Merci de bien vouloir vous reporter en priorité à l'édition papier.


Nathalie Schon


Mythes et identités antillaises. L'auto-exotisme dans l'écriture martiniquaise et guadeloupéenne

Jahrbuch der Deutschen Gesellschaft für Allgemeine und Vergleichende Literaturwissenschaft (Société allemande de littérature générale et comparée), Universität Bochum, 2003, p.97-106.

Ouvrages représentatifs de deux types d'écriture de l'exotisme, l'un né en Guadeloupe, l'autre en Martinique, La colonie du nouveau monde (1993) de Maryse Condé et Texaco (1992) de Patrick Chamoiseau illustrent un rapport divergent à la fois à l'Autre (la métropole) et à soi-même (la culture antillaise). Ainsi, l'interrogation de la notion d'identité caractéristique de l'écriture torturée de bon nombre d'écrivains guadeloupéens tels Maryse Condé, Gisèle Pineau et Daniel Maximin fait pendant à la certitude affichée des défenseurs d'une identité créole martiniquaise dont Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Edouard Glissant. Afin de comprendre l'ambiguité culturelle des départements d'outre-mer antillais, ceux-là introduisent le thème de la folie dans le développement de leurs personnages-individus, tandis que ceux-ci affirment des archétypes à travers la re-création du mythe fondateur.
En effet, dans La colonie du nouveau monde la critique des nouveaux mythes permet à Maryse Condé d’illustrer sa conception de ce que l'on pourrait nommer « l’auto-exotisme antillais », conciliant familiarité et exotisme de la propre culture. Le choix d'une identité clairement définie est de la sorte évité ; tous les héritages - Antillais, Américain, Français - se côtoient, se contredisent, s'unissent tour à tour dans des personnages d'une grande complexité. Celle-ci s'exprime de façon directe à travers le recours à la métaphore du dédoublement des personnages en proie à une folie souvent salvatrice.
L'exotisme de soi paraît sans doute moins évident chez Patrick Chamoiseau (ou Raphaël Confiant) qui tente de remplacer l'ambiguité identitaire par de nouvelles certitudes culturelles, définies indépendemment de la métropole, mais qui presque toujours s'opposent à elle et par ce lien même introduisent l'étrangeté dans l'univers de Texaco. Le thème de la folie est abordé dans Texaco pour distinguer un nouvel ordre créole (le quartier mythique de Texaco) du monde extérieur corrompu (L'En-ville et sa vanité soumise). Ce faisant, Patrick Chamoiseau met en avant une utilité sociale des mythes antillais intégrés dans une dichotomie à laquelle participent tous les personnages, exacerbant ainsi un clivage de la société en une collectivité dont les membres sont pratiquement identiques et en des groupes perçus comme extérieurs, totalement exotiques, contredisant en cela l’écriture auto-exotique, c'est-à-dire une écriture qui aborde ouvertement cette problématique.

Mythes et folie

Postérieur de 17 ans à Heremakhonon, premier roman de l'auteur, qui déjà abordait le dédoublement des personnages, La colonie du nouveau monde développe la thématique de la folie, en lui accordant plusieurs fonctions, parfois contradictoires. Dans ce roman, l’expérience de réalités à la fois différentes et identiques se traduit par l’irruption du rêve en tant que manifestation de cette folie. Ce dernier révèle les conflits intérieurs de Tiyi. L’épisode des fleurs est particulièrement révélateur à cet égard, car la symbolique florale illustre la confrontation d ‘éléments culturels ni véritablement familiers, ni totalement étrangers :

Enrique Sabogal lui apportait des fleurs. Des roses. Des glaïeuls. Des anthuriums. Des œillets. Des oiseaux de paradis. Des dahlias. Des lys. Et des orchidées, rares et précieuses, dont la Colombie, aimait-il à dire, comptait des milliers d’espèces. Or précisément, cette profusion de fleurs dans sa chambre lui rappelait les décorations florales aux parois des demeures d’éternité égyptiennes et elle se voyait trépassée à son tour... (Condé, 1993, 193)




Ce passage est un rappel de l’étrangeté d’un environnement familier : et les roses de France et les anthuryums de la Guadeloupe paraissent exotiques dans la composition d’Enrique. Les fleurs et l’exotisme qu’elles traduisent sont attribués à la Colombie, devenue un pays totalement étrange, car il a cessé pour eux d’être un lieu de transit entre le pays d’origine auxquels ils ne peuvent s’identifier et un lointain, terre des origines rêvées, abstraite et inconnue. Au bout de leur quête l’ici et le là-bas se dissolvent dans le néant : le rêve égyptien devient celui des tombeaux, des vestiges d’un passé révolu et lointain, symboles d’une rupture totale avec le monde extérieur et d’un enfermement stérile exprimé par la mort du Dieu Aton à travers sa fille Néfertiti.
Le rêve éclaire l’ambiguïté identitaire vécue par les personnages, car rêve et folie créent des ruptures que l’on ne peut considérer comme de simples fuites, ni comme travail psychologique salvateur (le déchirement intérieur est présent dans les rêves). On peut donc penser que l’expérience du délire a une réalité à part entière. Maryse Condé ne présente pas la folie comme alternative, elle est une forme de la raison, comme une interrogation perpétuelle. Aussi rejette-t-elle avec véhémence tout diagnostic du rationnel qui exclurait la folie et l’enfermerait dans la maladie qui ne serait qu’incomplétude du normal, du sain, du raisonnable.
Cette identité est soumise elle-même au doute, ce qui n’enlève rien de sa validité (l’auteur laisse en même temps entendre que les choix de Tiyi et d’Aton pourraient n’être qu’élucubrations de malades : « Ah oui ! Elle était mûre à point pour rencontrer Aton. Sa dépression nerveuse n’en finissait pas. Une fois par semaine, elle se rendait à l’hôpital Saint-Louis où elle tentait de se confier au Dr Timon, psychiatre impuissant à la guérir, mais très attentif. » (Condé, 1993, 46) ). Ainsi, la folie n’est pas sacralisée, mais présentée comme une façon de percevoir le monde, à ne prendre plus au sérieux que les explications du monde rationnel.
Les questions se multiplient sans trouver de réponses définitives : Aton et ses adeptes disparaissent faute de trouver un mode d’existence. En effet, tous ont fui une réalité (la discrimination raciale, la pauvreté, la peur de l’avenir), aussi ne vivent-ils pas dans l’ambiguïté culturelle, contrairement à Tiyi qui vit une identité multiple ; la folie, qui a cessé d’être la menace d’Heremakhonon, lui fait prendre conscience de son identité partagée entre étrangeté et familiarité, complexité qu’elle ne parvient pas à accepter, et qu’elle lègue à sa fille comme un atout à conquérir : "Néfertiti répondait par des sons caressants, mais incompréhensibles, et Méritaton s’apercevait que sa sœur parlait un nouveau langage auquel elle devrait s’initier." (Condé, 1993, 256)
Le rêve des demeures éternelles des pharaons qui représentait pour Tiyi et Aton le mythe des origines, qu’elles soient chrétiennes (à travers la reproduction du paradis dans la propriété colombienne) ou égyptiennes (à travers le rituel établi par Aton pour honorer le dieu du soleil), trouve son pendant chez Patrick Chamoiseau dans le mythe de l’esclave marron. Toutefois, contrairement aux échafaudages spirituels fabriqués par Maryse Condé, le mythe ne s’enlise pas dans la folie. On peut néanmoins se demander s’il n’est pas de la même façon un refus de vivre l’identité auto-exotique. Patrick Chamoiseau s’inscrit ici dans une tradition martiniquaise qui tente de fonder l’histoire de l’île sur une figure de résistant, qui seule permettrait de se réapproprier le passé. Il se distingue certes d’Edouard Glissant en étendant l’idée de résistance à l’esclave d’habitation, suggérant une résistance générale ; c’est ainsi que le père d’Esternome, esclave enfermé dans une cage pour un crime qu’il n’a pas commis, est un marron, car il résiste par son silence au béké (1) - Esternome, quant à lui, sert pour se servir : « Avec une tristesse incrédule, il m’avouait avoir été un vrai nègre de Grand-case.(…) Qu’il y eut là manière de survivre par la ruse ainsi que l’enseignait Compère Lapin des contes, ne fut jusqu’à sa mort jamais très clair dans son esprit » (Chamoiseau, 1992, 55) - mais Patrick Chamoiseau n’en reprend pas moins le clivage entre marrons et soumis, en le transposant en ville à travers la distinction entre les habitants de Texaco (ceux qui feignent tout au plus le rapprochement) et les mulâtres (ceux qui cherche l’assimilation). Ce n’est donc pas l’adoption du mythe, transformant ses adeptes en héros et authentiques Martiniquais, qui provoque la folie, mais son rejet. Cependant, la folie comme refus de penser l’identité rejoint la Raison, car pourvoyeuse de certitudes. Le roman de Patrick Chamoiseau n’est pas tant le roman d’une recherche identitaire, il est bien plus accomplissement de ce qui est écrit (ou plutôt : dit). Le mythe est donc la négation de l’auto-exotisme, il ne permet que l’exotisme ou la familiarité absolus : on est à l’intérieur de l’univers mythique ou à l’extérieur. Le thème du jardin d’Eden traduit particulièrement bien ce clivage.

Le jardin d’Eden, métaphore pervertie de la secte symbolisant ses origines (la culpabilité et le besoin d’intégration de Tiyi dans un monde «privilégié»), est présent dans Texaco sous la forme du jardin créole. Ce dernier, domaine des anciens esclaves, installés dans les mornes délaissés par les planteurs, car difficiles d’accès, ressemble singulièrement au paradis perdu, jamais véritablement recréé dans le bidonville de Texaco (on peut tout de même constater, notamment à travers un vocabulaire de l’exubérance végétale et animale, une connotation idéaliste dans la description du quartier). L’Eden a dû céder aux préoccupations économiques et au rôle nouveau qu’endosse le marqueur de paroles : l’écriture d’une histoire commune (et son édition) ne permet plus l’éparpillement dans les endroits isolés de l’île. Pourtant, l’exil est présenté comme une tragédie imputable au démon citadin, à mi-chemin entre le serpent biblique et le joueur de flûte ensorceleuse :

Le musicien était un bougre à yeux brillants mélancoliques. Il portait petit chapeau frangé. Sa voix (qui filtrait en français de sa bouche parfumée), était bourrée de dièses. Sa main envoûtait la mandoline en haut, l’ensorcelait en bas, et les cordes libéraient une mousseline de musiques nouées comme l’herbe à lapins aux belletées de son chant. (…)
Si mon Esternome savoura les musiques, sa Ninon, elle, vécut une déchirure. Pour elle seule, le musicien ouvrit le monde sur d’autres paysages. (…) Penchée sur son jardin, elle demeura inquiète (...) Quand l’autre cochonnerie revint de soir en soir, aux entours de minuit, accordant sa magie aux magies de la nuit, circulant entre les cases pour s’immobiliser devant celle d’Esternome, Ninon dut (sans peut-être) comprendre la vérité : c’était ce musicien, le maître de son trouble. (Chamoiseau, 1992, 160-161)





Chassée du paradis, puisqu’un retour de Ninon est impossible (Esternome apprend qu’elle se prostitue pour le musicien, prisonnière de son commerce et de Saint-Pierre, la condamnée), elle se fond dans l’étrangeté des rêves de son ancien amant (conte de la sirène, conte de la diablesse : « De toute manière Ninon disparut de la vie d’Esternome auréolée d’une volute de musique » (Chamoiseau, 1992, 164) ).
Malgré l’exotisation de sa compagne, Esternome conserve une fascination pour elle, qui trahit un lien avec les aspirations de celle-ci. Son voyage en ville : d’abord à Saint-Pierre, puis à Fort-de-France est une errance, une recherche de la femme qu’il a connue, femme créole idéalisée qu’il retrouvera en Idoménée. Cette fixation sur la familiarité clairement définie comme créole - parallèlement à l’exotisation de tous les personnages exclus du jardin créole, lieu clos, mythique autant que mystique, dépositaire de l’essence antillaise (dans tous les sens du terme) : le béké, les Ninon, charmées par la culture du « colon français » - semble à travers les assertions multiples d’Esternome, de l’ancêtre-fondateur, du quimboiseur, de Marie-Sophie, de l’urbaniste, du marqueur de parole, une réaction à l’ambiguïté auto-exotique :

Je voulais qu’il soit chanté quelque part, dans l’écoute des générations à venir, que nous nous étions battus avec l’En-ville, non pour le conquérir (lui qui en fait nous gobait), mais pour nous conquérir nous-mêmes dans l’inédit créole qu’il nous fallait nommer en nous-mêmes pour nous-mêmes jusqu’à notre pleine autorité. (Chamoiseau, 1992, 427)



Le feu qui purifie en le détruisant le jardin d’Eden, prison identitaire dans La colonie du nouveau monde, détruit dans Texaco la ville qui s’est détournée des valeurs créoles : Saint-Pierre. Comme le suggère l’abondance du vocabulaire de l’effacement (« La pierre et les gens s’étaient mêlés » (Chamoiseau, 1992, 169) ), le passé est annulé chez Patrick Chamoiseau pour laisser la place au mythe qui recrée l’histoire conformément à un destin qui aurait été contrarié, en décidant d’ignorer les déchirements identitaires pour mieux les guérir. Ainsi Texaco est un retour au jardin d’Eden qui n’a jamais cessé d’exister ; Saint-Pierre n’est déjà plus qu’un fantôme, dont tous les acteurs ont disparu.
Cependant, les mythes s’excluent : ceux des békés qui se rêvent aventuriers, ceux des adeptes de la créolité qui se voient marrons, l’un évacuant vers l’autre ce qu’il ne peut accepter pour sa « réalité ». L’apocalypse a fait table rase. Si dans Texaco, les contes servent de plus en plus de source d’explication des événements (pour dire la dissolution de Ninon deux contes rivalisent, finalement identiques), dans La colonie du nouveau monde les légendes, évoquées au début du roman, s’évanouissent petit à petit pour ne plus être que suggérées à travers des rituels sans force car insignifiants. Elles n’ont aucun pouvoir d’exégèse (comme c’est le cas chez Patrick Chamoiseau, qui inscrit Texaco dans une tradition d’écriture biblique, interprétée à l’aide des contes, expressions imaginaires du mythe omniprésent, qui finit par s’expliquer lui-même : le marqueur de paroles explique l’urbaniste, qui explique Texaco, qui explique Marie-Sophie, qui explique le marqueur de paroles) :

Nous cherchons notre vrai visage. Nous avons suffisamment condamné la littérature artificielle qui prétend nous en donner l’image : Poètes attardés, héros du poncif, superstitieux faiseurs d’alexandrins, très lâches diseurs de rien. Plonge ton regard dans le miroir du Merveilleux : tes contes, tes légendes, tes chants. Tu y verras s’inscrire lumineuse, l’image sûre de toi-même (Ménil, 1982, 4).




Chez Maryse Condé, les légendes sont bien plus comprises grâce aux rêves de Tiyi (eux-mêmes indépendants des légendes), notamment le rêve du tombeau pharaonique. Une distance s’établit entre la narratrice et l’univers du mythe, distance qui permet l’irruption de l’Imaginaire, c’est-à-dire d’une incertitude, d’un exotisme au sein de la familiarité mythique.

Multiplicités ou l’échec identitaire

Dans La colonie du nouveau monde, Maryse Condé explore cette confusion à travers un véritable dédoublement des personnages. Ainsi, Tiyi a un double : Tanya, ancien prénom de Tiyi ; Aton quant à lui est un mystère, sa biographie est des plus sommaires. Tanya et Tiyi représentent deux faces d’un même personnage. Tanya représente l’Antillaise sûre d’elle et de son identité guadeloupéenne, Tiyi par contre est une créature née du rejet, qui exotise une partie de sa culture. L’incapacité de Tiyi d’intégrer cette étrangeté la plonge dans l’apathie, c’est-à-dire dans la démission culturelle. De fait, la femme d’Aton ne s’est jamais réellement reconnue dans le personnage de Tiyi ; ce nom sonne comme une imposture, car elle ne l’a pas choisi (Aton désigne les noms et les identités).
Ce rôle qu ‘elle a tout de même accepté doit remplacer celui qu’elle n’a su tenir à ses yeux : celui de la Française. Son sentiment de culpabilité renvoie une fois de plus à l’idée d’insularité : la colonie se transforme pour Tiyi en jardin d’Eden perverti, supposé la protéger de la souillure du monde extérieur et lui offrir l’innocence à travers une identité neuve. Le feu qui dévaste la colonie révèle l’illusion du paradis terrestre et l’inanité du sentiment de culpabilité. Avec la mort d’Aton, l’identité d’empreint s’effondre. Libérés, Tiyi et les autres survivants sont confrontés à la part reniée de leur être, demeurée exotique. Pourtant, seule Méritaton parvient à faire naître le dialogue avec la culture rejetée à travers sa sœur Néfertiti. Une nouvelle fois, Maryse Condé offre au lecteur une fin ouverte : Méritaton va-t-elle partager le sort de Tiyi, mentalement annihilée ou de Néfertiti, assassinée ? La présence de Néfertiti à ses côtés, double de Méritaton, suggère l’absence de réponses toutes faites, mais aussi l’inanité des identités monolithiques. En effet, l’entente des deux sœurs préfigure une identité qui intègre l’autre comme un questionnement sans abandonner la notion de certitude, nécessaire à toute identité :

Elle regarda avec mépris l’album que l’hôtesse lui avait donné à colorier. Un mouton, un papillon, une fleur, une maison, un coquillage étaient tracés d’une façon simpliste. Elle dessinait beaucoup mieux que cela. Avec des fusains, sur de grandes feuilles de papier qu’Enrique lui achetait, elle avait mille fois reproduit la figure de sa mère, de sa sœur surtout. Néfertiti couronnée de fleurs en boutons. Néfertiti appuyant sa joue douce contre la douceur des ailes d’un oiseau. Néfertiti parée de ces pectoraux et de ces ornements d’oreilles qu’elle fabriquait avec des graines sauvages. Néfertiti boudant. Suivant son imagination, elle l’avait aussi dessinée morte, naviguant, dérivant au fond de la ciénaga. (Condé, 1993, 254-255)




Aton, quant à lui, n’est pas le personnage trouble qu’il semble être de prime abord : plongé dans des rêveries mystiques, il n’est au fond qu’un homme démuni et simple. S’il adopte avec tant d’enthousiasme la religion des dieux égyptiens, c’est parce qu’il ne connaît rien d’autre. Son identité est construite sur un passé immobilisé dans ses mythes. Contrairement à Tiyi, il ne sombre pas dans la folie, mais il se suicide face à l’échec de sa quête. Dans l’esprit d’Aton, le monde extérieur est nettement séparé de l’univers de la colonie (il est celui qui choisit les sites isolés et barricadés où s’installe la secte), alors que Tiyi distingue les deux espaces sans les opposer. La narration multiple, puisque chacun des protagonistes relate sa vision de la colonie, donne une image à la fois tragique et stérile d’Aton. Celui-ci n’apparaît bientôt plus que comme institution muette : au fil du récit, Aton intervient de moins en moins. Avec Tiyi et Mesketet, le désarroi identitaire né de leur ouverture au monde l‘emporte sur la vision simpliste et sédentaire d’Aton ou d’Enrique, le bienfaiteur de la colonie, tous deux impotents face à la folie. L’île reste la figure dominante pour Aton et ses disciples, car, incapable de communiquer avec Tiyi, il ne parvient plus à interroger le Soleil, son double. Or, contrairement à sa femme, Aton s’est toujours défini à travers son personnage de Dieu, refusant ses héritages antillais (2) . Incapable de vivre son identité duelle, il préfère ne pas exister :

Dans le bruit des sistres, il ne voulait pas recevoir ses deux âmes, celle de sa dépouille passée et celle de son éternité. Pour cela, il allait détruire son corps. Privée de son support terrestre, son âme ne pourrait pas se réveiller et il ne vivrait jamais plus le drame de l’angoisse et de la solitude qu’il n’avait que trop connu. (Condé, 1993, 240)



Finalement, l’auteur refusant toute assistance culturelle, abandonne ses personnages à leur désarroi, les laissant par là même libres de leurs choix identitaires : " Méritaton ne se rappela pas une seule prière à réciter et, le cœur muet d’effroi, elle s’agrippa à son siège. Était-ce la colère du double d’Aton qui éclatait contre elle ?" (Condé, 1993, 257)
Si l’expérience du dédoublement crée chez les personnages de La colonie du nouveau monde un doute salutaire, une acceptation de l’auto-exotisme, il en va tout autrement dans Texaco. En effet, Patrick Chamoiseau semble concevoir ses personnages par couples de personnes identiques ou fondamentalement opposées, alors que chez Maryse Condé deux facettes d’une même personne s’incarnent en deux personnages. Ainsi, le « temps de paille » qui inaugure le roman est symbolisé par le couple Esternome/Ninon, figures opposées, s’il en est. Esternome fait partie d’une lignée de marrons, telle les Longoué dans Le quatrième Siècle d’Edouard Glissant, dont les membres ne se distinguent guère ; Ninon par contre appartient à une famille qui semble s’éteindre avec elle. Ainsi, Ninon est un personnage isolé et finalement solitaire, sans liens avec la société, si ce n’est avec celle des assimilés, groupe jugé disparate et sans importance symbolique. Le couple Esternome/Ninon forme donc contraste et structure le récit autour de confrontations binaires : créolité/assimilation.
Avec les autres couples, ces personnages forment des îlots stables au sein des bouleversements sociaux, îlots où se répète le combat de Texaco. Ainsi, l’opposition entre les valeurs de l’En-ville et du nouveau quartier a déjà lieu dans les mornes avec ces deux personnages, après avoir eu lieu sur la plantation entre le béké et le père d’Esternome. Cette dichotomie finit par s’inscrire dans un cycle « naturel », pour laisser le choix entre deux options contradictoires.
Les Laborieux, par contre, sont identiques : Marie-Sophie adopte la vision de la société de son père sans la questionner et poursuit son combat, sans envisager d’existence hors de ce combat : « Mon premier souci fut de venger mon Esternome » (Chamoiseau, 1992, 223). Les personnages de Patrick Chamoiseau ne sont pas des individus, mais des « forces » (le Mentô est présenté comme dépositaire de la force que confère la Parole). Plus qu’instrument de persuasion, la Parole, défendue par tous les personnages créoles, qui se fondent dans la figure du Mentô, double sociable du marron, est une valeur immuable de l’identité créole : "Dans l’En-ville on ne parle plus. Conteurs morts ou tombés babilleurs. Mais La Parole n’est pas parler. Tu as à battre ici. A marronner quand même. La gazoline t’offre son berceau… Ecrire La Parole ? Non. Mais renouer le fil de vie, oui." (Chamoiseau, 1992, 324)
Ainsi, Marie-Sophie est parole. Elle est le combat. Elle se fond dans le quartier pour cesser d’être un personnage, pour devenir une collectivité (il paraît difficile de concevoir Texaco comme un personnage ; le quartier culturellement autarcique n’agit que par réflexe face aux événements) (3) .
L’écriture de Patrick Chamoiseau et l’usage des personnages apparente Texaco au conte, plus qu’au roman « classique » (qui suppose une psychologie et une individuation plus poussées des personnages ; Texaco est pourtant bel et bien un roman. En effet, bien qu’un seul sens domine, la possibilité d’autres conceptions peut-être entrevue en négatif : la folie de Marie-Sophie suggère une indécision certes passagère, mais qui suffit à différencier le récit du conte, même si l’on peut admettre l’idée d’un conte de 427 pages).
Toutefois l’écrivain intègre une morale et une direction mythique au conte créole, plaçant ce dernier au centre d’une esthétique antillaise. Il a donc apporté à ce dernier ce qui lui faisait défaut s’il voulait servir de base à une esthétique capable d’évoluer (en effet, une moralité se discute, l’amoralité par contre est une démission dialogique : lorsque Patrick Chamoiseau justifie l’amoralité de Compère Lapin comme technique de la survie, il confère en fait au conte créole une morale qui affirme : « il est légitime d’être opportuniste dans une société injuste » (4) ). Néanmoins, dans Texaco la fixité des rôles, comme le nombre restreint de caractères (on en distingue deux) d’une part et la simplification du conte à travers une polarisation des personnages (les rapports entre Compère Lapin et le roi ont perdu leur ambiguïté) d’autre part, tendent à nier la complexification nécessaire au récit afin de rendre compte de l’auto-exotisme : les personnages symbolisent la perfection souhaitée, tout en empêchant en fin de compte l’évolution amorcée dans le conte selon Chamoiseau, privant celui-ci d’une fonction à la fois stabilisatrice et dialogique. Sous la monosémie, on sent sourdre une complexité non désirée, mais qui revendique son existence : l’auto-exotisme parle à travers le Réel sacralisé, comme à travers la domestication de l’exotisme.
Ainsi, l’altérité ressentie est exorcisée à travers les personnages négatifs, comme Ninon et le béké, qui prennent en charge le doute et les contradictions en exacerbant leurs différences : c’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre la démarche du béké. La visite du béké est officialisation de la victoire de Texaco, mais, au-delà, elle est confirmation de l’identité créole affirmée sans ambiguïté. Le béké se fait exorciste en contribuant à son exotisation : "…qu’ils nous laissaient aussi, puisque vous y tenez, cette saloperie d’En-ville afin de se blottir sur les rives hors d’atteinte où le gazon s’allonge jusqu’à toucher les vagues…" (Chamoiseau, 1992, 399)
Alors que les deux voix de Veronica, ainsi que les personnages doubles, Tanya et Tiyi traduisent une relation difficile avec la culture antillaise perçue à la fois comme exotique et familière, à travers un mode de confrontation lié à la folie, les personnages de Patrick Chamoiseau sont en fin de compte isolés par leur imbrication ferme dans un ordre qui ne laisse pas de place à l’incertitude auto-exotique.


La distinction entre une littérature guadeloupéenne et une littérature martiniquaise correspond donc bel et bien à une réalité. La construction d’un réel clairement défini d’un côté dans Texaco et la (dé)construction d’une réalité incertaine dans La colonie du nouveau monde, renvoient pourtant chacun à sa façon à l'auto-exotisme antillais. Témoignage d'un attachement nostalgique à la heimat, ou d'une méfiance pour toute forme de certitude, les thèmes et la structure de ces récits expriment l'ambiguité culturelle de l'écrivain, confronté à un environnement familier rattaché à une métropole bien lointaine. Cette divergence entre deux îles très proches, divergence confirmée dans les oeuvres francophones ou créolophones d'autres auteurs, suggère en fin de compte qu'une étude des Antilles françaises et/ou hispanophones et néerlandophones doit considérer des particularités parfois sous-estimées au nom de projets culturels.

Notes

(1) « Glissant goes Césaire one better : his ur-maroon was a newly arrived African who successfully took to the hills before he was ever subjected to the regime of the plantation. In the first phase of his career Glissant effectively articulated a theory of Martinican culture based on a strict separation of maroon resistance opposed to servile submission. » (Arnold, 2000, 164-165).

(2) « De retour en Guadeloupe, malgré son accumulation de richesses, Albert reste marginalisé dans une société étroitement hiérarchisée en classes ethno-économiques. Il n’existe qu’en se définissant par opposition à l’Autre : l’altérité est pensée comme irrelation, comme non-communication. » (Sourieau, 1995, 119).

(3) Marie-Sophie semble n’être « que » le vecteur de la « destinée créole » : « Tous mes romans sont des romans du nous dans lesquels il n’y a pas d’individualité de type occidental. Même le je du personnage de Marie-Sophie Laborieux dans Texaco se mêle au je du quartier. Beaucoup de critiques n’ont pas vu que le quartier Texaco est un personnage. » (Chamoiseau, 1994a, p.44).

(4) « Ainsi, la plupart des contes dont nous disposons aujourd’hui, écrits en langue française, ne témoignent que malement de l’état d’esprit particulier (état d’esprit immoral, état d’esprit amoral) qu’exigeait une survie de l’Etre dans la situation esclavagiste ou coloniale. » (Chamoiseau, 1994b, 154)




Bibliographie

Oeuvres

Chamoiseau, PatrickTexaco, Paris, 1992 [cité comme suit : Chamoiseau, 1992].

