, à partir du moment où nous parvenons à dire notre souffrance sans la maquiller et sans y mêler de reproches, même les gens en détresse sont capables d’entendre nos besoins. Il ne s’agit bien entendu pas de hurler : « Non, mais ça ne va pas, non ? Vous ne savez pas vous tenir ? Je viens de rentrer et j’ai eu une journée difficile ! » – ni d’insinuer d’aucune façon que c’est leur comportement qui est en cause. Hurler en CNV permet d’attirer l’attention sur les besoins impérieux et la souffrance que j’éprouve à cet instant précis.

Si toutefois notre interlocuteur éprouve également des sentiments si intenses qu’il ne peut ni nous entendre ni nous laisser tranquille, la troisième solution consiste à nous retirer physiquement de la situation. Nous nous donnons ainsi le temps de la réflexion et les moyens d’acquérir l’empathie dont nous avons besoin pour revenir dans un autre état d’esprit.

Résumé

L’empathie est une compréhension empreinte de respect de ce que les autres vivent. Au lieu de proposer de l’empathie, nous avons souvent tendance à donner des conseils, à réconforter, à donner notre avis ou à exposer notre sentiment. L’empathie exige en revanche que nous fassions le vide dans notre esprit et que nous écoutions l’autre de tout notre être.

En CNV quels que soient les mots choisis par l’autre pour s’exprimer, nous écoutons simplement ses observations, ses sentiments, ses besoins et ce qu’il demande. Nous pouvons alors choisir de paraphraser ses paroles, en disant ce que nous avons compris. Nous maintenons l’empathie en lui laissant une chance de s’exprimer pleinement avant de porter notre attention sur la recherche de solutions ou sur sa demande de réconfort.

Nous avons besoin de faire nous-mêmes le « plein » d’empathie pour pouvoir en donner aux autres. Lorsque nous sommes sur la défensive ou incapables d’empathie, nous avons besoin :

- soit de nous arrêter pour respirer et faire d’urgence un retour sur nous-mêmes ;

- soit de hurler en CNV, c’est-à-dire d’exprimer avec force ce qui se passe en nous, en appliquant les principes de la CNV (chapitres 4 à 6) ;

- soit encore de nous retirer pour nous donner le temps de la réflexion.

   

LA CNV EN PRATIQUE

Une femme établit une connexion avec son mari mourant

 

Un patient vient d’apprendre qu’il est en phase terminale d’un cancer du poumon. La scène suivante, qui se déroule chez lui entre une infirmière à domicile, lui-même et sa femme, constitue pour lui une dernière occasion d’établir un contact affectif avec son épouse et de parler de sa mort avant d’être hospitalisé. En engageant le dialogue avec l’infirmière, l’épouse se plaint de la kinésithérapeute qui s’occupait jusqu’alors de son mari à domicile.

 

ÉPOUSE : Ce n’est pas une bonne kiné.

INFIRMIÈRE : (Écoutant avec empathie ce que ressent et veut l’épouse.) Êtes-vous contrariée ? Auriez-vous aimé une autre qualité de soins ?

ÉPOUSE : Elle ne fait rien. Dès que son pouls augmentait, elle le faisait rasseoir.

INFIRMIÈRE : (Continuant à écouter les sentiments et les besoins de l’épouse.) Vous voulez que votre mari aille mieux et vous craignez qu’il ne reprenne pas ses forces si la kinésithérapeute ne le pousse pas ?

ÉPOUSE : (Se mettant à pleurer.) Oui, j’ai si peur !

INFIRMIÈRE : Avez-vous peur de le perdre ?

ÉPOUSE : Oui, nous vivons ensemble depuis si longtemps.

INFIRMIÈRE : (Écoutant les autres sentiments derrière la peur.) Êtes-vous inquiète sur la façon dont vous réagirez s’il disparaît ?

ÉPOUSE : Je n’imagine même pas comment je pourrais vivre sans lui. Il a toujours été là pour moi. Toujours.

INFIRMIÈRE : Vous êtes donc triste quand vous pensez à ce que sera la vie sans lui ?

ÉPOUSE : Je n’ai personne d’autre que lui. Il est tout pour moi, vous savez. Ma fille ne m’adresse même plus la parole.

INFIRMIÈRE : On dirait que, quand vous pensez à votre fille, vous être frustrée parce que vous aimeriez avoir une autre relation avec elle.

ÉPOUSE : J’aimerais bien, mais elle est tellement égoïste. Je ne sais pas pourquoi je me suis embêtée à faire des enfants. Voilà ce que ça me rapporte, maintenant.

INFIRMIÈRE : J’ai l’impression que vous êtes un peu en colère et déçue parce que vous aimeriez que votre famille vous soutienne davantage pendant la maladie de votre mari.

ÉPOUSE : Oui, il est tellement malade. Je ne sais pas comment je vais pouvoir traverser cette épreuve toute seule. Je n’ai personne… pas même à qui parler, à part vous, ici… pour l’instant. Même lui refuse d’en parler. Regardez-le ! (Le mari reste silencieux et imperturbable.) Il ne dit rien !

INFIRMIÈRE : Êtes-vous triste, et aimeriez-vous pouvoir vous soutenir l’un l’autre et vous sentir plus proches ?

ÉPOUSE : Oui. (Après une brève pause, elle formule me demande.) Parlez-lui comme vous me parlez.

INFIRMIÈRE : (Vérifiant qu’elle a bien compris le besoin exprimé par la demande de l’épouse.) Voulez-vous qu’il soit écouté de telle façon qu’il puisse exprimer ce qu’il ressent au plus profond de lui-même ?

ÉPOUSE : Oui, oui, c’est exactement cela ! Je veux qu’il se sente à l’aise pour parler et je veux savoir ce qu’il ressent. (Utilisant la supposition de l’infirmière, l’épouse parvient d’abord à prendre conscience de ce qu’elle veut, puis à trouver les mots pour le dire. C’est un moment crucial : s’ils savent ce qu’ils ne veulent pas, les gens ont souvent du mal à identifier ce qu’ils veulent dans une situation donnée. Nous voyons comment une demande claire – « Parlez-lui comme vous me parlez » – est un cadeau : cela offre à l’autre toutes sortes de possibilités d’action. L’infirmière peut désormais agir d’une façon qu’elle sait être en harmonie avec les désirs de l’épouse. Cela modifie l’atmosphère de la pièce, car l’infirmière et l’épouse travaillent maintenant ensemble, toutes deux sur le mode de la bienveillance.)

INFIRMIÈRE : (Se tournant vers le mari.) Que ressentez-vous lorsque vous entendez ce que votre femme a dit ?

MARI : Je l’aime vraiment beaucoup.

INFIRMIÈRE : Êtes-vous content d’avoir une occasion de parler de cela avec elle ?

MARI : Oui, nous avons besoin d’en parler.

INFIRMIÈRE : Voudriez-vous nous dire ce que vous éprouvez par rapport à votre cancer ?

MARI : (Après un bref silence.) Je ne me sens pas très bien. (Les mots « bien » ou « mal » sont souvent utilisés pour décrire des sentiments lorsque les gens n’ont pas encore identifié la nature des émotions qu’ils éprouvent. L’expression plus précise de ses sentiments l’aiderait à trouver le contact affectif qu’il cherche à établir avec son épouse.)

INFIRMIÈRE : (L’encourageant à être plus précis.) Avez-vous peur de mourir ?

MARI : Non, je n’ai pas peur. (Bien que l’intuition de l’infirmière n’ait pas été la bonne, cela n’empêche pas le dialogue de se poursuivre.)

INFIRMIÈRE : Êtes-vous en colère à l’idée de mourir ? (Le patient ayant du mal à verbaliser ses émotions, l’infirmière continue de l’aider dans ce processus.)

MARI : Non, ce n’est pas de la colère.

INFIRMIÈRE : (À ce moment, après deux essais infructueux, elle décide d’exprimer ses propres sentiments.) Eh bien, je me demande ce que vous pouvez ressentir. Est-ce que vous pourriez me le dire ?

MARI : En fait, je me demande comment elle va faire sans moi.

INFIRMIÈRE Oh, vous craignez qu’elle ne parvienne pas à gérer sa vie sans vous ?

MARI : Oui, j’ai peur de lui manquer.

INFIRMIÈRE : (Elle sait que les mourants se raccrochent souvent à la vie parce qu’ils s’inquiètent pour ceux qu’ils laissent derrière eux. Les patients doivent parfois être assurés que les êtres qui leur sont chers peuvent accepter leur mort avant de se laisser partir.) Voulez-vous entendre maintenant ce que ressent votre femme lorsque vous dites cela ?

MARI : Oui.

 

L’épouse se joint à la conversation. En présence de l’infirmière, chacun commence à exprimer ouvertement ses sentiments à l’autre. Dans ce dialogue, l’épouse a commencé par se plaindre de la kinésithérapeute. Mais, au bout de quelques échanges qui lui ont permis de se sentir entendue avec empathie, elle est parvenue à déterminer que ce qu’elle recherchait véritablement, c’était un rapport plus profond avec son mari pendant cette phase critique de leur vie.

   

Exercice

La différence entre recevoir avec empathie et recevoir sans empathie

 

Si vous souhaitez faire un exercice sur l’empathie dans la communication, entourez le numéro des dialogues dans lesquels la personne B répond avec empathie à ce que vit la personne A.

 

1. PERSONNE A : Comment ai-je pu faire une chose aussi stupide ?

PERSONNE B : Personne n’est parfait, tu es trop dur avec toi-même.

2. PERSONNE A : Si tu veux mon avis, on devrait renvoyer tous ces immigrants-là d’où ils viennent.

PERSONNE B : Penses-tu vraiment que ce serait une solution ?

3. PERSONNE A : Tu n’es pas Dieu !

PERSONNE B : Te sens-tu frustré parce que tu aimerais que j’admette qu’il y a d’autres manières d’interpréter la situation ?

4. PERSONNE A : Je pense que pour toi, je fais partie du décor. Je me demande comment tu t’en sortirais sans moi.

PERSONNE B : Ce n’est pas vrai ! Je ne trouve pas que tu fais partie du décor.

5. PERSONNE A : Comment peux-tu me dire une chose pareille ?

PERSONNE B : Es-tu blessé par ce que je viens de dire ?

6. PERSONNE A : Je suis furieuse contre mon mari. Il n’est jamais là quand j’ai besoin de lui.

PERSONNE B : Trouves-tu qu’il devrait être plus présent ?

7. PERSONNE A : Je suis dégoûté de voir à quel point je deviens lourd.

PERSONNE B : Ça t’aiderait peut-être de faire du jogging.

8. PERSONNE A : L’organisation du mariage de ma fille me met à bout de nerfs. La famille de son fiancé n’arrange rien : presque tous les jours, ils changent d’avis sur le style de mariage qu’ils aimeraient.

PERSONNE B : Es-tu nerveuse par rapport à l’organisation et aimerais-tu que les futurs beaux-parents de ta fille soient plus conscients des complications que leur indécision te crée ?

9. PERSONNE A : Lorsque la famille débarque à l’improviste, je me sens envahie. Cela me rappelle la manière dont mes parents ignoraient mes besoins et planifiaient des choses à ma place.

PERSONNE B : Je sais comment tu te sens. C’était pareil pour moi.

10. PERSONNE A : Je suis déçu de vos résultats. J’aurais aimé que votre service double sa production le mois dernier.

PERSONNE B : Je comprends votre déception, mais nous avons eu beaucoup d’absents pour cause de maladie.

 

Voici mes réponses.

 

1. Je n’ai pas entouré cette phrase parce que je vois la personne A rassurer la personne B plutôt que d’accueillir avec empathie ce qu’elle dit.

2. Je vois la personne B tenter de raisonner la personne A plutôt que d’accueillir avec empathie ce qu’elle dit.

3. Si vous avez entouré celle-ci, nous sommes d’accord. Je vois la personne B accueillir avec empathie ce que dit la personne A.

4. Je vois que la personne B n’est pas d’accord et se défend plutôt que d’accueillir avec empathie ce que vit la personne A.

5. Je vois la personne B se sentir responsable des sentiments de la personne A plutôt que d’accueillir avec empathie ce qu’elle vit. La personne B aurait pu dire : « Es-tu blessé parce que tu aurais aimé que j’accepte de faire ce que tu demandais ? »

6. Si vous avez entouré celle-ci, nous sommes en partie d’accord. Je vois la personne B accueillir les pensées de la personne A. Néanmoins, je crois que nous sommes plus profondément reliés lorsque nous accueillons les sentiments et les besoins qui s’expriment, plutôt que les pensées. C’est pourquoi j’aurais préféré que la personne B dise : « Es-tu furieuse parce que tu aimerais qu’il soit plus présent ? »

7. Je vois la personne B donner un conseil plutôt que d’accueillir avec empathie ce que vit la personne A.

8. Si vous avez entouré celle-ci, nous sommes d’accord. Je vois la personne B accueillir avec empathie ce que vit la personne A.

9. Je vois la personne B présumer qu’elle a compris et parler de ses propres sentiments plutôt que d’accueillir avec empathie ce que vit la personne A.

10. Je vois la personne B concentrer d’abord son attention sur les sentiments de la personne A, mais se mettre ensuite à donner des explications.

   

L’empathie qui guérit

« Lorsque quelqu’un vous entend vraiment sans vous juger, sans essayer de vous prendre en charge ou de vous enfermer dans un moule, cela fait un bien incroyable À partir du moment où j’ai été écouté et entendu, je parviens à percevoir mon univers sous un jour nouveau et à aller de l’avant. Il est étonnant de voir à quel point tout ce qui semblait insoluble trouve une issue dès lors que quelqu’un écoute. À quel point ce qui semblait irrémédiablement confus se dénoue de façon relativement claire lorsque l’on est entendu. » C’est en ces termes que Carl Rogers décrivait les effets de l’empathie sur ses destinataires.

L’empathie nous permet de « percevoir notre univers sous un jour nouveau et d’aller de l’avant ».

 

À cet égard, l’une de mes histoires préférées est celle que me rapporta la directrice d’une école alternative. En revenant de déjeuner, elle trouva un jour dans son bureau Milaine, une élève de primaire, qui l’attendait, l’air abattu. Elle s’assit près d’elle et la petite fille lui dit :

— Madame Anderson, vous est-il déjà arrivé de passer toute une semaine où chacun de vos actes causait du tort à quelqu’un, alors que vous n’aviez aucune intention de faire du mal ?

— Oui, répondit la directrice. Je crois comprendre ce que tu veux dire.

Sur ce, Milaine lui raconta sa semaine. « Quand elle eut fini, poursuivit la directrice, j’étais très en retard à une réunion importante. Je n’avais pas retiré mon manteau, et je ne voulais pas faire attendre une salle pleine. J’ai donc demandé : “Milaine, que puis-je faire pour toi ?” La petite s’approcha de moi, m’attrapa par les épaules et me regarda droit dans les yeux : “Madame Anderson, je ne vous demande pas de faire quoi que ce soit. Je vous demande simplement d’écouter.” Ce fut l’un des moments les plus riches d’enseignements de ma vie. Et il me fut donné par une enfant. “Tant pis pour tous ces adultes qui m’attendent !” me dis-je, allant m’asseoir avec Milaine sur un banc. Je passai mon bras autour de ses épaules, elle posa sa tête sur ma poitrine et me dit tout ce qu’elle avait sur le cœur. Et cela prit peu de temps, somme toute. »

« Ne te contente pas d’agir… »

 

L’un des aspects les plus satisfaisants de mon travail est d’entendre comment les gens ont mis en pratique la CNV pour renforcer leur capacité à établir une relation d’empathie avec d’autres. Laurence, une amie suisse, me raconta qu’elle fut un jour exaspérée de voir son fils de six ans, furieux, partir en claquant la porte, sans même lui laisser le temps de finir sa phrase. Isabelle, sa fille de dix ans, qui l’avait accompagnée à un atelier de CNV, dit alors : « Tu es très en colère, maman. Tu préférerais qu’il te parle au lieu de partir, quand il est en colère. » Laurence constata avec émerveillement que les paroles de sa fille l’avaient immédiatement détendue, et elle parvint à se montrer plus compréhensive envers son fils lorsqu’il revint.

De même, un professeur de lycée nous expliqua comment les rapports entre les élèves et les enseignants avaient évolué après que plusieurs de ses collègues eurent appris à écouter avec empathie et à s’exprimer plus sincèrement, sans dissimuler leur vulnérabilité. « Les élèves étaient de plus en plus ouverts et nous parlaient des divers problèmes personnels qui affectaient leurs études. Plus ils en parlaient, plus ils étaient efficaces dans leur travail. Ce type d’écoute était très prenant, mais nous étions ravis d’y consacrer tout ce temps. Le proviseur n’était malheureusement pas convaincu. Il estimait que nous n’étions pas des conseillers psychologiques et que nous devions passer moins de temps à discuter avec les élèves et davantage à enseigner. »

Je lui demandai comment ses collègues et lui avaient réagi. « Nous avons écouté les inquiétudes du proviseur avec empathie, répondit-il. Nous avons entendu qu’il se faisait du souci et qu’il voulait s’assurer que nous ne nous mêlions pas de ce qui nous dépassait. Nous avons aussi compris qu’il avait besoin d’être rassuré sur le fait que le temps que nous passions à discuter n’empiétait pas sur le programme. Il sembla soulagé par la façon dont nous l’avions écouté. Nous avons continué de dialoguer avec les élèves, car nous voyions que plus nous les écoutions, meilleurs étaient leurs résultats. »

Lorsque nous travaillons dans le cadre d’une institution hiérarchisée, nous avons tendance à entendre des ordres et des jugements de la part de nos supérieurs. Or, s’il nous est relativement facile de témoigner de l’empathie à ceux qui occupent un rang égal ou inférieur au nôtre, il n’est pas rare que nous soyons sur la défensive ou que nous tentions de nous justifier face à ceux que nous identifions comme nos « supérieurs ». C’est pourquoi je fus particulièrement content de constater que ces enseignants s’étaient souvenus qu’ils pouvaient offrir autant d’empathie à leur directeur qu’à leurs élèves.

Il est plus difficile de manifester de l’empathie à ceux qui paraissent détenir plus de pouvoir que nous, avoir davantage de moyens ou un statut plus élevé.

L’empathie et la capacité d’être vulnérable

Dans la mesure où la CNV nous invite à révéler nos sentiments et nos besoins les plus profonds, cela peut apparaître comme un défi de l’appliquer dans certaines circonstances. Pourtant, à partir du moment où nous établissons avec autrui un lien empathique, il devient plus facile de nous exprimer, car nous rencontrons l’être humain et prenons conscience des qualités que nous avons en commun. Plus nous parvenons à reconnaître les sentiments et les besoins derrière les paroles de l’autre, moins nous avons peur de nous ouvrir à lui. C’est généralement lorsque nous cherchons à donner de nous-mêmes l’image d’un personnage sans faille – de peur de perdre notre autorité ou le contrôle d’une situation – que nous hésitons à exprimer notre vulnérabilité.

Plus nous témoignons d’empathie à l’autre, plus nous nous sentons en sécurité.

 

J’eus un jour l’occasion de montrer ma vulnérabilité aux jeunes d’une bande de quartier de Cleveland, en leur disant que je me sentais blessé et que je voulais être traité avec davantage de respect. « Vous entendez ça, les gars ? Il se sent blessé, le pauvre chéri ! » railla l’un d’eux, déclenchant les ricanements de ses camarades. Ici encore, je pouvais soit me dire qu’ils profitaient de ma vulnérabilité (possibilité n°2 : rejeter la faute sur l’autre), soit considérer avec empathie les sentiments et besoins qui se cachaient derrière leur comportement (possibilité n°4).

Si, dans de tels moments, j’ai l’impression d’être humilié et ridiculisé, il se peut que je ressente trop de souffrance, de colère ou de peur pour être en mesure de réagir avec empathie. J’aurais besoin de me retirer physiquement afin de m’en donner ou d’en demander à une source sûre. Après avoir découvert quels besoins en moi ont été si puissamment touchés et avoir reçu l’empathie nécessaire, je pourrais retourner à l’écoute de l’autre avec une motivation sincère. Lorsqu’on est en proie à la souffrance, mieux vaut à mon sens commencer par obtenir l’empathie nécessaire pour aller au-delà des pensées qui occupent notre esprit, de façon à pouvoir reconnaître nos besoins profonds.

En écoutant attentivement la réflexion du jeune homme et les rires de ses camarades, j’ai supposé qu’ils étaient contrariés et qu’ils ne voulaient pas être manœuvré ni manipulés. Peut-être par le passé avaient-ils été confrontés à des gens qui employaient des expressions comme « cela me blesse » pour donner à entendre leur désapprobation. Ne leur ayant pas explicitement demandé de confirmer cette intuition, je n’avais aucun moyen de savoir si j’avais deviné juste, mais le simple fait de porter mon attention là-dessus m’a permis de ne pas me sentir directement visé et de garder mon sang-froid. Au lieu de les juger parce qu’ils me ridiculisaient ou me manquaient d’égards, je me suis efforcé d’écouter les souffrances et les besoins qu’impliquait leur attitude. C’est alors que l’un d’entre eux explosa : « Mais c’est du n’importe quoi, votre truc. Imaginez que vous soyez en face de gars d’une autre bande. Ils sont armés et vous pas. Vous comptez rester planté là, à leur faire la causette ? À d’autres ! »

Une fois de plus, tout le monde éclata de rire, et, une fois de plus, je me concentrai sur leurs sentiments et leurs besoins :

 

— Vous en avez assez d’apprendre des choses qui n’ont aucune utilité dans ces situations ?

— Ça oui alors, et si vous viviez dans ce quartier, vous sauriez que ce n’est que du baratin.

— Vous auriez donc besoin d’être assurés que ceux qui vous enseignent quelque chose connaissent un tant soit peu votre quartier ?

— Tu l’as dit. J’en connais qui vous auraient réduit en bouillie sans vous laisser le temps de placer deux mots !

— Vous avez donc besoin d’être assurés que ceux qui essayent de vous enseigner quelque chose comprennent les dangers qu’il y a à vivre ici ?