Condé, Maryse La colonie du nouveau monde, Paris, 1993 [cité comme suit : Condé, 1993].


Ouvrages critiques

Arnold, A. James « From the Problematic Maroon to a Woman-Centered Creole Project in the Literature of the French West Indies » Slavery in the Caribbean Francophone World : Distant Voices, Forgotten Acts, Forged Identities (Ed. Doris Kadish), Athens, 2000, 164-175 [cité comme suit : Arnold, 2000].

Chamoiseau, Patrick « Que faire de la parole ? » Ecrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise (Ed. Ralph Ludwig), Paris, 1994, 151-158 [cité comme suit : Chamoiseau, 1994b]

Chamoiseau, Patrick « L’imaginaire de la diversité » Nuit blanche, N°54, décembre 1993, janvier-février 1994, http://nuitblanche.com/archives/c/chamoiseau.htm [cité comme suit : Chamoiseau, 1994a]

Ménil, René « Préface » In Chamoiseau, Patrick Manman Dlo contre la fée Carabosse, Paris, 1982, 1 (1ère parution : Tropiques, N°13, Oct. 41) [cité comme suit : Ménil, 1982].

Sourieau, Marie-Agnès « La vie scélérate de Maryse Condé. Métissage narratif et héritage métis » Penser la créolité (éd. : Condé, Maryse/Cottenet-Hage, Madeleine), Paris, 1995, 113-124 [cité comme suit : Sourieau, 1995].



Nathalie Schon


Le Nord antillais : un itinéraire exotique


Le nord, latitudes imaginaires, Actes du Congrès de la SFLGC à L’Université de Lille 3, Novembre 1999, Edition du Conseil Scientifique de l'Université Charles-de-Gaulle/Lille 3 (Ed. Monique Dubar & Jean-Marc Moura), 2001, p.459-468.


" Le Nord antillais " peut paraître un titre déroutant. Qu’est-ce que le Nord antillais ? De prime abord, on peut penser à la partie septentrionale des îles, seulement dans la littérature antillaise ce clivage n’apparaît pas. Le Nord des Antilles correspond plutôt à la métropole. Alors pourquoi avoir choisi l’expression " Nord antillais " ? Tout simplement parce que ce titre traduit bien l’ambiguïté des rapports entre les écrivains antillais et la France. En effet, les auteurs antillais ne recherchent pas leur Nord aux îles, mais en Europe. Cette quête est le signe d’un exotisme puisque l’Europe est ressentie non seulement comme géographiquement mais surtout comme culturellement différente ; En même temps elle est le signe d’un espace familier contribuant à la construction de l’imaginaire guadeloupéen. À travers deux romans guadeloupéens : La colonie du Nouveau Monde de Maryse Condé et L’exil selon Julia de Gisèle Pineau, nous verrons que ces rapports, que l’on peut qualifier d’auto-exotiques, puisqu’ils créent le sentiment de l’étrangeté d’une partie de la propre culture (étrangeté et familiarité qui se rencontrent dans l’image du Nord) s’inscrivent dans le cadre d’un clivage centre/périphérie, parallèle à l’axe Nord/Sud (1).

Edouard Glissant décrit l’espace méditerranéen comme un espace exotique : " Jamais, jamais pour moi l’idée de froid ne s’est auparavant associée à l’idée de mer. " (2); le thème du froid (froid climatique et froid psychologique) revient comme une obsession dans les romans qui abordent cet exotisme à rebours : le titre que Zobel a donné à un de ses romans " parisiens " est à ce titre programmatique : Quand la neige aura fondu (3).
À l’opposé, l’on notera l’association régulière des Antilles avec le soleil dans Soleil de la conscience d’Edouard Glissant et Le soleil partagé de Joseph Zobel, symbole de la chaleur humaine prodiguée par un environnement familier, stéréotype tourné en dérision par Zobel : ainsi Samuel, le chauffeur de l’autocar Etoile du Sud reliant le bourg à la ville, amant volage de Joséphine qu’il abandonne avec leur enfant est décrit comme " la vie éclatée au soleil sous une poussée de sève virile. A lui seul Samuel faisait l’effet de tout un jazz-band ! " (4).
Le constat semble simple : le Nord se définit pour les Antillais par un pays étrange et hostile, deux caractéristiques qui sont symbolisées dans la littérature antillaise par le froid, la neige, le Sud par contre est le familier, le bonheur symbolisés par le soleil et la chaleur.
Cependant, des notes de familiarité surgissent par moments du sein de la description de l’exotique français, familiarité déconcertante qui annonce une confusion entre le pays natal et le pays lointain et qui est une des caractéristiques majeures de la littérature antillaise contemporaine :

Ce qui fit aussitôt le succès du phono d’Odilbert, ce ne fut pas tant la nouveauté de sa forme que le genre de musique qu’il jouait. Des airs de chez nous : des biguines, des mazouks interprétés par des orchestres où l’on reconnaissait tous les instruments que nous aimons, ou chantés par des voix d’hommes et de femmes qu’on aurait dit de chez nous. Pourtant cela venait de l’Autre-Pays ! (5)


L’instrument français a pris possession du répertoire musical antillais. Le narrateur suggère à travers le phonographe, symbole de porte-parole usurpé, que l’Antillais doit chercher une part de son identité dans un Ailleurs dont Joseph Zobel souligne pourtant l’étrangeté : " l’Autre-Pays ".
Inversement le familier peut paraître étranger. L’étranger de passage dans les îles apparaît, pour ne citer qu’un exemple, sous les traits du voyageur de métropole décrit par Mayotte Capécia dans Je suis Martiniquaise. Ce qui frappe le lecteur dans le roman de Mayotte Capécia est que le point de vue de l’officier français est rapporté par l’Antillaise, qui l’a fait sien. Ainsi elle anticipe les réactions qu’elle attend de la part des " békés Martinique " (les planteurs) et des " békés France " (les métropolitains blancs) :

J’acceptais aussi de ne pas être admise dans ce cercle, puisque j’étais une femme de couleur ; mais je ne pouvais m’empêcher d’être jalouse. (...) Nous passâmes la soirée dans une de ces petites villas que j’admirais depuis mon enfance, avec deux officiers et leurs femmes. Celles-ci me regardaient avec une indulgence qui me fut insupportable. Je sentais que je m’étais trop fardée, que je n’étais pas habillée comme il le fallait, que je ne faisais pas honneur à André, peut-être simplement à cause de la couleur de ma peau, enfin je passais une soirée si désagréable que je décidai de ne plus jamais demander à André de l’accompagner. (6)


L’adoption du regard de l’Autre introduit un sentiment d’étrangeté dans la vie de Mayotte, qui finit d’ailleurs par quitter les Antilles auxquelles elle reste attachée, sans jamais s’y identifier, à destination d’une France qui reste inaccessible, mais à laquelle elle s’identifie. Son départ sur un bananier est symbolique : à l’instar de ces fruits tropicaux, Mayotte restera exotique pour la France, tout comme elle l’est à ses propres yeux : " Enfin, après quelques mois de cette vie décevante, je m’embarquai sur un bananier à destination de la France, de Paris et je dis pour toujours adieu à cette île où je ne laissais que des morts. (...) J’ai bien senti en écrivant ces pages qu’ils continuaient à rôder autour de moi. " (7).
A priori la littérature antillaise paraît enfermée dans une opposition des stéréotypes du Nord et du Sud. Mais si l’on y regarde de plus près, l’intégration des stéréotypes du Nord : la neige, le froid traduit souvent une relation à la fois d’assimilation et de rejet de la culture métropolitaine : la neige est devenue familière, mais elle reste un symbole du Nord, décrit comme surprenant ou désagréable.
Édouard Glissant illustre cette intégration des symboles d’un Ailleurs dans la conception de l’identité antillaise grâce à l’exemple de la neige : " Je reprends cette expérience de la neige. Longtemps, de là-bas, je la devinai, beauté menaçante. Et la première fois qu’à mes yeux elle offrit son écume, ce fut juste comme une pluie. Je l’avais connue déjà. " (8).
Une partie de l’imaginaire antillais est donc perçue comme étrangère et attachée à l’imaginaire d’un autre pays situé dans un vague là-bas : pour illustrer ce transfert culturel, Raphaël Confiant commente ces quelques vers du poète martiniquais du XIXe siècle, Victor Duquesnay " Je suis né dans une île amoureuse du vent/ où les flamboyants pleurent en flocons de sang. (…) " Flocons de sang ", cette image magnifique évoque la chute des fleurs rouges de l’arbre flamboyant au début du carême. Belle image, magnifique image mais qui, hélas, n’évoque rien, absolument rien dans le vécu ou l’imaginaire du commun des mortels antillais " (9). Ce jugement suggère une séparation nette des cultures française et antillaise comme état idéal à atteindre.
En effet, l’exotisme de soi ou auto-exotisme s’inscrit dans une relation particulière entre le Nord et le Sud : une relation entre un centre et sa périphérie. Le centre est défini par Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin comme un accès privilégié au pouvoir. Il ne s’agit donc pas tant d’un lieu que d’une position plus ou moins proche du pouvoir politique, économique et surtout symbolique, la périphérie n’ayant pratiquement pas accès au pouvoir de formuler sa propre identité à travers des publications et des institutions comme l’école (10).
Si des auteurs comme les Martiniquais Aimé Césaire ou Patrick Chamoiseau ont adopté ce clivage afin de combattre l’hégémonie française, les guadeloupéennes Gisèle Pineau et Maryse Condé sont méfiantes à l’égard de l’idée même de centre et lui préfèrent une forme d’exil permanent.
L’attitude des écrivains antillais par rapport au clivage Nord/Sud est donc des plus ambiguë et l’itinéraire de leurs personnages dans le Nord, la France, s’avère être non pas un itinéraire exotique, mais auto-exotique. En effet, le voyage en France leur faire prendre conscience de leur marginalité due à l’intériorisation du regard de l’Autre et provoque deux types d’attitudes : le rejet du centre français pour un centre franco-antillais qui n’en est finalement plus un, puisque sa périphérie a disparu (Gisèle Pineau) et la négation de l’idée même de centre pour un auto-exotisme assumé dans l’exil comme façon d’être au monde (Maryse Condé).
Je me suis proposée d’aborder ce cheminement culturel à travers deux romans de Maryse Condé et de Gisèle Pineau : La colonie du nouveau monde et L’exil selon Julia.
Après avoir rejeté la France, Tiyi, l ‘héroïne de La colonie du Nouveau Monde tente de construire avec son mari Aton, qui se prend pour le dieu égyptien du soleil une secte en Egypte : organisée autour du culte du soleil, cette société est une utopie du Sud, elle traduit une volonté de construire une patrie dans le Sud au sens géopolitique du terme : Enrique Sabogal, ami des Guadeloupéens, compte sur l’établissement de la colonie à Santa Marta pour attirer du monde dans sa région, donc des richesses. Il veut bâtir son pays sur le spirituel, contrairement au Nord qui a à ses yeux établi sa force sur l’exploitation des hommes. Construite uniquement par opposition à un Nord qui a exclu la plupart des membres de la secte, elle est, aux yeux de Maryse Condé, vouée à l’échec. Critique des projets idéologiques tiers-mondistes, ce roman se clôt sur un scepticisme envers tout ancrage géographique et culturel définitif.
Gisèle Pineau par contre conserve l’idée d’une terre d’attaches libérée de l’hégémonie de la métropole ; dans L’exil selon Julia elle dépeint la conquête des symboles du Nord comme prise de pouvoir culturel, mais elle partage avec Maryse Condé un scepticisme à l’égard d’une culture guadeloupéenne qui se voudrait homogène.
Ces deux romans révèlent deux façons d’aborder l’exotisme, toutes deux basées sur une mise à distance du stéréotype exotique par l’ironie (Maryse Condé) et le kitsch (Gisèle Pineau).

La colonie du Nouveau Monde offre en premier lieu le constat d’une prise de conscience d’une part d’étrangeté de la propre culture à travers l’expérience du rejet, dans une deuxième période le roman aborde le projet de résistance culturelle qu’opposent les deux personnages principaux à un Nord hostile. Enfin, Maryse Condé clôt son récit sur un constat sceptique en refusant toute forme d’identité homogène et ancrée dans un espace défini.
Tiyi et Aton sont les deux personnages principaux du roman de Maryse Condé, tous deux ont vécu le rejet d’une société qu’ils considéraient comme la leur : la société française. Tiyi vit ce rejet, lorsqu'elle veut être un membre à part entière de la société parisienne : le rôle de la mouette lui est interdit, car une noire ne saurait se faire blanche : " Pourquoi les railleries ? La mouette est un oiseau blanc qui vole au voisinage des côtes. Un oiseau BLANC." (11) . L’ironie sensible dans ce passage met à distance des stéréotypes européens intériorisés par Tiyi et rend sensible l’aberration d’une telle intériorisation, puisque celle-ci se retourne contre l’Antillaise. Ainsi, Tiyi fait l’apprentissage de sa différence dans un environnement qui lui est pourtant familier, notamment à travers son éducation familiale " française " : " Ces Lameynard dont l'orgueil oubliait que tous les nègres des Antilles sortaient des ventres d'esclaves. " (12). En fuyant la France et sa famille guadeloupéenne, elle espère échapper au déchirement identitaire : Elle ne se reconnaît dans aucune des deux cultures : " Avait-elle tort de se sentir mouette ? (...). Elle avait découvert au fil des mois qu’ils avaient raison, ceux qui se moquaient ! Sans le savoir, elle était faite pour jouer les servantes ou les prostituées. " (13). La blancheur de la mouette, couleur associée aux climats et aux cultures européennes : neige et pureté sont devenus les symboles de sa différence ; le Nord devient symbole de culpabilité : culpabilité de ne pas être blanche, pure, de ne pas pouvoir s’intégrer dans un milieu ressenti comme familier.
Aton est le contraire des Lameynard, qui ont adopté la culture de la métropole sans être véritablement acceptés par elle. Tiyi et Aton sont présentés comme des êtres en exil permanent : " Méritaton s’était toujours imaginé que, d’une manière différente d’Aton, elle appartenait, elle aussi, à une espèce peu ordinaire. (...) Aussi, Méritaton avait-elle eu beaucoup de peine à croire Enrique quand il lui avait affirmé qu’en Guadeloupe des gens partageaient le sang de sa mère et se disaient liés à elle. " (14).
Tiyi s’isole dans les deux pays : à Paris dans un hôpital psychiatrique, en Guadeloupe dans la colonie. En suivant Aton, Tiyi refuse une identité guadeloupéenne fictive, puisque malgré son enfance et sa famille restée sur l’île, elle s’y sent étrangère : " Tiyi ne lui avait jamais parlé d’elle-même et, par conséquent, ne lui avait jamais soufflé mot des Lameynard (...). Enrique avait eu toutes les peines du monde à en empêcher deux ou trois de débarquer de Santa Marta pour prendre légitimement possession de Méritaton et la frapper du sceau de la famille retrouvée. " (15).
L’influence des valeurs et symboles français sur l’imaginaire antillais se traduit donc par l’apparition d ‘un élément habituellement rattaché à la sphère nordique : la blancheur. Dans La colonie du nouveau monde, Tiyi prend donc conscience de sa différence lorsque les théâtres parisiens lui refusent le rôle de la mouette sous prétexte que seul un blanc peut jouer un animal blanc. Le transfert de l’homme sur la mouette semble moins problématique, que celui d’un homme noir sur un homme blanc. Une instance extérieure, le monde artistique parisien, décide des normes auxquelles doit se soumettre l’Antillaise si elle veut exercer son métier. Les personnages de Maryse Condé vivent dans une architecture intellectuelle à laquelle ils ne contribuent pas plus en France qu’aux Antilles.
La colonie est imaginée à l’origine comme une alternative, un moyen de trouver une légitimité ancrée dans l’Histoire, des racines profondes. L’Egypte, contrairement aux Antilles, possède une culture plusieurs fois millénaire, une culture noire d’après Cheikh Anta Diop (16). Le choix est donc doublement symbolique : le Soleil est à la fois symbole des Antilles et d’Aton, un des dieux égyptiens les plus vénérés, il représente le lien entre le présent et le glorieux passé d’un même peuple. Cependant l’Egypte est aussi la terre des légendes, celle des dieux en premier lieu. Cette terre des origines du Sud, suggère ainsi Maryse Condé, n’est qu’une chimère, une répétition du clivage traditionnel. En effet, les Allemands, membres de la colonie reproduisent ce clivage : Rudolf tue l’espoir de la colonie en assassinant Nefertiti, fille de Tiyi et d’Aton : or c’est un Haïtien qui est condamné pour le meurtre. L’inégalité entre le Nord et le Sud est donc maintenue. Le terme de colonie a été choisi pour son ambiguïté : il s’agit non plus de la colonie que les adorateurs d’Aton veulent établir en Egypte, mais de peuples de la périphérie qui sont colonisés par le Nord.
La folie s’empare de Tiyi lorsque celle-ci se rend compte qu’elle se sent étrangère partout ; elle s'installe dans le refus de l'hospitalité d'Enrique Sabogal, et finit par ne plus attendre une solution miraculeuse qui ne vient pas. Une fois de plus, le corps médical édicte les normes de la santé mentale ; en Colombie, comme jadis à Paris, Tiyi dépend du jugement d’une instance extérieure, qui l’exclut par la maladie. La médecine par les herbes, pratiquée dans la colonie symbolise la volonté d’Aton de déterminer la destinée de sa colonie (elle est opposée à la psychiatrie), mais la maladie de Tiyi signifie l’échec de cette tentative qui se révèle être un aveuglement, une reproduction de nouvelles déterminations par la colonie cette fois. Or personne ne comprend le mal de Tiyi, son désarroi identitaire.
Aton se suicide avec les membres de la secte par le feu, une fois de plus un symbole du Sud (chaleur du climat bien sûr, mais avant tout de la grande famille accueillante et solidaire, dont Maryse Condé a montré l’inconsistance à travers les Lameynard) est signe d’illusion, de destruction, symbolique reprise par les fleurs, exotiques dans leur arrangement incongru, qui juxtapose fleurs européennes et fleurs tropicales.

Enrique Sabogal lui apportait des fleurs. Des roses. Des glaïeuls. Des anthuriums. Des œillets. Des oiseaux de paradis. Des dahlias. Des lys. Et des orchidées, rares et précieuses, dont la Colombie, aimait-il à dire, comptait des milliers d’espèces. Or précisément, cette profusion de fleurs dans sa chambre lui rappelait les décorations florales aux parois des demeures d’éternité égyptiennes et elle se voyait trépassée à son tour... (17)


La symbolique des fleurs, comme celle du feu, sont des stéréotypes que le Sud a adoptés du Nord : dans Desirada, Maryse Condé développera ce jeu avec les stéréotypes qu’elle énonce pour mieux s’en moquer : " Cela semblait une trouvaille qu’une jeune Guadeloupéenne marie les anthuryums avec les oiseaux de paradis ou les gerbéras. Malheureusement, là non plus, on ne put la garder. Elle n’avait aucun sens de l’harmonie des couleurs. Et puis, elle était tellement morose. Elle ne souriait jamais " (18). Ce passage est un rappel de l’étrangeté de son environnement familier : et les roses de France et les anthuryums de la Guadeloupe paraissent exotiques dans la composition d’Enrique. Les fleurs et l’exotisme qu’elles traduisent sont attribués à la Colombie, devenue un pays totalement étrange, car il a cessé pour eux d’être un lieu de transit entre le pays d’origine auxquels ils ne peuvent s’identifier et un lointain, terre des origines rêvées, abstraite et inconnue. Au bout de leur quête l’ici et le là-bas se dissolvent dans le néant : le rêve égyptien devient celui des tombeaux, celui des vestiges d’un passé révolu et étranger.
Maryse Condé refuse dans ce roman toute conception tranchée et monolithique de l’identité. Ses personnages se débattent avec leur ambiguïté et leurs errements, que certains parviennent à accepter comme façon d’être au monde.
L’histoire de cette petite colonie est intéressante car elle dépeint le désarroi absolu d’un groupe d’hommes et de femmes face à l’étrangeté qu’ils portent en eux. La vie en suspens qu’ils mènent, la résignation, laisse la place à une acceptation de l’auto-exotisme, marquée par un retour en Guadeloupe, certes, mais un retour en débandade. Ainsi seule Méritaton, fille d’Aton et de Tiyi, retourne dans une île, qu’elle connaît à peine : " C’était comme si elle ne voulait pas que sa cadette enjambe l’eau et, dans la solitude, affronte des étrangers " (19). Le départ laisse la question de l’identité en suspens, niant toute possibilité d’un centre qu’il soit européen ou antillais, et c’est bien là une façon d’être au monde pour Maryse Condé, comme le confirment ses derniers romans.


Dans L’exil selon Julia, Gisèle Pineau décrit le déracinement d’une guadeloupéenne, Julia ou Man Ya, emmenée en France contre son gré par ses enfants qui veulent la préserver d’un mari violent. Paris, où se déroule la majeure partie du roman, est décrite comme une ville hermétique, exotique pour Julia, alors qu’elle donne à sa fille Daisy ses repères. La France apparaît rapidement comme un pays ambigu : à la fois familier et étranger pour l’antillaise ; cette ambiguïté est illustrée ici par l’attribution des sentiments contradictoires à deux personnages distincts : Julia et Daisy.
Daisy représente l’attachement à une France prestigieuse (elle la décrit à travers l’écriture qui seule peut percer les secrets d’une culture française idéalisée), Julia oppose à ce prestige la simplicité et l’efficacité thérapeutique du jardin créole, que cultive Julia dès son retour en Guadeloupe.
Daisy a intériorisé un regard eurocentriste du Nord sur le Sud qu’elle qualifie, dans une exotisation dépréciative, de pays où règne la " sauvagerie " tandis que Julia a de son côté réalisé à quel point la France lui était exotique : le manteau militaire de son fils lui est protection contre la pluie, tandis que pour les gendarmes qui l’arrêtent, il s’agit avant tout d’un uniforme. La protection se transforme en carapace hermétique à toute compréhension.
Toutefois cette vision somme toute manichéenne ne s’inscrit pas dans le cadre d’une identité monolithique essentialisée par des critères d’authenticité : les personnages sont distincts, mais tous deux appartiennent à la même famille. Aussi au fil du roman, les enfants acceptent également l’enseignement créole : " Pour notre apprentissage, elle ouvrit la terre de ses mains et planta des graines, enfouit des jeunes tiges. Nous étions à son école. " (20). Le créole acquiert le rang de mystère à déchiffrer à son tour ; les enfants découvrent son exotisme : " Perdus dans le mystère des paroles -qui portent sans fatiguer cinquante sens, dièses, gammes, et bémols-les enfants peinent (…) Ils sont d’ici sans en être vraiment… " (21). Culture française, comme culture créole sont familières à travers l’enseignement de Daisy et de Julia, mais toutes deux conservent une part d’étrangeté, d’aspérité : " D’un coup comme toujours dans ces moments de confusion, les temps se mirent à rebondir, grandes roues d’une carriole en caracoles et cabrioles sur une route de roches. " (22).
Enfin, l’intégration du rêve dilue les frontières entre un réel relativisé et une utopie qui devient possible. Ainsi, l’identité devient mouvante, emplie d’une conscience de la relativité du réel : " Tant d’images égarées drivaient dans l’éternel retour des quatre-saisons de Là-Bas. Et la mémoire ne me rendait que ces jardins de chimère. Je m’étais inventé une Guadeloupe pour moi seule. " (23). Cette identité auto-exotique, qui brouille les frontières entre les deux pays et entre le réel et de l’imaginaire, suggérant que toute identité est un processus et non un état, est révélée à mesure que les personnages sont confrontés tour à tour à l’altérité d’une France et d’une Guadeloupe pourtant toutes deux familières.
Les rapports entre la France et les Antilles sont toutefois inégaux. La France est un monde à deux dimensions qui correspondent à deux fonctions : l’éducation et la police. Gisèle Pineau, dans le chapitre intitulé " Les cinq ministères de Man Ya ", distingue cinq fonctions, dont les quatre dernières se rejoignent : l’armée, la religion, l’instruction, l’éducation et la médecine : la médecine peut être rapprochée de l’éducation, car les médecins qui ignorent la véritable cause du mal de Julia, la nostalgie, tente de l’ " éduquer " en lui imposant leur diagnostic. Tout comme chez Maryse Condé les médecins de la métropole établissent les normes, qui déterminent la place de l’Antillaise dans la société française. La police les fait respecter (épisode du manteau militaire).
L’errance de Julia dans Paris est une scène clef : celle de la conquête du Nord. Julia n’a qu’un but à Paris : atteindre le Sacré-cœur : symbole de la paix et symbole de Paris : on le voit de tous les points de Paris. Situé au Nord, il est la seule source d’orientation dans le labyrinthe des rues parisiennes.

Julia associe le monument à une société antillaise idéale, délivrée des clivages raciaux. Il devient ainsi symbole antillais : " Déjà, sur le parvis où croissent toutes variétés de fleurs, un avant-goût du Paradis l’attend. Là, des oiseaux mangent dans la main des hommes et puis s’envolent et leurs ailes font flap flap flap comme pour applaudir à cet enchantement. Une cloche sonne. Gens de toutes couleurs et toutes générations rentrent ensemble pour s’incliner et prier Dieu. " (24). Cette scène est celle de la conquête du centre, du Nord et du pouvoir culturel symbolisé par la blancheur du bâtiment et du voile " immaculé " des sœurs car Julia transforme un des symboles de Paris en symbole antillais. À l’aide du kitsch, qui se caractérise par une peinture de tableaux faussement naïfs, Gisèle Pineau met à distance les symboles du Nord et les désacralise pour mieux les réinvestir. Dans cette superposition se lit une volonté de fusion culturelle.
À travers le kitsch mis en scène, l’auteur se moque en fait du reproche d’inauthenticité attribué au terme et dépeint sa société idéale : " Elle est assise sur un nuage. Elle rit et mange des mangos roses. " (les mangues symbolisent la culture guadeloupéenne et l’histoire personnelle : elles renvoient au jardin de Routhiers qui est avec le Sacré-cœur, représenté par le ciel et le nuage, le point de référence de Julia) (25).
La vision d’une réconciliation générale représentée par celle des deux femmes qui sont attachées l’une à la France, l’autre à la Guadeloupe traduit la volonté d’unir le Nord et le Sud : l’enseignement français et le jardin créole (parallèle de la médecine par les herbes dans la colonie) : " Je n’ai jamais pleuré la mort de Man Ya. Elle n’est jamais partie, jamais sortie de mon cœur. Elle peut aller et virer à n’importe quel moment dans mon esprit. (…) Son jardin de Routhiers est plein de sa présence. (…) Elle écrit Julia sur une ardoise dans une facilité que tu ne peux comprendre. " (26). Le rapprochement des deux femmes symbolise donc la conciliation de l’héritage créole refusé avec l’héritage français revendiqué et une acceptation de l’auto-exotisme. Même si le récit est souvent ambigu et se laisse séduire de temps en temps par un retour aux origines antillaises, Gisèle Pineau abandonne l’idée même de centralité, puisque sans périphérie, il ne peut y avoir de centre : " Le nombril de ce monde se trouve partout et nulle part " (27).
Maryse Condé comme Gisèle Pineau décrivent un auto-exotisme né de l’adoption de regards exotiques sur le monde antillais et du pouvoir que le Nord exerce sur les Antillais à travers les institutions.
Les deux auteurs montrent qu’il existe une voie qui permet d’échapper à l’alternative Nord/Sud, centre/périphérie en acceptant non pas la détermination extérieure, mais une identité mouvante. La distance acquise est perçue comme une façon non encyclopédique de comprendre le monde, sans pour autant que les deux auteurs revendiquent l’exil comme une identité modèle, mais plutôt comme le choix individuel de refuser les définitions imposées par une métropole ou par des idéologues locaux , le choix de jeter la boussole.



Notes

(1) Condé, Maryse La colonie du nouveau monde, Robert Laffont, Paris, 1993 ; Pineau, Gisèle L’exil selon Julia, Paris, Stock, 1996.
(2) Glissant, Edouard Soleil de la conscience, Paris, Seuil, 1956, p.17.
(3) Zobel, Joseph Quand la neige aura fondu, Paris, Editions Caribéennes, 1979.
(4) Zobel, Joseph Le soleil partagé, Paris, Présence Africaine, 1964, p.107.
(5) Zobel, Joseph Op. cit., p.148.
(6) Capécia, Mayotte Je suis Martiniquaise, Paris, Editions Corrêa, 1948, p.150.
(7) Capécia, Mayotte Op. cit., p.202.
(8) Glissant, Edouard Op. cit., p.18.
(9) Confiant, Raphaël " Questions pratiques d’écriture créole ". Écrire la " parole de nuit ". La nouvelle littérature antillaise. Paris, Gallimard, 1994, p.175.
(10) " The perception and description of experience as " marginal " is a consequence of the binaristic structure of various kinds of dominant discourses, such as patriarchy, imperialism and ethnocentrism, which imply that certain forms of experience are peripheral.(…) The marginal therefore indicates a positionality that is best defined in terms of the limitations of a subject’s access to power. " (Ashcroft, Bill/ Griffiths, Gareth/Tiffin, Helen Key Concepts in Post-Colonial Studies, London, New York, Routledge, 1998, p.135.
(11) Condé, Maryse Op. cit., p.45.
(12) Condé, Maryse Op. cit., p47.
(13) Op. cit., p.45.
(14) Op. cit., p.253.
(15) Op. cit., p.248.
(16) Diop, Cheikh Anta Nations nègres et Culture, Paris, Présence Africaine, 1955.
(17) Condé, Maryse Op. cit., p.193.
(18) Condé, Maryse Desirada, Paris, Robert Laffont, 1997, p.82.
(19) Condé, Maryse Op. cit., p.256.
(20) Pineau, Gisèle Op. cit., p.305.
(21) Pineau, Gisèle Op. cit., p.305.
(22) Pineau, Gisèle Op. cit., p.303.
(23) Pineau, Gisèle Op. cit., p.241.
(24) Pineau, Gisèle Op. cit., p.125.
(25) Pineau, Gisèle Op. cit., p.306.
(26) Pineau, Gisèle Op. cit., p.305-306.
(27) Pineau, Gisèle Op. cit., p.146.



Bibliographie

- Ashcroft, Bill/ Griffiths, Gareth/Tiffin, Helen Key Concepts in Post-Colonial
Studies
, London, New York, Routledge, 1998.
- Capécia, Mayotte Je suis Martiniquaise, Paris, Editions Corrêa, 1948.
- Condé, Maryse La colonie du nouveau monde, Robert Laffont, Paris, 1993.
- Condé, Maryse Desirada, Paris, Robert Laffont, 1997.
- Confiant, Raphaël " Questions pratiques d’écriture créole ". Écrire la " parole de
nuit ". La nouvelle littérature antillaise.
Paris, Gallimard, 1994.
- Diop, Cheikh Anta Nations nègres et Culture, Paris, Présence Africaine, 1955.
- Pineau, Gisèle L’exil selon Julia, Paris, Stock, 1996.
- Glissant, Edouard Soleil de la conscience, Paris, Seuil, 1956.
- Zobel, Joseph Le soleil partagé, Paris, Présence Africaine, 1964.
- Zobel, Joseph Quand la neige aura fondu, Paris, Editions Caribéennes, 1979.




Nathalie Schon


Archipels de l’errance : la quête d’identité dans Heremakhonon et Desirada de Maryse Condé

L'imaginaire de l'archipel (actes du colloque de l’Université des Antilles-Guyane, Mars 2000, Schoelcher), Karthala, p.305-322.

Cet article s’intitule " Archipels de l’errance ", mais un seul de ces deux termes aurait sans doute suffi. En effet, chez Maryse Condé, ils sont pratiquement synonymes. L’archipélité peut être comprise comme une errance entre des identités multiples, entre des visions divergentes des Antilles : la vision afrocentriste héritée de la négritude d’Aimé Césaire - attribuée à Veronica, héroïne du premier roman de Maryse Condé : Heremakhonon (1976), véritable annonce du thème de l’errance puisque ce titre signifie " à la recherche du bonheur " - , la vision française d’une certaine bourgeoisie antillaise à travers la famille de Veronica. Cette divergence de visions, pourtant toutes constitutives de l’identité antillaise, se traduit dans Desirada (1997) par des interprétations contraires d’un même événement sans pour autant qu’une interprétation ne s’impose à l’autre.
Perçues comme des rêves éveillés, ces versions renvoient à un thème récurrent des romans de Maryse Condé : la folie. Doute salutaire, la folie provoque l’éclatement de la prison insulaire et entraîne ou plutôt est une acceptation d’appartenances multiples.
Les deux romans choisis permettent d’étudier une évolution dans l’expression du trouble identitaire et dans le choix d’un mode culturel s’éloignant d’une insularité étouffante, en introduisant un exotisme perturbateur au sein d’univers perçus comme familiers. C’est en particulier à travers la " commodification culturelle " et le dédoublement des personnages que Maryse Condé illustre sa conception de l’auto-exotisme antillais, qui concilie familiarité et exotisme de la propre culture.

Réalités commodes


Le premier roman de Maryse Condé, Heremakhonon, dépeint un univers qui se veut rationnel : la narratrice se lance au fil du récit dans une introspection désillusionnée des motivations de son départ et des réactions face au monde africain. Veronica, le personnage principal, semble savoir ce qu’elle doit croire ; le monde est limpide, séparé en deux camps : ceux qui vivent un simulacre d’existence, qui empruntent à toutes les cultures, sans en garder aucune (la bourgeoisie parisienne) et ceux qui cherchent des racines, une expérience authentique (Veronica) : "Franchement on pourrait croire que j’obéis à la mode. L’Afrique se fait beaucoup en ce moment. On écrit des masses à son sujet, des Européens et d’autres. On voit s’ouvrir des centres d’Artisanat Rive gauche. Des blondes se teignent les lèvres au henné et on achète des piments et des okras rue Mouffetard. Or c’est faux. Je n’obéis pas à la mode. " (1) . C’est cette assurance qu’elle tire d’une définition caricaturale et intellectuellement apaisante qui la pousse tout au long du récit à refuser l’idée d’assassinat politique, dès lors qu’il intervient dans sa sphère d’expériences immédiates. Ainsi, ce n’est pas par confiance à l’égard de son amant, Ibrahima Sory, homme de confiance du pouvoir, qu’elle rejette la mort de son ami, mais parce qu’un tel événement détruirait l’ordre qu’elle était venue chercher : celle d’une Afrique en paix avec elle-même, exempte de doutes et à laquelle elle veut s’identifier : " De toute façon, la posture de ces enfants juchés dans des arbres est ridicule. Qu’ils en descendent ! Dans les années de l’histoire, connaît-on une grève où les étudiants se soient transformés en mangues, vertes ou pas ? Si cela continue, je vais rentrer chez moi. " (2) .
L’inconfort que ressent Veronica à être enfermée dans le rôle de l’étrangère (sans identité, puisqu’elle a rejeté toute autre identité), se traduit par une déconstruction du réel : ce qui ne correspond pas à l’image de l’Afrique idéale est tourné en dérision et déclaré absurde ; les critiques qu’elle adresse aux étudiants, dictées par une esthétique égocentrique, conjuguent la mauvaise foi, sans pour autant interroger la réalité : les jeunes sont grotesques parce que le spectacle qu’ils offrent jure avec le décor attendu. Désemparée face à ce décalage, elle relègue ce qu’elle voit au rang d’affabulations et somme l’Afrique de correspondre à la réalité de ses fantasmes. Pourtant, au fil du récit, le personnage hésite constamment entre deux attitudes : la remise en cause de toute réalité sacralisée et le refus de bousculer les définitions, par peur du désillusionnement. L’Antillaise est partagée entre une quête jugée vitale et une impression d’inanité : " Images déjà aperçues dans les catalogues offrant à des gogos la découverte de la " vraie Afrique " " (3) , " Le présent ne m’intéresse pas. Par-delà lui, je vise le palais des Obas, les ciselures de leurs masques et les chants de leurs griots. " (4) . Ainsi, Veronica s’obstine à chercher une légitimation dans un pays qui lui demeure totalement exotique : " Qu’est-ce que j’en ferai de tous ces objets exotiques, moi qui n’aime pas l’exotisme ? " (5) . L’exotisme, en tant que qualité intrinsèque des objets africains, empêche Veronica de percevoir en elle les rapports complexes d’inclusion et d’exclusion entre les trois pays qui ont forgé son identité (Les Antilles, la France et l’Afrique) et l’exotisme de soi qui en résulte. En effet, en Afrique comme en France, elle se heurte au rejet de cultures qu’elle rejette à son tour, après s’y être pourtant identifiée, or à travers le récit extensif de son éducation familiale (une bourgeoisie guadeloupéenne, imitatrice de la culture française), scolaire et religieuse (dénoncée comme mascarade dès l’ouverture du roman) et les nombreuses références à des réminiscences africaines véhiculées par l’histoire de la traite et ravivées par le mouvement de la négritude d’Aimé Césaire (les thèmes de l’esclavage et de la race noire sont récurrents), les cultures africaine et française se révèlent familières. Néanmoins, le sentiment d’exclusion conserve à toutes deux une part d’exotisme diffus, rejetant ainsi Veronica dans l’expérience de ce que l’on peut nommer un auto-exotisme. En réaction à cet exotisme de soi profondément déstabilisateur, Veronica crée une identité culturellement et géographiquement stable : l’île protectrice (pays aux contours aussi définis qu’inconnus donc inattaquables, chambre close, dispensaire au milieu de nulle part).
Ne pas admettre que l’univers africain représente malgré tout une part de son identité est donc pour elle une façon de se préserver d’un trouble perturbant en reléguant l’Afrique dans une étrangeté totale, après avoir voulu la réduire au même, telle un double spatial d’une Veronica " authentique " (au même instant, elle repousse les clichés touristiques sur l’Afrique. Veronica redoute tant d’adopter la vision qu’ont les Français de l’Afrique, qu’elle choisit par réaction une authenticité inexistante, pour mieux la rejeter par ailleurs) : " Je vais me mettre à haïr ce pays, ses hommes, ses femmes, ses enfants. Simplement, parce que je ne les comprends pas, que la distance d’eux à moi m’irrite … " (6) .

Peu importe de quel côté de la barrière Veronica se trouve, elle n’en crée pas moins des espaces figés et nécessairement caricaturaux par leur fonction unique de légitimation. On peut rapprocher ce type d’instrumentalisation culturelle de ce que Kwame Anthony Appiah appelle "commodification " (7) , autrement dit, la définition d’une culture uniquement par rapport à son utilité immédiate pour la culture dominante (on peut dire que Veronica représente une culture dominante : celle de la narratrice omnipotente puisqu’elle est la seule à juger toute activité culturelle et que son jugement est, au départ, sans appel). Ce n’est qu’en abandonnant cette omnipotence intellectuelle, qui n’est pas omniscience, qu’elle s’ouvre à la réflexion identitaire. L’omnipotence narrative (successions de monologues, prédominance du point de vue de Veronica ; les Africains ne s’expriment " que " comme instances du doute identitaire ; constamment interrompus par les sarcasmes de la narratrice, ils n’ont pas l’occasion d’exprimer de raisonnements cohérents susceptibles d’appartenir à un champ culturel structuré : l’Afrique n’existe que dans la projection qu’en a Veronica) est profondément ancrée dans une géographie oppressante, qui ne permet pas la confrontation identitaire, mais la dilution d’une identité dans l’autre à travers le destin de l’Américaine, Salamata ou la ghettoïsation de Veronica. Maryse Condé prend ici le contre-pied d’Edouard Glissant, qui, malgré son attachement au concept abstrait d’archipélité, se réfère sans cesse aux territoires (à travers les pérégrinations d’un Mathieu Béluze dans son roman, Tout-Monde, constitué de pays-fragments qui certes ne forment plus de totalités-nations, mais des îlots culturels signifiant, à travers un réseau de symboles, la mer caraïbe (8) ) et aux liens entre identité et paysage antillais, créant son Tout-monde à l’intérieur d’un archipel caribéen replié sur lui-même, comme une diversité, qui serait typique de cette région : suprême contradiction puisque l’archipel est ce qui est culturel, non au sens premier du terme, mais dans son acception imaginaire. Peut-être la contradiction vient-elle de la confusion voulue par Edouard Glissant entre lieux et pensée, entre cultures changeantes et changements de perception : " La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes. " (9) . Aussi, le refus de Veronica de s’appuyer sur une identité définie se traduit par un usage croissant de la métaphore de l’archipel, comme dépassement de la géographie et du réflexe symbolique : îles de la créolisation/Tout-monde.
Veronica, elle, n’a aucun lieu de référence : elle erre d’un endroit à l’autre sans véritablement pénétrer nulle part : les étudiants lui manifestent leur hostilité et la désignent comme intruse en tentant de la chasser par leurs brimades, Ibrahima Sory la convoque quand bon lui semble et l’" enferme " dans une anti-chambre gardée par son serviteur ; dans le dispensaire, Veronica est isolée par son ignorance des langues africaines. Ce n’est que la folie, suggérée par l’analyse torturée qu’entreprend Veronica d’elle-même, qui va paradoxalement permettre au personnage de quitter ses prisons identitaires : " Des années durant, le sommeil m’a emmenée aux Indes. A cause du Taj Mahal. Même les Anglais qui ont retenu leur souffle devant le Taj. Je me voyais fille de brahmine…(pas d’intouchable, bien sûr), le tilaka au milieu du front. Et puis mon sommeil s’est détérioré. "(10)
L’exotisme que ressent Veronica varie donc au fil du roman : d’un exotisme, synonyme d’étrangeté, nourri des stéréotypes " commodes ", car envers d’une civilisation européenne rejetée, elle passe à un auto-exotisme qui mêle étrangeté et familiarité. C’est le passage de l’un à l’autre qui crée le malaise et qui marque l’irruption de la folie, passage qui s’accompagne d’un glissement du concret vers l’abstrait, de l’île vers l’archipel.

Folie et exotismes


La concrétude de cet univers clos dont la réalité est de moins en moins affirmée dans le ton catégorique et l’articulation logique des arguments des premiers chapitres s’effrite donc rapidement. Le doute vient rompre l’enchantement réaliste, rupture annoncée dès l’arrivée de Veronica en Afrique : " Mais enfin, pourquoi ? À présent tout se brouille et l’entreprise paraît absurde. (…) — Raison du voyage ? Vraiment ce policier met dans le mille. " (11) .
La folie fait irruption dans l’univers rationnel de Veronica comme une remise en cause des schémas préétablis, de la familiarité décrétée. Refus de l’enfermement dans une identité stérile, car en décalage avec le vécu culturel du personnage, la folie est cependant perçue comme une menace perpétuelle qui accompagne cette interrogation. La folie a, en effet, une double fonction dans les romans de Maryse Condé : à la fois folie subie (expression d’un vide intérieur et refus des images que lui renvoient les Africains de soi et des autres) et folie vécue (prise de conscience de l’auto-exotisme et de ses paradoxes, parallèlement à une reconnaissance de l’exotisme africain), elle est un révélateur du malaise identitaire, mais aussi revendication d’une vision de l’identité, loin des classifications sans recours des spécialistes de la Santé mentale ou de la raison d’Etat culturel(le) des défenseurs de l’identité antillaise unique (12) .

Ce détachement se fait distance ironique et finalement acceptation de l’exotisme de la culture africaine à travers des commentaires acerbes du monde africain (répondant à ceux exprimés sur la France), exotisation de mondes qui conservent une part de familiarité et qui reflète la complexification de l’identité antillaise : " Je suis un animal ambigu mi-poisson, mi-oiseau, une chauve-souris nouveau modèle. Une fausse sœur. Une fausse étrangère. " (13)
Le récit, à travers une description des contradictions de Veronica qui s’étalent et s’entrechoquent au fil de ses monologues, focalise de plus en plus sur la déchirure intérieure qui devient obsessive (les obsessions se révèlent dans l’accumulation de questions et dans le rythme saccadé qui créent un vertige, car ils combinent inaction et progression narrative) et finit par pousser Veronica non pas à la fuite escapiste mais à l’évasion lucide vers une identité antillaise qui reste à affronter à travers l’exploration de ses sources : la France, l’Afrique, les Antilles. Comme tous les personnages, elle est abandonnée à un avenir incertain : l’écriture répétitive achemine le lecteur vers des " épilogues " ouverts, échappatoires de l’enfermement dans de fausses certitudes.
Ainsi, l’identité recherchée se complexifie et permet une ouverture vers le monde extérieur, symbolisée par le départ de Veronica, qu’on ne peut définir comme un échec, mais comme acceptation de l’étrangeté d ‘une part d’elle-même qu’elle n’a pu remplacer par une identité monolithique : " Ma fuite — encore une ! Un jour il faudra rompre ce silence. (…) Cette erreur, cette tragique erreur que je ne pouvais pas ne pas commettre, étant ce que je suis. " (14)

Loin de la pousser vers l’assimilation (les Africains sont presque toujours désignés par le vague pronom " ils ", créant ainsi une distance entre l’univers de Veronica et celui des autres), ce savoir place l’Afrique et les Antilles dans un rapport identique avec l’héroïne. Les deux pays ne peuvent être la source d’une identité univoque, mais participent à travers la vision qu’en ont les Antillais (vision romantique de l’Afrique embellie par conteurs et écrivains, vision française des îles) à une culture multiple. À travers l’exotisation de l’Afrique, c’est-à-dire la reconnaissance de sa différence, Veronica décide d’accepter ces visions de soi parfois divergentes comme propres à une identité antillaise de l’errance : " Si je voulais faire la paix avec moi-même, c’est-à-dire avec eux, c’est-à-dire avec nous, c’est chez moi que je devrais retourner."(15) . Pour l’Antillaise, ce " chez moi " ne peut être une évidence, tant il lui est nécessaire de le répéter pour y croire (quatre fois en un paragraphe), mais une confrontation incessante avec l’errance culturelle. Ce manque d’évidence se traduit par un dédoublement du personnage principal : en effet, Veronica a un double ; il est la voix intérieure qui censure les élans de familiarité ou de cynisme et qui caractérise ainsi la personnalité duelle de la jeune femme. Cette voix l’empêche finalement d’adhérer à un camp, tout simplement parce que la notion de camps, espaces culturels distincts, est absurde pour Veronica : " D’où viennent-elles ces fleurs ? Probablement de la pépinière nationale de Samakon. Encore un titre de gloire de Mwalimwana. Attention, je sombre dans la moquerie facile. C’est parce que je n’en peux plus d’attendre. D’attendre cet avion. " (16) . La symbolique florale, récurrente dans les romans de Maryse Condé, clôt Heremakhonon : les fleurs, dont l’exotisme est suggéré par la méthode de culture, renvoient au sentiment d’auto-exotisme de Veronica. En effet, tout comme ces fleurs, elle n’est pas à sa place dans cette Afrique (17) .


Iles désirées, îles extérieures


Dans Desirada, roman le plus récent de Maryse Condé, la recherche du passé et à travers lui d’une identité appréhendée dans son manichéisme supposé tourmente Marie-Noëlle, personnage central du roman. Celle-ci ne trouve au fil du récit que des réponses contraires et de nouvelles questions. Dans ce roman, Maryse Condé explore plus en avant la complexité d’identités familières, qui s’opposent pourtant en Marie-Noëlle. Comme l’indique le titre du roman, une île est au centre du récit : la Désirade. Ile de l’identité désirée, la Désirade est également enfermement spatial (celle de l’ancienne colonie des lépreux et celle d’une île hostile, où la grand-mère, Nina, vit recluse sur un plateau). Tout comme il était aisé de séparer la Désirade de la Guadeloupe, en imposant à celle-là sa fonction d’hospice et à celle-ci sa fonction de petit Paris caraïbe, Marie-Noëlle espère recevoir de Nina et de Reynalda une identité clairement définie, quand bien même négative. L’héroïne, si tant est que l’on puisse utiliser ce terme face à la mise entre parenthèses de toute action et de l’absence de tout rôle actif du personnage principal, s’enferre ainsi dans l’attente d’une identité offerte de l’extérieur. Pourtant, on ne peut pas parler d’ouverture : de fait, l’attente du cadeau familial dispense Marie-Noëlle de construire sa personnalité.
En effet, dès le départ, l’isolement stérile exerce une attirance morbide, car il est refus de vivre, refus de se confronter à la notion d’identité forcément douloureuse pour la jeune femme. Ce refus se traduit par un mouvement d’exclusion qui ne trouve pas son pendant dans l’inclusion d’autres expériences : la mère qui représente dans les romans de Maryse Condé le trouble identitaire est un personnage solitaire et incompréhensible ; Reynalda s’isole dans une recherche rassurante, car univoque : l’association, Muntu, l’enferme dans une identité fabriquée de toutes pièces, définitive et exclusive : " … elle tirait sur elle comme une dalle de tombeau la porte de sa chambre. (…) Chaque fois, Marie-Noëlle avait l’impression que seuls ses yeux parcouraient les signes imprimés sur la page, tandis que son esprit restait prisonnier d’images qu’elle ne pouvait pas oublier. " (18)
Le mutisme de Reynalda renvoie sa fille à l’apathie étouffante d’une cité française, car, incapable de concevoir une alternative, la mère de Marie-Noëlle s’accommode du ghetto social et psychologique, engendré par l’exploitation subie en métropole ; elle répète le ghetto en se retranchant dans une île fortunée, dont elle contrôle l’accès : ainsi, l’association, qui lui donne la famille qu’elle n’a jamais connue, expulse Marie-Noëlle comme un corps étranger.
Les lieux de passage de Stanley (l’appartement, les clubs) enferment Marie-Noëlle dans un milieu qui demeure hermétique, car, elle ne croit pas possible de trouver des éléments de réponses ailleurs que dans l’univers traditionaliste de Nina : ainsi, le voyage culturel à Cuba lui paraît vain, la mort de " son compagnon " semble s’inscrire dans un effacement progressif de son entourage. Stanley symbolise, en effet, une vision véritablement archipélique de l’identité du Nouveau Monde (à laquelle elle ne peut adhérer pendant leur union), qui conserve à l’artiste son rôle de création (détaché de tout devoir de représentativité culturelle), autant que la liberté des imaginaires collectifs à travers l’indétermination d’un " sa " (" sa voix ") :

Oui, leur musique était celle de demain.(…) On l’entendrait en Europe comme dans les Caraïbes et chacun y reconnaîtrait l’expression de sa voix. (…) A cause de ses locks, un journaliste le prit pour un émule de Bob Marley, ce qu’il nia avec force. Est-ce à dire qu’il ne voyait pas en Bob le modèle, le maître des maîtres ? Stanley s’expliqua de manière confuse et parla de Dvorák. Des techniciens derrière son dos firent des jeux avec son bel accent des banlieues de Londres. (19)



La musique de Stanley n’est pour le journaliste cubain qu’une commodité destinée à affirmer une identité caraïbe, qui exclut toute influence extérieure. Ce faisant, il inscrit l’identité antillaise dans un lieu clos, dans des institutions fermées au dialogue.
Maryse Condé semble affirmer que le repli sur l’insulaire (simple addition d’îles) n’est pas compatible avec l’expérience auto-exotique, car il nie toute étrangeté dans le vécu antillais. L’expérience française (symbolisée par Reynalda), comme l’expérience de la Guadeloupe traditionnelle (symbolisée par Nina) sont devenues familières, pourtant l’isolement des deux femmes représente au même instant une part de la culture antillaise demeurée étrangère : l’Autre fait partie intégrante de la famille de Marie-Noëlle, à travers des visions de la Caraïbe divergentes et pourtant toutes révélatrices de l’histoire antillaise.


Folie et Histoire familiale


Marie-Noëlle quitte une réalité (celle de ses rêves) pour une autre non moins insaisissable (celle de Stanley, le compagnon absent de Marie-Noëlle, dont la mort accidentelle semble la conséquence logique de son existence diaphane), or ce passage ne sert pas à marquer une initiation, mais à mettre en doute toute certitude. La désintégration du tangible s’opère à travers une plongée dans l’apathie générale : les personnages sont abandonnés à eux-mêmes, c’est-à-dire au néant. Reynalda perd toute consistance en reproduisant la rigidité de rôles, imposée dans sa famille " d’accueil " (on notera le thème de l’inhospitalité qui semble être un des leitmotive du roman) : " On oubliait qu’elle était dans la maison tant elle restait à sa place. " (20) . Elle semble être le personnage le plus menacé par un gommage de son individualité, elle paraît ne plus agir que par réflexes. Marie-Noëlle ne peut donc construire son identité à partir de l’imaginaire maternel ; aussi, renvoyée à sa propre réalité, elle se replie sur elle-même. L’incapacité à surmonter l’ambiguïté culturelle se traduit donc par un autisme : les rapports à l’Autre et à soi (puisque pour Marie-Noëlle la définition ne peut venir que de l’extérieur) sont frappés d’extériorité totale ; même le familier est tenu à distance, non pas de la définition, mais de l’identification : " Au bout d’un moment, elle déboucha sur une place, élégante, austère entre ses façades grises et roses, qui avait l’air familier d’une photographie de carte postale. Pour tuer le temps, elle entra dans un café désert comme une tombe. " (21) . Morbide et stérilité sont les thèmes associés à cette isolation autodestructrice.
Ce n’est que l’intégration réelle de l’étrangeté, née d’une juxtaposition de réalités de prime abord inconciliables aux yeux de Marie-Noëlle, qui amène une sérénité culturelle. Cette juxtaposition, dont seule la jeune femme est consciente, ne conduit pas à un compromis ou à une annulation (à travers le choix d’une option : la culture française ou guadeloupéenne traditionnelle), mais à une acceptation de la contradiction. Marie-Noëlle accepte une identité à la fois nourrie de sa vie à la Guadeloupe et de son expérience de la France, inculquée par Reynalda, elle-même partagée entre les deux pays :

Le bleu soutenu de la mer, la danse du catamaran sur la crête des vagues et, derrière son dos, les pierres sculptées de la pointe des Châteaux et tout était totalement surréel. (…) En même temps, elle se refusait à réduire en pur et simple récit de voyage exotique ce qui pour l’essentiel avait été une douloureuse chasse aux fantômes.(22)



Ainsi, les expériences, valables d’une façon différente, coexistent : la version de Reynalda par son aspect allégorique, celle de Nina par la fonction symbolique des événements. Au fil des générations, l’histoire familiale se modifie, sans que l’une des narratrices puisse être accusée de fausseté. Les deux versions sont vraies : Gian Carlo n’a peut-être pas abusé de Nina (version de Nina), mais sa tyrannie est le symbole d’une exploitation bien réelle, dont Reynalda illustre le principe à travers sa version des faits : ces versions divergentes d’une même histoire renvoient de fait à plusieurs versions de l’identité antillaise qui cohabitent dans l’esprit de Marie-Noëlle. Le passage du symbole à la métaphore peut être compris comme une approche du problème identitaire qui le détache de la suprématie du mythe des origines : " Je suis devenue son esclave comme au temps longtemps les négresses sur les Habitations. " (23)
La contradiction apparente est un rejet de l’identité fixe (celle des bourreaux et des victimes) et des certitudes (aucune histoire n’impose sa véracité de façon définitive). Ainsi, le véritable responsable semble être le curé, qui derrière sa bonhomie paternaliste cache un être égoïste et pharisaïque. En même temps la confrontation permet le doute : l’Italien semble innocent. Ce doute introduit donc la possibilité d’une interprétation autre tout aussi valable. On quitte l’univers des certitudes religieuses de Muntu pour celui des hypothèses.

La narration, qui décline plusieurs points de vue, n’est pas fondamentalement différente des dialogues intérieurs de Veronica, puisque dans Heremakhonon, l’héroïne envisage elle-même divers angles d’approche de la même histoire. L’incarnation de ces angles dans des personnalités diverses isole à la fois davantage Marie-Noëlle et l’intègre dans une famille à travers le dialogue. De la sorte, l’ambiguïté culturelle émerge de l’inconscient, émergence, dont les étapes sont symbolisées par une attribution à trois générations : la première étape représente le stade inconscient avec l’isolement, le silence de Nina et la soumission aux règles instaurées par la société insulaire, pendants à l’amputation de la mémoire de l’île, qui telle une lèpre, mentale cette fois, occulte le passé esclavagiste ; la seconde étape représente le stade du refoulement avec Reynalda, qui se refuse à admettre la complexité de ses liens avec sa mère et crée une géographie identitaire de l’illusoire, enfin, la troisième étape représente le stade de la prise de conscience avec Marie-Noëlle grâce à une plongée dans le chaos de l’histoire familiale (24) .