 

Je continuai à les écouter de cette façon en reflétant tantôt verbalement, tantôt silencieusement ce que j’entendais. Cet échange se poursuivit pendant trois quarts d’heure, puis je perçus un déclic : ils sentaient que je les comprenais vraiment. Un conseiller du programme remarqua également que quelque chose avait basculé et leur demanda à haute voix : « Que pensez-vous de cet homme ? » Le jeune homme qui m’avait donné le plus de fil à retordre répondit : « De tous ceux que nous avons vus passer, c’est celui qui a le mieux su nous parler. »

Surpris, le conseiller se tourna vers moi et murmura : « Mais vous n’avez rien dit ! » En fait, j’en avais dit beaucoup en leur montrant qu’ils ne pouvaient rien me dire qui ne puisse être traduit en besoins et sentiments universels.

Nous en disons beaucoup en cherchant à entendre les sentiments et les besoins de l’autre.

L’empathie pour désamorcer le danger

La capacité à offrir de l’empathie à l’autre dans des moments de grande tension peut désamorcer les risques de violence.

Une enseignante qui travaillait dans les quartiers difficiles de Saint Louis nous raconta l’histoire suivante : un soir, elle était restée dans sa classe pour aider un élève après la fin des cours, tout en sachant que, pour des raisons de sécurité, les professeurs avaient été vivement encouragés à ne pas s’attarder dans les bâtiments. Un inconnu entra alors dans la pièce et l’apostropha :

 

JEUNE HOMME : Déshabille-toi.

ENSEIGNANTE : (Remarquant qu’il tremblait.) Je crois percevoir que vous avez très peur.

JEUNE HOMME : T’as entendu ce que je t’ai dit ? Déshabille-toi et plus vite que ça !

ENSEIGNANTE : J’ai l’impression que vous êtes très contrarié et que vous voulez que je fasse ce que vous me dites.

JEUNE HOMME : Bien vu, poupée, et il va t’arriver des bricoles si tu n’obéis pas.

ENSEIGNANTE : Voudriez-vous me dire s’il y a un autre moyen de vous satisfaire sans que vous me fassiez de mal ?

JEUNE HOMME : Déshabille-toi, je t’ai dit !

ENSEIGNANTE : J’entends que vous en avez vraiment envie, mais je veux aussi que vous sachiez que j’ai très peur et que je me sens très mal, et que je serais très reconnaissante si vous partiez sans me faire de mal.

JEUNE HOMME : Donne-moi ton sac à main.

 

La jeune femme tendit son sac à l’inconnu, soulagée d’échapper au viol. Elle expliqua par la suite que, à mesure qu’elle témoignait de l’empathie à son agresseur, elle sentait qu’il renonçait à son intention première.

Bien entendu, le succès de l’application de l’empathie dans cette histoire ne signifie pas qu’elle pourrait résoudre toutes les situations de ce genre. Il s’agit cependant d’une situation vécue.

Un agent de police venu assister à une séance de suivi de CNV me raconta l’histoire suivante.

 

Je suis ravi que vous nous ayez fait pratiquer l’empathie face à des gens en colère, la dernière fois. Quelques jours à peine après la séance, je suis allé arrêter quelqu’un dans une HLM. Lorsque nous sommes ressortis, une soixantaine de gens cernaient ma voiture et criaient à tue-tête : « Relâchez-le ! Il n’a rien fait ! Sales flics, vous êtes tous racistes ! » Je n’étais pas certain que l’empathie marcherait, mais je n’avais pas d’autre solution. Je leur ai donc reflété les sentiments que j’entendais, en leur disant par exemple : « Vous ne pensez donc pas que j’ai de bonnes raisons d’arrêter cet homme ? Vous pensez que cela a quelque chose à voir avec sa couleur de peau ? » Lorsque je leur eus ainsi reflété pendant quelques minutes leurs sentiments, l’hostilité retomba, et ils finirent par m’ouvrir un chemin jusqu’à ma voiture.

 

J’aimerais enfin rapporter l’histoire de cette participante qui nous raconta comment elle avait désamorcé la violence lors d’une garde de nuit dans un centre d’accueil pour toxicomanes de Toronto. Quelques semaines après avoir assisté à son premier séminaire de CNV, elle vit entrer un soir, vers onze heures, un homme qui était d’évidence sous l’emprise de drogues. Il exigea une chambre. Elle lui expliqua que toutes les chambres étaient prises et s’apprêtait à lui donner l’adresse d’un autre centre d’accueil lorsqu’il la plaqua au sol. « Le temps que je comprenne ce qui m’arrivait, il m’avait déjà maîtrisée, mis un couteau sous la gorge et il hurlait : “Ne me raconte pas d’histoire, salope ! Je sais que tu as une chambre !” »

Elle entreprit donc d’appliquer ce qu’elle avait appris en écoutant les sentiments et les besoins de son agresseur.

— Vous avez eu le réflexe d’y penser dans ces conditions ? lui demandai-je, impressionné.

— Je n’avais pas d’autre choix ! L’énergie du désespoir aiguise parfois notre sens de la communication ! Mais vous savez, Marshall, votre formule m’a beaucoup aidée… Je crois même qu’elle m’a sauvé la vie.

— Quelle formule ?

— Vous avez dit qu’il ne faut jamais lancer de « mais » à la tête d’une personne en colère. J’étais à deux doigts de lui dire : « Mais, puisque je vous dis que je n’ai pas de chambre ! » C’est alors que je me suis souvenue de votre petite phrase. Elle m’avait marquée parce que, la semaine précédente, je m’étais disputée avec ma mère, qui m’avait dit : « Je t’étranglerais quand je t’entends répondre “mais” à tout ce que je dis ! » Imaginez donc ! Si un « mais » fait cet effet à ma propre mère, comment aurait pu réagir cet inconnu ? Si je lui avais dit « Mais je n’ai pas de chambre ! » alors même qu’il hurlait de toutes ses forces, je suis persuadée qu’il m’aurait tranché la gorge.

J’ai respiré un grand coup et j’ai dit : « J’entends que vous êtes très en colère et que vous voulez qu’on vous donne une chambre. » Sans cesser de crier, il répondit : « Ce n’est pas parce que je suis drogué que je ne mérite pas le respect ! J’en ai marre que personne ne me respecte ! Mes parents ne me respectent pas, mais je vais en avoir, du respect ! » J’ai continué à me concentrer exclusivement sur ses sentiments et besoins : « En avez-vous assez de ne pas obtenir le respect que vous voulez ? »

— Combien de temps ce dialogue a-t-il duré ? demandai-je.

— Oh, une bonne demi-heure, répondit-elle.

— Vous deviez être terrifiée !

— Non, après les deux ou trois premiers échanges, je n’ai plus eu peur, car j’ai pris conscience d’un autre phénomène dont nous avions parlé ici : en me concentrant sur l’écoute de ses sentiments et de ses besoins, j’ai cessé de le voir comme un monstre. J’ai vu, comme vous l’aviez dit, comment les individus qui ont l’air de monstres sont simplement des êtres humains dont le langage et le comportement nous empêchent parfois de percevoir l’aspect profondément humain. Plus je parvenais à porter mon attention sur ses sentiments et ses besoins, mieux je le voyais comme un désespéré dont les besoins n’étaient pas assouvis. C’est là que j’ai commencé à me dire que si je focalisais mon attention là-dessus, il ne me ferait aucun mal. Et en effet, lorsqu’il eut reçu l’empathie dont il avait besoin, il m’a libérée, a rangé son couteau et je l’ai aidé à trouver une chambre dans un autre centre.

J’étais enchanté de constater qu’elle avait appris à réagir avec empathie dans une situation aussi extrême, mais son récit avait piqué ma curiosité :

— Pourquoi donc êtes-vous revenue ? lui demandai-je. Vous avez l’air d’avoir maîtrisé la CNV et vous devriez plutôt être en train d’enseigner aux autres ce que vous avez appris.

— Non, j’ai encore besoin de votre aide pour quelque chose de vraiment difficile…

— J’ose à peine imaginer ! Quel cas pourrait être plus délicat que celui-ci ?

— Ma mère… Je voudrais que vous m’aidiez. Malgré tout ce que j’ai compris sur l’effet du « mais », vous savez ce qui s’est passé ? Je suis allée dîner chez elle le lendemain et je lui ai raconté l’incident. « Si tu restes dans ce centre, tu finiras par nous faire attraper une crise cardiaque, à ton père et à moi ! Il faut que tu trouves autre chose ! » m’a-t-elle dit. Et devinez ce que je lui ai répondu ? « Mais, maman, c’est ma vie ! »

Je n’aurais pu trouver meilleur exemple pour illustrer la difficulté qu’il peut y avoir à manifester de l’empathie à sa propre famille !

Être empathique plutôt que répliquer « mais »à une personne en colère. Lorsque nous écoutons leurs sentiments et leurs besoins, nous ne voyons plus les individus comme des monstres. Il peut être très difficile d’être empathique avec ceux qui nous sont le plus proches.

Accepter un refus avec empathie

Dans la mesure où nous avons souvent tendance à interpréter le refus d’autrui (« Non », « Je ne veux pas »etc.) comme un rejet, il est important de savoir réagir avec empathie à ce type de message. Si nous les prenons contre nous, nous pouvons nous sentir blessés sans saisir les motivations profondes de l’autre. En revanche, en portant notre attention sur les sentiments et les besoins qui sous-tendent un refus, nous prenons conscience des désirs qui empêchent notre interlocuteur de répondre favorablement à notre demande.

Répondre à un refus avec empathie nous évite de le prendre mal.

 

Pendant la pause d’un atelier, j’invitai un jour une participante à venir déguster une glace avec le reste du groupe au café du coin. « Non ! » répondit-elle brusquement. Au ton de sa voix, j’interprétai sa réponse comme un rejet, mais j’eus le réflexe de rechercher les sentiments et les besoins qu’exprimait implicitement ce refus :

— J’ai l’impression que vous êtes en colère, dis-je. Est-ce bien cela ?

— Pas du tout. Je n’ai simplement aucune envie de me faire reprendre à chaque fois que j’ouvre la bouche.

Comprenant qu’elle éprouvait davantage de crainte que de colère, je vérifiai auprès d’elle :

— Vous avez donc des appréhensions et vous voulez vous protéger pour ne pas vous retrouver dans une situation où vous risqueriez d’être jugée sur votre façon de communiquer ?

— En effet. Je me vois déjà assise en face de vous pendant que vous épiez tout ce que dis.

Je compris que la façon dont j’avais reformulé les paroles des participants pendant l’atelier l’avait effrayée. En réagissant avec empathie à son message, je ne ressentais plus le mordant de son refus. J’entendais désormais qu’elle voulait éviter de recevoir en public un tel commentaire. Je l’assurai que je ne jugerais pas sa façon de communiquer devant des tiers, puis je la consultai sur ce qu’il lui faudrait pour se sentir en sécurité avec mes commentaires. Elle se joignit alors volontiers à notre groupe.

L’empathie pour redonner vie à une conversation

Chacun de nous s’est un jour ou l’autre trouvé au milieu d’une conversation qui lui paraissait être « sans vie ». En société, il nous est sans doute arrivé d’entendre parler quelqu’un sans ressentir le moindre lien avec lui, ou bien d’être confronté à une intarissable logorrhée. Le dialogue perd de sa vitalité lorsque nous nous déconnectons des sentiments et besoins qui motivent les paroles de l’autre et des demandes associées à ces besoins. C’est un phénomène courant lorsque les gens parlent sans être conscients de leurs sentiments, besoins ou demandes. Au lieu de participer à un échange plein de vie, nous avons alors l’impression de n’être que de simples réceptacles de leurs paroles.

Comment et quand interrompre un dialogue « mortel » pour le ramener à la vie ? À mon sens, le mieux est d’agir dès que nous perdons intérêt à la conversation. Plus on attend, plus il est difficile de rester courtois en intervenant. Il ne s’agit pas d’interrompre l’autre pour accaparer la parole, mais pour l’aider à faire le lien avec ce qui le motive vraiment au-delà des mots qu’il prononce.

Pour ce faire, nous recherchons les sentiments et besoins qu’il peut éprouver. Ainsi, si une vieille tante commence à raconter pour la énième fois comment, il y a vingt ans, son mari l’a abandonnée avec deux enfants en bas âge, nous pourrions l’interrompre de la façon suivante : « Tantine, tu sembles souffrir encore du fait que tu aurais aimé être traitée avec plus de considération. » Les gens n’ont souvent pas conscience que c’est d’empathie qu’ils ont besoin. Ils ne réalisent pas davantage qu’ils ont plus de chances de l’obtenir en exprimant leurs sentiments et leurs besoins du moment plutôt qu’en racontant inlassablement les injustices et difficultés de leur passé.

Pour redonner vie à une conversation, interrompre de façon empathique.

 

Nous pouvons encore raviver le dialogue en exprimant ouvertement notre désir de nous sentir plus proches de notre interlocuteur et en sollicitant des informations susceptibles de nous aider à établir une relation de qualité. Lors d’une réception, j’étais submergé par des flots de paroles qui me semblaient sans vie. Je m’adressai alors aux neuf personnes qui formaient notre cercle : « Excusez-moi, je perds patience car j’aimerais me sentir plus proche de vous, mais notre conversation ne me permet pas d’y arriver. Je voudrais savoir si notre conversation satisfait vos besoins et, le cas échéant, lesquels. »

Mes neuf interlocuteurs me regardèrent comme si je venais de jeter un rat dans la soupe. Fort heureusement, je cherchai aussitôt à identifier les sentiments et les besoins que couvrait leur silence : « Êtes-vous contrariés que je vous aie interrompus parce que vous auriez aimé poursuivre cette conversation ? » demandai-je.

Après un autre silence, l’un d’entre eux finit par répondre : « Non, je ne suis pas contrarié. Je réfléchissais à votre question. Cette conversation ne me satisfaisait pas. En fait, elle m’ennuyait à mourir. »

Sur le moment, sa réponse me surprit, car c’était précisément lui qui avait alimenté la fameuse conversation. Mais j’ai compris depuis lors que les conversations qui sont sans vie pour l’auditoire le sont également pour l’orateur.

Les propos qui ennuient l’auditoire ennuient aussi l’orateur.

 

Il peut certes sembler délicat d’interrompre quelqu’un au beau milieu d’une phrase, mais un sondage que j’ai réalisé auprès de plusieurs dizaines de personnes démontre que cette attitude est souvent mieux perçue qu’on ne pourrait le penser. À la question : « Si ce que vous dites n’intéresse plus votre interlocuteur, préférez-vous qu’il continue à faire semblant de vous écouter ou qu’il vous interrompe ? », à une exception près, toutes les personnes interrogées affirmèrent préférer être interrompues. Ces résultats m’ont encouragé et convaincu qu’il est plus courtois d’interrompre l’autre que de faire semblant de l’écouter, car chacun de nous souhaite que ses paroles soient pour les autres une richesse et non un fardeau.

L’orateur préfère être interrompu plutôt que l’on fasse semblant de l’écouter.

L’empathie pour le silence

L’un des messages que nous avons le plus de mal à considérer avec empathie est le silence – tout particulièrement lorsque nous avons exprimé notre vulnérabilité et que nous attendons une réaction de notre interlocuteur. Dans ces moments, il est très facile de voir dans le silence de l’autre une confirmation de nos pires craintes et d’oublier de rechercher les sentiments et les besoins implicites dans l’absence de réponse.

Un jour que j’intervenais auprès des employés d’une entreprise, je parlai de quelque chose qui me touchait profondément et je me mis à pleurer. Lorsque je relevai les yeux, j’affrontai le silence du directeur – chose qu’il m’était difficile de recevoir. Il détourna le regard et j’interprétai son attitude comme une marque de dédain. J’eus fort heureusement le réflexe de porter mon attention sur les sentiments qui pouvaient l’habiter : « J’ai l’impression que vous répugnez à me voir pleurer, et que vous auriez préféré que la personne qui conseille votre personnel maîtrise mieux ses émotions. »

L’empathie pour le silence : écouter les sentiments et les besoins de celui qui se tait.

 

S’il avait confirmé cette interprétation, j’aurais pu admettre que nous ne partagions pas les mêmes valeurs sur l’expression des émotions, sans penser pour autant que j’avais eu tort de me laisser aller à pleurer. Mais contre toute attente, il répondit : « Non, pas du tout. Je pensais simplement à ma femme, qui aimerait tellement que je sois capable de pleurer. » Sur ce, il nous confia qu’il était en instance de divorce et que son épouse disait depuis longtemps qu’auprès de lui elle avait l’impression de vivre avec une pierre.

À l’époque où j’exerçais la psychothérapie, je reçus la visite des parents d’une jeune femme de vingt ans, suivie par des psychiatres. Elle était sous traitement depuis plusieurs mois, avait été hospitalisée et avait subi plusieurs électrochocs. Depuis trois mois, elle s’était enfermée dans le mutisme le plus complet. Lorsqu’ils l’emmenèrent à mon cabinet, ils durent la porter, car elle n’effectuait plus d’elle-même le moindre mouvement.

Dès le début de la consultation, elle resta prostrée dans son fauteuil, tremblante, les yeux rivés au sol. M’efforçant d’établir un lien d’empathie avec les sentiments et besoins qu’exprimait son message non verbal, je dis : « Il me semble que vous êtes effrayée et que vous voudriez être sûre que vous pouvez parler sans crainte. Est-ce bien cela ? »

Voyant qu’elle ne réagissait pas, j’exprimai mes propres sentiments : « Je suis très préoccupé de vous voir comme cela et j’aimerais que vous me disiez s’il y a quelque chose que je peux dire ou faire pour vous aider à vous sentir plus en sécurité. » Toujours pas de réponse. Je passai les quarante minutes suivantes à tenter de décoder ses sentiments et ses besoins ou à exprimer les miens. Elle ne laissait strictement rien paraître, pas le moindre signe indiquant qu’elle comprenait que j’étais en train d’essayer de communiquer avec elle. Finalement, je lui dis que j’étais fatigué et que je souhaitais la revoir le lendemain.

Les deux séances suivantes se déroulèrent exactement comme la première. Je continuai à concentrer mon attention sur ses sentiments et besoins, disant ce que je comprenais, tantôt à voix haute, tantôt en silence pour moi-même. De temps en temps, je lui faisais part de ce que j’éprouvais en mon for intérieur. Elle restait enfoncée dans son fauteuil, tremblante, sans desserrer les dents.

Au quatrième jour, alors qu’elle ne réagissait toujours pas, je m’approchai et lui pris la main. Ne sachant pas si mes paroles traduisaient ma sollicitude à son égard, j’espérais que le contact physique serait plus efficace. Au premier contact, ses muscles se crispèrent et elle se recroquevilla encore plus dans son fauteuil. Je m’apprêtai à desserrer mon étreinte, mais je me ravisai en sentant un léger relâchement. Elle se détendit peu à peu. Je gardai sa main dans la mienne quelques minutes de plus, tout en lui parlant comme je l’avais fait pendant les premiers jours. Elle ne disait toujours rien.

Le lendemain, en arrivant, elle semblait encore plus tendue qu’auparavant, à cette différence près qu’elle me tendit un poing fermé en détournant le visage. Je fus tout d’abord déconcerté par ce geste, mais je compris qu’elle me donnait quelque chose. Je dépliai ses doigts et trouvai dans sa paume un billet froissé où était griffonné un message : « S’il vous plaît, aidez-moi à dire ce qui est à l’intérieur. »

J’étais enchanté de recevoir ce signe, qui témoignait de son désir de communiquer. Au bout d’une heure d’encouragements, elle finit par articuler une première phrase, doucement et avec appréhension. Lorsque je lui reformulai ce que je l’avais entendue dire, elle sembla soulagée, puis continua à parler, lentement, craintivement. Un an plus tard, elle m’envoya une copie de quelques morceaux choisis de son journal.

 

Je suis sortie de l’hôpital. Finis, les électrochocs et les traitements puissants. C’était vers avril Je n’ai aucun souvenir des trois mois, ni même des trois ans et demi qui ont précédé ce mois d’avril.

Il paraît qu’à ma sortie de l’hôpital, en rentrant chez moi, j’ai passé toute une période à ne rien manger, à ne rien dire. Je voulais rester tout le temps au lit. C’est alors qu’on m’a envoyée consulter le Dr Rosenberg. Je ne me souviens pas de grand-chose des deux ou trois mois qui ont suivi, mis à part les moments passés au cabinet du Dr Rosenberg, à parler avec lui.

J’avais commencé à me « réveiller » dès la première séance, à lui faire part de ce qui me contrariait – ce dont je n’avais jamais imaginé parler à qui que ce soit. Et je me souviens combien cela a été important pour moi. J’avais tellement de mal à parler. Mais le Dr Rosenberg s’intéressait à moi et le montrait et j’avais envie de parler avec lui. Lorsque j’avais fait sortir quelque chose, j’étais toujours contente. Je me rappelle avoir compté les jours, les heures même, qui me séparaient du prochain rendez-vous.

J’ai également appris qu’il n’y a pas que du mauvais à regarder la réalité en face. Je me rends de plus en plus compte de ce que j’ai envie d’oser et des choses que j’ai besoin de faire par moi-même. C’est effrayant. Et très dur. Et c’est tellement décourageant de voir que, même quand je fais tout mon possible, je peux encore échouer lamentablement. Mais le bon côté de la réalité, c’est que j’ai vu qu’elle comporte aussi des aspects formidables.

Depuis un an, je découvre à quel point il peut être agréable de partager ce que je suis avec d’autres personnes. Je pense que je n’ai encore vu qu’une facette de cette joie de parler à d’autres personnes, et de les voir véritablement écouter – et même parfois véritablement comprendre.

 

Je ne cesse de m’émerveiller devant les vertus curatives de l’empathie. J’ai vu à plusieurs reprises des gens dépasser les effets paralysants de la douleur psychologique dès lors qu’ils avaient assez de contact avec quelqu’un capable de les écouter avec empathie. Lorsque nous écoutons, nous n’avons besoin ni de connaissances en psychologie, ni de formation en psychothérapie. L’important, c’est de savoir être présents aux sentiments et aux besoins spécifiques que ressent un individu ici et maintenant.

Le secret de l’empathie réside dans notre capacité à être présent.

Résumé

Développer notre capacité à être empathiques nous permet de demeurer sincères, vulnérables, de désamorcer les risques de violence, d’entendre un refus sans y voir un rejet, de redonner vie à une conversation, et même d’entendre les sentiments et besoins exprimés par un silence. On parvient souvent à dépasser les effets paralysants de la douleur psychologique lorsqu’on entretient un lien assez fort avec quelqu’un qui peut nous entendre avec empathie.

   

« Devenons le changement que nous souhaitons voir dans le monde. »

MAHATMA GANDHI

 

Nous avons vu la contribution que la CNV peut apporter aux relations avec les amis et la famille, sur le lieu de travail et dans le domaine politique. Cependant, c’est dans la manière dont nous nous traitons nous-mêmes qu’elle joue le rôle le plus important. Lorsque nous exerçons une violence intérieure à notre propre égard, il est difficile d’éprouver une bienveillance véritable vis-à-vis des autres.

Souvenons-nous de ce qui nous rend unique

Dans la pièce de Herb Gardner intitulée Des clowns par milliers, le protagoniste refuse de laisser partir son neveu de douze ans à l’Assistance publique car, déclare-t-il : « Je veux qu’il sache exactement quelle est cette chose qui le rend unique, sinon, lorsqu’elle commencera à lui échapper, il ne s’en apercevra pas. Je veux qu’il garde les yeux ouverts et… qu’il voie… les possibilités illimitées qui s’offrent à lui. Je veux qu’il sache que cela vaut bien la peine de bousculer un peu le monde lorsqu’on le peut. Et je veux qu’il connaisse l’importante raison, subtile et dissimulée, pour laquelle il est arrivé sur terre sous la forme d’un être humain et non d’une chaise. »

Je suis très inquiet de voir que bon nombre d’entre nous ont perdu conscience de « cette chose qui nous rend uniques » ; nous avons oublié l’« importante raison, subtile et dissimulée » que l’oncle voulait si ardemment que son neveu connaisse. Lorsque les jugements critiques que nous portons sur nous-mêmes nous empêchent de voir notre beauté intérieure, nous nous coupons de l’énergie divine qui est notre source. Si nous sommes conditionnés à nous considérer comme des objets – des objets pleins de défauts –, est-il étonnant si, souvent, nous finissons par avoir un rapport violent avec nous-mêmes ?

En fait, la CNV pourrait servir avant tout à développer notre bienveillance envers nous-mêmes.

 

L’évaluation que nous faisons de nous-mêmes, instant par instant, est un domaine important où nous pouvons remplacer la violence par de la compassion. Puisque nous voulons que toutes nos actions contribuent à embellir la vie, il est essentiel de savoir évaluer les événements et les situations d’une façon qui nous aide à apprendre et à faire en permanence les choix qui nous seront bénéfiques. Malheureusement, la manière dont nous avons été conditionnés à nous évaluer nous conduit souvent à nous haïr nous-mêmes plutôt qu’à apprendre.

Nous utilisons la CNV pour nous évaluer de manière à grandir et non à nous haïr.

Nous évaluer lorsque nous avons été moins que parfaits

Lors de mes ateliers, je demande habituellement aux participants de se souvenir d’une situation récente dans laquelle ils ont fait quelque chose qu’ils regrettent. Ensuite, nous observons ce qu’ils se sont dit juste après avoir fait ce qu’on appelle dans le langage courant une « erreur » ou une « faute ». Les réflexions habituelles sont : « C’était pas malin » « Comment as-tu pu faire une chose aussi stupide ? » « Qu’est-ce qui t’a pris ? » « Tu as le chic pour tout gâcher ! » « Quel égoïste ! »

Ces personnes ont appris à porter sur elles-mêmes des jugements qui impliquent que ce qu’elles ont fait était faux ou mauvais ; en se réprimandant elles-mêmes, elles supposent implicitement qu’elles méritent de souffrir des conséquences de leurs actes. Il est tragique que nous soyons si nombreux à nous empêtrer dans la haine de nous-mêmes au lieu de tirer parti de nos erreurs, qui nous montrent nos limites et nous invitent à grandir.

Même lorsqu’il nous arrive de « prendre une bonne leçon » des erreurs que nous jugeons sévèrement, je suis préoccupé par la nature de l’énergie qui nous amène à changer et à apprendre de cette manière. J’aimerais que le changement soit stimulé par un vrai désir de rendre la vie plus belle pour nous ou pour les autres, et non par des énergies destructrices comme la honte ou la culpabilité.

Si la manière dont nous nous évaluons nous conduit à ressentir de la honte et à modifier notre comportement en conséquence, nous permettons à cette haine de nous-mêmes d’être le guide de notre évolution et de notre apprentissage. La honte est une forme de haine de soi et les actes qui en résultent ne sont ni libres ni joyeux. Même si nous avons l’intention de nous comporter avec plus de gentillesse et de sensibilité, si l’autre sent que nos actions sont motivées par la honte ou la culpabilité, il sera moins enclin à apprécier ce que nous faisons que si nous sommes animés uniquement par le désir humain de contribuer à la vie.

Dans notre langage, il existe un mot qui possède un pouvoir énorme pour engendrer la honte et la culpabilité. Ce mot violent, dont nous nous servons habituellement pour nous évaluer, est ancré si profondément dans notre conscience que beaucoup d’entre nous auraient bien du mal à s’en passer. Il s’agit du verbe « devoir », dans des expressions comme « j’aurais dû savoir » ou « je n’aurais pas dû faire cela ». La plupart du temps, lorsque nous utilisons ce terme vis-à-vis de nous-mêmes, nous refusons d’apprendre parce que « devoir » implique que nous n’avons pas le choix. Lorsqu’on essaie de leur imposer une quelconque exigence, les êtres humains ont tendance à se rebeller parce que leur autonomie – leur besoin pressant d’avoir le choix – est menacée. C’est ainsi que nous réagissons face à la tyrannie, même si cette tyrannie vient de nous-mêmes sous la forme d’un « je dois ».

On retrouve le même genre d’exigence vis-à-vis de soi-même dans l’auto-évaluation suivante : « C’est affreux, ce que je suis en train de faire. Il faut vraiment que j’y fasse quelque chose ! » Pensez un moment à toutes les personnes que vous avez entendues dire « Il faut vraiment que j’arrête de fumer » ou « Il faut vraiment que je fasse plus de sport ». Elles passent leur temps à dire ce qu’elles « doivent » faire et, en même temps, à refuser de le faire parce que l’être humain n’est pas de nature soumise. Nous ne sommes pas faits pour obéir aux ordres des « je dois » et « il faut », qu’ils viennent de l’extérieur ou de l’intérieur de nous-mêmes. Et si nous nous plions et nous soumettons à ces exigences, l’énergie que nous y consacrons est dépourvue de toute joie porteuse de vie.

Éviter les « je dois » !

Traduire les jugements envers nous-mêmes et nos exigences intérieures

Lorsque nous nous adressons régulièrement des jugements, des reproches et des ordres intérieurs, il n’est pas surprenant que notre estime de nous-mêmes cède devant l’impression de « ressembler davantage à une chaise qu’à un être humain ». Un principe de base en CNV consiste à estimer que, lorsque nous suggérons qu’une personne est en tort ou est mauvaise, nous voulons dire en réalité qu’elle n’agit pas en harmonie avec nos besoins. S’il se trouve que la personne que nous jugeons est nous-mêmes, nous disons, dans ce cas, « Je ne suis pas en harmonie avec mes besoins lorsque je me comporte ainsi ». Je suis convaincu que si nous apprenons à nous évaluer sous l’angle de la satisfaction de nos besoins, nous aurons beaucoup plus de chances de tirer profit de cette évaluation.

Notre défi, lorsque nous accomplissons un acte qui n’est pas au service de la vie, consiste alors à nous évaluer instant par instant d’une manière qui nous permettra d’évoluer à la fois :

1) dans le sens où nous souhaitons aller ;

2) et dans le respect et la bienveillance pour nous-mêmes, plutôt que dans la haine de soi, la culpabilité ou la honte.

Les jugements vis-à-vis de nous mêmes, comme tous les jugements, sont des expressions tragiques de nos besoins insatisfaits.

Le deuil en CNV

Après avoir passé une période de notre vie à l’école et dans la société, il est probablement trop tard, pour la plupart d’entre nous, pour entraîner notre esprit à se concentrer uniquement sur nos besoins et nos valeurs, à chaque instant. Néanmoins, tout comme nous avons appris à traduire les jugements lors de nos conversations avec les autres, nous pouvons aussi nous entraîner à reconnaître nos jugements intérieurs et à porter immédiatement notre attention sur les besoins qui les sous-tendent.

Par exemple, si nous nous surprenons à nous faire des reproches en réaction à une chose que nous avons faite (« Tu as vu, tu as de nouveau tout gâché ! »), nous pouvons nous arrêter tout de suite et nous demander : « Quel est le besoin insatisfait qui s’exprime au travers de ce jugement moral ? » Lorsque nous nous relierons à ce besoin – et il peut y avoir plusieurs couches de besoins – nous constaterons un changement très perceptible dans notre corps. La honte, la culpabilité ou la dépression que nous ressentons sans doute lorsque nous nous critiquons pour avoir « à nouveau tout gâché » céderont la place à des sentiments différents. Qu’il s’agisse de tristesse, de frustration, de déception, de peur, de souffrance ou d’autre chose encore, c’est pour une bonne raison que la nature nous a dotés de ces sentiments : ils nous poussent à agir dans le but de satisfaire nos besoins et de respecter nos valeurs. Les effets qu’ils produisent sur notre esprit et notre corps sont très différents de la honte, de la culpabilité et de la dépression qui apparaissent lorsque nous sommes coupés de nous-mêmes.

Le deuil en CNV : nous relier aux sentiments et aux besoins insatisfaits qui naissent d’actes passés que nous regrettons à présent.

 

Le deuil en CNV consiste à se relier pleinement aux besoins insatisfaits et aux sentiments qui apparaissent lorsque nous avons été moins que parfaits. Nous faisons l’expérience du regret, mais d’un regret qui nous aide à tirer les leçons de nos actes sans nous faire des reproches ou nous détester. Nous évaluons la manière dont notre comportement est allé à l’encontre de nos propres besoins et valeurs, et nous accueillons les sentiments qui émergent de cette prise de conscience. Lorsque nous dirigeons notre conscience sur nos besoins, nous sommes naturellement stimulés à trouver des pistes créatives pour les satisfaire. À l’inverse, les jugements moralisateurs auxquels nous faisons appel lorsque nous nous critiquons tendent à brouiller ces pistes et à nous maintenir dans un état d’autopunition.

Nous pardonner

Nous donnons suite au deuil en nous pardonnant à nous-mêmes. En portant notre attention vers la partie de nous-mêmes qui a choisi d’agir de manière à aboutir à la situation actuelle, nous nous demandons : « Lorsque j’ai fait ce que je regrette maintenant, quels sont les besoins que j’essayais de combler ? » Je crois au fait que les êtres humains agissent toujours pour servir des besoins et des valeurs, que ces actes comblent ou non le besoin, ou que nous finissions par nous en réjouir ou par les regretter.

En nous écoutant de façon empathique, nous pouvons repérer le besoin à l’origine de nos actes. Nous arrivons à nous pardonner dès l’instant où ce lien empathique est établi. Nous pouvons alors reconnaître que l’acte que nous avions choisi avait pour but de servir la vie, tout en apprenant, par le processus du deuil, en quoi ce choix n’a pas nourri nos besoins.

Nous pardonner selon la CNV : Nous relier aux besoins que nous tentons de satisfaire par les actes que nous regrettons à présent.

 

Pour nous manifester de la compassion, il est important que nous puissions embrasser avec empathie les deux parties de nous-mêmes – celle qui regrette un acte passé et celle qui a accompli cet acte au départ. Le processus du deuil et du pardon nous libère en nous permettant d’apprendre et de grandir. En nous reliant instant par instant à nos besoins, nous développons notre aptitude créatrice à agir en harmonie avec eux.

L’enseignement du costume à pois

J’aimerais illustrer le processus du deuil et du pardon de soi par une expérience personnelle. La veille d’un atelier important, je m’étais acheté, pour l’occasion, un costume d’été gris clair. À la fin de l’atelier qui avait réuni beaucoup de participants, nombre d’entre eux se précipitèrent vers moi pour me demander mon adresse, un autographe et des informations diverses. Comme il me restait peu de temps avant mon rendez-vous suivant, je me dépêchai de répondre à toutes les demandes, signant et griffonnant sur les nombreux morceaux de papier qu’on me tendait. Tandis que je m’éclipsais, je glissai mon stylo – sans le capuchon – dans la poche de mon nouveau costume. Une fois dehors, je découvris avec horreur qu’au lieu du joli costume gris clair, je portais à présent un costume à pois !

Pendant vingt minutes, je fus très dur avec moi-même. « Comment as-tu pu être aussi négligent ? Quel idiot ! » Je venais juste de massacrer un tout nouveau costume : si j’avais besoin de compassion et de compréhension, c’était bien à cet instant, et pourtant j’étais là à me traiter de telle manière que j’en souffrais encore davantage.

Heureusement – après seulement vingt minutes – je pris conscience de ce que j’étais en train de faire. Je m’arrêtai, recherchai le besoin que je n’avais pas comblé en laissant mon stylo ouvert, et me demandai : « Quel est le besoin qui m’a amené à me juger “négligent” et “stupide” ? »

Immédiatement, je vis qu’il s’agissait de mieux prendre soin de moi, de faire plus attention à mes propres besoins alors que je me précipitais pour satisfaire ceux des autres. Dès que je me reliai à cette partie de moi et à cette envie profonde d’être davantage conscient et soucieux de mes propres besoins, mes sentiments se métamorphosèrent. Je sentis la tension dans mon corps se relâcher tandis que ma colère, ma honte et ma culpabilité se dissipaient. Je fis en entier le deuil de mon costume massacré et du stylo non refermé en laissant entrer en moi la tristesse, accompagnée de l’envie de mieux prendre soin de moi.

Nous avons de la compassion pour nous-mêmes lorsque nous sommes capables d’embrasser tous les aspects de nous-mêmes et de reconnaître les besoins et valeurs exprimés par chacun d’entre eux.

 

Ensuite, je tournai mon attention vers le besoin que je nourrissais au moment de glisser le stylo ouvert dans ma poche. Je me rendis compte de la valeur que j’attachais à prendre en compte les besoins des autres. Bien sûr, en m’occupant si bien de leurs besoins, je n’avais pas pris le temps d’en faire de même à mon égard. Cependant, au lieu de m’adresser des reproches, je ressentis une vague de compassion envers moi, en me rendant compte que même la précipitation et le manque d’attention avec lesquels j’avais rangé mon stylo étaient une manière de combler mon besoin de traiter les autres avec bienveillance !

Dans ce lieu de compassion, il me fut possible d’embrasser ces deux besoins : prêter attention de façon bienveillante aux besoins des autres, d’une part, et, de l’autre, être à l’écoute des miens et en prendre davantage soin. En étant conscient des deux besoins, je peux, dans des situations similaires, imaginer des comportements différents et trouver des solutions plus constructives que si je noie cet état de conscience dans un océan de jugements sur moi-même.

Ne faisons rien si ce n’est par jeu !

En plus du processus du deuil et du pardon de soi, j’aimerais souligner un autre aspect de la compassion vis-à-vis de soi : il concerne l’énergie qui est derrière chacune de nos actions. Lorsque je dis « Ne faisons rien si ce n’est par jeu ! » certains me prennent pour un extrémiste, voire un fou. Pourtant, je crois très sincèrement qu’une forme importante de la bienveillance vis-à-vis de soi consiste à faire des choix motivés uniquement par le désir de contribuer à la vie, plutôt que par la peur, la culpabilité, la honte, le devoir ou l’obligation. Lorsque nous sommes conscients du désir de servir la vie qui sous-tend nos actions, lorsque la seule énergie qui nous motive est de rendre notre vie et celle des autres plus belles, même un travail acharné comporte un élément de jeu. L’inverse est également vrai : lorsque nous pratiquons une activité habituellement joyeuse par obligation, devoir, peur, culpabilité ou honte, elle perd son côté exaltant et finit par susciter une résistance.

Au chapitre 2, nous envisagions de remplacer le langage impliquant une absence de choix par un langage reconnaissant l’existence du choix. Il y a de nombreuses années, je me suis lancé dans une activité qui a multiplié les occasions de joie et de bonheur dans ma vie, tout en réduisant la dépression, la culpabilité et la honte. Je la présente ici comme un moyen d’approfondir notre compassion envers nous-mêmes, de nous aider à vivre notre vie comme un jeu joyeux, en restant ancrés dans la conscience que tout ce que nous faisons est motivé par notre besoin d’embellir la vie.

Dans nos actions, soyons animés par le désire de contribuer à la vie plutôt que par la peur, la culpabilité, la honte ou l’obligation.

Traduire « je dois » en « je choisis »

1re étape : Quels sont les actes de votre vie que vous ne vivez pas comme un jeu ? Je vous propose d’écrire sur une feuille de papier toutes ces choses que vous vous dites devoir faire, toutes les activités que vous redoutez mais que vous faites quand même parce qu’il vous semble que vous n’avez pas le choix.

Lorsque j’ai d’abord relu ma propre liste, le fait qu’elle soit si longue me fit comprendre pourquoi je passais autant de temps à ne pas profiter de la vie. Je me rendis compte du nombre de choses que je faisais, dans une journée ordinaire, en me faisant croire à moi-même que je n’avais pas le choix.

Le premier point sur ma liste était « rédiger des rapports cliniques ». La rédaction de ces rapports était un calvaire, et pourtant j’y consacrais au moins une heure par jour. La deuxième obligation de ma liste consistait à « conduire les gamins à l’école ».

 

2e étape : Lorsque vous aurez établi votre liste, je vous invite à reconnaître sincèrement que vous faites ces choses parce que vous choisissez de les faire, et non parce que vous en avez l’obligation. Insérez les mots « Je choisis de… » devant chaque point de votre liste.

Je me souviens de ma propre résistance à cette étape. « Rédiger des rapports cliniques, me répétais-je à moi-même, je ne choisis pas de le faire ! Il faut que je le fasse. Je suis psychologue clinicien. Je suis obligé de rédiger ces rapports. »

 

3e étape : Après avoir reconnu que vous choisissez de faire certaines choses, tentez de trouver l’intention qu’il y a derrière ce choix en complétant la phrase de la manière suivante : « Je choisis de… parce que je veux… »

 

J’eus tout d’abord bien du mal à déterminer ce que je voulais en écrivant des rapports cliniques. Il y avait déjà plusieurs mois que je m’étais déjà rendu compte que ces rapports n’étaient pas suffisamment utiles à mes patients pour justifier le temps que j’y consacrais, alors pourquoi continuais-je à investir autant d’énergie dans leur rédaction ? Je me rendis compte finalement que je choisissais d’écrire les rapports uniquement parce que je voulais l’argent qu’ils me rapportaient. Depuis cette prise de conscience, je n’ai plus jamais rédigé un seul rapport clinique. Je ne peux pas vous dire à quel point je me sens joyeux simplement en pensant au nombre de rapports cliniques que je n’ai pas rédigés depuis lors, il y a trente-cinq ans ! Lorsque je me rendis compte que l’argent était ma motivation première, je vis immédiatement que je pouvais trouver d’autres moyens de subvenir à mes besoins financiers et que, en réalité, je préférais encore fouiller dans les poubelles pour trouver de la nourriture plutôt que de rédiger un seul rapport clinique de plus.

 

Le point qui venait après dans ma liste des tâches que j’accomplissais sans joie était la conduite des enfants à l’école. Lorsque j’analysai les raisons qui motivaient cette corvée, je me mis à apprécier les avantages, pour mes enfants, de fréquenter cette école en particulier. Ils auraient facilement pu se rendre à pied à l’école du quartier, mais celle où ils allaient était bien plus en harmonie avec mes valeurs éducatives. Je continuai donc de les y conduire, mais avec une autre énergie. Au lieu de me dire « Oh, zut ! c’est mon tour de conduire les gamins aujourd’hui », j’étais conscient de mon but, qui était de donner à mes enfants une qualité d’enseignement qui me tenait vraiment à cœur. Bien entendu, il m’était parfois nécessaire de me rappeler, deux ou trois fois pendant le trajet, de recentrer mon attention sur ce qui motivait mon action.

Chaque fois que nous faisons un choix, soyons conscient du besoin qu’il sert.

Cultivons la conscience de l’énergie qui motive nos actions

En relisant la phrase « Je choisis de… parce que je veux… » vous découvrirez peut-être – comme je l’ai fait pour la conduite des enfants à l’école – les valeurs importantes qui motivent vos choix. Je suis convaincu que lorsque nous avons clarifié les besoins servis par nos actions, nous pouvons vivre celles-ci comme un jeu, même si elles entraînent un travail acharné, des difficultés ou une frustration.

 

Pour certains des points sur votre liste, vous découvrirez peut-être une ou plusieurs des motivations suivantes :

 

Pour l’argent

 

L’argent est, dans notre société, une forme très importante de récompense extrinsèque. Les choix motivés par le désir d’une récompense sont coûteux : ils nous privent de la joie de vivre qui accompagne les actions fondées sur l’intention claire de contribuer à un besoin humain. L’argent n’est pas un « besoin » tel que nous le définissons en CNV ; il s’agit de l’une des innombrables stratégies que nous pouvons choisir pour s’occuper d’un besoin.

 

Pour l’approbation

 

Comme l’argent, l’approbation des autres est une forme de récompense extrinsèque. Notre culture nous a habitués à être avides d’approbation. Nous avons fréquenté des écoles où c’est par le biais de facteurs extrinsèques qu’on nous a motivés à étudier ; nous avons grandi dans des familles où nous étions récompensés d’être de petits enfants bien sages, et punis lorsque ceux qui s’occupaient de nous nous jugeaient autrement. C’est ainsi que, en tant qu’adultes, nous nous méprenons facilement en pensant que la vie consiste à faire des choses pour être récompensés ; nous sommes toujours en quête d’un sourire, d’un compliment, d’un jugement verbal nous qualifiant de « type bien », « bon parent », « bon citoyen », « bon travailleur », « bon copain », etc. Nous agissons pour nous faire aimer des autres et nous évitons ce qui pourrait les amener à ne pas nous apprécier ou à nous punir.