Parallèlement à cette diffraction de l’inconscient en trois personnes, la narration partagée confronte des personnages familiers et étrangers à la fois. Ainsi, Marie-Noëlle songe à prendre la place de Reynalda auprès de Nina, malgré ce qui la sépare de la Guadeloupe. À travers la réconciliation des membres de sa famille et malgré la distance qui s’est établie entre eux, Maryse Condé suggère la réconciliation des histoires avec majuscule ou minuscule des Antilles (Nina et Gian Carlo : l’esclave-maîtresse au service du béké et amants au-delà des barrières sociales, Reynalda : victime de l’église-complice de la traite et errances assumées à travers le périple français), sans se laisser enfermer dans un mythe des origines, par définition univoque et manichéen.
Lorsque Marie-Noëlle comprend que ces différences sont conciliables, l’errance cesse pour se transformer en interrogation permanente, à l’image de cet aéroport dont les parties communiquent au sein d’une architecture chaotique : " Peut-être qu’elle n’avait jamais connu cet aéroport. Ultramoderne, tout en passerelles, tubulures et boursouflures de verre. Quand même il lui apparut familier." (25)


L’archipélité chez Maryse Condé peut donc être comprise comme une approche de l’identité antillaise qui s’inscrit dans l’interrogation permanente de traditions douloureuses et de jeux de rôles établis. À travers la critique de la fixation géographique et de l’enfermement insulaire dans une identité expurgée de toute ambiguïté, ayant refoulé l’autre familier dans une extériorité totale aussi factice que destructrice, c’est la commodification culturelle qui est rejetée, lorsque celle-ci renforce le mythe des origines, mythe de l’Un ou du Divers.
Loin de toute progression vers une authenticité retrouvée, l’écriture de Maryse Condé, elle-même soumise à une remise en cause de sa validité à expliquer le " réel antillais ", explore de roman en roman divers aspects d’une identité multiple, à travers des personnages partagés entre des appartenances à la fois familières et exotiques. Au fil d’une plongée dans l’inconscient, la folie subie comme répétition du rejet se transforme en folie vécue qui intègre la contradiction auto-exotique comme paradoxe culturel, à la découverte d’un archipel non pas tant géographique qu’imaginaire.



Notes



(1) Condé, Maryse Heremakhonon, Paris, Robert Laffont, 1997 (1e édition : Paris, 10/18, 1976), p.19.

(2) Condé, Maryse Op. cit., p.68.

(3) Condé, Maryse Op. cit., p.20.

(4) Condé, Maryse Op. cit., p.89.

(5) Condé, Maryse Op. cit., p.241.

(6) Condé, Maryse Op. cit., p.111-112.

(7) "Rather I want to keep clearly before us the fact that David Rockefeller is permitted to say anything at all about the arts of Africa because he is a buyer and because he is at the center, while Lela Kouakou, who merely makes art and who dwells at the margins, is a poor African whose words count only as parts of the commodification (…) of Baule art " (Appiah, Kwame Anthony " Is the Post- in Postmodernism the Post- in Postcolonial ? " Contemporary Postcolonial Theory, Ed. Mongia, Padmini, Londres, NY, Arnold, 1997, p.57). L’important n’est peut-être pas tant que David Rockefeller puisse tout dire - pourquoi pas, après tout ? Son interprétation de l’art africain a une valeur culturelle : elle est révélatrice de courants de pensée du centre (les USA en l’occurrence) - , mais de systématiquement présenter comme familière une culture privée de son étrangeté et donc de toute existence indépendante du champ culturel new-yorkais. Appiah néanmoins ne rejoint pas Edouard Glissant et sa volonté d’hermétisme. Si Glissant, pour restituer à la culture antillaise son opacité afin de faire éclater la prison insulaire qui livrerait les Antillais aux définitions extérieures, universalisantes, tend à complexifier le " réel antillais " (la créolité serait un fait, qu’il s’agit d’explorer et de renforcer : " J’appelle Chaos-monde le choc actuel de tant de cultures qui s’embrasent, se repoussent, disparaissent, subsistent pourtant, s’endorment ou se transforment, lentement ou à vitesse foudroyante : ces éclats, ces éclatements dont nous n’avons pas commencé de saisir le principe ni l’économie et dont nous ne pouvons pas prévoir l’emportement. " (Glissant, Edouard Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p.22) ) - ce " réel antillais " est ainsi confronté au champ culturel européen, dont l’interprétation est jugé pertinente ou non - Appiah, en revanche, introduit l’idée de la valeur du regard (à travers la notion de commodification, dont la valeur positive ou négative devra, selon lui, être jugée au cas par cas), sans abandonner la notion de pertinence : " In each of these domains there is an antecedent practice that laid claim to a certain exclusivity of insight, and in each of them " postmodernism " is a name for the rejection of that claim to exclusivity… " (Appiah, Kwame Op. cit., p.58).
L’archipélité, qui chez Glissant, prétend à une certaine réalité hermétique (ce qui semble contradictoire), trouverait ici sa dimension imaginaire, échappant ainsi aux définitions encyclopédiques. Dans cette perspective, l’archipélité est donc une complexification du regard, échappant de la sorte à la familiarité ou à l’étrangeté totales, insularités marquées par le sceau d’une réalité géographique, négations de toute connaissance de soi et de l’Autre.

(8) Claudia Ortner-Buchberger établit un parallèle entre la géographie et l’archipélité glissantienne, or ce parallèle est révélateur d’un enracinement multiculturel, qui ne met nullement en péril la certitude identitaire : " C’est avec Tout-monde, roman aux dimensions baroques dépassant les 500 pages, que l’espace insulaire est brisé et que l’action se déroule sur les quatre continents. (…) La Martinique n’est plus le lieu du retour à une mère-patrie, mais le point de référence qui permet de comparer, de se situer par rapport à d’autres lieux et à d’autres réalités culturelles " (Ortner-Buchberger, Claudia " Retour et détour : R. Confiant et E. Glissant face à la créolité " Français et francophones, Bayreuther Frankophonie Studien (Ed. János Riesz / Véronique Porra), Bayreuth, Schultz & Stellmacher, 1998, p.193).

(9) Glissant, Edouard Op. cit., 1997, p.31. L’imaginaire antillais est souvent assimilé à une géographie ; on attend de lui qu’il véhicule un paysage : celui de l’île, qu’il dise le " pays réel ", opérant ainsi un retour essentialiste sur une identité dont l’homogénéité est soulignée : "…on pourrait, dans un premier temps, s’aventurer à définir les écrivains antillais comme ceux qui ont ancré leur identité dans le pays, le paysage, la terre, la géographie antillaise. Les similitudes entre Aimé Césaire, Edouard Glissant et Daniel Maximin sont, de ce point de vue, évidentes. Ces auteurs se réfèrent à une île ou à un archipel, à ses volcans, montagne Pelée ou Soufrière, à ses mornes, à la mer. Leur antillanité s’inscrit dans ce paysage, au-delà des clivages linguistiques, de telle sorte que leur esthétique rejoint sans difficulté celle des poètes et des écrivains de Cuba, de la Barbade ou de Sainte-Lucie. " (Chancé, Dominique L’auteur en souffrance, Paris, PUF, 2000, p.138-139).

(10) Condé, Maryse Op. cit., p.101.

(11) Condé, Maryse Op. cit., p.19.

(12) On peut distinguer chez les personnages de Maryse Condé deux phases : celle d’une folie " autiste", expérience de l’apathie, avec repli sur soi (correspondant au " borderline state " de Harold Searles : " … Searles fit éclater la définition classique de la folie à la manière des artisans de l’antipsychiatrie en montrant que chez les patients borderline, le moi fonctionne de façon autistique." [Elisabeth Roudinesco/Michel Plon Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997, p.260]) et démission culturelle, se traduisant par une simplification des phénomènes culturels, simplification ressentie comme un malaise et celle d’une folie " sociale ", qui intègre la complexité voire la contradiction dans la définition identitaire.

(13) Condé, Maryse Op. cit., p.193-194.

(14) Condé, Maryse Op. cit., p. 244.

(15) Condé, Maryse Op. cit., p.110.

(16) Condé, Maryse Op. cit., p. 241.

(17) Dans Desirada, les fleurs symbolisent également un décalage entre l’identité recherchée (l’identité américaine), l’identité imposée (l’Antillaise pittoresque) et l’ambiguïté culturelle ressentie par Marie-Noëlle.

(18) Condé, Maryse Op. cit., 1997, p.39-40, de même Marie-Noëlle est rejetée par sa mère, qui s’enferme dans une identité nouvelle : " Elle ne s’étonna pas d’être tenue à l’écart de Muntu. Elle savait bien qu’elle ne faisait pas partie de la famille. " (Condé, Maryse Op. cit., p.42).

(19) Condé, Maryse Op. cit., p. 117-118.

(20) Condé, Maryse Op. cit., p.248.

(21) Condé, Maryse Op. cit., p.243.

(22) Condé, Maryse Op. cit., p.217-218.

(23) Condé, Maryse Op. cit., p.191.

(24) Cette tripartition renvoie à celle établie par Sigmund Freud dans " Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit " (Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, Frankfurt am Main, Fischer Verlag, 1998, p.60-81). Freud distingue le Sur-moi, le Moi et le Ça (Über-Ich, Ich, Es), le premier terme désignant les règles intériorisées, le second le conscient et le troisième l’inconscient. On ne peut cependant adopter ici l’équivalence qu’il établit de plus en plus souvent entre Moi et civilisation et qu’il oppose à un Ça abritant les pulsions destructrices de l’Homme.

(25) Condé, Maryse Op. cit., p.237.

Bibliographie

- Appiah, Kwame Anthony " Is the Post- in Postmodernism the Post- in Postcolonial ? " Postcolonial Theory (Ed. Mongia, Padmini), Arnold, Londres, NY, 1997, p. 55-71 (1ère édition : Critical Inquiry, 17, 1991, p.336-357).

- Chancé, Dominique L’auteur en souffrance, PUF, Paris, 2000.

- Freud, Sigmund " Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit " Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, Frankfurt am Main, Fischer Verlag, 1998, p.60-81. (1ère édition : 1933).

- Glissant, Edouard Tout-Monde, Gallimard, Paris, 1993.

Traité du Tout-Monde, Gallimard, Paris, 1997.

- Ortner-Buchberger, Claudia " Retour et détour : R. Confiant et E. Glissant face à la créolité " Français et francophones, Bayreuther Frankophonie Studien (Ed. János Riesz / Véronique Porra), Schultz & Stellmacher, Bayreuth, 1998, p.187-200.

- Roudinesco, Elisabeth/PLON Michel Dictionnaire de la psychanalyse, Fayard, Paris, 1997.




Nathalie Schon
 

Postcolonialisme et francophonie.

Itinéraires et contacts de cultures, (Actes du centre d’études francophones de l’Université de Paris XIII, Mars 1999), L’Harmattan, 2002, p.127-136.
 
 

Perspectives générales

Les Antilles françaises sont habituellement étudiées dans le cadre d’études francophones en France ou dans le cadre des études postcoloniales et des New World Studies aux Etats-Unis. Les perspectives ne sont bien entendu pas les mêmes. Les études francophones se donnent pour objet l’étude de la francophonie. Mais comment définir la francophonie ? On peut partir du principe qu’il s’agit de l’ensemble des peuples dont la particularité est d’user du français. Au delà de cette dimension linguistique, qui est un critère insuffisant pour effectuer un rapprochement culturel, la francophonie prendrait toute sa dimension à travers " l’acceptation d’une relation, d’une coopération des différences assumées " (1). Il s’agirait donc de l’expression d’une autonomie au sein d’une grande famille culturelle. Ainsi, dans le cas des Antilles françaises créer un discours autonome serait une lutte incessante pour s’affirmer dans et malgré une situation d’assimilation. La francophonie d’après cette définition est-elle opératoire aux Antilles puisqu’à l’absence d’une identité antillaise assumée s’ajoute la vision exotique que véhicule le terme de francophonie pour Guy Dugas  en " nous invitant à rechercher plutôt du côté du lointain ou de l’île " (2) ?

Il suffit de consulter la table des matières de la plupart des manuels qui traitent de la francophonie pour constater que celle-ci réunit en une communauté linguistico-culturelle des pays aussi différents que le Maroc et le Québec. Or, peut-on comparer des peuples qui n’aurait qu’un seul point commun : leurs liens étroits avec une culture française, véhiculée à travers certaines institutions, à travers des programmes scolaires qui ne sont offerts dans un pays du Tiers-monde qu’à une élite, alors que dans les pays occidentaux une frange bien plus importante de la population peut participer de la " culture française " (dans le cas du Québec la majorité de la population parle le français, alors que cela n’est pas vrai du Maroc). Peut-on pour autant approuver Guy Dugas, lorsqu’il parle d’une tendance des études francophones à approcher ces pays " d’une manière trop globale et indifférenciée et à l’aide d’un appareil conceptuel inadéquat et trop européocentriste. " (3) ? Les études francophones privilégient certes des problématiques françaises : orthodoxie linguistique (créole contre le français), positions des intellectuels francophones dans la société française (stratégies éditoriales), mais il s’agit là d’une francophonie plus politique que scientifique. Si la francophonie, vitrine de la France qui a pour but d’exporter une culture française, sensée se décliner en variations régionales, rapporte toute problématique au champ culturel métropolitain, il est des théories de la francophonie qui permettent de mettre en lumière les points communs entre des aires géographiques que la géographie et la culture semblent de prime abord séparer. Toutefois le risque de surévaluer les points communs entre les pays francophones et de négliger les convergences entre communautés linguistiques différentes, existe. Il est donc souhaitable de ne pas se contenter d’une approche, aussi intéressante soit-elle, mais de se pencher sur d’autres théories et tenter de mesurer leur adéquation à l’objet étudié.

Les études postcoloniales proposent une analyse pluri-culturelle, même si leur champ d’investigation privilégie les pays anglophones. Sont abordés ici des liens particulièrement complexes car d’une part il ne s’agit plus tant de considérer un lien entre une métropole et ses " colonies " qu’entre plusieurs métropoles et leurs " colonies ", d’autre part l’adjectif " postcolonial " s’applique également à la résistance de micro-cultures, comme la femme, l’esclave par rapport à une culture colonisatrice qui n’est plus forcément synonyme de " nation ", mais de groupe social : l’homme, le maître. S’ajoute à ces critères peut-être trop vastes, une a-temporalité qui peut poser problème, car elle élargit le champ d’étude à un tel point que l’imprécision des concepts rend ceux-ci difficilement opératoires, car une telle approche décrète tous les peuples victimes à un moment de leur histoire du colonialisme : les USA au même titre que les Antilles et le Sénégal. Ainsi, Ashcroft, Griffiths et Tiffin adoptent comme critères principaux d’une situation postcoloniale : la conscience recouvrée pour un peuple de sa propre altérité et de sa totalité (être une entité qui se suffit à elle-même); c’est pourquoi ils placent sur le même plan deux pays aussi différents que les USA et le Nigéria (4). Cette méthode ne tient cependant pas compte de la situation de départ : continent quasi vierge (on peut parler de postcolonialisme pour les Amerindiens) ou culture pré-existante à la colonisation, présence du colonisateur ou contrôle à partir d’une métropole lointaine. Or, dans le cas des Antilles cette situation de départ est d’un intérêt primordial par sa situation à mi-chemin entre les deux types d’espaces. L’ambiguité qu’elle crée est celle d’une colonie sans colonisateur, d’une littérature qui exprime la co-existence de l’exotisme et du familier dans la culture antillaise.

Ce courant de pensée est donc intéressant, s’il prend en compte les particularités culturelles, car il attire l’attention sur des mécanismes intellectuels d’oppression et offre une plate-forme académique de réflexion concurrentielle. En effet, plus que tout autre il donne la parole à l’ex-colonisé ; Tiffin lui attribue ainsi une stratégie du contre-discours, contre-discours qui est loin d’échapper à toute ambiguïté. En effet, le contre-discours valide le discours occidental en s’y référant. Enfin, s’il est vrai que le postcolonialisme est né dans les universités occidentales, il échappe néanmoins plus facilement à un certain canon littéraire et scientifique, que la francophonie. La pluralité des approches postcoloniales soulève certes d’autres problèmes : notamment le risque d’une désintégration des concepts dans le vaste réseau d’une postmodernité mal définie.

J. Michael Dash a mis en évidence dans son ouvrage The other America une troisième voie dans l’étude des littératures antillaises : les théories qui se donnent pour objet l’étude d’un ensemble culturel et géographique : le nouveau monde. En effet, J. Michael Dash juge trop partielle l’approche globalisante d’un Salman Rushdie qui distingue des affinités de l’imaginaire chez des écrivains d’origines diverses, lorsqu’il fait référence à l’influence du réalisme magique et aux particularités d’une écriture internationale de l’immigration dans la littérature indienne (5). Dash s’appuie ici sur son interprétation d’Edouard Glissant lorsqu’il défend une analyse de l’hétérogénéité et des relations entre les îles caraïbéennes ; les New World Studies placent donc la créolisation (processus de métissage culturel) au centre de l’étude et l’applique à une région. Il prône l’analyse des pays caraïbéens dans un contexte américain et insiste donc sur les ressemblances socioculturelles entre ces pays : système de plantation, conquête de la modernité, hétérogénéité ethnique, instabilités. Ce type d’approche permet une meilleure compréhension de phénomènes qui trouvent leur explication dans l’histoire locale : mise en présence d’ethnies diverses dans l’espace de la plantation, sans retomber dans une analyse littéraire de type nationaliste : " A New World perspective is not the product of a polarizing, exclusivist politics or an attempt to create a new cultural enclave, but rather concerns itself with establishing new connections, not only among the islands of the archipelago but also exploring the region in terms of the Césairean image of that frail, delicate umbilical cord that holds the Americas together. " (6).

Ce type d’analyse interroge donc un vécu sociologique commun et permet de déterminer une spécificité antillaise. Cependant, son inconvénient majeur est de négliger les liens culturels qui unissent ces îles à leur métropole. Comme on peut le constater aucune de ces approches ne permet d’étudier complètement une aire géographique comme les Antilles. Alors que faire ? Quelle approche permet de comprendre une littérature qui traduit une situation aussi particulière : les Antilles françaises n’ont jamais été des colonies, pourtant elles reproduisent les structures sociales et mentales d’une colonie : identité imposée par l’extérieur, sans reconnaissance culturelle des Antillais (blancs ou noirs). En découlent une ambiguïté qui pousse les Antillais vers l’assimilation dans une société française qui conserve pourtant une part d’exotisme. Cette ambiguïté, née d’une extériorisation du regard, crée un sentiment d’être étranger à soi-même (puisque l’Autre est à la fois moi et un autre : à la fois Antillais et citoyen français) difficilement appréhensible. Il s’agit donc de déterminer quelle approche permet de rendre compte de cet auto-exotisme.
 
 

Théories de la créolité  : une nouvelle voie ?

En 1987 paraît l’Eloge de la créolité des Martiniquais Bernabé, Chamoiseau et Confiant. Cet essai propose une approche antillaise, " créole " de la littérature caribéenne et suggère, en critiquant les théories universalisantes des chercheurs européens et américains, une méthode d’analyse qui prendrait en compte les spécificités locales et qui serait donc seule apte à rendre justice à ces littératures.

Les créolistes décrivent la société antillaise comme une mosaïque composée de divers éléments culturels et raciaux qui vivent en relation les uns avec les autres, sans se confondre. Chaque Antillais aurait en lui une diversité d’éléments culturels et c’est pour préserver cette diversité que les auteurs rejettent donc l’universalisme qu’ils attribuent aux cultures nationales européennes. On peut douter de la nouveauté d’une telle conception de la culture, car, comme le fait remarquer Françoise Lionnet dans Logiques métisses, toutes les cultures se sont nourries d’apports culturels divers recontextualisés et intégrés dans la logique de l’élément culturel dominant, qui à leur tour ont influencé leur culture d’accueil (7).

Cependant en y regardant de plus près on constate que les auteurs n’envisagent pas cette synthèse ; les divers éléments culturels seraient destinés à rester distincts les uns par rapport aux autres (la mosaïque), c’est à dire étrangers. Pourtant, la créolité est présentée comme un état, une nature de l’individu et non plus comme processus. C’est cette fixation de l’autre dans des stéréotypes culturels qui pose problème dans le cadre d’une analyse de la littérature. En effet, l’Eloge répond avant tout à une nécessité d’ordre politique (exorciser l’ambiguïté auto-exotique en créant deux camps opposés faciles à distinguer : l’occident et les Antilles). Les auteurs de l’Eloge semblent vouloir s’inscrire dans un courant postcolonialiste qui privilégie l’interprétation postmoderne. Le postmoderne éclate la réalité en une multitude d’unités sémantiques transculturelles et intemporelles, qui toutes se valent sans jamais entrer en dialogue : tout est si différent qu’il ne peut être comparé : les mornes des esclaves et la plantation des békés sont deux univers qui se côtoient, hermétiques l’un pour l’autre . Cette division s’applique en fin de compte également à la recherche scientifique : l’Européen ou l’Américain ne peut plus comprendre la production littéraire antillaise. Le pas vers le prescriptif est vite franchi : tout se doit d’être différent, autre, authentique (8) : si différent que l’Autre finit par devenir incompréhensible, exotique, même lorsqu’il vit dans la même communauté : nègres, mulâtres, chabins, békés…et chacun de cultiver sa vision essentialiste de son altérité et de réclamer à cors et à cris le respect aux traditions héritées d’un passé figé en un présent éternel et immuable. En fin de compte l’Autre disparaît dans la vacuité sémantique de cartes postales a-exotiques à force d’être exotiques : elle ne disent plus rien, car rien ne peut plus être compris ; elles succombent à un trop plein de différence : " supermodernity does not signal the negation of narrative and identity, but to their histrionic multiplication in a deluge of space, time, and event. Under a condition characterized by general excess, anthropological place gives way to the clean, cold lines of non place, the imaginaire of the Other to the imaginings of the super-modern. " (9) Si la vision exotique de l’environnement ferme le paysage, c’est à dire le rend inaccessible et étranger tout en livrant des indices de son étrangeté, la vision postmoderne quant à elle transforme le paysage en décor, c’est à dire en environnement qui, trop chargé de sèmes isolés, ne signifie plus. On peut donc dire que le postmoderne déconstruit la culture : les Antilles vivent un pluralisme d’interactions culturelles qui ne débouchent pas sur une synthèse (la culture étant compris comme un tout monolithique) et élève pourtant cette déconstruction au rang de culture (avec ses valeurs véhiculées par une tradition): suprême paradoxe ! Ainsi l’Antillais n’affrontent pas l’Autre en soi, il le tient à distance grâce à un dictat essentialiste de l’originalité. Etre pluriel, multiplier les altérités, sans les appréhender, ce serait être Antillais. En figeant cette " nature " auto-exotique de l’Antillais dans un essentialisme qui ne dit pas son nom, la créolité ne risque-t-elle pas de déboucher sur les non-lieux du globalisme et de l’authenticité ?
 
 

Approche plurielle

Une théorie locale n’est donc aucunement garante d’un regard juste. L’origine d’une théorie ne saurait, en effet, être un critère de sélection en soi. La question n’est pas de savoir si une théorie est exogène ou endogène mais de mesurer son adéquation au sujet étudié à travers une analyse de l’imaginaire non pas en répertoriant des contenus aléatoires, excluant ceux qui ne répondent pas à tous les critères retenus (ainsi certains refusent de qualifier Maryse Condé d’écrivain antillais sous prétexte qu’elle n’habite pas en Guadeloupe ou que ses romans ne se déroulent pas " au pays "). On s’interrogera non pas tant sur la nature de ces images, que sur le mode de perception.

Par ailleurs, afin de saisir la spécificité de la culture antillaise qui évolue dans un milieu donné  (les Amériques) - évidence, qu’il semble utile de rappeler tant on a tendance à considérer des phénomènes répandus pour des caractéristiques locales, faute d ‘une étude comparatiste -, tout en étant une culture qui vit de sa relation à une métropole, il serait utile de combiner plusieurs approches : étudier les évolutions culturelles et les liens des îles françaises avec les îles anglophones et hispanophones de la région, voir les rapports qu’elles entretiennent avec le continent américain (études postcoloniales, New World Studies), sans toutefois négliger les influences réciproques entre les Antilles francophones et la France (francophonie). Etudier les îles antillaises dans un contexte à la fois américain et français (puisqu’il s’agit de départements français), doit signifier prendre en compte leur histoire - donc ne pas se limiter à une approche littéraire - et les multiples relations interculturelles et intraculturelles qu’elles entretiennent. C’est concevoir la culture comme une réalité, à la fois état et processus (car pourquoi devrait ce être l’un ou l’autre) non comme un état intangible et sacré, qui en subissant l’exotisme de l’autre en soi (un moi individuel, et collectif : le groupe social, familial, intellectuel dans lequel je me reconnais) évite de l’affronter en construisant des mythes, dont la seule fonction est souvent d’établir une dichotomie manichéenne entre l’île et sa métropole, entre la population de couleur considérée comme authentique et celle des békés présentée comme une caste d’éternels conquistadors, autrement dit, d’étrangers. On notera que certains auteurs, comme Tony Delsham, tout en affirmant une spécificité antillaise, mais tournée vers l’avenir, ne nient pas les liens entre les couches sociales inférieures (on oublie encore les indiens), mulâtres (au sens de groupe social) et békés et mettent en évidence les contradictions et ruptures nées de l’assimilation et ce sentiment d’être étranger à soi même, né d’un tiraillement entre plusieurs identités figées dans des définitions exclusives (les définitions du marron, du noble Africain et du Français glorieux étaient en décalage absolu avec la culture antillaise et ne permettaient pas une identification, refusée par ailleurs par l’Histoire, qui a ébranlé le mythe du marron en démontrant qu’il rejetait et exotisait la majorité de la population accusée de collaboration avec l’ " étranger ", ou rejetée par les cultures d’accueil elles-mêmes).

Aussi, la critique postcoloniale doit savoir rester provisoire car elle porte en elle les conditions de sa propre annihilation, lorsqu’elle ne revêt qu’une dimension chronologique : pour pouvoir véritablement dépasser le colonialisme, il lui faut cesser de toujours s’y référer (puisque réagir contre le colonialisme, c’est prendre acte de son existence, c’est également risquer d’expliquer une société uniquement en fonction d’une période de son histoire). La théorie postcoloniale est donc un instrument très utile à la compréhension de la littérature antillaise et il faut l’espérer provisoire. Enfin, les études francophones mettent en lumière les rapports culturels entre les Antilles et la France à travers la langue, l’imaginaire culturel et l’histoire commune et permettront peut-être avec les études postcoloniales de répondre à la question que se posent surtout les femmes parmi les écrivains antillais (Maryse Condé, Gisèle Pineau) : peut-on à la fois être d’ici et de là-bas sans demeurer un éternel étranger ?
 
 
 
 

(1) Fonkoua, Romuald " Discours du refus, discours de la différence, discours en " situation " de francophonie interne : la cas des écrivains antillais " Convergences et divergences dans les littératures francophones, Paris, 1992, L’Harmattan, p.56.

(2) Dugas, Guy " Francophonie, acculturation, littératures nationales et dominées… Retour sur quelques concepts mal définis "  Convergences et divergences dans les littératures francophones, Paris, 1992, L’Harmattan, p.16.

(3)Dugas, Guy Op. cit., p.16.

(4) " The literatures of the USA should also be placed in this category. Perhaps because of its current position of power, and the neo-colonial role it has played, its post-colonial nature has not been generally recognized. But its relationship with the metropolitan centre as it evolved over the last two centuries has been paradigmatic for post-colonial literatures everywhere. " (Ashcroft, Bill/Griffiths, Gareth/Tiffin, Helen The Empire Writes Back, London & New York, 1989, Routledge, p.2).