Je trouve dramatique que nous en fassions autant pour acheter l’amour des autres et que nous partions de l’idée que nous devons renoncer à nous-mêmes et agir pour les autres dans le but de nous faire aimer. En réalité, si nous agissons uniquement pour servir la vie, nous verrons que les autres nous apprécient. Néanmoins, leur appréciation n’est qu’un mécanisme de retour confirmant que nos efforts ont eu l’effet désiré. Reconnaître que l’on a choisi de mettre ses forces au service de la vie et qu’on y est parvenu avec succès permet d’éprouver une joie sincère et un contentement de soi que l’approbation des autres ne peut pas nous procurer.

 

Pour échapper à la punition

 

Certains d’entre nous paient leurs impôts en premier lieu pour éviter d’être punis. Par voie de conséquence, ils risquent fort d’appréhender ce rituel annuel avec une certaine mauvaise volonté. Je me souviens pourtant que, lorsque j’étais enfant, mon père et mon grand-père avaient une tout autre approche vis-à-vis des impôts. Ils avaient immigré de Russie aux États-Unis et souhaitaient apporter leur soutien à un gouvernement qui, selon eux, protégeait les gens bien mieux que le tsar. En pensant aux nombreuses personnes qui bénéficiaient d’une assistance grâce à l’argent de leurs impôts, ils éprouvaient un véritable plaisir à envoyer leur chèque au gouvernement américain.

 

Pour éviter la honte

 

Il se peut que nous fassions certaines choses simplement pour éviter la honte. Nous savons que si nous ne les faisons pas, nous finirons par nous juger nous-mêmes très sévèrement, en entendant notre propre voix nous dire combien nous avons tort ou sommes stupides. Si nous agissons uniquement par souci d’éviter la honte, nous finirons généralement par détester ce que nous faisons.

 

Pour éviter la culpabilité

 

À d’autres moments, nous pensons peut-être « Si je ne fais pas telle chose, je vais décevoir ». Nous avons peur de finir par nous sentir coupables de ne pas avoir été à la hauteur des attentes des autres. Il y a un monde de différence entre faire quelque chose pour quelqu’un afin de ne pas se sentir coupable ou le faire en étant clairement conscient de son besoin de contribuer au bonheur de l’autre. Le premier monde est un monde plein de misère, le second un monde plein d’amusement.

Soyons conscient des choses que nous faisons par désir d’argent ou pour l’approbation des autres, par peur, par honte ou par culpabilité. Sachons ce qu’elles nous coûtent.

 

Par obligation

 

Lorsque nous employons un langage qui dénie le choix, par exemple lorsqu’il contient des termes tels que « je dois », « il faut », « je suis obligé de », « je suis censé », « je ne peux pas faire autrement », etc., notre comportement est conditionné par une impression vague de culpabilité, de devoir ou d’obligation. Je considère que, parmi toutes les manières dont nous agissons lorsque nous sommes coupés de nos besoins, celle-là est la plus dangereuse pour notre société et la plus regrettable sur le plan personnel.

Au chapitre 2, nous avons vu comment le concept de l’Amtssprache a permis à Adolf Eichmann et à ses collaborateurs d’envoyer à la mort des dizaines de milliers de personnes sans qu’ils se sentent affectés émotionnellement ni responsables personnellement. Lorsque nous employons un langage qui nie le choix, nous laissons tomber l’énergie vitale en nous au profit d’une mentalité qui nous fait agir comme des automates et nous coupe de notre propre essence.

Le comportement le plus dangereux de tous, consiste à faire des choses « parce qu’on est censé les faire ».

 

Après avoir analysé votre liste, vous déciderez peut-être d’abandonner certaines tâches, de la même manière que j’ai choisi de renoncer à la rédaction des rapports cliniques. Aussi radical que cela puisse paraître, il est possible de faire les choses uniquement par jeu. Je crois que la qualité de la bienveillance que nous nous manifestons à nous-mêmes est directement tributaire du plaisir que nous avons à nous investir instant après instant dans le jeu qui consiste à rendre la vie plus belle – si telle est bien notre unique motivation que d’embellir la vie.

Résumé

C’est peut-être dans la manière dont nous nous traitons nous-mêmes que la CNV joue son rôle le plus important. Lorsque nous commettons des erreurs, nous pouvons utiliser le processus du deuil en CNV et du pardon pour apprendre à grandir, au lieu de nous emprisonner dans les jugements moralisateurs envers nous-mêmes. Si nous évaluons notre comportement sous l’angle de nos besoins insatisfaits, ce n’est pas la honte, la culpabilité, la colère ou la dépression qui nous pousse au changement, mais l’authentique désir de contribuer à notre bien-être et à celui des autres.

Nous cultivons également la compassion envers nous-mêmes en faisant le choix conscient, chaque jour de notre vie, d’agir uniquement au service de nos propres besoins et valeurs plutôt que par devoir, pour obtenir une récompense extrinsèque ou pour échapper à la honte, à la culpabilité et à la sanction. En revoyant toutes les choses que nous nous obligeons à faire sans la moindre joie et en traduisant les « je dois » en « je choisis de », nous découvrons davantage de jeu et d’intégrité dans notre vie.

   

Le thème de la colère nous offre une occasion unique d’approfondir la CNV. L’expression de la colère met en effet en évidence plusieurs aspects de ce processus et fait clairement ressortir son originalité par rapport à d’autres formes de communication.

De mon point de vue, tuer les gens est un acte trop superficiel. En effet, tuer, battre, accabler ou blesser l’autre – que ce soit mentalement ou physiquement – n’exprime jamais que de façon très superficielle ce que nous ressentons lorsque nous sommes en colère. Si nous éprouvons une vraie colère, il nous faut un moyen bien plus efficace pour l’exprimer pleinement.

Tuer est un acte trop superficiel.

 

Cette prise de conscience soulage généralement les groupes avec lesquels je travaille. Confrontés au racisme et à la discrimination, ils veulent renforcer leur capacité à faire évoluer les choses. Les termes de Communication « NonViolente » ou « empathique » les mettent mal à l’aise, car on les a trop souvent exhortés à étouffer leur colère, à se calmer et à accepter le statu quo. Ils se méfient des approches qui considèrent leur colère comme un élément indésirable, devant être évacué. Or le processus que nous décrivons ici nous invite non pas à ignorer, réprimer ou ravaler notre colère, mais à l’exprimer pleinement.

Ne pas confondre la cause et le facteur déclenchant

Pour exprimer pleinement notre colère en CNV, le premier pas est de dégager l’autre personne de toute responsabilité dans cette colère. Il faut tout d’abord reconnaître que l’autre ne porte en rien la responsabilité de nos émotions. Nous écartons toutes pensées du type : « Il ou elle m’a mis en colère en faisant ceci ou cela » – qui n’aboutissent qu’à exprimer superficiellement sa colère en critiquant ou en punissant l’autre. Comme nous l’avons vu, le comportement d’autrui peut certes faire naître en nous tel ou tel sentiment, mais en aucun cas il n’en est la cause. Nous ne sommes jamais en colère à cause de ce que quelqu’un d’autre a fait. Nous pouvons voir que son comportement a déclenché notre colère, mais il est indispensable de bien distinguer entre la cause et le facteur déclenchant.

Nous ne sommes jamais en colère à cause de ce que les autres disent ou font.

 

J’aimerais illustrer cette distinction par un exemple tiré de mon expérience dans les prisons suédoises. J’avais été sollicité pour montrer aux prisonniers qui avaient eu des comportements violents comment exprimer pleinement leur colère au lieu de tuer, de frapper ou de violer. Lors d’un exercice, je leur demandai d’identifier ce qui avait déclenché leur colère. L’un d’eux, John, écrivit : « Il y a trois semaines, j’ai adressé une requête à la direction, et on ne m’a toujours pas répondu. » Il décrivait clairement un facteur déclenchant, expliquant ce que d’autres avaient fait – ou, le cas échéant, n’avaient pas fait.

Je lui demandai alors de dire la cause de sa colère :

— Dans ce cas précis, vous étiez en colère parce que… quoi ?

— Je viens de vous le dire ! s’exclama-t-il. J’étais en colère parce qu’ils n’avaient pas répondu à ma requête !

En confondant le facteur déclenchant et la cause, il s’était convaincu que c’était le comportement des directeurs de la prison qui le mettait en colère. C’est là un réflexe facile à acquérir dans une culture qui recourt à la culpabilité pour faire obéir les gens. Ce type de culture s’attache à nous faire croire que nous pouvons susciter chez les autres certains sentiments.

Pour les gens qui emploient la culpabilité comme stratégie de manipulation, il est utile de maintenir la confusion entre facteur déclenchant et cause. Comme nous l’avons souligné, les enfants qui entendent : « Papa et maman sont très tristes quand tu as de mauvaises notes » sont amenés à croire que, par leur comportement, ils sont responsables de la douleur de leurs parents. On observe la même dynamique dans les couples : « Cela me déçoit beaucoup que tu ne sois pas là pour mon anniversaire. » Notre langue favorise le recours à cette stratégie de culpabilisation : « Tu m’énerves », « Tu me fais du mal en faisant ceci ou cela », « Je suis triste que tu aies fait cela ». Nous ne manquons pas de tournures pour nous convaincre que ce sont les actes des autres qui sont à l’origine de nos sentiments. Or, pour parvenir à exprimer pleinement notre colère, nous devons tout d’abord comprendre que les actes des autres ne sont jamais la cause de nos sentiments.

La confusion entre cause et facteur déclenchant entretient la culpabilité.

 

Quelle est donc la cause de la colère ? Nous avons vu au chapitre 5 que nous pouvions choisir de réagir de quatre façons face à un message ou à une attitude qui nous déplaît. Chaque fois que nous nous mettons en colère, c’est parce que nous pensons que l’autre est en tort. Nous choisissons alors de nous prendre pour Dieu et de juger l’autre, de le blâmer ou de décider qu’il mérite punition pour sa faute. C’est à mon sens là que réside la cause de la colère. Même si nous n’en sommes pas conscients, c’est dans notre pensée que la colère prend sa source.

Ce sont nos pensées - de reproches et de jugements - qui déclenchent notre colère.

 

La troisième possibilité décrite au chapitre 5 consiste à porter notre attention sur nos sentiments et sur nos besoins. Au lieu d’analyser mentalement les torts de l’autre, nous choisissons de renouer avec ce qu’il y a de plus vivant en nous. Cette énergie vitale est particulièrement palpable et accessible lorsque nous restons à tout instant en contact avec nos besoins.

Supposons par exemple que quelqu’un arrive en retard à un rendez-vous. Si nous avons besoin d’être rassurés sur le fait que nous comptons pour cette personne, il se peut que nous nous sentions blessés. Si nous avons besoin de faire un meilleur usage de notre temps, nous éprouverons peut-être un sentiment de frustration. Si en revanche nous avions justement envie d’une demi-heure de solitude et de calme, nous serons plutôt reconnaissants au retardataire ; nous ne nourrirons alors à son égard aucune colère. Ce n’est donc pas le comportement d’autrui, mais bien notre propre besoin qui suscite notre sentiment. Lorsque nous sommes conscients de nos besoins – être rassurés, faire un meilleur usage de notre temps, ou être seuls –, nous sommes reliés à notre énergie vitale. Il se peut que nous éprouvions des sentiments intenses mais nous ne serons jamais en colère. La colère provient d’une façon de penser qui ne tient pas compte des besoins et qui est donc coupée de la vie. Elle indique que nous avons fait appel à notre intellect pour analyser et juger l’autre au lieu de nous focaliser sur nos besoins insatisfaits.

Une autre option consiste à porter notre attention sur les sentiments et besoins de l’autre. Dans ce cas, nous ne ressentons jamais de colère. Nous ne la réprimons pas, mais nous constatons simplement que toute colère est absente dès lors que nous sommes entièrement présents aux sentiments et aux besoins de l’autre.

Toute colère a une fonction vitale

Mais, me direz-vous, n’y a-t-il aucune circonstance qui justifie la colère ? N’est-on pas en droit d’éprouver une « indignation légitime » face, par exemple, à la pollution inconsidérée de l’environnement ? À cela, ma réponse est la suivante : je suis profondément convaincu que, dans la mesure où je me permets de croire qu’il existe des actes « inconsidérés » ou « réfléchis », des gens « profiteurs » ou des gens « honnêtes », je contribue à la violence sur cette planète. Au lieu de discuter des termes à employer pour qualifier les gens qui tuent, violent ou polluent, je crois que nous sommes plus du côté de la vie en concentrant notre attention sur nos propres besoins.

Lorsque nous jugeons l’autre, nous contribuons à la violence.

 

Toute colère est à mon sens le fruit d’une pensée coupée de la vie, qui engendre la violence. Au cœur de toute colère, il y a un besoin insatisfait. La colère peut donc être très utile si nous l’utilisons comme un signal d’alarme : elle nous permet de prendre conscience qu’il y a chez nous un besoin insatisfait et que nos pensées actuelles diminuent fortement nos chances de le satisfaire. Exprimer complètement notre colère requiert la capacité d’être pleinement conscients de nos besoins. Par ailleurs, pour satisfaire ces besoins, il faut de l’énergie. Or, la colère accapare notre énergie en l’utilisant pour punir l’autre. Au lieu de céder à l’« indignation légitime », mieux vaut donc considérer avec empathie nos propres besoins ou ceux des autres. Cela ne se fait certes pas du jour au lendemain, mais on y parvient à force de remplacer systématiquement l’expression « Je suis en colère parce qu’ils… » par : « Je suis en colère parce que j’ai besoin de… »

Utiliser la colère pour alerter notre attention. La colère accapare notre énergie et la détourne vers des actions punitives.

 

J’ai tiré un enseignement mémorable à cet égard en travaillant dans un foyer de réinsertion pour enfants dans le Wisconsin. Il m’arriva deux jours de suite le même incident : je reçus un coup sur le nez. La première fois, je pris un coup de coude en essayant de séparer deux élèves. J’étais si furieux que je dus me retenir pour ne pas riposter ! Dans les rues de Détroit, où j’ai grandi, il en fallait bien moins pour me mettre en rage. Le deuxième jour, dans la même situation, je repris un autre coup – au même endroit, ce qui fut donc plus douloureux encore. Pourtant, je n’éprouvai aucune colère.

 

Ce soir-là, en repensant sérieusement à cet incident, je me rendis compte que j’avais intérieurement donné au premier petit garçon l’étiquette de « sale gosse ». J’avais déjà cette image de lui à l’esprit avant même que son coude ne m’atteigne. Au moment du choc, je n’avais pas simplement ressenti le coup de coude, mais je m’étais dit : « Ce sale gosse se croit tout permis ! » Je considérais en revanche le second enfant comme un « pauvre gamin paumé ». Et comme j’avais tendance à m’inquiéter pour lui, je ne ressentis aucune rage malgré mon nez qui saignait et me faisait encore plus mal que la veille. Cette expérience m’a vraiment aidé à comprendre que ce ne sont pas les actes d’autrui, mais l’image et les interprétations que nous avons à l’esprit, qui provoquent notre colère.

Facteur déclenchant et cause : lorsque nous les confondons

Je tiens à souligner la distinction entre facteur déclenchant et cause pour des raisons tant pratiques et stratégiques que philosophiques. Pour illustrer ce point, je reviens à mon dialogue avec John, le prisonnier suédois.

 

JOHN : Il y a trois semaines, j’ai adressé une requête aux directeurs et ils ne m’ont toujours pas répondu.

MBR : Dans ce cas précis, vous étiez en colère parce que… quoi ?

JOHN : Je viens de vous le dire ! Parce qu’ils n’avaient pas répondu à ma requête !

MBR : Attendez… Au lieu de dire « J’étais en colère parce qu’ils… » réfléchissez et prenez conscience de ce que vous pensez qui vous met tellement en colère.

JOHN : Je ne pense rien du tout.

MBR : Stop, doucement, écoutez simplement ce qui se passe en vous.

JOHN (Après un moment de réflexion.) Je me dis qu’ils n’ont aucun respect pour les êtres humains. Ce sont des bureaucrates froids et anonymes qui se fichent bien de tout le monde et ne pensent qu’à eux ! C’est une bande de…

MBR : Très bien, cela suffit. Maintenant, vous savez pourquoi vous êtes en colère : ce sont ces pensées qui vous irritent.

JOHN : Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à penser de la sorte !

MBR : Je ne dis pas que c’est mal. Notez que, si je le disais, je penserais de la même manière que vous. Je ne dis pas que c’est mal de juger les autres, de les traiter de bureaucrates anonymes, ou de qualifier leurs actes d’inconsidérés ou d’égoïstes. Mais c’est ce type de raisonnement qui nourrit la colère en vous. Concentrez-vous sur vos besoins : de quoi avez-vous besoin dans cette situation ?

JOHN : (Après un long silence.) Marshall, j’ai besoin de la formation que j’ai demandée. Si je ne l’obtiens pas, je suis sûr et certain qu’à peine sorti de prison je me referai coffrer.

MBR : Maintenant que vous êtes concentré sur vos besoins, comment vous sentez-vous ?

JOHN : Terrifié.

MBR : Maintenant, mettez-vous dans la peau d’un directeur de prison et supposez que ce soit moi le détenu. D’après vous, aurais-je plus de chances d’obtenir ce que je veux en vous disant : « J’ai vraiment besoin de ce stage et j’ai peur de ce qui pourrait arriver si je ne l’ai pas… » ou bien en m’adressant à vous en vous considérant comme un bureaucrate anonyme ? Même si je ne prononce pas ces mots, mon regard trahira ce que je pense. Alors, comment ai-je plus de chances d’obtenir ce que je veux ? (Le regard rivé au sol, John ne répond pas.)

MBR : Eh bien, que vous arrive-t-il ?

JOHN : Je ne peux pas en parler.

Lorsque nous prenons conscience de nos besoins, la colère cède la place à des sentiments qui servent la vie.

 

Trois heures plus tard, John vint me trouver et me confia : « Marshall, si j’avais su il y a deux ans ce que vous venez de m’apprendre, je n’aurais pas tué mon meilleur ami. »

Toute violence vient de ce que, comme ce jeune détenu, les gens se laissent aller à penser que leur douleur est suscitée par d’autres personnes, et que ces autres personnes méritent d’être punies.

La violence naît de la croyance que d’autres sont la cause de notre douleur et méritent par conséquent d’être punis.

 

J’ai vu un jour mon plus jeune fils prendre une pièce de 2 francs dans la chambre de sa sœur. « Brett, as-tu demandé à ta sœur l’autorisation de prendre cet argent ? » lui ai-je demandé. « Ce n’est pas à elle que je l’ai pris », répondit-il. Je pouvais réagir de quatre façons. J’aurais pu le traiter de menteur, ce qui serait allé à l’encontre de mes besoins, car juger l’autre limite nos chances d’obtenir ce que nous voulons. Ce sur quoi j’allais porter mon attention à cet instant serait déterminant. En le traitant de menteur, j’irais dans une direction bien définie. En voyant dans sa réponse le signe qu’il ne me respectait pas assez pour me dire la vérité, je prendrais une autre direction. Si en revanche je réussissais soit à lui manifester de l’empathie à ce moment précis, soit à exprimer ouvertement mes sentiments et besoins, j’aurais bien plus de chances de voir mes besoins satisfaits.

Lorsque nous entendons un message difficile, souvenons-nous des quatre choix possible : 1. nous sentir fautif ; 2. rejeter la faute sur l’autre ; 3. chercher à percevoir nos sentiments et nos besoins ; 4. chercher à percevoir les sentiments et les besoins de l’autre.

 

La façon dont j’exprimai mon choix – qui, dans ce cas précis, se révéla utile – ne transparut pas tant dans ce que je dis que dans ce que je fis. Au lieu de le traiter de menteur, je tentai d’entendre son sentiment : il avait peur et avait besoin de se protéger d’une punition. En adoptant une attitude empathique, j’avais l’occasion d’établir un contact affectif susceptible de nous satisfaire tous les deux. Cependant, si je l’avais considéré comme un menteur – même sans le dire –, il se serait certainement senti moins en sécurité pour dire sincèrement ce qui s’était passé. J’aurais alors enclenché l’engrenage infernal : par le simple fait de le juger en le qualifiant de menteur, j’aurais alimenté une prophétie qui se serait réalisée d’elle-même. En effet, à quoi bon dire la vérité si l’on sait qu’elle nous vaudra d’être jugés et punis ?

Juger les autres, débouche sur des prophéties qui se réalisent d’elles-mêmes.

 

Lorsque nous avons à l’esprit des jugements qualifiant les autres de mauvais, cupides, irresponsables, menteurs, tricheurs, pollueurs, intéressés, ou leur reprochant de ne pas se conduire comme nous le voudrions, rares seront ceux qui s’intéresseront à nos besoins. Si nous avons l’âme écologiste et que nous abordons un patron d’usine en lui reprochant de détruire la planète et en affirmant qu’il n’a aucun droit de traiter la Terre comme il le fait, nous limitons sérieusement nos chances d’obtenir ce que nous voulons. Seul un être exceptionnel serait en mesure de rester centré sur nos besoins en nous entendant lui adresser de tels reproches. Il arrive bien entendu que, par ces jugements, nous parvenions à intimider les autres pour les contraindre à satisfaire nos besoins. S’ils éprouvent suffisamment de crainte, de culpabilité ou de honte pour modifier leur conduite, nous pouvons finir par penser qu’il est possible de « convenir » les autres en leur exposant leurs défauts.

À terme, pourtant, nous comprenons que, à chaque fois que nos besoins sont satisfaits de cette manière, non seulement nous perdons, mais nous contribuons très concrètement à la violence sur Terre. Nous avons peut-être résolu notre problème à court terme, mais nous en avons aussi engendré un autre. Plus les gens entendent des critiques et des jugements, plus ils se mettent sur la défensive et deviennent agressifs, et moins ils se soucieront à l’avenir de nos besoins. Ainsi, même si notre besoin immédiat est satisfait, en ceci que les autres font ce que nous voulons, nous en paierons plus tard les conséquences.

Exprimer la colère en quatre temps

Voyons maintenant concrètement le processus qui nous permet d’exprimer pleinement notre colère. Nous marquons tout d’abord un temps pour respirer profondément. Nous nous abstenons de toute initiative visant à critiquer ou à punir l’autre. Nous restons simplement tranquilles. Puis, nous recherchons les pensées qui nous ont mis en colère. Supposons par exemple que nous ayons surpris une réflexion qui nous a poussés à croire que nous avons été exclus d’une conversation à cause de la couleur de notre peau. Nous sentons monter la colère, marquons une pause et identifions ce qui nous vient à l’esprit : « Ce n’est pas juste. Elle a un comportement raciste. » Mais, sachant que ce type de jugement est l’expression tragique de besoins insatisfaits, nous passons à l’étape suivante et cherchons à identifier les besoins sous-jacents à ces pensées. Si je qualifie quelqu’un de raciste, je peux éprouver le besoin d’être intégré, d’être considéré d’égal à égal, d’être respecté ou de me sentir plus proche de l’autre.

Les étapes de l’expression de la colère : 1. s’arrêter, respirer ; 2. identifier les jugements qui occupent nos pensées ; 3. retrouver le contact avec nos besoins ; 4. exprimer nos sentiments et nos besoins insatisfaits.

 

C’est seulement une fois notre colère traduite en termes de besoins et de sentiments que nous ouvrons la bouche pour exprimer ce qui est au fond de nous. Il faut néanmoins parfois s’armer d’une bonne dose de courage pour énoncer ces sentiments. Il me serait facile de m’emporter et de traiter mes interlocuteurs de « bande de racistes ». Je pourrais éprouver du plaisir à le faire, tandis que je peux avoir peur de reconnaître les sentiments et besoins profonds que recouvre mon jugement. J’exprimerais pleinement ma colère en disant à mon interlocuteur : « Lorsque vous êtes entré dans la pièce et que vous avez commencé à parler aux autres mais pas à moi, puis que vous avez fait ce commentaire sur les Blancs, je me suis senti vraiment mal et j’ai eu peur. Cela a réveillé en moi le besoin d’être traité d’égal à égal. Voudriez-vous me dire ce que vous ressentez quand je vous dis cela ? »

Offrir d’abord de l’empathie

Dans la plupart des cas, avant d’espérer que l’autre parvienne à s’intéresser à ce que nous éprouvons, il faut passer par une autre phase. En effet, dans ce genre de situation, il est généralement difficile à notre interlocuteur de recevoir nos sentiments et besoins ; si nous voulons qu’il nous écoute, nous avons intérêt à lui témoigner d’abord de l’empathie. Plus nous agirons ainsi, plus il y aura de chances qu’il en fasse autant pour nous par la suite.

Depuis trente ans, j’ai eu de nombreuses occasions d’utiliser la CNV avec des personnes qui avaient des convictions bien ancrées sur les races et les groupes ethniques. Je me souviens notamment d’avoir pris un jour aux aurores un taxi, de l’aéroport au centre-ville. En route, le chauffeur reçut le message suivant : « Allez chercher M. Fishman à la synagogue de Main Street. » Le passager qui était assis à côté de moi grommela : « Ces youpins se lèvent dès l’aube pour mieux extorquer de l’argent à tout le monde. »

Je fulminai, l’espace de quelques secondes. Quelques années auparavant, ma première réaction aurait été de vouloir me jeter sur un tel individu pour lui taper dessus. Je respirai profondément et réagis avec empathie à la douleur, la crainte et la rage qui m’agitaient, ce qui est ma façon de prendre soin de moi. Je gardai à l’esprit que ma colère ne provenait ni de mon compagnon de route ni de sa réflexion. Celle-ci avait réveillé le volcan qui était en moi, mais je savais que ma colère avait une origine bien plus profonde que les paroles qu’il venait de prononcer. Je me détendis un moment et donnai libre cours à mes pensées violentes. Je pris même plaisir à l’image qui me vint de lui attraper la tête et de l’écraser !

Rester conscient des pensées violentes qui nous viennent à l’esprit, sans les juger.

 

Quand j’en eus fini de m’occuper de moi, je fus en mesure de porter mon attention sur l’humanité qui se cachait derrière les paroles de mon interlocuteur, et la première chose que je lui demandai fut : « Vous sentez-vous… ? » Je m’efforçai de lui témoigner de l’empathie, d’entendre sa douleur. Pourquoi ? Parce que je voulais voir le beau côté de la personne, et je tenais à ce qu’il prenne toute la mesure de ce que j’avais ressenti au moment où il avait fait cette réflexion. Je savais que je ne recevrais pas une telle compréhension s’il ressentait un tumulte intérieur. Mon intention était d’établir un contact avec lui et de considérer avec empathie et respect l’énergie vitale qui avait suscité chez lui ce commentaire. Je savais par expérience que si j’étais capable d’empathie, alors il serait capable de m’entendre. Ce ne serait pas facile, mais il le pourrait.

— Vous sentez-vous contrarié ? demandai-je. On dirait que vous avez vécu de mauvaises expériences avec les Juifs.

Il me regarda un instant, puis répliqua :

— Oui, ces gens-là sont répugnants ! Ils feraient n’importe quoi pour de l’argent.

— Vous êtes méfiant et vous avez besoin de vous protéger lorsque vous traitez en affaires avec eux ?

— Exactement ! s’exclama-t-il.

Puis il continua à émettre d’autres jugements, tandis que j’écoutais en silence les sentiments et besoins qu’ils recouvraient.

 

Lorsque nous fixons notre attention sur les sentiments et besoins de l’autre, nous renouons avec l’humanité qui nous est commune. Quand j’entends les peurs de cet homme et le besoin qu’il a de se protéger, je reconnais que j’ai aussi besoin de me protéger et que je sais ce qu’est la peur. Lorsque je place mon attention sur les sentiments et besoins d’un autre être humain, l’universalité de notre expérience m’apparaît. Dans l’exemple qui nous occupe, j’étais extrêmement contrarié par les pensées qui animaient mon interlocuteur, mais j’ai appris que j’apprécie davantage mes semblables si je n’entends pas ce qu’ils pensent. Et face à ceux qui entretiennent ce genre de pensées, j’ai appris à savourer bien plus la vie en me limitant à entendre ce qui est dans leur cœur, sans me laisser prendre au piège de ce qui est dans leur tête.

Lorsque nous entendons les sentiments et les besoins de l’autre, nous renouons avec l’humanité qui nous est commune.

 

Mon voisin continua à épancher sa tristesse et sa frustration. À peine en avait-il fini avec les Juifs qu’il passa aux Noirs. Tout un éventail de sujets lui inspirait de la souffrance. Je l’écoutai pendant une dizaine de minutes, puis il s’arrêta. Il s’était senti compris.

Je lui fis alors part de ce que je ressentais :

— Vous savez, lorsque vous avez commencé à parler, j’ai éprouvé beaucoup de colère et de frustration, et je me sentais triste et découragé parce que j’ai vécu des expériences très différentes des vôtres avec les Juifs, et j’étais en train de vous souhaiter d’avoir beaucoup plus d’expériences semblables aux miennes. Pouvez-vous me répéter ce que vous m’avez entendu dire ?

— Oh, je ne dis pas qu’ils sont tous…

— Non, non, attendez. Pouvez-vous me répéter ce que vous m’avez entendu dire ?

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Permettez-moi de répéter ce que j’essaie de vous dire. En fait, j’aimerais simplement que vous entendiez la souffrance que j’ai ressentie en entendant vos paroles. C’est très important pour moi que vous entendiez cela. Je disais que j’éprouvais une grande tristesse, parce que j’avais vécu des expériences très différentes des vôtres avec les Juifs. J’aurais simplement aimé que vous ayez connu d’autres expériences que celles que vous décriviez. Pouvez-vous me dire ce que vous m’avez entendu dire ?

— Vous me dites que je n’ai pas le droit de parler comme je l’ai fait.

— Non, je voudrais que vous m’entendiez différemment. Je ne veux absolument pas vous reprocher quoi que ce soit. Je n’ai aucun désir de vous critiquer.

Ce dont nous avons besoin, c’est que l’autre entende vraiment notre souffrance.

 

Je décidai de ralentir la conversation, car l’expérience m’a montré que si les autres entendent la moindre critique, c’est qu’ils n’ont pas entendu notre douleur. Si cet homme avait dit : « Je n’aurais pas dû parler de la sorte, ces réflexions étaient racistes », il n’aurait pas entendu ma douleur. À partir du moment où notre interlocuteur pense qu’il a fait quelque chose de mal, il ne prend pas toute la mesure de notre douleur.

Les gens n’entendent pas notre douleur lorsqu’il croient avoir été pris en faute.

 

Je voulais non pas qu’il entende un reproche, mais qu’il sache ce que ses paroles avaient éveillé en moi.

Il est facile d’accuser les autres de ceci ou de cela. Les gens sont habitués à entendre des critiques ; soit ils les acceptent et s’en veulent, soit ils se braquent et nous en veulent de les avoir traités de racistes, par exemple – ce qui, dans un cas comme dans l’autre, ne les empêche pas de persister dans leurs comportements. Si nous croyons deviner qu’ils entendent une critique, il peut être souhaitable de ralentir, d’en revenir à la phase précédente et de se donner un peu plus de temps pour entendre leur souffrance.

Prendre son temps

Pour bien intégrer ce processus, l’essentiel est sans doute de prendre son temps. Nous pouvons éprouver une grande difficulté à rompre avec les comportements que notre conditionnement a rendus automatiques, mais si notre intention est de vivre en harmonie avec nos valeurs, nous aurons alors à cœur de nous accorder du temps.

Un de mes amis, Sam Williams, avait résumé les éléments essentiels de la CNV sur une petite fiche, qu’il avait toujours sur lui au travail. Au moindre conflit avec son patron, il marquait une pause, sortait son « antisèche » et révisait soigneusement la marche à suivre pour réagir. Je lui demandai si ses collègues ne le trouvaient pas un peu bizarre en le voyant constamment consulter sa petite fiche et prendre un temps infini à préparer ses phrases. « En fait, cela ne dure pas si longtemps que cela, répondit Sam. Et quand bien même, cela en vaudrait la peine. C’est important pour moi de savoir que je réponds aux autres comme je le veux vraiment. » En famille, il agissait plus ouvertement et avait expliqué à sa femme et à ses enfants pourquoi il prenait le temps et la peine de consulter sa petite fiche, par exemple lorsqu’une dispute menaçait. Au bout d’un mois, il s’était senti assez sûr de lui pour laisser son antisèche de côté. Mais un soir, il eut maille à partir avec son fils de quatre ans, qui refusait d’éteindre la télé. Le conflit dégénéra, et le gamin le supplia : « Papa, va chercher ta fiche ! »

Je propose un exercice à ceux qui souhaitent appliquer la CNV notamment dans des situations délicates ou dans les moments de colère. Comme nous l’avons vu, notre colère provient des jugements, étiquettes et reproches portant sur ce que les autres « devraient » faire et sur ce qu’ils « méritent ». Recensez les jugements qui vous viennent le plus souvent à l’esprit en commençant votre phrase par : « Je n’aime pas les gens qui sont… » À partir de cette liste de qualificatifs négatifs, demandez-vous : « Lorsque je juge quelqu’un, quels sont les besoins qui, chez moi, ne sont pas satisfaits ? » Peu à peu, vous apprendrez ainsi à penser davantage en termes de besoins insatisfaits que de jugements.

S’entraîner à traduire chaque jugement en besoin insatisfait.

 

La pratique est essentielle, car nous avons presque tous grandi sinon dans les rues de Détroit, du moins dans des milieux plus ou moins violents. Juger et critiquer sont devenus chez nous une seconde nature. Pour pratiquer la CNV, il nous faut procéder lentement, réfléchir posément avant de parler, et souvent juste prendre une profonde respiration et ne rien dire du tout. L’apprentissage de ce processus est long, tout comme sa mise en application.

Prendre notre temps.

Résumé

Critiquer et punir les autres sont autant d’expressions superficielles de la colère. Si nous souhaitons exprimer pleinement la colère, le premier pas est de décharger l’autre de toute responsabilité, afin de porter notre entière attention sur nos propres sentiments et besoins. Nous avons bien plus de chances d’obtenir ce que nous souhaitons en exprimant nos besoins qu’en jugeant, critiquant ou punissant l’autre.

L’expression de la colère se fait en quatre temps : 1) marquer une pause et respirer profondément ; 2) identifier les jugements qui nous viennent à l’esprit ; 3) prendre conscience de nos besoins et 4) exprimer nos sentiments et nos besoins inassouvis. Il se peut que, entre les étapes 2) et 3), nous choisissions de témoigner de l’empathie à l’autre pour lui permettre de mieux nous écouter lorsque nous exprimerons notre demande 4).

Il est nécessaire de prendre son temps pour apprendre le processus de la CNV et aussi pour l’appliquer.

   

LA CNV EN PRATIQUE

Dialogue entre un parent et un ado. les conséquences de nos actes

 

Alexandre, quinze ans, a emprunté une voiture sans l’autorisation de son propriétaire, Georges, un ami de la famille. Il s’est offert une petite virée avec deux amis et a ramené la voiture sans encombre, et sans même que personne ne se soit aperçu qu’elle avait quitté le garage. Mais entre-temps, la fille de Georges, Sandrine, quatorze ans, qui avait participé à la petite balade, a tout raconté à son père. Georges a alors alerté le père d’Alexandre, qui, fraîchement initié à la CNV, décide de parler à son fils.

 

LE PÈRE : J’ai entendu dire qu’avec Sandrine et David tu avais pris la voiture de Georges sans lui demander la permission ?

ALEXANDRE : C’est pas vrai !

LE PÈRE : (Haussant le ton.) Ne me mens pas, tu aggraves ton cas ! (Il se souvient alors qu’il lui faut tout d’abord identifier ses propres sentiments et besoins pour ne pas perdre contact avec son fils.) Assieds-toi un moment, j’ai besoin de réfléchir. (Plongeant en lui-même, il mesure sa colère et sa peur. Il est en colère parce qu’il se dit : « Alexandre aurait dû être plus raisonnable que cela !… Il est devenu menteur ! » Il tremble en pensant non seulement aux conséquences qu’aurait pu avoir l’action d’Alexandre, mais aussi à sa propre erreur de jugement sur le comportement de son fils. « J’ai été idiot de penser qu’il était raisonnable !… Quelqu’un aurait pu se faire tuer dans cette histoire ! » Mais il se rattrape aussitôt : « Attention ! Je dois traduire les adjectifs idiot” et “menteur” en termes de sentiments et de besoins. Je suppose que quand je me sens “idiot”, je suis déçu par moi-même : j’aurais aimé me dire que je le connaissais mieux. Et quand je le traite de “menteur”, j’éprouve de la peur car je veux pouvoir compter sur des informations précises pour gérer la situation. » En silence, il prépare ce qu’il va dire.) Alexandre, as-tu peur d’être puni si tu me dis la vérité ?

ALEXANDRE : Bien sûr ! Tu me tombes toujours dessus quand je fais quelque chose qui ne te plaît pas.

LE PÈRE : Es-tu en train de me dire que tu aimerais être mieux compris et traité avec plus d’objectivité pour ce que tu fais ?

ALEXANDRE : C’est ça, essaie de me faire croire que c’est toi qui vas me comprendre et être objectif !

LE PÈRE : (Intérieurement : « Je vois rouge quand il dit ça ! Il ne se rend donc pas compte des efforts insensés que je déploie ? En fait, j’ai besoin d’un peu de respect pour ces efforts, et aussi, je crois, qu’on prête attention à ma peur. ») Il me semble que tu crains de ne pas être traité de façon impartiale, quoi que tu dises.

ALEXANDRE : Ce n’est pas l’impartialité qui t’étouffe ! Dès qu’il arrive quelque chose, tu veux à tout prix punir quelqu’un. D’ailleurs, il n’y a pas de quoi en faire un plat ! Même si j’ai pris la voiture, il n’y a pas eu de blessé et elle est revenue à sa place. Ce n’est tout de même pas un crime !

LE PÈRE : Crains-tu des représailles si tu reconnais avoir pris la voiture et voudrais-tu être certain d’être traité de façon impartiale ?

ALEXANDRE : Ben, oui…

LE PÈRE : (Prenant le temps, avant de répondre, de saisir en profondeur ce qui se passe en lui.) Que pourrais-je faire pour te rassurer ?

ALEXANDRE : Tu pourrais promettre de ne plus jamais me punir.

LE PÈRE (Sachant que la punition n’aidera pas son fils à mieux prendre conscience des éventuelles conséquences de ses actes, mais ne servira qu’à accentuer sa résistance et à l’éloigner, le père montre qu’il est prêt à accéder à la demande d’Alexandre.) Je n’aurais rien contre si tu étais d’accord pour continuer à dialoguer avec moi. J’aimerais que nous parlions jusqu’à ce que je sois persuadé que tu es conscient de toutes les conséquences que tu aurais pu déclencher en prenant la voiture. Cependant, si à l’avenir je ne suis pas certain que tu mesures le danger potentiel de tes actes, je me réserve la possibilité d’user de la force – mais seulement pour te protéger.

ALEXANDRE : Super ! Ravi de savoir que je suis si bête que tu es obligé d’user de la force pour me protéger de moi-même !

LE PÈRE : (Perdant de vue ses propres besoins, il se dit : « Il y a vraiment des moments où je pourrais tuer ce petit… Je suis tellement furieux quand il dit des choses comme ça !… Voyons, de quoi ai-je besoin, ici et maintenant ?… J’ai besoin de savoir que, quand je fais de tels efforts, ça lui fait au moins un peu d’effet. ») (À voix haute, d’un ton coléreux.) Tu sais, Alex, quand tu dis ce genre de choses, ça me met vraiment en rogne. Je fais de mon mieux pour te comprendre, dans cette histoire, mais quand je t’entends dire ça… Écoute, j’ai besoin de savoir si tu as envie de continuer à parler avec moi.

ALEXANDRE : Ça m’est égal.

LE PÈRE : Alex, j’ai vraiment envie de t’écouter au lieu de retomber dans mes vieilles habitudes de te critiquer et de te menacer dès que quelque chose me contrarie. Mais quand je t’entends dire sur ce ton « Ravi de savoir que je suis si bête », j’ai beaucoup de mal à me maîtriser. J’aurais besoin de ton aide là-dessus. J’ai besoin de savoir si tu préfères que je t’écoute au lieu de te faire des reproches et de te menacer. Sinon, je suppose que je n’aurai d’autre choix que de régler cet incident comme avant.

ALEXANDRE : C’est-à-dire ?

LE PÈRE : Eh bien, là, je dirais probablement : tu es puni pour deux ans. Plus de télé, plus de voiture, plus d’argent de poche, plus de sorties, plus rien !

ALEXANDRE : Dans ce cas, je crois que je préfère ta nouvelle façon de faire.

LE PÈRE : (Avec humour.) Je suis ravi de constater que tu n’as rien perdu de ton instinct de conservation. Maintenant, j’ai besoin que tu me dises si tu es prêt à partager un peu d’honnêteté et de vulnérabilité.

ALEXANDRE : Qu’est-ce que tu entends par « vulnérabilité » ?

LE PÈRE : Cela implique que tu me dises ce que tu ressens réellement, et que je te dise ce que moi je ressens. (D’une voix ferme.) Alors, tu en as envie ?

ALEXANDRE : D’accord, je vais essayer.

LE PÈRE : (Dans un soupir de soulagement.) Merci. Je te suis reconnaissant de bien vouloir essayer. Est-ce que je t’ai dit que Georges avait puni Sandrine pour trois mois ? Elle n’aura plus le droit de sortir. Qu’est-ce que ça te fait ?

ALEXANDRE : Oh, la barbe ! C’est pas juste !

LE PÈRE : J’aimerais entendre ce que cela te fait vraiment.

ALEXANDRE : Je viens de te le dire : c’est complètement injuste !

LE PÈRE : (Comprenant qu’Alexandre n’est pas conscient de ce qu’il ressent, il décide de deviner) Es-tu triste qu’elle doive payer si cher son erreur ?

ALEXANDRE : Non, ce n’est pas ça. Ce n’était pas réellement sa faute.

LE PÈRE : Tu es donc contrarié qu’elle paye les conséquences d’un acte dont tu étais à l’origine ?

ALEXANDRE : Ben, oui… Elle a juste fait ce que je lui disais de faire.

LE PÈRE : J’ai l’impression que ça te fait un peu mal de voir les conséquences que ta décision a entraînées pour Sandrine.

ALEXANDRE : Un peu…

LE PÈRE : Alex, j’ai vraiment besoin de savoir que tu comprends en quoi tes actes peuvent porter à conséquence.

ALEXANDRE : Je n’avais pas pensé à ce qui aurait pu se passer. Oui, je crois que j’ai mal joué, là.

LE PÈRE : Je préférerais que tu le voies comme quelque chose que tu as fait et qui n’a pas donné les résultats que tu attendais. Et j’ai toujours besoin d’être assuré que tu es conscient des conséquences. Veux-tu me dire ce que tu ressens en ce moment, face à ce que tu as fait ?

ALEXANDRE : Je me sens vraiment idiot… Je t’assure, papa, je ne voulais faire de mal à personne.

LE PÈRE : (Traduisant le jugement de son fils en sentiments et besoins.) Tu es donc triste et tu regrettes ce que tu as fait parce que tu voudrais que l’on puisse te faire confiance ?

ALEXANDRE : Oui, je ne voulais pas provoquer tous ces ennuis. Je n’y ai tout simplement pas pensé.

LE PÈRE : Es-tu en train de me dire que tu aurais aimé y penser un peu plus et avoir une idée plus précise avant d’agir ?

ALEXANDRE : (Pensif.) Oui…

LE PÈRE : Je suis rassuré d’entendre cela et, pour véritablement arranger les choses avec Georges, je voudrais que tu ailles le voir et que tu lui répètes ce que tu viens de me dire. Tu voudrais bien ?

ALEXANDRE : Oh, c’est trop terrifiant ! Il va être furieux.

LE PÈRE : Il y a des chances, en effet. C’est l’une des conséquences. Veux-tu être responsable de tes actes ? J’aime bien Georges et je ne veux pas perdre son amitié. Et je suppose que toi, tu aimerais rester en contact avec Sandrine. C’est bien ça ?

ALEXANDRE : C’est l’une de mes meilleures amies.