(5) " But we are inescapably international writers at a time when the novel has never been a more international form (a writer like Borges speaks of the influence of Robert Louis Stevenson on his work ; Heinrich Böll acknowledges the influence of Irish literature ; cross-pollination is everywhere) ; and it is perhaps one of the more pleasant freedoms of the literary migrant to be able to choose his parents. " (Rushdie, Salman " Imaginary Homelands " Imaginary Homelands, London, Penguin, 1991, p.20-21 (1ère publication de l’article :1982)). La littérature est-elle réellement plus internationale aujourd’hui ? N’a-t-on pas tendance à négliger les littératures européennes du Moyen-Age qui se sont régulièrement inspirées l’une de l’autre (il n’est qu’à considérer le succès littéraire des chevaliers de la table ronde), ou bien doit-on distinguer une littérature " mondiale ", aux inspirations peut-être plus lointaines et doit-on en déduire l’émergence d’un nouveau modèle culturel ? Salman Rushdie a certes lui-même exprimé des réserves quant à l’apologie d’un tout-monde qui relèverait d’un amalgame, basé plus sur les bons sentiments que sur des convergences réelles, mais il n’en reconnaît pas moins une littérature mondiale des opprimés, qui se nourrirait de réalisme magique et de contes traditionnels ( Rushdie, Salman Op. cit., p.68-69). Cependant, ces critères n’englobent-ils pas trop d’œuvres, dont les différences sont peut-être plus importantes qu’il n’y paraît ?

(6) Dash, J. Michael The other America, Charlottesville & London, 1998, The University Press of Virginia, p.3.

(7) " But in the long run, the more powerful system does incorporate elements of the weaker one, often to the point where certain of its patterns and practices become indistinguishable from those of the imported or inferior culture (…) It is commonly accepted that African Americans are " more or less " assimilated and accultured to " white " American culture, but rarely do we hear the reciprocal formulation discussed in academic or popular circles. " (Lionnet, Françoise " Logiques métisses : Cultural Appropriation and Postcolonial Representations " Postcolonial representations . Women Literature Identity, Ithaca &London, 1995, Cornell University Press, p.9). En s’appuyant sur les théories de Kwame Anthony Appiah, force nous est de constater la nature parfois " superficielle " de certaines intégrations, qui ressemblent ni à une acculturation, ni à un métissage, mais qui s’apparente à ce qu’Appiah appelle une " commodification ", c’est-à-dire une intégration d’éléments étrangers qui ne gardent rien de leur signification originelle (Pourtant Appiah ne semble pas distinguer la capacité de comprendre la sensibilité de l’autre et l’intégration de cette sensibilité dans la culture d’accueil. En effet, la " commodification " semble impiquer une absence totale d’empathie avec la culture de l’autre). Appiah, Kwame Anthony " Is the Post- in Postmodernism the Post- in Postcolonial ? " Postcolonial Theory (Ed. Mongia, Padmini), Arnold, Londres, NY, 1997, p. 55-71 (1ère édition : Critical Inquiry, 17, 1991).

(8) " C’est pourquoi ce que j’appelle l’opacité de l’étant - c’est-à-dire, non pas le refus de l’autre, mais le refus de considérer l’autre comme une transparence, et par conséquent la volonté d’accepter l’opacité de l’autre comme une donnée positive et non pas comme un obstacle - devient une nécessité pour tout le monde à l’heure actuelle " (Glissant, Edouard " Le chaos-monde, l’oral et l’écrit " Ecrire la " parole de la nuit " La nouvelle littérature antillaise, Paris, 1994, Gallimard, p.127).

(9) Collins, Samuel  " Head Out On the Highway : Anthropological Encounters with the Supermodern. " Postmodern Culture, Vol.7, N°1, Septembre 1996, http://jefferson.village.virginia.edu/pmc/text-only/issue.996/review-2.996


Bibliographie

- Appiah, Kwame Anthony

- Ashcroft, Bill/Griffiths, Gareth/Tiffin, Helen

- Collins, Samuel

- Dash, J. Michael

- Dugas, Guy

- Fonkoua, Romuald

- Glissant, Edouard

- Lionnet, Françoise

- Rushdie, Salman



Nathalie Schon 


Une francophonie des îles à sucre ?

Actes du colloque international de la AIEFCOI (Association Internationale d’Etudes Francophones et Comparées sur l’Océan Indien), Le(s) discours francophone(s) sur l’Océan Indien, University of Mauritius, Juillet 2002.



Dans les universités comme dans les médias la francophonie connaît un succès croissant fait de nouveaux cursus et de collections littéraires diverses. Des espaces aussi variés que le Québec et Tahiti se découvrent parents francophones car locuteurs d’une même langue. A l’intérieur de la famille francophone, il faut pourtant bien distinguer des divergences nées de l’Histoire ; ne peut-on pas ainsi regrouper de façon plus précise et plus pertinente les îles à sucre de l’ancien empire français qui partagent l’héritage de sociétés créolophones et francophones de plantation ?
En effet, certains auteurs estiment que le cadre de la francophonie est parfois restrictif voire étranger à leurs aspirations culturelles car il négligerait les apports non francophones. Il paraît donc important d’étudier également les alternatives proposées dans les départements français de l’Océan Indien et des Antilles françaises.
Le statut du créole et du français et l’importance accordée à l’une comme à l’autre langue est à cet égard révélateur, la francophonie se définissant comme une famille culturelle née d’un rapport partagé à la langue française. Ce rapprochement semble d’autant plus fructueux que l’auteur réunionnais Axel Gauvin s’est joint à l’écrivain martiniquais Raphaël Confiant dans la défense de la langue créole face à la suprématie du français dans les îles. Doit-on en déduire un rapport identique à la francophonie ?
Les œuvres littéraires illustrent des approches différentes : les écrivains de l’Océan Indien, Axel Gauvin en particulier, approchent la question identitaire d’une façon plus individuelle, conciliant créolité et une certaine francophonie universelle, non parisienne, qui se traduit par une description psychologique plus importante des personnages, tandis que bon nombre d’écrivains martiniquais comme Raphael Confiant s’intéressent plus à la défense du créole comme langue authentique d’un milieu populaire en opposition au français : la politisation de l’œuvre littéraire entraîne dans ce cas un rapport conflictuel avec la métropole et ses institutions et la création d’une francophonie d’opposition, se plaçant sous le signe d’une régionalisation linguistique et culturelle.



Le problème de la langue


La situation antillaise est très complexe, car le rapport à la francophonie s’exprime non seulement à travers une littérature créole et une littérature française en Guadeloupe, mais aussi à travers une littérature française créolisante et une littérature française et créole en Martinique, le cas martiniquais divergeant le plus de l’approche d’Axel Gauvin et de la plupart des auteurs de l’Océan Indien d’ailleurs.
Ce qui frappe de prime abord le lecteur de littérature antillaise est la réapparition récente des publications en créole : Raphaël Confiant, qui avait abandonné l'écriture en créole dans une volonté d’être lu par un plus grand nombre, renoue ainsi avec l'écriture en créole. La Martinique semble particulièrement réceptive à présent à ce type de littérature. En tout cas, il s’agit d’un nouvel essai jugé prometteur dans le cadre du développement du GEREC (Groupe d’Études et de Recherches en Espace Créolophone créé en 1975 par Jean Bernabé. Raphaël Confiant est le responsable des publications du GEREC). Dans cette perspective, la logique des auteurs martiniquais est une logique de confrontation idéologique et culturelle. Ainsi, la traduction en français “ standard ” des textes martiniquais en créole vise non pas la pluralité des langues au sein de l’espace créole, mais la conquête de l’espace littéraire local par le créole, la traduction étant considérée comme une béquille amenant le lecteur vers le texte originel. Cette entreprise a pour objet de rendre une tradition orale par l’écriture, à qui l’on accorde une fonction de transcription et non de création. Cette volonté ethnologique se retrouve dans les œuvres créatrices des auteurs martiniquais qui font une large part à l’enregistrement des traditions antillaises. On ne peut donc pas parler de deux versions d’une histoire, mais d’une version transposée dans une autre langue. Le récit créole est ainsi placé au centre, la traduction étant par nature secondaire. Il n’est qu’à citer quelques passages de “ Pipich pawòl ”, “ Menus propos ” en français pour se rendre compte de la volonté de reproduire le créole, afin d’amener le lecteur vers le texte “ premier ” :

Texte en créole :

Doubout ora isiya menm, wou kika chaché bon nyouz ki ké sa fè’w tjenbé londjè chenn la jounen-an. Wou ki lé jwenn ti listwa grandisèz ki ké sa ba’w lanmen pou monté mach la konésans. Wou ki sa koumandé pawòl – ba’w lè – pou risouvrè’w grangrèk. (1)

Traduction en français :

Arrêtez-vous ici même, sans autres limites, vous qui êtes à la recherche de grandes épopées capables de vous faire tenir la mesure d’une journée sans vous lasser de sa longueur. Vous qui recherchez des histoires performantes qui vous aideront à grimper les hauteurs de la connaissance. Vous qui savez faire pression sur la parole pour qu’elle sache vous recevoir aux rangs des érudits grands grecs. (2)


Il n’est pas inutile de savoir que Térèz Léotin est un membre fondateur du journal créole Grif-an-tè, qui parut de 1977 à 1982, et dont le but était de promouvoir l’écriture du créole dans l’esprit du GEREC (Groupe d’Études et de Recherches en Espace Créolophone) créé en 1975 par Jean Bernabé. Raphaël Confiant, responsable des publications du GEREC fut un contributeur régulier aux pages littéraires et auteur de reportages sociaux pour Grif-an-tè. À l’heure actuelle, le GEREC contribue à travers ses publications et son engagement en faveur du CAPES de créole à défendre cette langue, même si les auteurs békés n’adhèrent pas souvent à cette position :

Notre créole est assurément un signe de reconnaissance, un lien intangible et vivace de notre société antillaise. Pour toutes ces raisons, je ne le considère pas en danger d’extinction. Que tous ceux qui souhaitent s’enrichir en l’apprenant, en l’enseignant, en passant CAPES ou agrégations soient libres de le faire, mais le dispositif législatif actuel semble amplement suffisant pour cela. (3)




Une polémique s’est dégagée confrontant les créolistes aux chercheurs métropolitains jugés hostiles à leur cause. Ainsi, une publication de Robert Chaudenson qui exprime ses réserves dans Libération en ce qui concerne les modalités du choix d’un créole “ standard ” est aussitôt suivie par des prises de position extrêmement violentes de la part du GEREC, notamment dans l’article “Chaudenson et le mammouth”. Ces articles soulèvent la question d’un standard : sera-t-il fondé sur le créole martiniquais ? le guadeloupéen ? le guyanais ? Le créole basilecte ? acrolecte ? mésolecte ? Ces interrogations qui semblent relever du détail adressent de fait une politique culturelle précise : le choix d’un créole “ standard ” commun aux trois régions qui conserveraient leur dialecte ne met pas un terme au débat, puisqu’il faut bien choisir un “ standard ” qui finira par s’imposer. Aussi, la question des modalités du choix de ce créole est bel et bien fondée. L’importance du GEREC dans l’organisation du CAPES de créole et la virulence des échanges laissent augurer d’un choix politique conflictuel (4). On notera toutefois que cette stratégie de promotion du créole est également critiquée par certains linguistes, notamment par Lambert-Félix Prudent. En effet, celle-ci a tendance à imposer au débat une alternative : créole régionalisé (créole martiniquais et créole guadeloupéen) ou hégémonie du créole martiniquais occupant ainsi la place tant décriée du français. Or, il n’y a pas un créole, mais des créoles. Il semble donc difficile d’établir un programme national de créole. Lambert Félix Prudent doute de l ‘efficacité de la transcription du créole adoptée par le GEREC, à partir des travaux de Jean Bernabé, même auprès d’un lectorat local, d’une part peu habitué à cette orthographe et d’autre part dérouté par les néologismes de Raphaël Confiant et de Patrick Chamoiseau. Roger Toumson, enfin, s’appuyant sur Aimé Césaire, ne considère pas la langue créole comme unique expression de la culture antillaise, ni comme vecteur privilégié de la subversion. En effet, le danger de la création d’une nouvelle norme créolisante existe. Une telle entreprise signifierait institutionnaliser la révolte et ainsi établir une négation de toute différence à l’intérieur de la société antillaise : “ L’idée est de doter la communauté d’un corpus de textes reflétant une norme immanente, découplée de l’étymologie et permettant de lutter contre la gallicanisme ” (5). La conquête du centre français semble donc présenter bien plus de périls que de gain.
Ce point de vue est repris dans des revues dissidentes comme la Nouvelle Revue des Antilles, radicalement opposée au discours du GEREC, tant du point de vue politique que linguistique. Ainsi, la symbolique des Lumières est reprise pour distinguer un camp progressiste éclairé et un camp réactionnaire incohérent, comme l’indique le titre d’un article éditorial d’Edouard De Lépine : “ Contre l’obscurantisme, oser dire tout ce qu’on croit vrai ” :

L’ignorantisme d’aujourd’hui, qui considère l’enseignement comme un des plus dangereux produits d’exportation du colonialisme, n’est pas à une contradiction près. La première de ces contradictions, c’est que les meilleurs d’entre les ignorantistes sont des diplômés, souvent de haut niveau et pas peu fiers de l’être, de l’enseignement qu’ils condamnent. Par quel miracle ont-ils échappés aux effets d’un poison absorbé pendant si longtemps et à si haute dose ? (6)



Le comité de lecture était en outre composé de l’écrivain Xavier Orville, récemment décédé, et des universitaires Lambert Félix Prudent et Roger Toumson, peu favorables aux thèses du GEREC. Xavier Orville, influencé dans ses romans par le réalisme merveilleux latino-américain, opte pour une écriture poétique en français, dont l’onirisme et non pas l’origine sociale subvertit l’ordre établi :

(…) les miroirs n’eurent plus de reflets ; les couverts transpirèrent dans les tiroirs ; les toiles d’araignées relièrent les rues et, de part et d’autre du marché, les disques d’interdiction de stationner s’inversèrent, en invitant les rêves à se coaguler sur place. (7)



Si les revues guadeloupéennes sont moins présentes sur le devant de la scène littéraire, elles parviennent néanmoins à articuler un discours divergent de la majorité des publications martiniquaises. Ainsi, Dérades, “ revue caribéenne de recherches et d'échanges ”, dont le titre est inspiré par le poème “ Dérade ” de Daniel Maximin, publié dans le premier numéro, exprime un refus de la problématique centre-périphérie, telle qu’elle est abordée en Martinique :

(…) ces îles plus invisibles encore que jamais et qui comptent peut-être de moins en moins pour elles-mêmes, aspirées peu à peu par un béton anarchique, vouées semble-t-il à être le lieu de l'oisiveté des autres, n'ayant progressivement que des coutumes perdues, des traditions muettes après avoir sans doute raté cette présence à soi que l'on nomme identité.

Mais le monde va, les Antilles avec lui, et nous ne voulons pas être les orphelins du sens de ces cheminements. Tout n'est peut-être pas explicable, et sans doute les concepts s'effraient-ils devant ce qu'il y a à penser. Mais enfin, il y a autre chose à faire qu'à se laisser saisir par les choses, qu'à se laisser faire et transformer par elles, c'est-à-dire en choses.
Dérades, donc. (…)
Notre revue sera ainsi portée par ce refus des illusions, pied à pied, à l'inverse de ces recherches de projet qui se sont lassées, je crois, dans ce va et vient du paradis perdu au paradis retrouvé. Nous voudrions que cheminent ici les désirs multiples et intenables, délivrés à la fois de la querelle des origines, des nécessités d'un destin, de la rigidité de la norme. (8)



La revue Caré, qui exprimait une sensibilité comparable et à laquelle avait contribué Daniel Maragnès, exprimait en 1975 déjà son refus des définitions identitaires : “ Que le lecteur ne s’étonne pas si un texte dit autre chose que celui qui le précède : chacun parle d’où il est, et va où il veut. Nous ne sommes pas des partisans du dogmatisme théorique. ” (9)
L’usage guadeloupéen du créole n’est pas systématique et lorsqu’il est utilisé comme langue unique d’un récit, il représente une alternative, un usage complémentaire comme le suggère la variante française du récit créole de Sylviane Telchid, car les libertés de la transposition contredit une intention de traduction :

Version créole :


Si yo té di Titin on jou tousa biten té ké rivé-y an vi a-y, i pa té ké jen kwè sa. Pas, dépi i té toupiti, pou-y vi a-y té ja tou trasé : i té ké travay asi bitasyon dépi i té ké pran on ti laj é plita, i té ké mayé épi Tijòj. (10)

Version française :


Titine aurait-elle pu s’imaginer qu’un jour tant de bouleversements surviendraient dans sa vie ? Elle qui pensait que cette vie n’était qu’un sillon tout droit qui ne regardait ni devant ni derrière. Elle qui croyait que sitôt sa nubilité atteinte, sa deuxième existence commencerait sur la grande habitation ; là où sa sueur coulerait du petit matin jusqu’au finissement du jour ; là où la sueur de ses parents et de ses arrière-parents n’avait pas arrêté de se répandre du lever au coucher du soleil. (11)




L’usage divergent du créole et sa théorisation dans les revues antillaises reproduisent donc bel et bien le clivage culturel entre la Martinique et la Guadeloupe ; toutefois, l'on peut penser qu'avec l’internet de nouvelles revues verront le jour, moins liées aux institutions qui les publiaient jusqu’alors, nuançant ainsi le rôle accordé au créole.


Axel Gauvin, Président de Tangol, Haut Conseil de la Langue Réunionnaise, défend donc une francophonie plurielle, c'est-à-dire la conciliation d'une promotion du français, de la culture métropolitaine et des langues et cultures locales. Il ne rejette pas le lien avec la métropole, mais une francophonie aussi opportuniste que dominatrice :

…une certaine francophonie : celle du rouleau compresseur, celle de l'éradication des langues au profit du monopole du français, celle de la glottophagie, celle du colonialisme linguistique.
L'intérêt bien compris de la langue française est tout autre. Celle-ci peut et doit se développer dans le respect des langues locales, dans leur reconnaissance, dans leur développement propre.

Aussi vrai qu'il faut un enseignement nouveau du français à la Réunion, cet enseignement ; si l'on ne veut pas aller vers la mort de notre langue créole, mais aussi vers d'interminables conflits, des plaies qui ne se refermeront pas ; doit être accompagné, pour tous ceux qui le désirent, de celui de la langue créole (12)



Dans son ouvrage Du créole opprimé au créole libéré, Gauvin était allé plus loin en insistant sur l'antériorité du créole pour les Réunionnais et donc l'usage plus naturel et à partir de là plus efficace de cette langue :

Mais l'aspect essentiel du problème reste l'inintelligence par les masses populaires réunionnaises de la langue française, car aujourd'hui cette langue a la monopole de l'enseignement, des mass media, du pouvoir. Les monolingues créoles qui forment l'immense majorité de la population se retrouvent ainsi, comme l'aurait dit Albert Memmi, "munis de leur seule langue, étrangers dans leur propre pays." (13)




Le créole apparaît donc comme véritable langue de la Réunion, dénigrée par le "colonisateur" (propos nuancé par la suite). La référence à la colonisation linguistique n'est pas très heureuse, puisque la Réunion est à l'origine une île francophone. Selon Robert Chaudenson le français ne se superpose pas au créole, le français étant antérieur à ce dernier. Elle contredit la thèse du créole comme langue "authentique" des îles opposée au français d'une métropole colonisatrice. Ce que critique d’ailleurs Robert Chaudenson est une désaffection du français considéré par certains chercheurs locaux comme une langue importée, donc étrangère. Ce sont surtout les conclusions de ce chercheur concernant une certaine promotion du créole, suggérant un rôle culturel négligeable de cette langue, qui sont à l'origine de son désaccord avec Axel Gauvin :

En effet, s'il est utopique de songer à donner aux créoles un statut égal à celui du français (ou de l'anglais), il est, en revanche, possible à la fois de procéder à un aménagement linguistique (instrumentalisation, normalisation, enrichissement) et à une certaine promotion de ces parlers, tout en assurant également un accès réel à la connaissance et à la pratique de la langue européenne. (14)



Axel Gauvin entend certes décrire des comportements qui s'apparentent bel et bien à celui du colonisateur mais la comparaison avec d'autres peuples, culturellement soumis par la France, enferme le débat dans une logique binaire (le Français, langue imposée à une population créolophone à l'origine) qui ne rend pas justice à la complexité linguistique et culturelle de la Réunion. Néanmoins, malgré un discours autonomiste, Axel Gauvin n'entend pas opposer un essentialisme de la langue créole des nobles origines à celui de la langue française des fourbes colons, même si la définition du français comme langue étrangère aux Réunionnais laisse assez perplexe :

Il est évident que dans une Réunion autonome le français aura toujours sa place, car c'est dans la logique du nouveau statut : les liens politiques, économiques, culturels, que nous aurons avec la France entraîneront la nécessité du maintien de la langue française. Mais une large place doit être faite au créole… (15)

Et, obliger à changer de langue, c'est obliger à couler la pensée dans un moule qui est étranger. Pour les enfants, cela peut être grave sur le plan psychologique …- Lorsque le changement se fait à un moment où la personnalité de l'enfant ne s'est pas encore structurée. (16)





Malgré l'attachement de l'auteur à une certaine représentativité, l'approche herdérienne de la langue que l'on retrouve dans les revendications institutionnelles passées n'apparaît pas dans Train fou. Ponctué d’expressions créoles, sans pour autant être créolisé, le style d’Axel Gauvin confère à chaque protagoniste son langage. La Réunion parle ainsi plusieurs langages comme elle parle plusieurs langues. Ce roman marque ainsi une évolution de l'auteur vers une symbolique plus globale que dans ses premiers ouvrages :

Mais le plus intéressant y était le curieux travail du romancier sur le français, pour constituer une langue littéraire rendant le créole visible et audible, par des démarquages syntaxiques et beaucoup d'emprunts de mots ou par des transpositions d'expressions imagées. Ce qui suscita d'ailleurs un débat animé : on reprochait à Gauvin de fabriquer ainsi une langue artificielle, un pseudo-français régional, au lieu de passer franchement à l'écriture en créole. (17)



Faims d’enfance est le dernier roman d’Axel Gauvin a être paru également en créole sous le nom de Bayalina en 1995 après Kartié-trwa-lèt, version créole de Quartier Trois-Lettres, parue en 1984. Peut-on parler d’une traduction destinée à restituer le texte originel créole ? Rien n’est moins sûr. En effet, Axel Gauvin semble hésiter et expérimenter en passant du français au créole et vice-versa, ce qui suggère l’existence de plusieurs versions distinctes. Dans le cas de Quartier 3 Lettres, il n’y a pas moins de deux versions créoles et trois façons d’intégrer le créole dans son écriture : traduction en créole, ajout de descriptions en créole et créolisation du texte français. Le texte originel est tantôt le texte français, tantôt le texte créole :

Quartier 3 Lettres a connu cinq versions. La première version, (1970) en "français standard". Axel Gauvin publie ensuite son essai Du créole opprimé au créole libéré. Défense de la langue réunionnaise (L'Harmattan, 1977), où il théorise la nécessité d'écrire des oeuvres littéraires en créole. Il produit donc une deuxième version du roman, en créole, à partir de la traduction du premier texte, en y ajoutant des descriptions directement en créole. L'éditeur exigeant un texte en français, Axel Gauvin produit un troisième texte qui est la traduction française de la deuxième version. Mécontent du résultat, il créolise le texte. Cette quatrième version étant inacceptable pour l'éditeur, il la décréolise, ce qui donne la version éditée du roman (18)




On le voit, l’attachement au français et au créole coexiste. Même s’il y a une certaine pression de l’éditeur français, Axel Gauvin ne livre pas un texte en français “ standard ”, quitte à publier une version créole authentique plus tard, mais il offre deux textes dont chacun reflète la culture réunionnaise à part entière.


Littérature antillaise, littérature mascareigne


- Langues d’écriture : négociations et conflits

L’usage du créole reflète dans la littérature martiniquaise de Raphaël Confiant le combat culturel à travers le rapport aux institutions de la francophonie :

Enfin, il convient d'affirmer qu'Espace créole / Espaces francophones considérera comme faisant partie de son champ légitime d'études toute la littérature antillo-guyanaise de langue française, tant celle d'hier que celle d'aujourd'hui, et n'omettra pas de s'intéresser de près aux littératures francophones du Québec, d'Afrique noire et du Maghreb.
Enfin, toujours dans le même ordre d'idées, la didactique du Français-Langue Etrangère constituera l'un des axes privilégiés de notre réflexion et de nos publications. (19)



La francophonie est clairement présentée ici comme une politique culturelle stratégique (le français est une langue utile) et non identitaire (le français n’apparaît pas comme langue maternelle ou même seconde des Antillais). Aussi, chez Raphaël Confiant une utilisation du créole dans les dialogues souligne l’aspect naturel du créole, qui contamine le français plus qu’il ne s’allie à lui dans les passages en français créolisé :

“ Sacré vyé chaben ki ou yé ! Sakré chaben prèl si ! Chaben, tikté kodenn ! Chaben tikté kon an fig mi ! Foutém-walikan, chaben sé an mové ras Bondié pa té janmen dwèt mété anlè latè ! ” (Espèce de mauvaise race de chabin ! Espèce de chabin aux poils suris ! Chabin au visage tacheté comme un coq d’Inde ! Chabin tiqueté comme une banane mûre ! Fous-moi le camp, les chabins sont une mauvaise race que Dieu n’aurait jamais dû mettre sur la terre !) (20)



Le créole est employé dans une volonté de réalisme local, et ce dans le but d’affirmer la validité du centre antillais. L’usage du créole comme langue exclusive de l’écriture littéraire et la conjugaison du créole et du français créolisé procède d’une même logique de subversion du français “ standard ” par le créole. On se souviendra que Raphaël Confiant a écrit ses premiers romans en créole, pour adopter ensuite le français créolisé de Patrick Chamoiseau (21). Ce geste s’explique par un pragmatisme économique et culturel, car écrire en français créolisé signifie aux yeux de Confiant atteindre un public antillais et français (“ français ” étant entendu comme dénomination culturelle et non politique ; elle désigne l’identification au continent). Le créole subit donc une métamorphose par soucis d’efficacité. D’aucuns reprocheront à Confiant ce choix jugé autodestructeur.
Le créole s’affirme, certes, comme identité ancrée dans le langage du romancier – son indépendance se traduit par son usage irrévérencieux du français – mais l’écrivain fait plus que traduire une quelconque “ âme ” créole : le français, qui ne domine plus le récit, occupe encore une place de choix dans les œuvres de ces deux auteurs :

Chamoiseau insère le plus souvent la traduction dans le texte, l’isolant cependant dans une parenthèse. La traduction n’est pas systématique, même celle des phrases (par exemple la formule “ apa couyonnad ” qui signifie “ c’est pas de la blague ” n’est pas traduite). (…) Mêmes traduites, les phrases ne le sont jamais littéralement, ni complètement : la traduction se contente d’en donner la teneur. (..) Chamoiseau laisse le créole exister par lui-même. C’est un choix différent que fait Gauvin, tentant d’intégrer davantage le créole au français. (22)


Cette démarche se distingue de celle des auteurs guadeloupéens dont les textes en français offrent des traces sporadiques de créole, comme une reconnaissance de plusieurs héritages, plus qu’un affrontement de deux univers. Les auteurs guadeloupéennes se distinguent ainsi de bon nombre de leurs homologues martiniquais par une approche moins exclusive de la langue d'écriture : Maryse Condé et Gisèle Pineau ont choisi le français, Sylviane Telchid le français et le créole de façon simultanée (sa version française ne comporte que peu d’expressions créoles et ce de manière irrégulière ; on ne peut donc parler de français créolisé comme le pratiquent Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant).
Cependant, au delà de ces différences, les littératures antillaises ont comme point commun une présence évidente du créole dans l’écriture. Qu’il s’agisse de revendication littéraire contre une francophonie jugée menaçante ou d’une écriture bipolaire alliant créolophonie et francophonie dans la compréhension de la culture antillaise, les littératures martiniquaises et guadeloupéennes intègrent le créole et la question francophone de façon systématique jusque dans la structure même de la phrase chez Raphaël Confiant qui intègre comme Patrick Chamoiseau le style direct au sein d’une phrase en style indirect :

Tout le monde avait conscience que le pays venait de descendre une marche supplémentaire vers la décadence et qu’un beau jour, assurément et pas peut-être, il se retrouverait les quatre fers en l’air. (23)



ou de façon répétitive dans le choix de certains mots-clefs, véhiculant des concepts phare de la culture antillaise : La grande drive des esprits de Gisèle Pineau.