LE PÈRE : On va les voir ?

ALEXANDRE : (Avec crainte et hésitation.) Bon, d’accord…

LE PÈRE : As-tu peur et as-tu besoin de savoir que tu ne risques rien en y allant ?

ALEXANDRE : Oui.

LE PÈRE : Eh bien, je t’accompagne. Je serai là pour toi et avec toi. Je suis très fier que tu veuilles bien y aller.

   

Lorsque le recours à la force est inévitable

Quand deux parties en conflit ont eu l’occasion d’exprimer pleinement ce qu’elles observaient, ressentaient, désiraient et demandaient – et que chacune a donné de l’empathie à l’autre –, une solution satisfaisante pour l’une et l’autre est généralement à portée de main. Ou, du moins, peuvent-elles en toute cordialité tomber d’accord pour ne pas être d’accord.

Certaines situations n’offrent en revanche aucune ouverture sur le dialogue. L’usage de la force peut alors s’imposer pour protéger la vie ou les droits de l’individu. Il se peut par exemple que l’une des parties refuse de communiquer ou que l’imminence du danger ne laisse pas le temps de dialoguer. Nous pouvons alors être contraints de recourir à la force. Le cas échéant, on distingue en CNV l’usage protecteur de l’usage répressif de la force.

Dans quel esprit recourt-on à la force ?

L’usage protecteur de la force vise à éviter des dommages corporels ou des injustices, tandis que la force répressive vise à faire souffrir des individus pour les punir de leurs actes perçus comme des méfaits. C’est de cela qu’il s’agit lorsque nous attrapons un enfant qui traverse la rue en courant pour lui éviter de se faire écraser. Une agression physique ou psychologique – une fessée ou des remontrances telles que : « Comment as-tu pu être aussi bête ? Tu devrais avoir honte de toi ! » – relève en revanche de l’usage répressif de la force.

Les deux usages de la force : protecteur et répressif.

 

Lorsque nous employons la force dans un but de protection, nous pensons à la vie ou aux droits que nous souhaitons protéger sans porter de jugement sur la personne ou sur son comportement. Nous ne critiquons ni ne condamnons l’enfant qui se précipite sur la chaussée. Notre seul souci est de le protéger du danger. (Pour les applications du recours à la force dans un but de protection dans les conflits sociaux et politiques, voir l’ouvrage de Robert Irwin, Nonviolent Social Defense [« La Défense sociale NonViolente »].) L’usage protecteur de la force part du principe que c’est essentiellement par inconscience que les individus adoptent des comportements dangereux pour eux-mêmes et pour les autres. C’est donc par l’information et non par la répression qu’il convient d’y remédier. L’inconscience peut se manifester sous diverses formes : a) l’individu ne se rend pas compte des conséquences de ses actes ; b) il ne voit pas comment satisfaire ses besoins propres sans porter préjudice à autrui ; c) il est persuadé d’être « en droit » d’infliger une punition ou une douleur aux autres, sous prétexte qu’ils le « méritent » ; d) il est prisonnier de ses fantasmes et croit par exemple qu’une « voix » lui a ordonné de tuer quelqu’un.

L’usage protecteur de la force vise seulement à protéger et non à punir, accuser ou condamner.

 

L’action répressive part en revanche du principe que les individus commettent des délits parce qu’ils sont mauvais ou méchants et que, pour y remédier, il faut les contraindre au repentir. Pour les remettre dans le droit chemin, on recourt à l’action répressive, censée 1) leur infliger suffisamment de douleur pour qu’ils comprennent leur erreur ; 2) les pousser au repentir, et 3)les changer. Or, dans la pratique, la répression parvient davantage à générer de l’hostilité ou à renforcer la résistance aux comportements que nous recherchons qu’à susciter un repentir et une prise de conscience.

Exemples de force répressive

La punition physique, telle que la fessée, est un exemple d’usage répressif de la force. J’ai constaté que le thème du châtiment corporel soulevait des réactions très tranchées parmi les parents. Certains, invoquant la Bible, « Qui aime bien châtie bien », défendent vigoureusement cette pratique, affirmant que si les parents distribuaient plus de fessées il n’y aurait pas aujourd’hui une telle délinquance. Ils sont persuadés que la fessée est une preuve d’amour en ceci qu’elle fixe des limites claires à l’enfant. D’autres parents sont tout aussi convaincus qu’elle est cruelle et inefficace, car elle apprend à l’enfant qu’en dernier recours l’adulte peut toujours se prévaloir de la violence physique.

Personnellement, je crains surtout que la peur du châtiment corporel n’empêche l’enfant de percevoir la bienveillance inhérente aux exigences de ses parents. J’entends souvent des parents dire qu’ils « doivent » user de la force répressive car ils ne voient aucune autre façon d’amener leurs enfants à agir « pour leur bien ». Ils en veulent pour preuve les témoignages d’enfants affirmant que la punition leur a « ouvert les yeux ». Ayant moi-même élevé quatre enfants, j’ai beaucoup d’empathie pour les parents qui doivent relever au jour le jour le double défi de l’éducation et de la sécurité. Ce qui ne retire rien à mes réserves sur l’usage du châtiment corporel.

La peur du châtiment corporel empêche de percevoir la bienveillance inhérentes aux exigences de ses parents.

 

En premier lieu, je me demande si les partisans de la punition savent que dans bien des cas l’enfant fait exactement le contraire de ce qui est bon pour lui, simplement parce que la coercition le pousse à se rebeller plutôt qu’à céder. En deuxième lieu, l’efficacité apparente du châtiment corporel ne signifie pas que d’autres méthodes n’aboutiraient pas à des résultats analogues. Enfin, je partage les inquiétudes de nombreux parents quant aux conséquences sociales du châtiment corporel. Le recours à la force permet peut-être de gagner une bataille, en ceci que l’on obtient de l’enfant ce que l’on veut, mais, dans le même temps, il perpétue une norme sociale qui légitime l’usage de la violence pour résoudre les conflits.

Outre la violence physique, d’autres usages de la force relèvent de la répression. Ainsi le reproche visant à discréditer l’autre. Par exemple, un parent traitera de « mauvais », « égoïste » ou « immature » son enfant dont le comportement ne répond pas à ses attentes. Autre forme d’usage répressif de la force : restreindre certaines sources de satisfaction telles que l’argent de poche ou le droit de prendre la voiture. Parmi les punitions de ce genre, les plus menaçantes sont le retrait d’affection ou de respect.

Les étiquettes défavorables sont aussi des punitions, de même que la privation de certains privilèges.

Le prix de la punition

Lorsque nous ne consentons à faire quelque chose que pour échapper à la punition, notre attention est détournée de la valeur de l’acte en soi. Elle se porte en revanche sur ce qui pourrait arriver si nous ne cédons pas. Si un employé n’est motivé que par la peur des sanctions, il fera certes son travail, mais sans aucun enthousiasme et, tôt ou tard, il sera moins productif. L’estime de soi est également endommagée par l’usage répressif de la force. Si les enfants ne se brossent les dents que parce qu’ils craignent d’être tournés en ridicule ou humiliés, ils auront peut-être des dents éclatantes, mais leur respect d’eux-mêmes sera bien moins reluisant ! De plus, comme chacun le sait, la punition entame sérieusement la bonne volonté : plus l’autre nous perçoit comme un agent répressif, plus il aura du mal à répondre avec bienveillance à nos besoins.

Lorsque nous craignons d’être punis, nous ne pensons plus qu’aux conséquences au lieu de nous centrer sur nos propres valeurs. La crainte de la punition compromet l’estime de soi et la bonne volonté.

 

J’étais un jour dans le bureau d’un ami qui dirige un collège. Regardant par la fenêtre, il vit un grand frapper un petit. Il se précipita dans la cour, attrapa l’agresseur, lui donna une gifle et lui dit : « Je vais t’apprendre, moi, à frapper les petits ! » Lorsqu’il revint, je lui fis remarquer : « Je ne pense pas que tu aies appris à cet enfant ce que tu voulais. Je crains qu’au contraire il n’ait compris qu’il ne faut pas frapper plus petit que soi lorsque quelqu’un de plus grand – le directeur, par exemple – se trouve dans les parages ! J’ai plutôt l’impression que tu l’as renforcé dans l’idée que le meilleur moyen d’obtenir ce que l’on veut de l’autre, c’est de le battre. »

Dans de telles situations, je recommande de commencer par manifester une attitude empathique à l’enfant qui a un comportement violent. Si je vois par exemple un enfant frapper un camarade qui l’a insulté, je pourrais réagir avec empathie de la façon suivante : « Il me semble que tu es en colère parce que tu aimerais être traité avec plus de respect. » Si j’ai deviné juste et que l’enfant confirme cette intuition, je poursuis en exprimant mes propres sentiments, désirs et demandes sans y mêler de blâme : « Je suis triste parce que je voudrais que nous trouvions des façons de nous faire respecter sans tourner les autres en ennemis. J’aimerais que tu me dises si tu veux bien chercher avec moi d’autres façons d’obtenir le respect que tu désires. »

Deux questions qui montrent les limites de la punition

Deux questions permettent de comprendre pourquoi nous avons peu de chances d’obtenir ce que nous voulons en punissant les autres pour changer leur comportement. La première : En quoi voudrais-je que cette personne change de comportement ? Si nous en restons là, la punition peut sembler efficace, car la menace ou l’exercice de la force répressive peut fort bien influencer le comportement de l’autre. Mais la seconde question fait clairement apparaître que la punition a peu de chances de marcher : Quelle motivation voudrais-je que cette personne ait pour faire ce que je lui demande ?

1er question : Que voudrais-je que cette personne fasse ? 2e question : Quelle motivation voudrais-je que cette personne ait pour le faire ?

 

C’est là une question que nous nous posons rarement. Elle nous permet pourtant de comprendre que les motivations que nous aimerions voir à l’origine des actes d’autrui sont souvent faussées par la crainte d’une punition ou l’espoir d’une récompense. Je crois qu’il est essentiel de mesurer à quel point les motivations des gens sont importantes lorsqu’ils accèdent à nos demandes. Par exemple, blâmer ou punir un enfant seraient de toute évidence des stratégies inefficaces si nous souhaitions que cet enfant nettoie sa chambre parce qu’il a envie d’ordre, ou pour satisfaire le besoin d’ordre de ses parents. Il arrive souvent que les enfants ne nettoient leur chambre que pour obéir à l’autorité (« parce que maman l’a dit »), pour échapper à une punition, ou encore par crainte de fâcher leurs parents ou d’être rejetés par eux. À l’inverse, la CNV favorise un développement moral fondé sur l’autonomie et l’interdépendance, qui nous amène à reconnaître notre responsabilité pour nos actes, à réaliser que notre propre bien-être et celui des autres ne font qu’un.

L’usage préventif de la force à l’école

J’aimerais raconter ici comment, avec un groupe d’élèves, nous avons eu recours à la force dans un but de protection pour remédier à une situation chaotique dans une école parallèle. Cette école accueillait des élèves qui étaient en échec scolaire ou s’étaient fait renvoyer des établissements classiques. La direction et moi-même espérions démontrer qu’une école fondée sur les principes de la CNV répondrait aux besoins de ces élèves. Je fus chargé de former les enseignants à la CNV et de jouer un rôle de consultant pendant l’année. N’ayant eu que quatre jours pour préparer les professeurs, je n’étais pas parvenu à bien établir la différence entre CNV et permissivité. Il en résulta que certains enseignants fermaient les yeux au lieu d’intervenir dans des situations de conflit ou devant des comportements perturbateurs. Bientôt, un tel désordre s’installa que la direction était presque résolue à fermer l’école.

Je demandai à parler aux éléments les plus perturbateurs. Le directeur m’envoya huit garçons de onze à quatorze ans. Voici quelques extraits de notre discussion.

 

MBR : (Exprimant mon sentiment et mes besoins sans poser de questions inquisitrices.) Je suis très contrarié par ce que m’ont dit les professeurs sur le désordre qui règne dans beaucoup de classes. Je tiens fort à ce que cette école soit une réussite. J’espère que vous pourrez m’aider à identifier les problèmes et à envisager des solutions.

WILL : Ils sont nuls les profs dans cette école !

MBR : Veux-tu dire, Will, que tu es déçu des enseignants et que tu aimerais que, dans certains cas, ils s’y prennent autrement ?

WILL : Mais non ! Ils sont nuls parce qu’ils restent plantés là et ils ne lèvent même pas le petit doigt.

MBR : (Essayant à nouveau de recevoir les sentiments et désirs de mon interlocuteur.) Tu veux dire que tu es déçu parce que tu aimerais qu’ils réagissent davantage quand il y a des problèmes ?

WILL : C’est ça, oui. Quoi qu’on fasse, ils restent plantés là, à sourire comme des imbéciles.

MBR : Serais-tu disposé à me donner un exemple concret ?

WILL : Facile ! Pas plus tard que ce matin, un mec rentre avec une bouteille de Scotch dans la poche – gros comme une maison. Tout monde le voit. La prof aussi, mais elle fait comme si elle n’avait rien vu.

MBR : (M’efforçant toujours de comprendre pleinement.) J’ai l’impression que tu n’éprouves pas de respect pour les professeurs lorsqu’ils n’interviennent pas. Tu aimerais qu’ils fassent quelque chose ?

WILL : Ben, oui…

MBR : Je suis déçu, parce que je voudrais qu’ils résolvent les problèmes avec les élèves, mais il semble que je n’ai pas su leur montrer ce que je voulais dire.

 

La conversation s’engagea ensuite sur la question pressante des élèves qui refusaient de travailler et dérangeaient ceux qui en avaient envie.

 

MBR : Je tiens à essayer de résoudre ce problème, parce que les enseignants m’ont dit que c’est celui qui les inquiète le plus. Je vous serais reconnaissant de me dire si vous avez des idées.

JOE : Le prof devrait avoir un martinet !

MBR : Alors tu dis, Joe, que tu voudrais que les enseignants battent les élèves lorsqu’ils dérangent les autres ?

JOE : Si on veut que les élèves arrêtent de faire les imbéciles, c’est la seule façon.

MBR : (M’efforçant toujours de recevoir les sentiments de Joe.) Tu doutes qu’une autre méthode puisse marcha ?

JOE : (Il acquiesce de la tête.)

MBR : Si c’est le seul moyen, je me sens découragé. Je déteste cette façon de résoudre les problèmes et j’aimerais en trouver d’autres.

E: Pourquoi ?

MBR : Pour plusieurs raisons. Supposez que j’arrive à vous empêcher de mettre l’école sens dessus dessous en vous battant avec le martinet. Que se passe-t-il le jour où trois ou quatre élèves que j’ai frappés en classe se trouvent près de ma voiture quand je veux rentrer chez moi ?

E: (Esquissant un sourire.) Vous auriez intérêt à avoir un bon gourdin !

MBR : (Certain d’avoir compris le message d’Ed et sachant qu’il sait que j’ai compris, je continue sans paraphraser.) C’est exactement ce que je veux dire. Je voudrais que vous compreniez que je n’aime pas cette façon de régler les choses. Je suis trop distrait pour penser à avoir toujours un bon gourdin sur moi, et même si je m’en souvenais, je n’aimerais pas m’en servir contre quelqu’un.

E: Vous pourriez éjecter le type.

MBR : Tu veux dire que tu aimerais que nous renvoyions temporairement ou définitivement des élèves ?

E: Oui.

MBR : Je n’aime pas davantage cette idée. Je veux montrer qu’il y a d’autres méthodes pour résoudre les conflits à l’école que de renvoyer des élèves. J’aurais un sentiment d’échec si c’était ce que nous avions de mieux à faire.

WILL : Si un mec ne fait rien, pourquoi est-ce qu’on ne peut pas le mettre dans une salle à ne rien faire ?

MBR : Tu veux dire, Will, que tu aimerais qu’il y ait une pièce où l’on puisse envoyer les élèves qui dérangent les autres ?

WILL : C’est cela. Ils n’ont pas besoin d’être dans la classe s’ils ne font rien.

MBR : Cette idée m’intéresse beaucoup. J’aimerais bien entendre comment tu envisagerais le fonctionnement d’une telle salle.

WILL : Il y a des jours où, en arrivant au collège, on se sent mal. On n’a pas envie de faire quoi que ce soit. Alors, on pourrait aller dans une salle spéciale jusqu’à ce qu’on ait envie de faire quelque chose.

MBR : Je comprends ce que tu dis, mais je pense que le professeur va se demander si les élèves iront d’eux-mêmes dans la salle à ne rien faire.

WILL : (D’un ton assuré.) Ils iront.

 

Je leur dis qu’à mon avis ce projet pourrait marcher si nous parvenions à faire comprendre qu’il ne s’agissait pas de punir, mais de proposer un endroit à ceux qui n’étaient pas prêts à étudier et, dans le même temps, de donner à ceux qui en avaient envie l’occasion de travailler. Je suggérai également que la « salle à ne rien faire » aurait plus de succès si tout le monde savait qu’elle avait été proposée par des élèves et non imposée par la direction.

Une « salle à ne rien faire » fut donc ouverte pour les élèves qui étaient perturbés et ne se sentaient pas capables de travailler, et pour ceux qui dérangeaient la classe. Parfois, les élèves demandaient à y aller, parfois c’étaient les professeurs qui leur demandaient de s’y rendre. L’enseignante qui maîtrisait le mieux la CNV fut placée dans la « salle à ne rien faire », où elle eut des conversations très fécondes avec les adolescents. L’ordre fut effectivement rétabli dans l’école grâce à cette salle, parce que les élèves qui l’avaient imaginée expliquèrent clairement son but à leurs camarades : préserver les droits des élèves qui voulaient travailler. Nous utilisâmes le dialogue avec les élèves pour démontrer aux professeurs que l’on pouvait résoudre les conflits autrement qu’en battant en retraite ou en réprimant par la force.

Résumé

Dans les situations qui ne laissent aucune place à la communication – en cas de danger imminent, par exemple –, nous pouvons parfois être amenés à employer la force dans un but de protection. L’intention est alors d’éviter les dommages corporels ou les injustices, jamais d’amener des individus à souffrir, à se repentir ou à changer. L’usage répressif de la force tend à générer de l’hostilité et à renforcer la résistance au comportement que l’on cherche à susciter. La punition entame la sincérité des rapports et l’estime de soi, et concentre notre attention sur les conséquences de l’acte en faisant oublier l’intention première. Les reproches et la punition ne suscitent pas les motivations que nous aimerions inspirer à l’autre.

   

« L’humanité a dormi -et dort encore- bercée par les joies étroites et confinantes de ses amours fermés. »

TEILHARD DE CHARDIN, théologien

S’affranchir des anciens conditionnements

Nous avons tous assimilé un certain nombre de choses qui nous limitent en tant qu’êtres humains. Nous les tenons de parents, de professeurs, de prêtres ou d’autres personnes animées des meilleures intentions du monde Transmis au cours des générations et des siècles, cet héritage culturel – destructeur, pour une bonne part – a si bien pénétré notre vie que nous n’en sommes plus conscients. Dans l’un de ses numéros, le comédien Buddy Hackett(3), dont la mère faisait une cuisine très riche, prétendait avoir attendu son service militaire pour découvrir que l’on pouvait sortir de table sans brûlures d’estomac. La souffrance engendrée par notre conditionnement culturel néfaste fait tellement partie intégrante de notre vie que nous ne la détectons même plus. Il faut beaucoup d’énergie et de clarté d’esprit pour reconnaître les effets destructeurs de cet enseignement et transformer celui-ci en pensées et comportements porteurs de vie.

Pour y parvenir, il est nécessaire de connaître le langage des besoins et d’être capable de se relier à soi-même, ce qui est difficile pour les gens de notre culture. Nous n’avons jamais été éduqués à connaître nos besoins et, bien plus encore, nous sommes souvent exposés à un conditionnement culturel qui nous empêche en fait d’en être conscients. Comme nous l’avons dit plus haut, nous avons hérité un langage qui servait les rois et les élites au pouvoir dans les sociétés fondées sur la domination. Les masses, dissuadées de développer une conscience de leurs propres besoins, ont, au contraire, été éduquées à être dociles et soumises à l’autorité. Notre culture laisse penser que les besoins sont négatifs et destructeurs ; lorsqu’une personne est qualifiée de « sensible », elle est perçue comme inadaptée ou immature. Lorsque les gens expriment leurs besoins, ils sont souvent taxés d’« égoïstes » et l’utilisation du pronom personnel « je » est parfois assimilée à de l’égoïsme ou à de la dépendance affective.

En nous incitant à séparer observation et évaluation, à reconnaître les pensées ou besoins qui sont à l’origine de nos sentiments et à exprimer nos demandes en langage d’action clair, la CNV nous aide à être plus conscients du conditionnement culturel qui nous influence dans l’instant. Or mettre en lumière ce conditionnement, et en prendre conscience, est le premier pas déterminant pour nous dégager de son emprise.

Nous pouvons nous affranchir du conditionnement culturel.

Résoudre les conflits intérieurs

Nous pouvons employer la CNV pour résoudre tes conflits internes qui se soldent souvent par la dépression. Dans son ouvrage Revolution in Psychiatry (« La Révolution psychiatrique »), Ernest Becker attribue la dépression à des « alternatives bloquées par la fonction cognitive » : lorsque nous portons des jugements sur nous-mêmes, nous perdons le contact avec nos besoins et ne pouvons donc plus agir pour les satisfaire. La dépression est révélatrice d’un état d’aliénation de nos propres besoins.

 

Une participante à un stage de CNV traversait une période de profonde dépression. On lui demanda d’identifier ce qu’elle se disait aux moments où elle se sentait le plus déprimée et de transcrire ces messages sous forme de dialogue. Les deux premières répliques furent les suivantes.

Voix 1 (« femme professionnelle ») : Je devrais faire quelque chose de mieux de ma vie. Je suis en train de gâcher ma formation et mes talents.

Voix 2 (« mère responsable ») : Tu n’es pas réaliste. Tu as deux enfants et tu n’arrives déjà pas à assumer cette responsabilité, comment veux-tu gérer autre chose ?