L’auteur réunionnais Axel Gauvin, également défenseur du créole, se démarque de la plupart des écrivains antillais, car il utilise le créole de façon irrégulière, suggérant une opposition à la francophonie moins forte a priori :

Dans Quartier Trois Lettres la créolisation est un marqueur d'identité. Je pose mes bornes : voilà ma maison, voilà mon jardin et que mes bornes vous empêchent de passer, ce n'est pas mon problème. En fait, cela n'a rien à voir avec la littérature. (...) Dans Faims d'enfance et dans le troisième roman, L'Aimé la créolisation reste, sans aucun doute possible, un marqueur d'identité, mais n'exclut pas : la porte est ouverte et qui veut bien entrer le peut.(24)




La violence de Train fou, le dernier roman d’Axel Gauvin, prend le lecteur par surprise, car le rapport à la francophonie en général semble malgré tout moins problématique. En effet, l’auteur cible parfaitement sa critique en isolant les parangons d’une francophonie limitée à un groupe social, celui de Bernard Montcorbeil, fonctionnaire raciste et inculte. Ainsi, deux approches de la francophonie se heurtent : une francophonie multiculturelle dans laquelle l'écrivain se reconnaît et une francophonie centralisée colonisatrice qui serait celle défendue par certains chercheurs métropolitains. Axel Gauvin n'offre pas d'alternative particulière mais lance des suggestions d'ordre général, l'essentiel étant de préserver la culture réunionnaise. Le dernier roman de cet auteur se distingue plus par l'illustration de principes moraux et culturels, valables pour toute communauté opprimée, que par une revendication linguistique et politique définie qui serait comparable au modèle antillais de la créolité. Train fou est le récit d’une grotesque farandole nocturne menée par Bernard Montcorbeil, conquérant parisien, venu faire carrière dans les îles. Après une série d’échecs en métropole, la vengeance autant que la soif de réussite sont devenues les principales motivations de cet homme, “héros ” d’une farce néocoloniale. Celui-ci se met, une nuit, à la tête d’une chenille humaine errant à travers les rues de la ville. Le périple de trois Réunionnais, qui, tels des wagons, s’accrochent à la locomotive France pour exister, illustre la marginalisation de l’île par rapport au centre parisien, représenté par ses directions et sous-directions aux noms barbares.
Les nombreux monologues intérieurs de Bernard Montcorbeil, personnage principal du récit, sont l’expression de son égocentrisme, car ils dominent le récit, comme l’homme domine le déroulement des événements. Le passage du registre de la politesse hypocrite à un argot ordurier donne dès le début du roman le ton du racisme et de la vulgarité de cet antihéros, qui ne perçoit la Réunion que comme un de “ces amuse gueules tropicaux probablement bourrés de piment ” (25). Le trio des Réunionnais quant à lui – composé de personnages aux noms évocateurs, véritable résumé des causes de leur perte : Pan, le vaniteux, ParlePas, le passif et Noiseau, le nomade – est condamné à périr dès lors que le “ vaza ” – l’étranger – s’en désintéresse. Le ton est donné, le langage imposé. Les personnages locaux sont là pour faire tapisserie fantaisiste. Ne compte que ce "Bernard" ressassé dix fois en l'espace de deux pages, multiplié au rythme des possessifs et d'une troisième personne qui marque l'importance que le bonhomme revêt à ses propres yeux :

Claudiquant d'abord, puis de moins en moins malaisément, Bernard gagne la lumière. (…) Heureusement ! Bernard a pensé : Heureusement ! L'inopportunité de cet optimisme le ramène à la réalité.
(…) Bernard reste, bien évidemment, fonctionnaire de son poste - et de son grade ! Son emploi… sa situation plutôt… son salaire, pour être net, n'est donc pas en jeu. Mais merde ! Croupir, minable parmi les minables, éternel second, Poulidor de l'ADE…
(…) Mais enfin, qu'a-t-il fait, Bernard, de répréhensible ? Rien! Rien, sinon qu'il a fait face.
(…) Mais que faire, Bernard ? (26)



La parole de l'Autre est inexistante dans son univers. Bernard Montcorbeil est là pour prêcher la bonne parole, celle de son Ministère Divin des Belles Lettres et de la Culture. Le créole, ce "patois des analphabètes", résonne entre les lignes, débarrassé de son parfum d'opprobre face à l'argot méprisant de l'exilé parisien. L'analphabète ici s'appelle Bernard Montcorbeil. La langue qu'il ne maîtrise pas est celle de la pluralité linguistique et culturelle de la Réunion.
Le dernier roman d'Axel Gauvin se distingue également par la multitude des points d'interrogation qui fait pendant aux points d'exclamation, faibles cache-misères du doute. Le contenu anodin des phrases marque un contraste avec l'urgence de la situation, signifiant ainsi l'importance du non-dit et des chocs culturels invisibles ("Mon verre ! J'ai oublié de payer mon verre ! Je ne vais pas partir sans payer mon verre !" (27)). L'approche quasi psychanalytique du narrateur semble être la clef d'un roman dans lequel les portes ne cessent de claquer au nez des protagonistes.


- Psychologie de la “colonisation” dans les œuvres littéraires

Train fou
est un roman de la quête identitaire, non pas celle de Bernard Montcorbeil, qui est d’ailleurs bien plus symbole qu’individu, mais de Maxime qui face au destin de ses amis réalise la nécessité de se débarrasser du regard de l’autre et de déterminer l’avenir politique de l’île. L’exotisme béat de l’aventure balisée qu’est censé fournir le roman réunionnais est subverti par le parcours cynique de l’ambitieux et par le dénouement tragique du récit. Axel Gauvin poursuit la déconstruction du regard pittoresque amorcé dans Cravate et fils avec un sujet qui ne prêtait déjà guère à l’idéalisation et qui plongeait le lecteur dans la psychologie de la désorientation et du déracinement : le suicide. Dans Train fou, l'alcool et l’obscurité, symboles de l’abrutissement et de l’anonymat des passagers de ce train fantôme lancé au rythme infernal des phrases saccadées, révèlent l’espace de quelques heures l’envers du décor paradisiaque. Le paysage aquatique, scène d’une pièce morbide, peuplée de monstres – crapauds et grenouilles – noie les rêves dans l’eau croupie du bassin aux nénuphars et dans les remous d’un océan hostile. Cette plongée dans l’inconscient des personnages va à l’encontre des attentes d’un certain lectorat métropolitain friand de francophonie très tropicale. Dans Cravate et fils, Axel Gauvin envoyait déjà son héros prendre des vacances aux Seychelles, endroit paradisiaque pour les Réunionnais. Le lecteur peu familier des îles de l'Océan indien découvrait surpris que son regard n'était pas universel. Quelle désorientation lorsqu'il découvrit que ce héros qui rêvait tout comme lui d'une plage de sable blanc comme comble de l'exotisme, ne considérait pas son île comme un club de vacances (on notera que l'exotisme qu’aborde Gauvin ici est compris dans son acception la plus péjorative) !
A travers Train fou, une fois de plus, l'auteur n'accorde pas le droit au nouveau venu de définir ce qui est exotique ou non pour un Réunionnais. Bernard Montcorbeil dégrade tant la Réunion que la notion d'exotisme en la réduisant à une définition des plus primitives : l'interdit provisoire, cette transparence inconnue destinée à exciter les sens du touriste administratif, vite devinée, encore plus vite délaissée. Au mieux, la Réunion est un malentendu, une familiarité qui se déguise pour plaire, mais qui indiffère profondément :

Et cette étoupe fangeuse prise aux boutons de nacre, comment - et pourquoi ! - aurait-il pu admettre qu'il s'agissait des racines d'une plante aquatique appelée "Jacinthe d'eau" qu'il ne connaît pas et ne connaîtra probablement jamais ? (28)



Ce Messie de l'ombre impose un monologue culturel de la première page, mais pas de la dernière. Le sacrifice final de Maxime peut apparaître à la fois comme un geste expiatoire, afin de racheter les compromissions passées, et une volonté de faire table rase et de développer un imaginaire propre, dans tous les sens du terme : “ Usé ! Fini! Assez : Maxime en a assez de ce simulacre de vie! ” (29). La violence discrète, sous-terraine, apparaît au grand jour, conséquence inéluctable d’un malaise identitaire provoqué et ignoré par une armée d’exilés aigris. Par son geste, Maxime vole la vedette à l'imposteur biblique et donne un sens, son sens, à l'aventure réunionnaise. Le trio tragique se transforme en trinité de la rédemption :

Et Maxime frappe, frappe, frappe, frappe ! Il a touché la hanche, la poitrine, c'est la tête qu'il veut viser, la tête...
Un coup de feu claque. Un deuxième. La troisième balle prend Maxime en plein dos alors qu'il tombait déjà. (30)


Chez Raphaël Confiant, un rapport anormal à la culture et donc un potentiel subversif est exprimé à travers la transgression linguistique. Pourtant, ce rapport peine à se dégager du clivage dichotomique : dominé-dominant. Le créole est donc perçu comme un vecteur d’authenticité, même si son opposition radicale au français laisse deviner une ambiguïté, rejetée afin de mieux y remédier. L’hégémonie d’un français jadis imposé par le Nord de la France au Sud de l’hexagone, référence historique qu’amène le choix récurrent d’expressions aussi châtiées que désuètes, apparaît de tous points de vue en décalage avec le vécu insulaire, d’autant plus que seule la stéréotypie du français, c’est-à-dire son extériorité, est stigmatisée dans les romans de Raphaël Confiant :

“ Madame Augustin, la loi fouançaise, c’est la loi fouançaise. La Répiblique une et indivisib’, c’est la Répiblique une et indivisib’, en foi de quoi je me permets de procéder à l’arrestation immédiate et sans condition de vot’ filleul, susnommé Raphaël, qui a commandité l’assassinat du jambon officiel du grand bal annuel des maîtres du feu, valeureux défenseurs de notre intégrité maisonnière et territoriale… ” Le temps qu’il brandisse ses menottes et que tante Emérante entreprenne de l’envoyer se faire péter dans le nez par un ours, tu as déjà gagné ton refuge de la plage de Grand-Anse. (31)



La critique des institutions métropolitaines exercée à travers la peinture grotesque d’un représentant de l’ordre républicain qui désacralise par la prononciation créole des principes linguistiquement intouchables de la Nation française fait pendant à celle que renvoie Axel Gauvin aux “ décideurs ” parisiens, mais la différence demeure de taille : alors que Confiant use de l’impitoyable simplification et systématisation du stéréotype pour désigner une culture métropolitaine à rejeter, Axel Gauvin lui préfère une psychanalyse des individus afin de dépeindre un milieu particulier au sein d’une francophonie beaucoup plus large. Raphaël Confiant distribue des rôles sans ambiguïté, malgré l’esprit de dérision, qui en fin de compte n’altère pas l’ordre social. Les personnages pittoresques sont acceptés tels quels. L’auteur ne leur demande pas d’évoluer mais d’être “ eux mêmes ”, donc créoles, donc opposés à la métropole. Alors que les amis réunionnais représentent des aspects divers de la culture locale, les personnages-types de Confiant se ressemblent. Tous symbolisent de la même façon le Martiniquais, essence antillaise qui se concentre dans le chabin autobiographique de Ravines du devant jour, au caractère vindicatif inchangé voire inchangeable. Les personnages de Confiant sont la lutte. La thématisation de la famille déjà récurrente chez Chamoiseau souligne l’identité unique de l’Antillais. Ainsi, l’attachement de Confiant aux institutions de la francophonie relève de la stratégie du Cheval de Troie plus que d’une reconnaissance d’héritages complexes et multiples.



Les romans de Raphaël Confiant et ce depuis ses débuts sont destinés à créer un contrepoids à une francophonie menaçante perçue avant tout comme plate-forme stratégique afin de promouvoir le créole, ce qui révèle tout de même une certaine confiance en la capacité de ces institutions à admettre les langues minorées dérivées du français. Le retour au créole comme langue privilégié d’écriture traduit néanmoins une volonté d’indépendance politique et culturelle ou à défaut d’autonomie. En cela, l’écrivain est proche de bon nombre de ses collègues martiniquais, et ce malgré des prises de position commune avec Axel Gauvin pour la sauvegarde du créole.
En effet, ce dernier a abandonné les revendications autonomistes de ses débuts, mais il n'en réclame pas moins une prise de conscience des Réunionnais afin de lutter contre une assimilation pure et simple à la métropole. Le sacrifice de Maxime prend certes des allures de martyr, mais il s'attaque non pas aux représentants de l'ordre, mais d'un ordre qu'il rejette absolument car il ne lui donne aucune possibilité d'articuler son désarroi et sa colère. La tête que Maxime veut à tout prix atteindre est un mode de pensée hexagonal qui méprise les particularités de la Réunion et écrase toute divergence. Il n'en est pas moins vrai que Train fou est une mise en garde à certains politiciens et gardiens d'une tradition figée qu'aux Réunionnais sombrés dans l'apathie, résignés à l’assimilation aux valeurs d’une culture pseudoélitiste : “ Je suis un p’tit sauvage/Du pays de BongoBongo! ” (32).



(1) Léotin, Térèz “ Pipich pawòl ”, Ora lavi. À fleur de vie, Ouvrage bilingue créole-français, Paris, L’Harmattan, 1997., p.11.
(2) Léotin, Térèz “ Menus propos ”, Op. cit., p.41, traduction : R. Jean-Baptiste-Edouard.
(3) de Jaham, Roger “ Pinalie, touche pas à ma constitution ” Antilla, N°841, 16 juillet 1999, p.9.
(4) Voir Chaudenson, Robert “ Les créoles à l'épreuve du Capes ” Libération, 9 novembre 2000, http://kapeskreol.online.fr/articles/chaudenson.htm et Confiant, Raphaël “ Chaudenson et le mammouth. Réponse de R. Confiant suite aux attaques contre sa personne par R. Chaudenson dans le dernier numéro de “ Gazèt sifon blé ” ”, http://kapeskreol.online.fr/articles/chaudensonmammouth.htm
(5) Prudent, Lambert Félix “ Écrire le créole à la Martinique : norme et conflit socio-linguistique ” Le créole français entre l’oral et l’écrit (Ed. Ralph Ludwig), Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1989, p.72. Pour un recensement de la littérature en créole voir : Prudent, Lambert-Félix “ Les problèmes d’émergence d’une littérature créole antillaise ” Itinéraires et contacts de cultures, Littératures insulaires : Caraïbes et Mascareignes, Vol.3, Paris, L’Harmattan, 1983, p.29-54.
(6) De Lépine, Edouard “ Contre l’obscurantisme, oser dire tout ce qu’on croit vrai ” Nouvelle Revue des Antilles, N°1, Fort-de-France, 1988, p.1.
(7) Orville, Xavier Le marchand de larmes, Paris, Grasset, 1985, p.34-35.
(8) Maragnès, Daniel “ Editorial ” Dérades, N°1, décembre 1997, Guadeloupe, http://www.multimania.com/derades.
(9) Maragnès, Daniel “ Editorial ” Centre Antillais de Recherche et d’Etudes, N°1, mars 1975, Bourg Abymes, Guadeloupe, p.6.), la revue a cessé de paraître en 1982.
(10) Telchid, Sylviane “ Mondézi ” Op. cit., p.102.
(11) Telchid, Sylviane “ Mondésir ” Ecrire la “ parole de nuit ”. La nouvelle littérature antillaise, Paris, Gallimard, 1994, p.95.
(12) Gauvin, Axel " Chaudenson, l'éradicateur" Kapes kreol, http://kapeskreol.online.fr/articles/eradicateur.htm
(13) Gauvin, Axel Du créole opprimé au créole libéré, Paris, L'Harmattan, 1977, p.24.
(14) Chaudenson, Robert Créoles et enseignement du français, Paris, L'Harmattan, 1989, p.156.
(15) Gauvin, Axel Op. cit., p.80.
(16) Gauvin, Axel Op. cit., p.82.
(17) Joubert, Jean-louis 'Axel Gauvin ou la saveur réunionnaise' Littératures de l'Océan Indien, Edicef, Vanves, 1991, http://www.bibliotheque.refer.org/litoi/
(18) Marimoutou, Carpanin Le Roman réunionnais, Une problématique du Même et de l'Autre. Essai sur la poétique du texte romanesque en situation de diglossie. Université Paul Valéry-Montpellier, Thèse pour le Doctorat d'Etat, sous la direction de Monsieur le Professeur Robert Lafont, 1990, tome 2, p. 251.
(19) Confiant, Raphaël Espace créole : Préface.
(20) Confiant, Raphaël Ravines du devant-jour, Paris, Gallimard, 1993, p.34 (italiques dans le texte).
(21) Raphaël Confiant a publié de nombreux nouvelles et romans en créole, dont il prend en charge la traduction ou qu’il confie à des traducteurs proches de sa sensibilité linguistique : Jik dèyè do Bondyé, Grif An Tè (1975), Bitako-a, Gérec (1985), Kôd Yanm, K.D.P. (1986), Marisosé, Presses Universitaires Créoles (1987), Jik dèyè do Bondyé, Ibis Rouge, 2000.
(22) Deltel, Danielle “ La créativité du créole dans le roman de langue française : Patrick Chamoiseau et Axel Gauvin ” Convergences et divergences dans les littératures francophones, Paris, L’Harmattan, 1992, p.185-186.
(23) Confiant, Raphaël Régisseur du rhum., p.294.
(24) Gauvin, Axel In "La langue métisse d'Axel Gauvin. Propos recueillis par Bernard Magnier" Notre Librairie, N.128, p.103.
(25) Gauvin, Axel Train fou, Paris, Seuil, 2000, p.9.
(26) Gauvin, Axel Op. cit, p.40-41.
(27) Gauvin, Axel Op. cit., p.84.
(28) Gauvin, Axel Op. cit., p.154-155.
(29) Gauvin, Axel Op. cit., p.119.
(30) Gauvin, Axel Op. cit., p.172-173.
(31) Confiant, Raphaël Ravines du devant-jour, Paris, Gallimard, 1993, p.139-140.
(32) Gauvin, Axel Op. cit., p.125.


Bibliographie

Œuvres :

Confiant, Raphaël Jik dèyè do Bondyé, Fort-de-France, Grif An Tè, 1975.
Confiant, Raphaël Bitako-a, Schoelcher, Gérec, 1985.
Confiant, Raphaël Kôd Yanm, K.D.P., 1986.
Confiant, Raphaël Marisosé, Schoelcher, Presses Universitaires Créoles, 1987.
Confiant, Raphaël Jik dèyè do Bondyé, Petit-Bourg, Ibis Rouge, 2000.
Confiant, Raphaël Ravines du devant-jour, Paris, Gallimard, 1993.
Gauvin, Axel Kartié-trwa-lèt, Saint-Leu, Presses de Développement, 1984.
Gauvin, Axel Bayalina, Saint-Denis, Grand Océan, 1995.
Gauvin, Axel Cravate et fils, Paris, Seuil, 1996.
Gauvin, Axel Train fou, Paris, Seuil, 2000.
Léotin, Térèz “ Pipich pawòl ”, Ora lavi. À fleur de vie, Ouvrage bilingue créole-français, Paris, L’Harmattan, 1997.
Léotin, Térèz “ Menus propos ”, Op. cit., traduction : R. Jean-Baptiste-Edouard.
Orville, Xavier Le marchand de larmes, Paris, Grasset, 1985.
Telchid, Sylviane “ Mondésir ” Ecrire la “ parole de nuit ”. La nouvelle littérature antillaise, Paris, Gallimard, 1994.
Telchid, Sylviane “ Mondezi ” Ecrire la “ parole de nuit ”. La nouvelle littérature antillaise, Paris, Gallimard, 1994.


Ouvrages critiques :
- Chaudenson, Robert Créoles et enseignement du français, Paris, L'Harmattan, 1989.
- Chaudenson, Robert “ Les créoles à l'épreuve du Capes ” Libération, 9 novembre 2000, http://kapeskreol.online.fr/articles/chaudenson.htm
- Confiant, Raphaël Espace créole : Préface.
- Confiant, Raphaël “ Chaudenson et le mammouth. Réponse de R. Confiant suite aux attaques contre sa personne par R. Chaudenson dans le dernier numéro de Gazèt sifon blé ”, http://kapeskreol.online.fr/articles/chaudensonmammouth.htm, 2000.
- Deltel, Danielle “ La créativité du créole dans le roman de langue française : Patrick Chamoiseau et Axel Gauvin ” Convergences et divergences dans les littératures francophones, Paris, L’Harmattan, 1992.
- Gauvin, Axel Du créole opprimé au créole libéré, Paris, L'Harmattan, 1977.
- Gauvin, Axel In "La langue métisse d'Axel Gauvin. Propos recueillis par Bernard Magnier" Notre Librairie, N.128, Cinq ans de littératures. 1991-1995 : Haïti, Océan Indien, Octobre-Décembre 1996.
- Gauvin, Axel " Chaudenson, l'éradicateur" Kapes kreol, http://kapeskreol.online.fr/articles/eradicateur.htm, 2000 ?
- de Jaham, Roger “ Pinalie, touche pas à ma constitution ” Antilla, N°841, 16 juillet 1999.
- Joubert, Jean-Louis "Axel Gauvin ou la saveur réunionnaise" Littératures de l'Océan Indien, Edicef, Vanves, 1991, http://www.bibliotheque.refer.org/litoi/
- De Lépine, Edouard “ Contre l’obscurantisme, oser dire tout ce qu’on croit vrai ” Nouvelle Revue des Antilles, N°1, Fort-de-France, 1988.
- Maragnès, Daniel “ Editorial ” Dérades, N°1, décembre 1997, Petit-Bourg, http://www.multimania.com/derades.
- Maragnès, Daniel “ Editorial ” Centre Antillais de Recherche et d’Etudes, N°1, mars 1975, Bourg Abymes, Guadeloupe.
- Marimoutou, Carpanin Le Roman réunionnais, Une problématique du Même et de l'Autre. Essai sur la poétique du texte romanesque en situation de diglossie. Université Paul Valéry-Montpellier, Thèse pour le Doctorat d'Etat, sous la direction de Monsieur le Professeur Robert Lafont, 1990, tome 2.
- Prudent, Lambert-Félix “ Les problèmes d’émergence d’une littérature créole antillaise ” Itinéraires et contacts de cultures, Littératures insulaires : Caraïbes et Mascareignes, Vol.3, Paris, L’Harmattan, 1983.
- Prudent, Lambert Félix “ Écrire le créole à la Martinique : norme et conflit socio-linguistique ” Le créole français entre l’oral et l’écrit (Ed. Ralph Ludwig), Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1989.




Schon Nathalie


La question du sacré dans les littératures insulaires de la Caraïbe et de l’Océan indien

Notre Librairie, Revue des Littératures du Sud, Eté 2003, Dossier : "La sexualité", Paris, adpf, 2003.



Le sacré est ce qui donne un sens à tous les faits et gestes de l’Homme. Le compromis avec le profane n’est pas possible puisque ce dernier annihile le sacré et donc l’univers fondé par celui-ci. Le profane permet à l’homme d’agir sans précautions ni contraintes. Il est donc une forme de chaos, jugé destructeur ou au contraire libérateur. Ce chaos apparaît de façon particulièrement violente dans la littérature antillaise. Ainsi, Xavier Orville dénonce-t-il dans Cœur à vie (1993), le délitement ravageur de la société martiniquaise et le naufrage de toute dignité individuelle ou collective. Ananda Devi, par contre, rejette dans Pagli (2001) l’univers sacré transplanté d’Inde à l’île Maurice et met en scène des personnages féminins qui désacralisent une société qui les soumet au bon vouloir des hommes. Le rôle du sacré s’exprime dans ces littératures insulaires en particulier à travers le rapport à la sexualité et au rite.
En effet, que ce soit au niveau collectif ou individuel, le sacré s’articule autour du rite, dont la fonction est de régler les rapports du sacré et du profane, révélant ainsi un projet culturel. Il existe deux types de rites : les rites de sacralisation et de désacralisation. Les premiers s’expriment par des rites de consécration : ceux qui introduisent dans le monde sacré un être ou une chose, comme les rites d’abstinence et de purification, quitte parfois à abandonner l’humain pour accéder à un autre ordre (Cœur à vie), tandis que les rites de désacralisation rendent un objet au mode profane, en général afin d’articuler un refus de la société et de ses règles (Pagli). Au-delà, la fonction de censure des désirs du tabou qu’introduit Sigmund Freud est inversée chez Xavier Orville, dont l’héroïne ne se bride pas, bien au contraire, mais donne une signification à ses rêves, tandis que les autres vivent des pulsions animales. Ananda Devi utilise, elle, le tabou dans le sens freudien, mais pour le rejeter en « assassinant » le père (1) .


La conquête du sacré aux Antilles


Le constat de départ de Cœur à vie est celui d’un vide culturel tel qu’il prend une dimension métaphysique aux Antilles : « Les clôtures ne sont plus à la même place : sentiers effacés, pas perdus, cœurs déboussolés à force de battements à contretemps – même le Sacré-Cœur de Jésus n’est plus comme autrefois à sa place dans les autobus ; il regarde défiler la vie et les kilomètres sans comprendre ce qui lui arrive dans ce pays où jadis on l’avait vénéré. Et ainsi va le temps à la dérive, voile rapiécée et qui s’efforce de ne pas tomber en charpie : mais cela est impossible, car chaque jour ajoute d’autres voitures pour écraser les gens sur l’autoroute, d’autres musiques pour voler la cadence, d’autres téléviseurs pour désorienter, jusqu’à laisser la vie d’avant écroulée sur place comme une vieille maison rongée par l’humidité et les termites. » (Orville, p.93)
En effet, le sacré est chassé des Antilles et remplacé par la profanité des faits divers si populaires là-bas. Il semblerait que la société martiniquaise, peut-être parce qu’elle est encore dans l’imaginaire de ses habitants une terre d’existences migrées, concentrées sur l’espace exsangue de l’île, ne se soit pas construite dans les esprits. Aussi, dans le roman de Xavier Orville, le divers des faits prend une connotation très négative : celle de la superficialité, de l’absence de toute morale et de désertion du sacré. Cette désertion du sacré est évidente dans le domaine de la sexualité, présentée par l’auteur comme obsession vidée de tout sens, car le sacré ne donne plus de signification à l’acte sexuel : la stérilité de l’héroïne Bergamote traduit ainsi la fin de la transmission culturelle. Bergamote choque car elle ne connaît plus de tabous ; physiquement elle étale sa chair débordante comme une masse qui ne peut plus être contenue, qui n’a plus de limites. Ce spectacle qui donne la nausée aux maris n’est pourtant que l’image de leur propre corruption. Bergamote rend d’ailleurs son époux clairement responsable de son état. En effet, selon Xavier Orville l’inconstance des hommes délite la société antillaise et confine les femmes dans des rêves de substitution. Bergamote en vient à mélanger quotidien et séries américaines à l’eau de rose, mais les idoles païennes de la télévision n’offrent qu’une consolation provisoire sans retisser le lien social maintenu par le sacré.
Cependant, Bergamote tente de réintroduire le sacré dans son univers en imaginant son ange de rédemption, Ange Mignon : « Tu me crois livrée à la fornication, alors que je cherche des îles de pure tendresse pour remplacer l’insupportable réalité du présent. » (Orville, p.107).
Au même moment, Anatole, le mari, tente de se dédouaner auprès de l’Eglise en y cherchant une absolution anticipée. Ce faisant, il illustre l’opportunisme ambiant, car la religion n’est perçue que comme gris-gris occasionnel. L’incompréhension du sacré est tournée en dérision à travers le travestissement d’une parabole devenue absurde car profane (le corps)et sacré (l’âme) y sont confondus dans une sorte de festival de Cannes du spirituel : « ...on avait vu des chrétiens énormes gagner la palme des élus à force de contrition et passer ensuite par le chas d’une aiguille avant d’entrer au ciel » (Orville, p.120) Le mélange de différents épisodes du Nouveau Testament confirme la désinvolture des habitants pour l’Evangile, voire leur incompréhension totale du sens figuré du texte (2) .
Anatole pense d’ailleurs avoir droit au paradis, comme il aurait droit au RMI. Le sacré qui implique des devoirs ne peut donc survivre dans ce milieu égoïste : « Mais enfin, Seigneur Dieu Tout-Puissant, Tu n’aurais jamais dû permettre une chose pareille. (...) Si encore Tu la faisais tricoter ou lire, ou empailler des papillons » (Orville, p.112). La société de consommation a donné le coup de grâce à une société qui ne produit presque rien et qui importe les denrées comme les rêves. Tout est à vendre, plus rien à conquérir, ni mériter. Le sacré, gratuit, est devenu absurde plus que désuet. Tout est commun aux Antilles d’Orville : Noël, fête galvaudée par excellence, prend ici toute sa dimension matérielle, car l’imitation de la métropole enviée la vide de son dernier sens : « Comment en effet fêter Noël sans huîtres et sans dinde aux marrons et sans foie gras et sans ces milliers de petites graines noires qui, paraît-il, sont les oeufs d’un poisson étranger ? Partout s’entassent des boîtes, des paquets, des fioles, des flacons, des emballages de toutes sortes. Ils balisent le chemin, croissent et multiplient au fil des allées, se heurtent aux signes de croix... » (Orville, p.147)
Le gras et l’abondance sont symboles de décrépitude morale. Ainsi, la sexualité de Bergamote, devenue obèse, reflète la médiocrité d’une société dont la colonne vertébrale a lâché et qui s’accommode d’une existence au ras des événements. L’autre image de la sexualité exprime une violence généralisée, chronique d’un suicide annoncé à coups de crosse : « Voilà ce que nous sommes à présent : des affiches partout, la publicité, l’argent, la soif de jouir, la folie du jeu. A côté de ça, une femme se fait violer sur un trottoir et personne n’intervient. Moi je ne veux plus vivre dans un monde pareil. » (Orville, p.151) Orville plaide dans ce roman pour une réforme fondamentale de cette société antillaise, de la place de la sexualité et du sacré : « Car nous naissons seulement ici ; mais cet endroit n’existe pas vraiment, puisque nous ne savons pas l’habiter.» (Orville, p.132). Afin d’y parvenir, il est nécessaire selon l’auteur de Cœur à vie, mais aussi selon des auteurs guadeloupéens comme Maryse Condé ou Gisèle Pineau, de repenser le sacré, car malgré des conclusions divergentes, le diagnostic est le même (3) .