 

Ces messages intérieurs sont truffés de termes et de tournures contenant des jugements implicites tels que « je devrais », « gâcher ma formation et mes talents », « tu n’arrives déjà pas ». Cette femme entretenait depuis des mois des pensées de cet ordre. On lui demanda ensuite d’imaginer que la voix de la « professionnelle » prenait une « pilule CNV » pour reformuler son message selon le schéma suivant : « Quand a), je me sens b), parce que j’ai besoin de c). Par conséquent, je voudrais maintenant d). »

La phrase « Je devrais faire quelque chose de mieux ma vie. Je suis en train de gâcher ma formation et mes talents » devint alors : « Quand je passe tout ce temps à la maison avec les enfants sans exercer ma profession, je me sens déprimée et découragée parce que j’ai besoin de la satisfaction que me procurait mon métier. Par conséquent je voudrais maintenanttravailler à mi-temps dans ma spécialité. »

Puis elle fit de même avec la voix de la mère responsable. « Tu n’es pas réaliste. Tu as deux enfants et tu n’arrives déjà pas à assumer cette responsabilité, comment veux-tu gérer autre chose ? » devint : « Quand j’envisage d’aller travailler, je me sens effrayée parce que j’ai besoin de savoir que les enfants seront en de bonnes mains. Par conséquent, je voudrais maintenant rechercher une garde de qualité pour mes enfants pendant que je travaillerai et trouver le moyen de réserver assez de temps pour être avec eux sans être fatiguée. »

Savoir écouter nos sentiments et besoins et les accueillir avec empathie peuvent nous libérer de la dépression.

 

Cette femme éprouva un grand soulagement à traduire ses messages intérieurs en CNV. Elle parvint à percer les messages aliénants qu’elle se rabâchait et à « s’offrir de l’empathie ». Elle avait encore à résoudre les problèmes pratiques, tels que la garde de ses enfants et le soutien de son mari, mais elle s’était affranchie du dialogue intérieur plein de jugements qui l’empêchait de prendre conscience de ses propres besoins.

Prendre soin de notre environnement intérieur

Lorsque nous sommes empêtrés dans des pensées comportant des critiques, des reproches ou de la colère, il est difficile d’établir un environnement intérieur sain. La CNV nous aide à nous mettre dans un état d’esprit plus serein en nous encourageant à focaliser notre attention sur ce que nous voulons réellement plutôt que sur nos défaillances ou celles des autres.

Une participante nous parla un jour d’une découverte capitale qu’elle avait faite pendant un stage de trois jours. Entre autres objectifs, elle souhaitait arriver à mieux s’occuper d’elle-même à l’issue de cet atelier. Or le deuxième jour, elle s’éveilla à l’aube avec une des pires migraines qu’elle ait connues. « En temps normal, expliqua-t-elle, j’aurais immédiatement cherché à savoir ce que j’avais fait de mal : avais-je mangé quelque chose que je n’aurais pas dû ? Étais-je trop stressée ? Avais-je fait ceci, avais-je omis de faire cela ? Mais, venant de travailler sur la mise en œuvre de la CNV pour mieux m’occuper de moi, je me demandai plutôt : “Qu’ai-je besoin de faire pour moi-même, maintenant, avec cette migraine ?”

Nous centrer sur ce que nous voulons faire, plutôt que sur ce qui s’est mal passé.

 

« Je me suis assise sur mon lit et j’ai fait des rotations de la nuque pendant un bon moment, puis je me suis levée, j’ai marché un peu et fait d’autres choses qui me faisaient du bien au lieu de m’accabler de reproches. Ma migraine s’atténua assez pour que je puisse participer au séminaire ce jour-là. Cela a représenté pour moi une avancée capitale. Ce que j’ai compris en étant plus à l’écoute de moi-même, c’est que la veille je ne m’étais pas accordé assez d’attention, et que la migraine était une façon de me dire à moi-même : “J’ai besoin de plus d’attention.” Je parvins alors à me donner l’attention dont j’avais besoin et, grâce à cela, à participer toute la journée à l’atelier. J’ai des migraines depuis toujours, et pour moi cet incident a marqué un tournant décisif dans ma vie. »

Lors d’un autre séminaire, un participant demanda comment la CNV pouvait nous aider à nous affranchir des messages qui nous mettent en colère lorsque nous sommes au volant. Je connaissais bien la question ! Pendant des années, mon métier m’a amené à traverser le pays en voiture et j’étais épuisé et éreinté par les messages générateurs de violence qui me passaient par la tête. Tous ceux qui ne conduisaient pas comme je le voulais étaient des ennemis jurés, des brutes épaisses. Les pensées fusaient : « Mais qu’est-ce qu’il fabrique, cet imbécile ? Il pourrait regarder où il va ! » Dans cet état d’esprit, je n’avais qu’une envie : punir l’autre chauffeur. Et comme je ne pouvais pas le faire, la colère se cristallisait dans mon organisme et faisait des ravages.

Je finis par apprendre à traduire mes jugements en sentiments et besoins, et à me donner de l’empathie : « Je suis tétanisé quand les gens conduisent de cette façon. J’aimerais vraiment qu’ils comprennent combien leur comportement est dangereux ! » Je fus stupéfait de voir que je pouvais créer pour moi-même des situations beaucoup moins stressantes, simplement en prenant conscience de ce que je ressentais et de mes besoins, au lieu de blâmer les autres.

Désamorcer le stress en nous mettant à l’écoute de nos sentiments et de nos besoins.

 

Plus tard, je décidai de porter mon empathie sur les autres conducteurs, et ma première expérience fut on ne peut plus gratifiante. J’étais derrière une voiture qui roulait à une vitesse d’escargot et ralentissait à chaque carrefour. Je fulminais. « Encore un qui ne sait pas conduire ! » me dis-je en maugréant. Remarquant le stress que je m’imposais, je changeai de registre et me demandai quels pouvaient être les sentiments et les besoins du conducteur. Je supposai que cette personne était perdue, désorientée et qu’elle désirait de la patience de la part de ceux qui la suivaient. Lorsque enfin je parvins à la doubler, je vis au volant une dame qui devait avoir dans les quatre-vingts ans et semblait terrorisée. Je me félicitai de lui avoir donné assez d’empathie pour m’abstenir de klaxonner ou de recourir à l’une de mes tactiques coutumières pour montrer mon mécontentement à ceux dont je n’aimais pas la façon de conduire.

Désamorcer le stress en dirigeant notre empathie vers l’autre.

Remplacer le diagnostic par la CNV

Il y a bien des années, alors que je venais de consacrer neuf ans de ma vie à étudier pour devenir psychothérapeute, je suis tombé sur un dialogue entre le philosophe israélien Martin Buber et le psychologue américain Carl Rogers, dans lequel Buber mettait en doute le fait qu’on puisse faire de la psychothérapie dans le rôle du psychothérapeute. De passage aux États-Unis, Buber avait été invité à débattre avec Carl Rogers dans un hôpital psychiatrique, devant un groupe de professionnels de la santé mentale.

Dans ce dialogue, Buber part du principe que le développement humain se produit lors de la rencontre de deux êtres qui s’expriment avec sincérité et vulnérabilité, dans le cadre de ce qu’il appelait un « rapport du Je au Tu ». Il trouvait peu vraisemblable qu’une telle authenticité puisse exister lorsque des êtres se rencontrent dans les rôles de psychothérapeute et de client. Rogers convenait que la sincérité était une condition nécessaire au développement. Mais il soutenait qu’un psychothérapeute éclairé pouvait choisir de transcender son rôle pour avoir avec son client une rencontre authentique.

Buber était sceptique. Il estimait que, même si le thérapeute était de bonne volonté et capable d’établir une relation authentique avec ses patients, une telle rencontre serait impossible tant que les patients continueraient à se considérer comme des patients et à percevoir le thérapeute comme un thérapeute. Le processus même de prendre rendez-vous avec quelqu’un dans son cabinet et de le payer pour « se faire soigner », soulignait-il, compromet les chances qu’une relation authentique se développe.

Ce dialogue précisa l’ambivalence que m’inspirait depuis longtemps la question du détachement clinique – règle sacro-sainte de la psychothérapie psychanalytique à laquelle j’avais été formé. Dans l’esprit de la plupart des professionnels, faire intervenir ses propres sentiments et besoins dans la psychothérapie trahissait une pathologie chez le thérapeute. Les psychothérapeutes compétents devaient rester en dehors du processus thérapeutique et fonctionner comme un miroir, sur lequel les patients projetaient leurs transferts, qu’ils travaillaient alors avec l’aide du thérapeute. Je comprenais les raisons de laisser les processus internes du thérapeute à l’écart de la psychothérapie et les risques qu’il y avait à se pencher sur ses propres conflits intérieurs au détriment du patient. Pourtant, j’avais toujours eu du mal à maintenir la distance affective requise, et j’étais en outre persuadé des avantages qu’il y aurait à m’impliquer dans le processus.

J’engageai donc mes premières tentatives, remplaçant le langage clinique par le langage de la CNV. Au lieu d’interpréter ce que mes patients disaient, conformément aux théories de la personnalité que j’avais étudiées, je me rendis présent à leurs paroles et les écoutai avec empathie. Au lieu de poser sur eux un diagnostic, je leur révélai ce qui se passait en moi. Au début, j’eus peur. Je me demandais comment mes collègues réagiraient à la sincérité que je mettais dans mon dialogue avec mes clients. Mais les résultats furent si heureux, tant pour les clients que pour moi-même, que j’abandonnai toute hésitation. Depuis 1963, l’idée de s’investir pleinement dans la relation patient-thérapeute a cessé d’être perçue comme une hérésie, mais à l’époque je fus souvent invité par des associations de psychothérapeutes à présenter ce nouveau rôle.

J’ai manifesté de l’empathie à mes clients au lieu de me livrer à des interprétations ; je me suis ouvert à eux au lieu de poser des diagnostics à leur sujet.

 

C’est ainsi que je fus convié à expliquer à un vaste auditoire de professionnels de la santé mentale d’un hôpital psychiatrique en quoi la CNV pouvait aider à apporter un soutien psychologique aux personnes en souffrance. Au terme de mon exposé d’une heure, on me demanda de m’entretenir avec un patient pour poser un diagnostic et proposer un traitement. Je m’entretins donc avec une jeune femme de vingt-neuf ans, mère de trois enfants, pendant environ une demi-heure. Lorsqu’elle quitta la pièce, les médecins qui la suivaient posèrent leurs questions : « Docteur Rosenberg, commença sa psychiatre, je vous saurais gré de discuter les différents diagnostics possibles. D’après vous, cette femme manifeste-t-elle une réaction schizophrénique ou s’agit-il d’un cas de psychose induite par des substances psychotropes ? »

Je répondis que ce type de question me mettait mal à l’aise. À l’époque où j’étais interne dans un hôpital psychiatrique, déjà, je ne savais jamais très bien dans quelle catégorie diagnostique placer les individus. Depuis lors, j’avais lu dans des rapports de recherche que les psychiatres et les psychologues n’étaient pas d’accord sur les termes. Ces études concluaient que, dans les hôpitaux psychiatriques, les diagnostics étaient davantage fonction de l’école dont était issu le psychiatre que des symptômes du patient.

J’ajoutai que j’hésiterais à appliquer ces termes, même si tout le monde s’entendait sur ce qu’ils recouvraient, car je ne voyais pas en quoi ils servaient les intérêts des patients. En médecine physique, c’est souvent l’identification du phénomène pathologique responsable de la maladie qui permet de proposer un traitement, mais je ne percevais pas de lien aussi clair dans le domaine que nous appelons la maladie mentale. Mon expérience m’avait montré qu’en milieu hospitalier, lorsqu’ils étudiaient un cas, les médecins passaient le plus clair de leur temps à discuter du diagnostic. Puis, lorsque la fin de la réunion approchait, le psychiatre qui suivait le patient demandait parfois à ses collègues de l’aider à établir un traitement, mais dans bien des cas les autres continuaient à débattre du diagnostic, ignorant cette demande.

J’expliquai à la psychiatre que, en CNV, plutôt que de chercher à définir les défaillances du patient, il importait de se poser d’autres questions : « Que ressent cette personne ? De quoi a-t-elle besoin ? Quels sentiments m’inspire-t-elle et quels sont les besoins qui sont à l’origine de mes sentiments ? Quelle initiative ou quelles décisions pourrait-on proposer à cette personne de prendre pour que sa vie soit plus heureuse ? » Dans la mesure où les réponses à ces questions révèlent une grande part de ce que nous sommes et de nos valeurs, nous nous sentons bien plus vulnérables que si nous nous contentons de poser un diagnostic sur l’autre.

En une autre occasion, je fus invité à montrer comment on pouvait enseigner la CNV à des patients chez qui on avait diagnostiqué une schizophrénie chronique. Devant quelque quatre-vingts psychologues, psychiatres, travailleurs sociaux et infirmières, on fit venir sur scène quinze patients dits schizophrènes. Tandis que je me présentais et expliquais l’objectif de la CNV, l’un des patients fit une remarque qui semblait n’avoir aucun rapport avec ce que je disais. Sachant qu’il avait été diagnostiqué schizophrène chronique, je me laissai prendre au raisonnement clinique et crus que c’était à cause de son état que je ne le comprenais pas. « Vous semblez avoir du mal à suivre ce que je dis », lui fis-je remarquer.

Mais un autre patient s’interposa aussitôt : « Moi je comprends ce qu’il dit. » Puis il expliqua en quoi ce qu’avait dit le premier patient était pertinent dans le contexte de mon introduction. Force était de reconnaître que l’homme n’avait absolument pas l’esprit confus, mais que c’était moi qui n’avais tout simplement pas saisi le lien entre nos pensées. Je fus déconcerté par l’aisance avec laquelle je lui avais attribué la responsabilité de la rupture de communication. J’aurais aimé avoir répondu à sa remarque en exprimant simplement ma perplexité : « Je ne comprends pas. J’aimerais voir le lien entre ce que j’ai dit et votre réaction, mais je n’y arrive pas. Voudriez-vous m’expliquer en quoi vos paroles ont un lien avec ce que j’ai dit ? »

À part ce bref retour au raisonnement clinique, la séance avec les patients se passa bien. Les médecins, impressionnés par les réactions des patients, me demandèrent si je les considérais comme des sujets exceptionnellement coopératifs. Je répondis qu’à partir du moment où je m’abstenais de poser un diagnostic sur les individus, mais restais en contact avec la vie en eux et en moi, les gens réagissaient en général de façon positive.

Un membre du personnel demanda alors qu’à titre d’expérience pédagogique on organise une séance similaire avec quelques-uns des psychologues et psychiatres. Sur ce, les patients cédèrent leur place à plusieurs volontaires. Lors de ce travail avec les professionnels, j’eus quelque difficulté à faire comprendre à un psychiatre la différence entre la compréhension intellectuelle et l’empathie de la CNV. Lorsqu’un membre du groupe exprimait des sentiments, il expliquait la dynamique psychologique qui sous-tendait ces sentiments, mais il ne parvenait pas à exercer l’empathie. À la troisième reprise, l’un des patients, désormais passé dans le public, explosa : « Vous ne voyez pas que vous recommencez ? Vous interprétez ce qu’elle dit au lieu de donner de l’empathie à ses sentiments ! »

En adoptant les méthodes et l’état d’esprit de la CNV, nous pouvons apporter un soutien aux autres dans des rencontres authentiques, ouvertes et réciproques, au lieu de faire appel à des relations professionnelles caractérisées par le diagnostic, le rapport hiérarchique et une prudente mise à distance de toute émotion.

Résumé

La CNV favorise une nouvelle relation à nous-mêmes en nous aidant à traduire nos pensées négatives en sentiments et besoins. Notre capacité à identifier nos propres sentiments et besoins, et à les considérer avec empathie peut nous affranchir de la dépression. Nous nous rendons alors compte qu’en toutes circonstances, nous avons toujours un choix. En nous apprenant à nous concentrer sur ce qui nous tient à cœur plutôt que sur nos défaillances ou celles des autres, la CNV nous donne les moyens et la clarté nécessaires pour entretenir un état d’esprit plus serein. Enfin, les professionnels du conseil psychologique ou de la psychothérapie peuvent également utiliser la CNV pour établir une relation authentique et réciproque avec leurs patients.

   

LA CNV EN PRATIQUE

Les ressentiments et les jugements de soi

 

Une participante à un stage de Communication NonViolente nous a fait parvenir le témoignage suivant.

 

Je venais de rentrer de mon premier stage intensif de CNV. Irène, une amie que je n’avais pas revue depuis deux ans, m’attendait à la maison. Elle est bibliothécaire depuis vingt-cinq ans. Je l’avais rencontrée lors d’un raid de survie de deux semaines en pleine nature, qui s’était achevé en apothéose par une course de trois jours en solitaire dans les montagnes Rocheuses. Après avoir écouté ma description enthousiaste de la CNV, Irène me confia que, depuis six ans, elle souffrait toujours de ce que lui avait dit Lisa, l’une des monitrices de randonnée dans le Colorado. Je me souvenais très bien de Lisa : c’était une « femme des bois », une grimpeuse hors pair aux paumes entaillées par les cordes d’escalade ; elle reconnaissait tous les animaux à leurs déjections, hurlait dans la nuit, dansait de joie, ne se retenait pas de pleurer et, lorsque notre bus repartit, elle nous montra son derrière en guise d’au revoir ! Voici ce qu’Irène avait entendu Lisa dire lors d’une séance d’évaluation individuelle : « Irène, je ne supporte pas les filles de ton genre, toutes gentilles et toutes douces, quoi qu’il arrive. Tu es toujours coincée dans ton rôle de petite bibliothécaire insipide. Arrête un peu et remue-toi, bon Dieu ! »

Depuis six ans, Irène était hantée par les paroles de Lisa, et depuis six ans elle lui répondait mentalement. Nous étions toutes deux curieuses de voir comment une sensibilisation à la CNV aurait pu modifier cette situation. Je me mis dans la peau de Lisa et répétai ce qu’elle avait dit à Irène :

 

IRÈNE : (Oubliant la CNV, elle entend la critique et la remarque désobligeante.) Tu n’as pas le droit de me dire ça ! Tu ne me connais pas et tu ne sais pas quel genre de bibliothécaire je suis ! Je prends mon métier très à cœur et sache que je me considère comme une pédagogue, au même titre que n’importe quel enseignant

MOI : (Me mettant à la place de Lisa, sensibilisée à la CNV et écoutant avec empathie.) On dirait que tu es en colère parce que tu voudrais que je sache et que je reconnaisse ce que tu es vraiment, avant de te critiquer. C’est bien cela ?

IRÈNE : Exactement ! Tu n’as aucune idée de ce qu’il m’a fallu surmonter, ne serait-ce que pour m’inscrire à ce raid. Et pourtant, tu vois, je suis là et je suis allée jusqu’au bout. J’ai accepté tous les défis pendant ces quatorze jours, et je les ai tous relevés !

MOI : (Toujours dans la peau de Lisa.) J’entends que tu te sens blessée et que tu aurais aimé que ton courage et que tes efforts soient reconnus et appréciés.

 

Après quelques échanges, un déclic se produisit chez Irène. Ces déclics sont souvent perceptibles physiquement, lorsque notre interlocuteur se sent suffisamment « entendu ». À cet instant, il peut par exemple se détendre et pousser un gros soupir de soulagement. En général, c’est signe qu’il a reçu l’empathie dont il avait besoin et qu’il est désormais prêt à porter son attention sur autre chose que la douleur qu’il exprimait jusqu’alors. Il peut être disposé à écouter les sentiments et besoins de l’autre, à moins qu’il ne faille lui manifester un peu plus d’attention pour écouter un autre aspect de sa douleur. Dans ce cas précis, je compris qu’il me fallait être vigilante à autre chose, avant qu’Irène ne soit en mesure d’entendre Lisa. Depuis six ans, en effet, elle avait eu tout le temps de s’en vouloir pour n’avoir pas eu le réflexe de répondre à Lisa du tac au tac. Elle aborda d’ailleurs le sujet aussitôt après le déclic :

 

IRÈNE : Mince ! J’aurais dû lui dire tout cela il y a six ans !

MOI : (Reprenant mon propre rôle d’amie bienveillante.) Tu es contrariée parce que tu aurais voulu être capable de dire ce que tu avais à dire à l’époque ?

IRÈNE : Je me sens tellement bête. Je savais bien que je n’étais pas une « petite bibliothécaire insipide », mais pourquoi ne le lui ai-je pas dit ?

MOI : Tu aurais donc voulu être suffisamment proche de ce que tu ressentais pour dire cela ?

IRÈNE : Et je m’en veux terriblement ! Je n’aurais pas dû la laisser me marcher sur les pieds.

MOI : Tu aurais aimé t’affirmer davantage ?

IRÈNE : Exactement. Je dois garder à l’esprit que j’ai le droit de défendre ce que je suis.

 

Irène resta silencieuse quelques secondes, puis se sentit prête à pratiquer la CNV pour entendre différemment les paroles de Lisa.

 

MOI (Dans le rôle de Lisa.) Irène, je ne supporte pas les filles de ton genre, toutes gentilles et toutes douces, quoi qu’il arrive. Tu es toujours coincée dans ton rôle de petite bibliothécaire insipide. Arrête un peu et remue-toi, bon Dieu !

IRÈNE : (Écoutant les sentiments, besoins et demandes de Lisa.) Tu sembles très agacée, Lisa… agacée parce que je… (Irène constate qu’elle tombe dans un travers classique et se rattrape aussitôt. En commençant par « je », elle prend la responsabilité des sentiments de Lisa au lieu de les attribuer à un désir de Lisa. Plutôt que « tu es agacée parce que je suis ceci ou cela », elle pourrait dire : « Tu es agacée parce que tu attendais autre chose de moi. ») (Reprenant sa phrase.) Bon… Lisa, on dirait que tu es agacée parce que tu as besoin de… euh… tu voudrais…

 

En jouant le rôle de Lisa, je m’efforçai de me mettre véritablement à sa place, et soudain je pris conscience de ce dont j’avais (elle avait) véritablement envie : « De proximité !… C’est cela que je veux ! Je veux me sentir proche… de toi, Irène ! Et je suis tellement exaspérée par ce mur de douceur et cette gentillesse qui se dresse entre nous que j’ai envie de le détruire pour arriver jusqu’à toi ! »

La force de cette déclaration nous laissa un moment abasourdies, puis Irène dit : « Si j’avais su que c’était ce qu’elle voulait, si elle avait pu me dire que c’était un contact authentique qu’elle recherchait… C’est touchant ! » Bien qu’elle n’ait jamais revu Lisa pour vérifier cette intuition, après cette séance de CNV, Irène fut libérée de ce conflit intérieur qui la tarabustait et eut désormais plus de facilité à entendre des paroles qu’elle aurait jusque-là ressenties comme désobligeantes.