Révolutions profanes à l’île Maurice


La tentation est grande d’attribuer cet abandon du sacré au passé colonial, donc à la France. Ce serait oublier que ni les Antilles, ni les Mascareignes, n’avait de société précoloniale. Les causes sont donc plus complexes. Si aux Antilles, le sacré ne s’est jamais vraiment établi et avec lui une structure stable, à l’île Maurice le sacré a été importé, notamment d’Inde, avec les rigidités psychologiques qu’entraîne avec elle une transplantation culturelle dans l’inconnu. L’auteur mauricienne de Pagli, Ananda Devi, rejette ainsi les rituels hypocrites, vidés de leur sens initial : « C’est là que les gens se rencontrent, partagent le rituel quotidien de la médisance, ruinent et détruisent d‘un mot, avec un mince sourire. C’est là que j’arrive, l’étrangère, la nouvelle mariée mouillée. Je ne m’y suis jamais habituée. Tant de propreté extérieure, et, à l’intérieur, tant de poussières accumulées. (...) Je l’ai appris lorsque j’ai essayé d’offrir à une pauvresse un peu plus que des gestes froids et distants qui n’avaient aucun sens. » (Devi, p.24). Comme dans la plupart de ses romans, l’auteur dénonce ici le poids de la coutume indienne pour les femmes.
Le mariage est dans cet univers la Cérémonie qui représente toutes les autres. Ce pilier sacré de la société indo-mauricienne doit donc être ébranlé par des actes sacrilèges comme la danse de la haine, parodie du rituel féminin de la séduction interprétée par la mariée forc(en)ée pendant la nuit de noces, ou la révélation par son amie Mitsy des tabous enfreints par les villageois, car si le sacré dans sa dimension collective peut s’accommoder un temps du profane clandestin en l’ignorant, il s’effondre à sa publication : « Elle disait des noms. Le vent ne couvrait pas ses paroles mais les amplifiait avec des grondements de tonnerre. Tout le village était à présent condamné à sa haine » (Devi, 102). Devant l’ampleur des révélations, plus aucune punition divine ou sociale ne peut rétablir l’Ordre, définitivement ébranlé. La « folie » de la Pagli ne peut plus être enfermée à l’écart, dans un asile hors du monde sacré, car elle a par ses actes introduit le profane au sein de la société.
La destruction de cette société patriarcale se traduit par le meurtre de l’homme : dans L’arbre fouet, le père (4) et dans Pagli, le mari imposé disparaissent : « Non, aucune solidarité avec qui que ce soit – père mère tantes cousines. Et cousin. (...) Derrière le voile rouge à moitié transparent, je regardais le monde comme à travers une buée de sang, et c’était bien ainsi, car je n’avais plus rien d’humain. J’étais un monstre qui attendait de pouvoir se repaître de l’homme à ses côtés. » (Devi, p.74). Dans l’image du sang, la symbolique sexuelle s’allie à celle de la violence puisque l’acte sexuel est dans l’univers d’Ananda Devi sacrilège. En effet, c’est en refusant le rôle traditionnel de la fiancée vierge, de l’épouse respectueuse des castes, de la hiérarchie des sexes et de la mère se sacrifiant pour ses enfants mâles que la narratrice échappe à la soumission. Cette déshumanisation aux yeux de la société est en fait un retour à l’état primitif selon Freud, avec une différence notoire : ce n’est plus la bande de frères qui tue le père pour prendre sa place, fondant ainsi une société « civilisée » bien semblable à celle du père, mais une fille qui l’assassine pour s’en débarrasser et abolir son règne, créant une société nouvelle, équitable, émergeant de la boue des origines (5) : « mais il déterre des espoirs dans la fange coagulée, il enlève une vieille femme d’une tombe de boue, il la porte sur ses épaules vers un lieu de refuge, (...), il va se mettre à rebâtir Terre Rouge de ses propres mains... » (Devi, 155). Le sacré n’est pas réinventé, mais symbole de l’Interdit, il est rejeté, car la société de la rébellion féminine est profane. Ananda Devi n’est pas seule dans cette quête d’un renouveau ; elle se joint à bon nombre d’écrivains mauriciens francophones et anglophones, hommes et femmes, qui se sont rencontrés dans un recueil de nouvelles intitulé au tour des femmes (6).


On le voit, les écrivains des îles, influencés par leur destinée individuelle mais aussi par l’Histoire de leur terre natale, adoptent des positions diverses face à la question du sacré. Si l’écriture antillaise rejette d’une part des stéréotypes et des interdits perçus comme extérieurs en réaction à une relation jugée inégalitaire avec la métropole et d’autre part critique un chaos auto-destructeur, lié à l’absence de valeurs et de règles collectives, appelant l’institution du sacré, l’écriture mauricienne par contre, confrontée aux conséquences parfois néfastes pour l’individu de traditions apportées dans les bagages des immigrés indiens, exprime une méfiance voire un rejet total du sacré. L’espace exigu de l’île concentre les phénomènes de sacralisation et de désacralisation en faisant éclater les contradictions et les tensions plus rapidement et plus violemment qu’ailleurs. De la sorte, les littératures insulaires sont particulièrement fertiles de révolutions culturelles et d’engagements personnels devenus rares dans les littératures européennes.

Notes


(1) Freud, Sigmund Totem und Tabu, Frankfurt am Main, Fischer Verlag, 1998 (première édition : 1912/1913).
Le mot « tabu » est d’origine polynésienne ; selon Freud, son sens est à rapprocher de celui du latin «sacer». Il s’agirait, selon lui, d’une règle, souvent d’une interdiction, qui s’impose sans nécessiter de justification, contrairement à la morale. Ne pas respecter le sacré entraînerait en général une sanction divine ou sociale. Le tabou fondateur de toute société serait l’interdiction du parricide.

(2) Cette phrase est un amalgame entre l’Evangile selon Saint Jean (cf.12 36) dans lequel Jésus est accueilli à Jérusalem avec des rameaux de palmiers et l’Evangile selon Saint Marc (cf.10 25) : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu ! » (Bible de Jérusalem).

(3) Voir l’analyse du sacré et des stéréotypes dans la littérature guadeloupéenne dans : Schon, Nathalie « Le nord antillais : un itinéraire exotique ». Le Nord, latitudes imaginaires, Actes du Congrès de la SFLGC de Lille, Novembre 1999, Edition du Conseil Scientifique de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille3, 2001, p.459-468.

(4) Devi, Ananda L’arbre fouet, Paris, L’Harmattan, 1997.

(5) « Der gewalttätige Urvater war gewiss das beneidete und gefürchteteVorbild eines jeden aus der Brüderschar gewesen. Nun setzten sie im Akte des Verzehrens die Indentifizierung mit ihm durch, eigneten sich ein jeder ein Stück seiner Stärke an. » (« Le violent père originel était certainement un modèle envié et craint pour chaque membre de la fratrie. A présent ils s’identifièrent à lui et assimilèrent une part de sa force en le dévorant. » (Freud, p.196. La traduction est la mienne).

(6) Pyamootoo, Barlen et Poonoosamy, Rama (Ed.) au tour des femmes, Port-Louis, Immedia, 1995.




Nathalie Schon


Mythe, Histoire et Nouveau Testament de la Martinique

En cours de publication


L’éruption dévastatrice qui détruisit Saint Pierre en 1902 joua et joue toujours un rôle prépondérant dans l’imaginaire martiniquais. Aussi n’est-il pas surprenant que les auteurs de l’île s’emparent de cette tragédie pour la transformer en un symbole. En effet, la fin de Saint-Pierre représente pour beaucoup la fin d’un règne : celui de la classe possédante blanche : les békés. L’Histoire est ainsi transformée en mythe de la création d’une nouvelle Martinique socialement plus équilibrée. Le manichéisme hérité de la société esclavagiste perdure de la sorte et aboutit à un avènement quasi religieux de la société créole, annoncée et célébrée par le « peuple » antillais dans les nouveaux testaments littéraires de la Martinique.


L’Histoire et la Nuée ardente


Les crises sucrières de 1883 et de 1900-1902 provoquent un bouleversement économique et social. En effet, les planteurs qui avaient pu se maintenir au pouvoir dans une Martinique occupée par les Anglais pendant la révolution française, profitent du mouvement de concentration qui s’opère au sein des plantations. Les grandes familles békées rachètent les petites exploitations, ce qui leur permet d’asseoir leur autorité dans l’île. En Guadeloupe par contre, l’économie est dominée, en l’absence de couche békée, par des sociétés et des propriétaires métropolitains.
Cette évolution a pour conséquence une distinction plus claire en Guadeloupe entre la classe possédante, culturellement extérieure à l’île, et la population locale, alors qu’en Martinique la classe békée conserve sa position et les rapports ambigus entre les couches sociales à la fois différentes, car retranchées dans des camps idéologiques opposés, et semblables, car toutes antillaises. La littérature martiniquaise se développe sous une chape socioculturelle qui favorise une cristallisation identitaire en deux camps, simplifiant la complexité de l’imaginaire antillais. La ville qui symbolise le mieux cette emprise des planteurs sur la vie culturelle est Saint-Pierre, centre intellectuel de la société martiniquaise décrit par René Bonneville dans son roman Le triomphe d’Eglantine.
L’éruption de la montagne Pelée le 8 mai 1902 est la seconde source de bouleversements sociaux qui frappent cette fois la Martinique ; elle prive l’île de son élite, mais offre en même temps des opportunités nouvelles aux classes moins favorisées de trouver leur place dans le champ culturel :

Jusqu’ici préservée des redoutables saignées que la Guadeloupe avait successivement connues, la Martinique à son tour se voyait frappée par le destin, littéralement décapitée par la disparition de son élite intellectuelle. D’aucuns s’en réjouiront : Saint-Pierre symbolisant à leurs yeux la vieille Martinique blanche et raciste, sa destruction marquait une ère nouvelle, la naissance d’une société moins cloisonnée (2) .



Ce décloisonnement favorise avant tout l’expression des antagonismes culturels entre le “ peuple ” et la couche dominante : békée et dans une moindre mesure mulâtre. Après avoir été une ville au rayonnement culturel remarquable, Saint-Pierre demeure toutefois le symbole de la domination bekee et par extension celui de la métropole.
Patrick Chamoiseau dans Texaco oppose à Saint-Pierre la fresque collective d’un modeste quartier martiniquais, symbole de l’univers créole. L’intérêt porté à ce quartier populaire négligé jusqu’alors contraste ainsi avec la littérature abondante décriant l’intérêt culturel de Saint-Pierre.
Patrick Chamoiseau donne plusieurs dimensions majeures à sa fresque : une dimension historique, peinture d’un réel martiniquais, une dimension mythique d’une genèse créole et une dimension religieuse lui conférant une légitimité indiscutable. L’on verra que ces trois dimensions sont liées chez Patrick Chamoiseau avec la ville de Saint-Pierre.
Dans Texaco de Patrick Chamoiseau le “ réel ” , affirmé tout au long du récit, est annoncé par la forme adoptée pour ce roman retraçant l’histoire martiniquaise des deux derniers siècles : la chronique. Forme réaliste s’il en est, la chronique de Texaco rend compte de l’évolution de la société antillaise à travers la progression de la population des mornes vers la ville de Saint-Pierre, puis de Fort-de-France. Cette fresque historique s’articule sur quatre périodes, datées avec précision et marquant une ascension sociale de l’esclave vers le citoyen. La documentation riche qui a servi de base au récit est mise en évidence par la fonction d’ “ Informatrice ” attribuée à Marie-Sophie, ainsi que par la figure de l’écrivain, lui-même personnage de roman, effet de miroirs contribuant à un réalisme renforcé par l’évocation de Solibo, conteur déjà apparu dans le roman Solibo magnifique de Patrick Chamoiseau:

C’est pourquoi elle me confia ses innombrables cahiers (…) Puis, je les déposai à la Bibliothèque Schoelcher. De temps à autre, je les consultais afin de rédiger ce qu’elle m’avait dit, comparer avec ce que j’avais cru entendre et rectifier au besoin un oubli volontaire, un mensonge-réflexe. (2)




Le quartier de Texaco, localisé avec précision dans Fort-de-France, est présenté comme essence de la Martinique authentique, celle des campagnes, détentrice des traditions créoles rejetées par les habitants des villes. L’accumulation des volontés d’ancrage, d’ensouchement, dans le quartier lui confère par ailleurs une solidité, bientôt concrétisée par les matériaux de plus en plus résistants, employés pour la construction des cases, traduisant ainsi une installation progressive tant sur la terre, que dans une identité créole adaptée aux exigences urbaines (3) .
L’imaginaire antillais est ici assimilé à une géographie ; on attend de lui qu’il véhicule un paysage : celui de l’île, qu’il dise le “ pays réel ”, opérant ainsi un retour essentialiste sur une identité dont l’homogénéité est soulignée :

…on pourrait, dans un premier temps, s’aventurer à définir les écrivains antillais comme ceux qui ont ancré leur identité dans le pays, le paysage, la terre, la géographie antillaise. Les similitudes entre Aimé Césaire, Edouard Glissant et Daniel Maximin sont, de ce point de vue, évidentes. Ces auteurs se réfèrent à une île ou à un archipel, à ses volcans, montagne Pelée ou Soufrière, à ses mornes, à la mer. Leur antillanité s’inscrit dans ce paysage, au-delà des clivages linguistiques, de telle sorte que leur esthétique rejoint sans difficulté celle des poètes et des écrivains de Cuba, de la Barbade ou de Sainte-Lucie.(4)



Cette analyse semble beaucoup trop générale mais elle correspond à l’écriture de bon nombre d’auteurs martiniquais et en particulier à celle de Patrick Chamoiseau.
Dans Texaco, l’identité est exclusivement d’ordre géographique : le milieu détermine l’individu. Marie-Sophie s’insère dans le quartier comme dans son biotope, soumise à une loi de la nature qui parallèlement au clivage Raison/Folie établit la dichotomie : identité naturelle/identité contre-nature :

Quartier créole est une permission de la géographie. C’est pourquoi on dit Fond-ceci, Morce-cela, Ravine-ceci, Ravine-cela. C’est la forme de la terre qui nomme le groupe des gens. (5)


La comparaison avec le biotope s’impose ici, car aucun personnage ne survit bien longtemps hors de son milieu : ainsi, Marie-Sophie, séduite par la folie, dépérit dans l’En-ville, Ninon a perdu toute personnalité à Saint-Pierre (elle n’est plus qu’une figure incertaine de conte ou un fantôme en peine de son existence) et les anciens esclaves sur les plantations ou dans les rues de Fort-de-France sont la proie d’une profonde mélancolie. Quitter son milieu, donc son identité est périlleux : le quartier, le jardin des mornes sont des îles protectrices qui isolent leurs habitants d’insularités maudites (les plantations) et des pollutions du continent foyalais progressant vers Texaco.
Cette approche topographique du réel renvoie à une écriture naturaliste révélant des exigences de documentation identitaire (les rapports quasi organiques décrits entre un lieu et ses protagonistes rapprochent notamment Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau du roman Le ventre de Paris d’Emile Zola) ; il s’agit là d’une tentative d’offrir sa propre version de la définition d’une identité antillaise enracinée dans un sol et dans une histoire qui lui confère une légitimité et une charge polémique, renforcée par des renvois symboliques répétés et explicites : « Quartier créole, c’est des gens qui s’entendent. (...) C’est l’entraide qui mène. Un quartier même s’écrie comme ça. C’est te dire. » (6)
Ainsi, Texaco se clôt avec l’aménagement du quartier de Marie-Sophie Laborieux sur un vocabulaire de l’ancrage géographique : “ l’En-ville ” et “ Morne Rouge ”, “ Fort-de-France ”, “ La Favorite ” (lieux de rédaction du roman) (7) .


Ordre et chaos : une dimension mythique

La société de Texaco de Patrick Chamoiseau semble de prime abord régie par la rationalité. Marie-Sophie Laborieux, héroïne du roman, perçoit la Martinique post-esclavagiste comme un ordre nouveau, tant sur le plan historique, qu’ontologique. Marie-Sophie et son père Esternome sont confrontés au chaos et à la folie, mais Texaco s’inscrit dans un combat lucide entre l’univers délirant de l’En-ville et le “ Tout-monde ” rationnel du quartier naissant autour des réservoirs de gazoline.
Le chaos et la folie n’annulent pas la validité de la raison, mais s’y réfèrent en s’y opposant. L’ordre et la raison, concepts indubitablement positifs chez Patrick Chamoiseau, règnent jusque dans le chaos apparent de Texaco. Marie-Sophie, gardienne du quartier, veille ainsi au respect des règles de vie commune : “ J’avais déjà soif de ce kouli, du fait de ses manières qui n’étaient pas en axe. ” (8)
La folie, signe d’une déstabilisation culturelle jugée néfaste, trouve sa source dans l’En-ville, univers des mulâtres et de la culture française selon le Lycée Schœlcher. Ainsi, l’ordre est étroitement lié à la notion d’utilité sociale et de souffrance identitaire légitimante : seul celui qui subit les séquelles d’une “ colonisation ” est un authentique Antillais. Or, c’est Texaco et en particulier Marie-Sophie qui définit les règles à observer (amants changeants, misère matérielle et pouvoir hiérarchique des Anciens) et les individus à exclure (le kouli dont la violence s’exprime physiquement contre une femme, le béké, déclaré par essence étranger à cette société, Basile, le parasite aux muscles inutiles) :

Ceux de Basile ne désignaient rien, ils ne semblaient servir à rien (…). Cela lui donnait l’allure d’un nègre irréel, d’un nègre d’En-ville, au-delà des sueurs et des nécessités. (9)



Les personnages divergents se dissolvent donc petit à petit ; on en vient à douter de leur réalité : le couple Thelle est rongé par la lèpre, la maison du Sieur Alcibiade se transforme en mausolée à la gloire du colonialisme (10) . La folie est présentée comme une menace contagieuse, attribuée dans un renversement de perspective non plus au “ colonisé ”, mais au “ colonisateur ” et assimilée à une lèpre mentale, contrastant avec la santé de Texaco (Patrick Chamoiseau parle de l’écosystème d’une “ mangrove urbaine ” (11) ), refuge de la vie passée de l’En-ville, de ses “ anciennes sèves sous l’élan du rabot ” (12) . La Raison, arme du “ civilisé ”, censée selon le discours “ colonisateur ” combattre la folie de l’esclave, est devenue post-coloniale, au prix d’un arrangement avec le chaos : ainsi l’ordre du chaos est créole, car le chaos est créole ! La multiplicité de Texaco semble la seule option naturelle et par une conséquence vite franchie : la seule option réelle. L’on retient avant tout que ce chaos est un ordre, finalement pas si éloigné des catégories “ françaises ”. Les ressemblances l’emportant, la route “ Pénétrante Ouest ” ouvre l’En-ville à Texaco ou Texaco à l’En-ville, sans mettre ni l’une, ni l’autre en péril. Le dialogue qui s’amorce entre les quartiers est peut-être une négociation entre deux cultures, inconsciemment perçues comme plus familières que ne le laisse entendre le combat de Marie-Sophie contre le béké et les grilles de Texaco (13).

Une décomposition radicale du réel se déroule sur la scène de la ville de Saint-Pierre, scène sans acteurs puisque calcinés par le volcan. Esternome parti à la recherche de l’amante infidèle ne discerne que son fantôme. Premier homme après la catastrophe, il est témoin de l’apocalypse passée et des ruines sur lesquelles sera bâtie la société nouvelle, car la fin de la ville des békés, surnommée “ Paris des Antilles ”, comme pour en souligner le caractère aliénant, marque la fin d’une imposture culturelle. Ainsi Ninon, celle qui a quitté le jardin créole pour la ville française, fait place à Idoménée, l’aveugle qui voit pourtant le devenir de Texaco, de même que les zombis s'évanouissent au profit des destins des 1001 habitants du quartier irrigué par la gazoline du béké. Sève nouvelle, sève de la revanche, elle donne vie à la société créole des anciens esclaves qui s'étiolaient auparavant sur les plantations (14) .
On assiste à deux réalités juxtaposées, mais sans contacts et pour cause : l’une renvoie à un passé révolu et l’autre au futur. Totalement étrangères l’une à l’autre (la société anti-esclavagiste ne découle pas d’un revirement des esclavagistes de l’île, mais d’une décision de la métropole), elles ne peuvent subsister au même endroit : ainsi le béké, symbole de la société esclavagiste se tient-il toujours à distance (le danger d’explosion des réservoirs n’est qu’une raison supplémentaire). La réalité de Texaco est exclusive, elle ne semble pas concevoir d’autre version de la société créole. L’existence parallèle de l’En-ville n’est pas acceptée, ni tolérée mais ignorée. Cette exclusivité se traduit par une sacralisation de l'épopée : les habitants sont révélés à eux-mêmes grâce à l’action de l’urbaniste, dénommé le Christ. L’histoire écrite par ses disciples, personnages du quartier, acquiert donc l’aura et le caractère infaillible de l’Evangile (ne peut être révélé que ce qui est supposé vrai à l’origine). Le doute n’a pas sa place dans l’univers de Texaco. Aussi, la nostalgie d’Esternome est doublement tragique, car vaine et absurde, puisque l’ancienne société a disparu, comme si elle n’avait jamais existé :

On le vit se mettre à redresser des murs, à récolter des pierres et à les empiler. Pauvre maçon conjurant l’impossible. (...) Il voulait reconstruire l’En-ville, le sortir du néant, annuler le malheur pour retrouver ce rat de sérénades et lui prendre sa Ninon.(15)



Le rapport à la magie semble avoir changé lui aussi. La magie, qui dans le passé avait une fonction d’explication du réel, en tant que constitutive de ce réel, n’est plus qu’une option, une alternative. Ainsi, Marie-Sophie consulte le vieux quimboiseur comme une figure réchappée d’une société disparue, mais qui a conservé le prestige d’un témoin et d’un Ancien. Elle le consulte avant de se lancer dans le combat de Texaco, comme pour lui demander de légitimer le quartier, de le baptiser créole, conforme à une tradition qui a pris forme de destin : “ Aujourd’hui, la rivière n’a plus le même allant, elle est boueuse et ne sert plus à rien, et les diablesses semblent avoir disparu. ”(16) . De fait, Patrick Chamoiseau semble considérer la magie comme fondamentale de l’identité créole :

Pour finir, il eut l’idée qui n’était pas la sienne, d’emporter le blessé vers le nègre guérisseur qui habitait tout au fond du Quartier, dans un endroit couvert par une végétation impénétrable, pleine d’ombres et d’odeurs magiciennes que nous appelons la Doum. La Doum était un monde hors du monde, de sève et de vie morte, où voletaient des oiseaux muets autour de fleurs ouvertes sur l’ombre. (17)



L’intégration dans le réel rationnel (malgré la guérison de Marie-Sophie de sa folie) ne se fait que partiellement, car par la suite le quimboiseur n’a plus aucun rôle dans l’évolution du quartier. Sa force de stabilisation sociale est donc limitée. Or, l’exclusion de la magie hors de la sphère de la folie la prive également d’un pouvoir subversif. Elle s’installe dans un exotisme total, qui la place hors de l’univers perceptible. La magie comme la folie ont donc perdu leur charge déstabilisante : elles existent dans un à côté isolé du reste de la société.
Ainsi, le recours fréquent au conte dans Texaco, se veut affirmation d’une forme de réalité, quand bien même la légende “ officielle ” a été arrangée, puisque l’image de Mman Dlo est exclusivement positive, alors qu’elle possède également des aspects négatifs, relevés par Maryse Condé (18) . Mais, ce qui frappe particulièrement dans le conte mis en scène par Patrick Chamoiseau, est la recherche d’une opposition tranchée entre le monde antillais dont les habitants de Texaco ont pleinement conscience (“ Mman Dlo ”) et le monde français marginalisé (“ la fée Carabosse ”).
Cette opposition ne distingue pourtant pas entre bien et mal, mais entre ordre et chaos ce qui laisse entendre que malgré tout Saint-Pierre et ce qu’elle représente est partie intégrante de l’histoire martiniquaise, tout comme le charmeur de Ninon n’est pas le symbole biblique du diable (serpent =symbole du mal vers 1 avant JC, avant fertilité). Ninon, la putain est certes opposée à la figure de Marie-Sophie, figure de la mère, mais comme une phase à dépasser.


L’Evangile selon Saint Cham

Cet ordre mythique dépeint par Chamoiseau s’inscrit dans une utopie religieuse.
Une caractéristique fondamental de l’ordre utopique est un garant traditionnel : l’Eglise. En effet, dans la plupart des grandes utopies, l’église est généralement présente sous une forme ou une autre :

Il y a une religion utopique comme il y a une constitution utopique. (…) Cette religion est monothéiste, mais à l’inverse du Judaïsme, du Christianisme et de l’Islam elle n’est pas révélée. Elle est conforme à la “ raison naturelle ”, monothéiste parce que rationnelle. (19)



Ces utopies religieuses qui se distinguent des utopies « naturelles », décrivent des sociétés organisées sur la base d’un enseignement, d’une parole révélée, inspiration de bon nombre d’anti-utopies. Le roman de Patrick Chamoiseau comme ceux de Raphael Confiant relèvent de l’utopie religieuse.