   

« Plus on se familiarise avec la gratitude, moins on est victime des rancœurs, de la dépression et du désespoir. La gratitude fera l’effet d’un élixir qui dissout peu à peu la carapace de notre ego – de notre besoin de posséder et de maîtriser – pour faire de nous des êtres généreux. Le sentiment de gratitude produit une véritable alchimie spirituelle, nous rend magnanimes – fait de nous de grandes âmes. »

SAM KEEN

L’intention du remerciement

« Tu as fait un bon travail sur ce rapport. »

« Tu as une grande sensibilité. »

« C’était gentil à toi de me ramener hier soir. »

On utilise souvent ce genre de phrases pour exprimer sa gratitude en langage coupé de la vie. Le fait que je considère les félicitations et compliments comme coupés de la vie vous surprendra peut-être. Force est pourtant de constater que, lorsqu’ils sont formulés de cette façon, ils ne nous renseignent pas beaucoup sur le vécu de la personne qui s’exprime, mais la présentent comme quelqu’un qui se pose en juge. Or les jugements – qu’ils soient favorables ou défavorables – relèvent à mon sens de la communication aliénante.

Les compliments sont souvent des jugements d’autrui, tout positifs soient-ils.

 

Dans les formations que nous proposons en entreprise, je rencontre souvent des cadres qui défendent la pratique du compliment et de la louange, sous prétexte qu’elle fait son effet. « Il a été scientifiquement prouvé que si un dirigeant félicite ses employés, ils mettent davantage de cœur à l’ouvrage, affirment-ils. De même, en milieu scolaire, les élèves travaillent mieux lorsque les enseignants les félicitent. » Bien que j’aie lu ces études, je reste persuadé que les personnes qui reçoivent des compliments travaillent effectivement davantage, mais uniquement dans un premier temps. Car une fois qu’ils perçoivent l’intention manipulatrice du remerciement, leur productivité retombe. Mais ce que je trouve plus gênant encore, c’est que cette reconnaissance perd tout son charme lorsque les destinataires commencent à comprendre qu’elle vise en fait à leur extorquer quelque chose.

De plus, lorsque nous adressons à quelqu’un des paroles aimables pour influencer son comportement, nous ne savons pas toujours comment il reçoit le message. Cela me rappelle un dessin humoristique, où un Amérindien dit à un autre : « Je vais te montrer comment j’emploie la psychologie moderne sur mon cheval ! » Entraînant son ami vers le cheval pour que celui-ci puisse l’entendre, il poursuit : « J’ai le cheval le plus rapide et le plus courageux de tout l’Ouest ! » L’animal fait alors grise mine et se dit : « C’est bien ma chance ! Il a acheté un autre cheval ! »

Lorsque nous employons la CNV pour dire notre reconnaissance, nous cherchons exclusivement à nous réjouir de ce qui s’est fait, sans rien attendre en retour. Notre seule intention est de célébrer la façon dont notre vie a été enrichie par les autres.

Manifester notre appréciation pour le plaisir et non pour manipuler.

Les trois composantes d’un remerciement

La CNV distingue clairement trois composantes dans l’expression de la reconnaissance :

1) les actes concrets qui ont contribué à notre bien-être ;

2) les besoins que ces actes ont satisfaits chez nous ;

3) le sentiment de plaisir né de la satisfaction de ces besoins.

L’ordre de ces facteurs peut varier. Il suffit parfois d’un sourire ou d’un simple « merci » pour manifester simultanément les trois composantes. Mais si nous voulons nous assurer que notre gratitude a été pleinement reçue, il vaut la peine d’apprendre à les verbaliser une à une. Le dialogue suivant montre comment on peut passer d’un compliment à un remerciement comportant ces trois composantes de la reconnaissance.

Dire « merci » en CNV : « Voici ce que tu as fait ; voici ce que je ressens ; voici le besoin qui chez moi a été satisfait. »

 

Une participante, Jeanne (m’approchant à la fin d’un atelier) : Marshall, tu es génial !

MBR : Je n’arrive pas à apprécier ton compliment autant que je le voudrais.

JEANNE : Que veux-tu dire ?

MBR : Depuis que je suis né, on m’a attribué toutes sortes de qualificatifs, mais je ne me souviens pas avoir véritablement appris quoi que ce soit lorsqu’on me disait ce que je suis. J’aimerais apprécier ton remerciement et en apprendre quelque chose, mais il me faudrait plus de renseignements.

JEANNE : Lesquels, par exemple ?

MBR : D’abord, j’aimerais savoir ce qui t’a plu dans ce que j’ai dit ou fait.

JEANNE : Eh bien, tu es tellement intelligent.

MBR : Je crains que tu ne viennes de porter un autre jugement, mais il ne me renseigne pas davantage sur les actes ou les paroles qui t’ont fait du bien. (Jeanne dut réfléchir un instant, puis me montra deux passages dans les notes qu’elle avait prises pendant l’atelier.)

JEANNE : Voilàce sont ces deux choses que tu as dites.

MBR : Ah, ainsi c’est le fait que j’aie dit ces deux choses que tu apprécies.

JEANNE : Oui.

MBR : À présent, j’aimerais connaître les sentiments que t’inspirent ces deux choses.

JEANNE : Je me sens pleine d’espoir et soulagée.

MBR : Et maintenant, j’aimerais savoir quels besoins dans ce que j’ai dit ont été satisfaits chez toi.

JEANNE : J’ai un fils de dix-huit ans avec qui je n’arrive pas à communiquer. Je cherchais désespérément quelque chose qui pourrait m’aider à établir un rapport d’affection plus profond avec lui, et ces deux choses que tu as dites m’ont fourni l’orientation que je cherchais.

 

Une fois que j’eus entendu ces trois informations – ce que j’avais fait, ce qu’elle avait ressenti et quels besoins avaient été satisfaits chez elle – je fus en mesure de goûter pleinement ce qu’elle avait apprécié. Si elle avait d’emblée exprimé sa reconnaissance en CNV, elle aurait pu dire par exemple : « Marshall, lorsque tu as dit ces deux choses (en me montrant ses notes), je me suis sentie pleine d’espoir et soulagée car je cherchais un moyen d’établir un lien avec mon fils et cela m’a donné l’orientation que je cherchais. »

Recevoir un remerciement

Rares sont ceux qui savent recevoir un remerciement avec simplicité. Nous nous demandons généralement si nous le méritons, nous craignons que l’on ne nous demande quelque chose en retour – surtout si nous avons des enseignants ou des patrons qui recourent au compliment pour stimuler notre productivité. Ou alors nous nous demandons si à l’avenir nous serons à la hauteur de ce compliment. Habitués à une culture où acheter, gagner et mériter sont les modes d’échange classiques, nous sommes souvent mal à l’aise lorsqu’il s’agit simplement de donner et de recevoir.

La CNV nous invite à recevoir le compliment avec la même qualité d’empathie qu’en écoutant d’autres messages. Nous reconnaissons ce qui, dans nos actes, a contribué au bien-être de notre interlocuteur ; nous entendons ce qu’il ressent et les besoins qui ont été satisfaits. Et nous savourons avec joie le fait que chacun peut contribuer au bien-être des autres.

C’est mon ami Nafez Assailey qui m’a appris à recevoir une appréciation avec simplicité. Nafez faisait partie d’une équipe palestinienne que j’avais invitée en Suisse pour un séminaire de CNV, à l’époque où, pour des raisons de sécurité, on ne pouvait pas accueillir dans leur pays d’origine des groupes mêlant Israéliens et Palestiniens. À la fin du séminaire, Nafez vint me trouver. « Ce stage nous sera très précieux pour œuvrer pour la paix dans notre pays, déclara-t-il. Je voudrais te remercier à notre manière. Voilà comment nous faisons lorsque nous voulons exprimer notre gratitude pour quelque chose. » Croisant mon pouce avec le sien comme cela se fait dans la tradition soufie, il me regarda droit dans les yeux et dit : « J’embrasse le Dieu qui est en toi et te permet de nous donner ce que tu nous as donné. » Puis il me baisa la main.

Je découvris dans le rituel par lequel Nafez exprimait sa gratitude une façon différente d’accueillir la reconnaissance de l’autre. En général, nous adoptons l’une ou l’autre de deux attitudes extrêmes pour recevoir un remerciement soit le narcissisme, soit la fausse modestie. Dans le premier cas, nous nous croyons supérieurs parce que nous avons été appréciés ; dans le second, nous nions l’importance du remerciement en minimisant ce qui nous a valu cette reconnaissance : « Oh, ce n’était rien. » Nafez m’a montré que je pouvais recevoir un remerciement dans la joie, conscient que la vie a donné à chacun le pouvoir d’apporter quelque chose aux autres. À partir du moment où je garde à l’esprit que c’est l’énergie de la vie passant à travers moi qui me donne les moyens d’apporter quelque chose aux autres, je peux échapper au piège du narcissisme comme à celui de la fausse modestie.

Recevoir l’appréciation sans sentiment de supériorité ni fausse modestie.

 

À l’époque où elle était Premier ministre d’Israël, Golda Meir taquina un jour un de ses collègues du gouvernement : « Ne soyez pas si modeste, vous n’êtes pas extraordinaire à ce point. » J’aime aussi à me souvenir, pour éviter l’écueil de la fausse modestie, du poème suivant, attribué à Marianne Williamson(4).

 

Notre pire crainte n’est pas de ne pas être à la hauteur. Notre pire crainte est d’être démesurément puissants.

Ce ne sont pas nos zones d’ombre qui nous font le plus peur, mais plutôt notre lumière. Nous sommes des enfants de la Vie. Quand nous faisons semblant d’être insignifiantscela n’apporte rien au monde.

Il n’y a rien de sage à nous diminuer pour que les autres ne se sentent pas déstabilisés à notre contact.

Nous sommes nés pour laisser la Vie se déployer en nous dans toute sa splendeur. Elle n’est pas seulement en quelques-uns, elle est en chacun de nous.

Et lorsque nous laissons rayonner notre propre lumière, nous donnons inconsciemment aux autres la permission d’en faire autant.

Lorsque nous sommes libérés de notre peur, notre présence automatiquement libère les autres.

La soif de reconnaissance

Paradoxalement, malgré notre difficulté à recevoir les remerciements, nous avons presque tous soif d’être véritablement reconnus et appréciés. À l’occasion d’une fête donnée en mon honneur, un jeune ami de douze ans proposa d’organiser un jeu pour aider les invités à faire connaissance. Nous devions rédiger une question, la déposer dans une urne, puis tirer l’un après l’autre une question et y répondre à voix haute.

J’étais récemment intervenu auprès de diverses entreprises et organismes de services sociaux, et j’avais été frappé de voir le nombre de gens qui exprimaient leur soif de reconnaissance au travail. « Quelle que soit la peine que vous vous donnez, soupiraient-ils, il n’y a jamais un mot de remerciement de personne. Mais, à la première erreur, il se trouve toujours quelqu’un pour vous tomber dessus ! » Je rédigeai donc pour notre jeu la question suivante : « Quelles paroles de reconnaissance pourraient vous faire bondir de joie ? »

Une femme tira ma question, la lut et fondit en larmes. Elle dirigeait un foyer pour femmes battues et, mois après mois, consacrait beaucoup d’énergie à préparer des plannings qui satisfassent autant de monde que possible. Pourtant, à chaque fois qu’elle présentait son planning, il y avait toujours au moins deux personnes pour se plaindre. Elle ne se souvenait pas d’avoir jamais reçu le moindre témoignage de reconnaissance pour les efforts qu’elle déployait dans le but d’être équitable envers chacun. Tout cela lui était revenu à l’esprit au moment où elle avait lu ma question, et sa soif de reconnaissance lui avait mis les larmes aux yeux.

Après avoir entendu l’histoire de cette femme, un autre de mes amis déclara qu’il souhaitait lui aussi répondre à la question. Puis, tout le monde voulut en faire autant, et plusieurs personnes se mirent à pleurer pendant qu’elles répondaient.

Si la soif de reconnaissance – par opposition aux compliments manipulateurs – est particulièrement évidente sur le lieu de travail, elle existe également en famille. Un soir, alors que je lui faisais remarquer qu’il ne s’était pas acquitté d’une de ses tâches, mon fils Brett rétorqua : « Papa, as-tu remarqué que tu parles souvent de ce qui ne va pas, mais presque jamais de ce qui va bien ? » Sa réflexion me frappa. Je me rendis compte que, à force de chercher comment les choses pouvaient être mieux faites, j’en oubliais de me réjouir de ce qui allait bien. Je venais de terminer un séminaire avec plus d’une centaine de participants qui, à une exception près, l’avaient tous jugé excellent. Or, ce que j’avais surtout retenu, c’était le mécontentement de cette unique personne. Ce soir-là, j’écrivis une chanson qui commençait de la sorte :

 

Quoi que je fasse,

si je réussis à 98 %

ce dont je me souviendrai à la fin,

ce sont les 2 % que j’ai ratés.

 

Je me rendis compte qu’il ne tenait qu’à moi d’adopter l’approche d’un professeur que je connaissais. Lors d’une interrogation écrite, l’un de ses étudiants qui n’avait pas révisé inscrivit son nom en haut d’une feuille et remit une copie blanche. Quand sa copie lui revint avec un 3/20, il fut plutôt surpris : « Pourquoi m’avez-vous mis 3 ? » demanda-t-il d’un ton incrédule. « Pour la présentation », répondit le professeur. Depuis le « rappel à l’ordre » de mon fils Brett, je m’efforce de mieux apprécier ce qui, dans les actes de mon entourage, contribue à mon bien-être et d’affûter ma capacité à exprimer ma reconnaissance.

Nous avons tendance à remarquer davantage ce qui ne va pas que ce qui va bien.

Surmonter la réticence à dire sa reconnaissance

Je fus profondément touché par un passage du livre de John Powell, The Secret of Staying in Love (« Comment rester amoureux »), où l’auteur dit combien il était triste de ne pas avoir su, quand son père était encore en vie, lui exprimer sa reconnaissance. « Quel dommage, me dis-je, de laisser passer l’occasion de remercier ceux qui ont exercé l’influence la plus bénéfique qui soit sur notre vie ! »

Je pensai alors immédiatement à l’un de mes oncles, Julius Fox. Quand j’étais enfant, il venait tous les jours s’occuper de ma grand-mère, qui était totalement paralysée. Auprès d’elle, il ne se départait jamais de son sourire tendre et affectueux. Je le voyais parfois effectuer des tâches qui me semblaient bien ingrates, mais il était toujours plein d’égards et l’on avait l’impression qu’elle lui faisait la plus grande faveur qui soit en le laissant s’occuper d’elle. Cela me donna un merveilleux exemple de force masculine – auquel j’ai souvent fait appel depuis lors.

Or, je me suis rendu compte que je n’avais jamais dit ma reconnaissance à mon oncle, qui lui-même était désormais malade et proche de la fin. J’envisageai de le faire, mais je perçus ma propre réticence : « Je suis sûr qu’il sait déjà ce qu’il représente pour moi, je n’ai pas besoin de le lui dire. D’ailleurs, mes paroles risqueraient de le gêner. » À peine ces pensées m’eurent-elles effleuré que je sus qu’elles n’étaient pas vraies. J’avais trop souvent imaginé que les autres savaient combien je leur étais reconnaissant, pour ensuite découvrir le contraire. Et même si cela pouvait les mettre dans l’embarras, ils avaient tout de même envie d’entendre des paroles de gratitude.

Toujours hésitant, je me dis que les mots ne pouvaient pas faire justice à la profondeur de ce que je voulais communiquer. Je déjouai rapidement cette nouvelle parade : certes, les mots sont de bien piètres vecteurs pour nos réalités les plus profondes, mais, comme je l’ai appris, « tout ce qui vaut la peine d’être fait vaut la peine d’être fait même médiocrement ».

En fait, je me suis retrouvé quelque temps plus tard assis à côté de l’oncle Julius lors d’une réunion de famille, et les mots me sont venus naturellement. Il les accueillit avec joie, sans manifester le moindre embarras. Cette soirée avait été pour moi très riche d’émotions et, en rentrant chez moi, je composai un poème et le lui envoyai. On me raconta par la suite que, pendant les trois semaines qui suivirent et jusqu’à son dernier souffle, il avait demandé chaque jour qu’on le lui lise.

Résumé

Les compliments convenus prennent souvent la forme de jugements, aussi favorables soient-ils, et sont parfois prononcés pour influencer le comportement d’autrui. La CNV invite à faire part de ce qu’on apprécie, juste pour le plaisir. Nous énonçons 1) l’action qui a contribué à notre bien-être ; 2) le besoin particulier que nous éprouvions et qui a été satisfait, et 3) le sentiment de contentement né de cette satisfaction.

Lorsque nous recevons un remerciement de cette façon, nous pouvons l’accueillir sans éprouver de sentiment de supériorité et sans fausse modestie, en nous réjouissant avec la personne qui offre sa reconnaissance.

   

Épilogue

J’ai un jour demandé à mon oncle Julius comment il avait acquis cette remarquable capacité de donner avec bienveillance. Ma question sembla le flatter et, ayant réfléchi un instant, il répondit : « J’ai eu la chance d’avoir de bons maîtres. » Je voulais savoir qui étaient ces maîtres, et il poursuivit : « Ta grand-mère est celle qui m’a le plus appris. Elle était déjà malade quand tu l’as connue, et tu n’as pas su quel genre de femme elle était vraiment. Est-ce que ta mère t’a déjà raconté comment, lors de la grande crise de 1929, elle avait recueilli chez elle pendant trois ans un tailleur, sa femme et leurs deux enfants, après qu’il eut perdu sa maison et son commerce ? » Je me souvenais bien de cette histoire. Elle m’avait beaucoup impressionné lorsque ma mère me l’avait racontée, car je n’ai jamais compris où grand-mère avait trouvé la place pour la famille du tailleur, alors qu’elle élevait neuf enfants dans une maison minuscule !

Oncle Julius évoqua la générosité de ma grand-mère à travers quelques autres anecdotes, que j’avais toutes entendues dans mon enfance. L’histoire de l’homme qui se prenait pour Jésus fut le dernier présent que me fit mon oncle avant de mourir. C’était une histoire vraie. Un jour, un homme frappa à la porte de ma grand-mère et lui demanda à manger. Cela n’avait rien d’exceptionnel : ma grand-mère était très pauvre mais, dans le quartier, tout le monde savait qu’elle offrirait une assiette à quiconque viendrait la lui demander. L’homme avait une barbe et des cheveux noirs en broussaille. Ses vêtements étaient élimés et il portait en sautoir une croix faite de bouts de bois grossièrement taillés et assemblés avec une ficelle. Ma grand-mère l’invita dans sa cuisine et lui donna une assiette. En le regardant manger, elle lui demanda son nom :

— Je m’appelle Jésus, répondit-il.

— Vous avez un nom de famille ?

— Je suis Jésus Le Seigneur.

Ma grand-mère comprenait mal l’anglais. Un autre oncle, Isidor, me raconta plus tard qu’il arriva dans la cuisine pendant que l’homme était à table, et ma grand-mère le lui avait présenté sous le nom de « M. Leseigneur ».

Tandis qu’il continuait à manger, ma grand-mère lui demanda où il habitait.

— Je n’ai pas de maison.

— Où donc allez-vous dormir, ce soir ? Il fait froid, dehors.

— Je ne sais pas.

— Voulez-vous rester ici ? proposa-t-elle.

Et il resta sept ans.

La Communication NonViolente était chez ma grand-mère une seconde nature. Elle n’avait pas cherché à cataloguer cet homme – auquel cas, elle se serait probablement dit qu’il était fou et s’en serait débarrassée. Elle pensait à ce que les gens ressentaient et à ce dont ils avaient besoin, ce qui revenait à dire : s’ils ont faim, on les nourrit. S’ils n’ont pas de toit, on leur offre un abri pour la nuit.

Ma grand-mère aimait aussi danser, et ma mère se souvient l’avoir souvent entendue dire : « Ne marche pas si tu peux danser. »

C’est ainsi que j’achève ce livre en rendant hommage à ma grand-mère, qui pratiquait la Communication Non-Violente sans l’avoir jamais apprise.

   

Pratiquer le processus de la CNV

J’exprime avec honnêteté comment je me sens, sans formuler de reproches ni de critiques.

J’écoute avec empathie comment tu te sens, sans entendre de reproches ni de critiques.

 

OBSERVATION

1. Ce que j’observe (vois, entends, me rappelle, imagine sans y mettre mes évaluations) qui contribue ou non à mon bien-être : « Lorsque je (vois, entends) »

1. Ce que tu observes (vois, entends, te rappelles, imagines - sans y mettre tes évaluations) qui contribue ou non à ton bien-être : « Lorsque tu (vois, entends) » (parfois omis dans l’écoute empathique)

 

SENTIMENTS

2. Comment je me sens (émotion ou sensation plutôt que pensée) par rapport à ce que j’observe : « Je me sens »

2. Comment tu te sens (émotion ou sensation plutôt que pensée) par rapport à ce que tu observes : « Tu te sens »

 

BESOINS

3. Ce dont j’ai besoin ou qui touche à mes valeurs (plutôt qu’une préférence ou une action précise) qui éveille mes sentiments : « Parce que j’ai besoin de/j’accorde de l’importance à » Je demande clairement ce qui pourrait embellir/enrichir ma vie sans que cela soit une exigence.

3. Ce dont tu as besoin ou qui touche à tes valeurs (plutôt qu’une préférence ou une action précise) qui éveille tes sentiments : « Parce que tu as besoin de/tu accordes de l’importance à » Je reçois avec empathie ce qui pourrait embellir/enrichir ta vie sans entendre une exigence.

 

DEMANDE

4. Les actions concrètes que j’aimerais voir : « Serais-tu d'accord de ? »

4. Les actions concrètes que tu aimerais voir : « Voudrais-tu/aimerais-tu ? »