Patrick Chamoiseau prend pour point de départ des mythes, c’est-à-dire des récits connus, dont l’aspect allégorique est accepté comme significatif du réel. Le travail de l’écrivain revient alors à travers son art à rendre évident cette signification. Il connaît le sens du récit, souvent à l’insu des personnages qui le découvrent au fur et à mesure.
Les séquences mythiques (rêve de l’enlèvement) illustrent le combat entre le quartier et l’En-ville, comme un combat entre un paradis recrée et une réincarnation de Saint-Pierre, ville fourvoyée, Babylone des Antilles.
Si Patrick Chamoiseau fournit plusieurs explications possibles à la disparition de Ninon, les qualifiant même de “ baboules enfantines ” (20) et d’ “ affaire de diablesse encore plus lamentable ”(21) , il s’agit plutôt d’un procédé ironique qui vise à établir la véracité de toutes les versions. D’autre part, ce procédé rejoint celui des Evangiles : la même histoire est racontée par plusieurs personnages, toutefois toutes les versions sont acceptées comme texte sacré.
Et pour cause, celles-ci ont pour point commun leur structure identique : chez Chamoiseau, la renégate est punie pour avoir abandonné Esternome et ce qu’il représente :

La créature fredonna pour elle comme le font les sirènes dans les contes lointains. (…) Ninon fut prise dans cela et demeura charmée (c’est dire qu’elle y prit goût). Chaque fois que la rosée lui donnait une lessive, la rêveuse regagnait la ravine ou nul ne descendait (…) La sirène, convaincue d’être trahie, lui dévalait dessus dans un wacha d’écumes. Et mon Esternome ne vit plus que cela. L’écume étouffa la ravine comme si mille lavandières y secouaient du savon. (…)
En tout cas, qu’elle ait été emportée par le musicien, par une sirène ou par je ne sais quelle diablesse à pipeau, l’importance était maigre. (22)




Les paraboles évangéliques dans lesquelles le Diable adopte différents visages pour tenter l’Homme sont parodiées dans cette description ironique relativisant également l’aspect éthique du combat.
Par contre, dans leur abstraction, elles sont atemporelles et perçues par le lecteur comme contemporaines aux événements ultérieurs du point de vue narratif. Ceci leur confère une Vérité absolue. Rempart contre les vices de Saint-Pierre, le récit de Texaco est donc en fin de compte dans sa structure clos comme le récit biblique. Cet aspect se retrouve également dans les personnages.
La famille, symbolisée par la mère est au centre du projet utopique tout comme la famille sacrée est au centre du nouveau Testament .
Dans Texaco, Marie-Sophie, figure maternelle, offre aux habitants protection et écoute. Par ailleurs, le quartier devient rapidement autarcique, même si un lien avec le monde moderne est établi à travers l’aménagement du bidonville. Texaco a fait la preuve de sa capacité de survie indépendamment de l’En-ville. En effet, la Mairie cède. En outre, la récurrence de la mère dans la plupart des romans martiniquais, qu’il s’agisse des récits d’enfance de Patrick Chamoiseau ou de la saga békée de Marie-Reine de Jaham, confirme l’aspect conservateur de l’utopie, car la mère est exclusivement perçue comme génitrice garante du maintien d’une société idéale : il n’est pas surprenant que dans la trilogie de Marie-Reine de Jaham, la propriété La Volcane, proche de Saint-Pierre, dirigée de siècle en siècle par une békée, se transforme en paradis terrestre, grâce à une recréation de la société des débuts de la colonie, aventureuse et tolérante aux yeux de la narratrice.
Dans Chronique des sept misères ou Solibo magnifique, chaque personnage est déjà nommé ; l’anonymat n’a pas sa place dans l’œuvre des écrivains martiniquais en particulier. L’enquête de la gendarmerie, parallèle à celle des membres de la veillée traduit ce besoin de famille. Celle-ci donne à chacun une fonction et une place très précises dans la société, qu’il ne peut modifier sans mettre en péril l’ordre social. L’utopie religieuse n’envisage pas les changements de carrière (l’on aurait du mal à imaginer Solibo se lançant avec enthousiasme dans l’import-export ou Jésus dans l’immobilier), ni d’affection (à aucun moment, Marie-Sophie Laborieux est susceptible de quitter le quartier, parce qu’elle ne supporterait plus ses habitants ; son affection est constante à l’égard de chacun d’entre eux ; de même la Vierge Marie est constamment bienveillante). Les personnages représentent en effet, un collectif ou un projet divin qui les dépasse.
La reconquête des mornes à travers le quartier est celui du paradis qu’il s’agit à présent de sauvegarder. Les habitants de Texaco sont le peuple élu de la Martinique, le seul à même d’accomplir ce qui est écrit, l’écrivain, quant à lui, ayant un rôle essentiel : celui d’établir à travers l’écriture les traditions du paradis. Le Christ-Urbaniste a disparu à jamais semble-t-il après que le quartier a pris en charge l’avènement de l’ordre divin et a bel et bien enterré Saint-Pierre.


Patrick Chamoiseau tel le Pape est-il le seul à posséder les clefs de son récit ?
Patrick Chamoiseau s’attache à révéler des vérités dans son roman bien plus qu’à poser des énigmes au lecteur métropolitain : les phrases et les traditions créoles sont expliquées et le texte ne semble pas plus accessible à un lectorat antillais qu’à un autre (de fait, la recherche locale et métropolitaine ne se distingue pas fondamentalement, même si les compétences linguistiques des Antillais permettent de creuser certaines analyses). Un mythe semble prendre racine dans la critique de la littérature postcoloniale qui cantonne bien souvent cette dernière à un rôle régional, comme si la dimension universelle lui était interdite. Il est vrai que plus d’un auteur participe à une certaine folklorisation de sa littérature, par une volonté de faire authentique, cependant il ne semble pas que le roman de Patrick Chamoiseau en lui-même s’inscrive dans cette entreprise (l’analyse de Patrick Chamoiseau, exégète de son œuvre, est un autre problème) :

Lecteur antillais pour qui j’écris, car toi seul peut comprendre le poids de ces mots, de cette histoire, car toi seul peut en accomplir les intentions dans l’Histoire, es-tu là ? Car c’est celui qui écoute, et reçoit la lettre qui, finalement, sait faire la différence entre folie et sens. N’est-ce pas Freud qui saura entendre les significations inconscientes de discours délirants, et en découvrira la lettre (c’est-à-dire le sens caché) ? (…) Le discours des auteurs de la créolité, pas plus que celui d’Édouard Glissant ou de Daniel Maximin, en effet, ne livre ses propres clés. (23)



Il semble, au contraire, que le roman de Patrick Chamoiseau s’appuie sur une volonté didactique certaine. Son attachement aux symboles évidents, à la structure chronologique et aux multiples commentaires internes au récit font de Texaco une œuvre lisible par un grand nombre. Par ailleurs, on peut difficilement repérer dans un texte qui s’en défend des intentions inconscientes, car une œuvre littérature n’a pas d’inconscient. Texaco n’en est pas moins la construction d’un univers à part entière, véritable projet d’une nouvelle société martiniquaise.






Bibliographie
Oeuvres
- Chamoiseau, Patrick Texaco, Paris, Gallimard, 1992.
- Condé, Maryse Célanire cou-coupé, Paris, Robert Laffont, 2000.

Ouvrages critiques
- Chancé, Dominique L’auteur en souffrance, Paris, PUF, 2000.
- Corzani, Jack La littérature des Antilles Guyane françaises ., Tome II, Fort-de-France,
Désormeaux, 1978.
- Hugues, Micheline L’utopie, Paris, Nathan, 1999.
- Moura, Jean-Marc Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999.


Notes

(1) Corzani, Jack La littérature des Antilles Guyane françaises ., Tome II, Fort-de-France, Désormeaux, 1978, p.20.
(2) Chamoiseau, Patrick Texaco, Paris, Gallimard, 1992, p.423-424.
(3) “ m’accrocher au pays alors que lui voletait, m’ensoucher alors que lui jalousait les nuages, construire alors que lui rêvait. ” (Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.302).
(4) Chancé, Dominique L’auteur en souffrance, Paris, PUF, 2000, p.138-139.
(5) Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.149.
(6) Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.150.
(7) Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.427.
(8) Marie-Sophie, gardienne du quartier, veille ainsi au respect des règles de vie commune : “ J’avais déjà soif de ce kouli, du fait de ses manières qui n’étaient pas en axe ” (Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.334).
(9) Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.258.
(10) “ Et moi, assise dans une berceuse au milieu de la salle, une aiguille à la main, un linge à repriser posé sur les genoux, ou alors debout devant la table, serrant un de ces fers-kongo qui dans le temps servaient à repasser. Et puis rien. Pièce parole dans ma tête. Rien qu’une sorte d’éther qui emplissait mes os. Comme si, incapable de m’extraire, je voulais me dissoudre. ” (Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.284).
(11) Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.289.
(12) Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.285.
(13) “ Le manichéisme de ces deux idéologies, qui définissent les deux pôles entre lesquels se joue la création postcoloniale francophone à ses débuts, s’explique par le fait qu’elles concernent l’une des formes les plus autoritaires de ce que l’on nomme désormais l’occidentalisation de la planète, le thème d’arrière-plan étant celui de la mort des cultures, de la disparition pure et simple soit par assimilation parfaite (idéologie coloniale) soit par destruction planifiée (idéologie nationaliste) de la culture colonisée. Dans ce premier âge postcolonial, il est encore trop tôt pour voir que ces sociétés coloniales sont en réalité les sites de négociations permanentes et grosses d’avenir entre deux cultures dont les identités sont moins monolithiques que les discours idéologiques veulent bien le dire. ” (Moura, Jean-Marc Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999, p.60, même si Antilles pas vraiment une colonie.
(14)“ et revenant toujours, toujours, plus souvent que possible vers mon point d’ancrage désormais, mon Texaco à moi , ma gazoline de vie ” (Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.343).
(15) Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.173.
(16) Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.35.
(17) Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.34.
(18) “ Maman Dlô, croassa-t-il. Hakim connaissait la légende. Elle existait aussi en Côte d’Ivoire. Une enchanteresse à la longue chevelure huileuse passait ses journées à se baigner dans les profondeurs de l’onde. La nuit, elle en sortait, regagnait sa maison sur la rive. Tout en vaquant à ses occupations, elle enchaînait mélodie sur mélodie. Les sons qui sortaient de sa bouche étaient si harmonieux qu’on aurait cru un concert divin. Hélas ! malheur à celui qui l’entendait et s’approchait de la case, car elle se jetait sur lui, l’entraînait au fin fond de son palais humide pour mieux le dévorer. ” (Condé, Maryse Célanire cou-coupé, Paris, Robert Laffont, 2000, p.131). On notera que les victimes de Maman Dlô dans le dernier roman de Maryse Condé sont des êtres ambigus, dont on ne saurait affirmer la culpabilité et qu’on ne peut accuser d’avoir tourné le dos à leur culture. Or, ce sont précisément les critères qui amènent chez Patrick Chamoiseau à la confrontation avec la maîtresse des eaux, gardienne de la culture créole. Par ailleurs, la légende ne semble pas trouver beaucoup d’écho chez Maryse Condé qui brosse le portrait d’une personne acariâtre et fainéante, qui vit au fin fond des bois dans un isolement bienvenu. L’écrivain en relativise en outre la particularité antillaise, répondant ainsi à l’usage qu’en fait Patrick Chamoiseau.
(19) Hugues, Micheline L’utopie, Paris, Nathan, 1999, p.70. Les italiques sont dans le texte.
(20) Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.163.
(21) Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.164.
(22) Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.163-164.
(23) Chancé, Dominique Op. cit., p.190.



Schon Nathalie


Auto-exotisme littéraire et Histoire antillaise

Le sujet de l’écriture africaine, (actes du colloque de l’APELA, Septembre 1999, Toulouse), Presses Toulouse-Le Mirail, 2001, p.181-196.



Les littératures caribéennes francophones et créolophones sont en règle générale considérées comme des littératures antagonistes. De fait, une telle distinction se base le plus souvent sur des catégories socio-raciales et des oppositions idéologiques -une littérature étant considérée comme plus authentique, plus proche de " l’âme antillaise " qu’une autre.
La question qui se pose donc quant à la pertinence de tels découpages ne peut-être résolue qu’en confrontant les textes littéraires avec les conditions historiques telles qu’elles apparaissent dans la documentation de l’époque, notamment dans le Code Noir de 1685, qui tente de réguler la " cohabitation " aux Antilles, hésitant constamment entre l’encouragement de pratiques observées d’humanisation des relations entre maîtres et esclaves (probablement rares, vu la nécessité d’établir un code pour contenir la violence de certains planteurs) et l’intention première de considérer les esclaves comme des meubles. Ce tiraillement est révélateur des ambiguïtés juridiques, sociales et culturelles qui s’installent en Martinique et en Guadeloupe. Il traduit et influe sur la conception d’une identité duelle qui se développe chez les écrivains antillais, tant francophones que créolophones, identité qui inclut une part d’étrangeté dans la conception de soi, elle-même fruit de déterminations extérieures évidentes dans les articles du Code Noir et dans les réactions qu’il a suscitées chez les colons :

Denn die Geschichte der Antillen ist nicht kontinuierlich verlaufen ; es ist eine Geschichte, die von außen her bestimmt und geschrieben wurde, so dass eine Rekonstitution der geschichtlichen Vergangenheit notwendig ist, um die Geschichtsschreibung, die in den Romanen nach 1945 befragt, neugeschrieben und neugedichtet wird, zu verstehen und zu erhellen. (1)


De fait, les différences d’approches de l’identité sont bien plus sensibles entre la Martinique et la Guadeloupe, même si ce clivage ne naît qu’avec la première abolition de l’esclavage en 1794 et les bouleversements sociaux du XIXe siècle. Les débuts se caractérisent dans les deux îles par une instabilité identitaire ; ainsi s’installe un sentiment à la fois d’appartenance et d’étrangeté par rapport à la société antillaise qui se construit : l’auto-exotisme (2).


Origines historiques de l’auto-exotisme


Inconsistance juridique

La première action des colons est de séparer les esclaves issus de la même tribu africaine. Ce faisant il n’est tenu nul compte des liens de parenté qui unissent ces nouveaux arrivants, considérés comme une marchandise. Arrachés à leurs anciennes cultures, les esclaves sont les victimes de ce que l’on peut appeler une expropriation mentale et ce à plusieurs égards : expropriation culturelle, expropriation affective et sexuelle, expropriation matérielle et expropriation physique : les cultures africaines ne sont plus viables dans ce nouvel environnement ; comment maintenir par exemple le culte des ancêtres dans un monde nouveau, sans passé pour les colons ? Personne ne reste pour entretenir une tradition (les caraïbes ont été décimés) ; l’inconnu et la virginité de ces terres arrachent le respect des arrivants. Aussi, la croyance en un retour vers l’Afrique s’estompe bien vite et le mouvement de la négritude ne le fait revivre que de façon fictive et éphémère.
L’esclave n’est pas libre : il ne peut choisir son nom, son domicile, son métier, son conjoint ; il ne peut reconnaître ses enfants, établir un testament ou témoigner devant un tribunal, ni rien posséder. En résumé, l’esclave n’est pas considéré comme un sujet au sens juridique du terme (les articles 7 et 44 du code noir de 1685 qualifient les esclaves de " marchandises " et de " meubles ") et il ne participe pas d’un état qui lui garantirait une place dans la société, donc une légitimité (l’état d’homme marié ou de célibataire, de commerçant ou de médecin, d’homme ou de femme...). Si pour un homme libre cette absence de statut peut relever d’un choix de vie asociale, l’esclave, lui, n’a pas le pouvoir de déterminer son appartenance à un état ou non. Or dans le cadre d’une société aussi fortement structurée que l’est celle d’Ancien Régime, reproduite aux Antilles, l’absence d’état empêche l’esclave de revendiquer une identité tant individuelle que sociale.
Culture, relations amoureuses et sexuelles, possessions matérielles et liberté ne dépendent donc plus de l’esclave, mais du maître, donc d’une figure extérieure. Ainsi l’acquisition d’une identité dans la société antillaise paraît passer par la conquête du statut du planteur et de sa culture.
Le Code Noir sert aux colons avant tout à limiter les prétentions des affranchis à se rapprocher d’eux : tout ce qui diminue le fossé entre les deux groupes nourrit une peur évidente chez les planteurs : noms, habillement... Ainsi les articles du Code Noir se référant aux interdictions frappant les libres de couleur sont particulièrement bien observés, les autres sont ignorés ou " rectifiés " ultérieurement : " A lire les articles 57-59, surtout à s’en tenir à l’article 57, on jurerait qu’une fois le Noir ou le sang-mêlé libéré, plus rien ne le distinguait juridiquement ou sociologiquement du Blanc. La métropole et les colonies sont en revanche, fondamentalement d’accord, et se le disent, sur la nécessité de maintenir les deux communautés à une distance infranchissable. " (3) . Ainsi, bon nombre de dispositions locales et générales obtenues de la métropole par les colons limitent les concessions initialement accordées aux Antillais de couleur.
Ces volte-faces du législateur concernant plus d’un article du code noir : ainsi l’article 29 vient-il contredire l’article 28 (sur le droit de l’esclave à posséder un pécule) (4) , l’article 31 (incapacité juridique d’invoquer la loi) annule de jure l’article 26 (droit de témoignage, de poursuite, de constitution de partie) (5) créent une instabilité sociale permanente, et partant de là une instabilité psychologique : l’état de libre qui seul permet à l’ancien esclave de développer une identité sociale est perçu comme aléatoire.


Ambiguïtés sociales


La séparation des esclaves s’opère selon des critères de robustesse : le planteur les affecte à des tâches différentes en rapport avec leur force, voire leur apparence ou leur attitude ; ainsi peut-on distinguer l’esclave de plantation et l’esclave de la maison. Cette sélection favorise des sentiments d’envie et divise encore davantage des individus qui ne partagent ni la même langue, ni la même culture. Ce sentiment est d’autant plus néfaste que la ségrégation n’empêche pas la promotion sociale mais la limite et la rend difficilement accessible :

The most talented and enterprising slaves, already favored by their owners in various ways, were precisely the ones able to better their conditions through the internal economy, while the less able profited from it least of all. Thus, the internal economy tended to accentuate already existing inequalities. The guards slaves stationed at their provision grounds and the padlocks they bought to secure their property suggest it also created new sources of jealousy and division among the slaves. (6)


Le colon blanc grandit avec la culture africaine, puis noire créole grâce au contes et chants noirs enseignés par sa nourrice : la da, choisie parmi les esclaves. Par ailleurs il partage en général les jeux des enfants noirs élevés dans l’habitation ; il partage également son intimité avec ses esclaves de maison, car ceux-ci dorment au pied du lit de leur maître. Or, la co-existence entre des rapports familiaux et une relation hiérarchique ségrégationniste donne un caractère ambigu aux relations maître-esclaves. De plus, le risque permanent d’être vendu entretient chez l’esclave un sentiment de haine (pendant et catalyseur de la méfiance du planteur), qui ne fait que renforcer l’ambiguïté de la situation.
Par ailleurs, le cloisonnement se base rapidement sur des distinctions raciales, voire " familiales " (le planteur emploie ses enfants naturels, qu’il a eu d’une esclave, car d’une part il accorde plus de confiance à un parent, d’autre part le maître espère parfois soulager sa conscience en " favorisant " l’enfant et la mère). Il en résulte un rapprochement avec le planteur, mais un rapprochement limité : la nourrice des enfants du maître gagne souvent l’affection de ce dernier et de sa famille, mais si elle est un personnage, elle n’acquiert que rarement le rang de sujet, autrement dit, elle ne dispose pas de son existence. De même l’enfant naturel n’est pratiquement jamais reconnu par son père, qui s’il lui offre une aide matérielle, ne l’accueille pas au sein de sa famille.
Enfin, il advient qu’une employée noire surveille des domestiques blancs dans un renversement apparent des rapports de force, mais ces derniers sont, contrairement à elle, des sujets libres. Cette divergence entre rapports de force réels et rapports de force exhibés (en vérité délégués par le planteur) fait miroiter à l’esclave une ascension enviable mais très difficile à atteindre et l’installe donc dans une instabilité psychologique. Un fossé se creuse donc entre planteurs et esclaves, mais celui-ci n’est pas perçu comme insurmontable ; le mélange de familiarité et d’étrangeté empêche en effet les deux groupes de basculer dans l’opposition culturelle et les maintient dans une existence en suspens :

Ce que je veux exprimer est d’abord que les békés n’ont jamais figuré pour la masse des esclaves puis des travailleurs agricoles l’ennemi décisif : sinon il serait résulté de la confrontation entre ces deux couches sociales une résolution autonome qui aurait fondé, quel qu’en fût le mode, la nation martiniquaise. (7)



Faux-semblants

La société antillaise est bâtie sur des bases fragiles ; en effet, en tentant d’établir en Martinique et en Guadeloupe une société d’Ancien Régime, les colons entendent bien affirmer leur noblesse. Après la disparition des Indiens caraïbes, les Antilles " vierges de toute société " offrent les conditions idéales pour " embellir " les arbres généalogiques, or les aspirations conservatrices sur le plan politique se heurtent aux réalités sociales : mariages mixtes, ou avec des filles de basse condition. Si les mariages mixtes ont rapidement été interdits par crainte d’une augmentation du nombre des affranchis, les " mésalliances " sont tolérées, car les femmes sont au XVIIe siècle encore peu nombreuses dans les îles :

La rareté des femmes obligeait les habitants d’épouser les premières venues: ce qui fait que quantité de pauvres filles ont trouvé de fort bons partis (...) on n’y examinait ni leur naissance, ni leur vertu, ni leur beauté et deux jours après qu’elles étaient arrivées, on les épousait sans les connaître, car il n’y avait presque pas une de ces précieuses qui ne se vantât d’être bien alliée en France ; quoi qu’il en fût, le mari les habillait le plus superbement qu’il pouvait et s’estimait encore bien heureux d’en avoir à ce prix... (8)


À l’instar des filles qu’ils épousent, les planteurs s’inventent bien souvent une origine noble : " On était entre complices et chacun devinait derrière les masques de noblesse la médiocrité essentielle (...) Tous ces parvenus désiraient échapper au bourg, à l’île où ils étaient trop connus, pour briller sans arrière-pensée, sans crainte d’être percés à jour, dans la métropole et singulièrement dans la capitale. " (9). Personne n’est dupe, mais le jeu de rôle devient permanent. Ainsi Mayotte Capécia dans Je suis Martiniquaise offre une analyse similaire de la société martiniquaise au XXe siècle en révélant les liens symboliques entre race, état et richesse (10) . Les affranchis, pour la plupart des mulâtres, aspirent également à une nouvelle identité, création symbolisée par la parure qui prend une importance particulière. Les planteurs s‘opposent violemment à toute tentative tant des esclaves que des affranchis de se parer et ce afin d’éviter que ne s’amenuise le fossé censé séparer le maître, c’est-à-dire un sujet, de l’esclave même affranchi qui reste un objet. Ainsi l’article 25 du Code Noir réglemente strictement l’habillement des esclaves et dans le même esprit une ordonnance de 1773 interdit, à la demande des colons, aux affranchis de porter des noms de blancs. La parure et le nom deviennent à la fois un moyen pour se rapprocher de l’Autre et pour s’en distinguer. Le symbole le plus parlant est sans doute la chaîne forçat : à l’origine signe de servitude et donc signe d’extériorité, la chaîne forçat est revendiquée par les anciens esclaves comme symbole de la liberté conquise dont le poids en or démontre à tous la prospérité nouvelle qui rapproche l’affranchi des planteurs. Ces derniers quant à eux tentent de rivaliser avec la métropole par le luxe tout en s’en détachant par une exubérance insolente :

C’était le moment d’exhiber ses toilettes et son luxe flambant neuf. Le grand signe extérieur de richesse était évidemment le nombre d’esclaves : ceux des champs et des ateliers, mais aussi ceux de la maisonnée, pomponnés et costumés pour faire honneur à leur maître. Leur livrée comme les bijoux dont ils étaient affublés (en forme de chaînes pour rappeler leur état) témoignaient de l’aisance du planteur. (11)


L’ambivalence symbolique traduit bien la confusion entre familiarité et étrangeté de l’Autre et donc de soi, puisque ce qui est familier est en même temps ressenti comme étrange. L’instabilité juridique et sociale renforce une déstabilisation psychologique des esclaves et des planteurs qui se traduit dans la littérature par l’entrée " clandestine " dans le champ littéraire de l’Autre : la littérature békée et la littérature française. Celle-ci crée les conditions d’émergence de poétiques très semblables ; il paraît donc difficile de distinguer une littérature créolophone et une littérature francophone de ce point de vue.


Poétiques antillaises

Jack Corzani dans son histoire de la littérature antillaise de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane, distingue très nettement une littérature des colons (première période), une littérature mulâtre (seconde période) et une littérature noire (période contemporaine). Cette division peut être comprise comme une évolution méliorative vers une littérature antillaise " authentique " (12) .
Ainsi les deux premières périodes (XVIIe-XIXe) sont caractérisées par une tendance commune vers une littérature exotique et régionaliste, alors que la dernière période (XXe) est présentée comme une période de créativité, dominée par le mouvement de la Négritude (trois volumes sur six sont dédiés à l’œuvre d’Aimé Césaire, ses sources variées et prestigieuses et son influence sur d’autres écrivains antillais (13) ). Dans une récente histoire de la littérature caribéenne, Jack Corzani cherche à justifier le point de vue chronologique et les catégorisations raciales à travers une brève histoire de la culture antillaise :

Pour désagréable qu'elle soit, cette distinction raciologique nous est imposée par l'Histoire. S'il y a présentement une culture créole relativement homogène, il ne faut pas oublier qu'elle est née d'affrontements continuels, ce dont témoigne le caractère antagonistique de la plupart des œuvres littéraires antillaises encore à l'heure actuelle. (…) Mais, très vite, à l'indifférenciation linguistique originelle se substitua une répartition significative. Les Blancs créoles détenant le pouvoir économique, voire politique, avaient les moyens d'apprendre le français, langue à la fois de la culture et de l'administration, tandis que les esclaves, qu'il était interdit d'alphabétiser, se trouvaient cantonnés, eux, dans le créole. (14)


Une telle division peut paraître réductrice, en particulier parce qu’elle suppose l’existence d’une littérature ethnique, c’est-à-dire de textes blancs et de textes noirs, souvent opposés par ailleurs de façon manichéenne par certains chercheurs ou par les écrivains eux-mêmes. Partant de là, Jack Corzani ne prend en considération que les œuvres écrites : les contes créoles ne sont pas considérés comme des œuvres littéraires, car il semble définir la littérature comme le travail esthétique sur un texte et non sur un discours, que celui-ci soit écrit ou oral. Ainsi, l’image d’une production littéraire dominée par un groupe minimise le rôle joué par la littérature créolophone, de sorte que la littérature antillaise noire est uniquement représentée par les œuvres du mouvement de la Négritude et par la production plus récente des auteurs de la créolité et de quelques auteurs inclassifiables, tels Maryse Condé et Gisèle Pineau. La littérature contemporaine inspirée du créole semble donc contribuer à la définition d’une identité, s’éloignant d’une littérature antillaise passéiste et exotisante, rejetée pour son " inauthenticité " (15) .
Aimé Césaire oppose également une littérature créole (une littérature écrite en créole ou inspirée par la syntaxe, le vocabulaire et les symboles créoles ; il définit créole comme la langue et la culture du peuple noir) à une littérature blanche et mulâtre, considérée comme non-créole (écrite en français et inspirée par l’esthétique et les valeurs françaises). Toutefois, contrairement à Jack Corzani, Aimé Césaire insiste sur la continuité d’une tradition littéraire d’œuvres créoles. Il conserve une distinction raciale qui détermine la langue, la classe et la culture et qui est à la base de littératures fondamentalement différentes :

Il y a les Antilles du château, et les Antilles de la case. Il y a les Antilles de la caste, et il y a les Antilles de la glèbe. Eh bien, Gilbert Gratiant a choisi. Il a choisi le peuple, d’être le peuple, et cela, dans le temps même où tout semblait l’en éloigner ou, tout simplement, l’en dispenser. (16)

Si ce type de catégorisation rend compte des différences sociales et de leurs répercussions dans les littératures martiniquaises et guadeloupéennes, il néglige pourtant les convergences de l’imaginaire liées à l’expérience partagée de la société de plantation et à la perception de soi à travers les yeux de l’Autre, qu’il s’agisse du colon ou du métropolitain. En effet, le sentiment de confusion entre l’étrange et le familier qu’ont créé les barrières mouvantes entre esclaves et planteurs, colons et métropolitains se répercute dans la littérature antillaise:

The vision of the Martinican intellectual is, at the best of times, split astygmatically between the particular and the universal, between the Same (which, thanks to assimilation, is also the Other) and the Other (which is also, and for the same reason, the Same). (17)


En adoptant les valeurs et symboles de cet Autre étrangement familier, les écrivains antillais produisent des œuvres qui allient imitation du regard posé sur les Antilles et une volonté de se distinguer de la métropole ou du planteur : " Cette écriture est un geste qui cherche à tâtons ses symboles, n’en trouve que d’usés ou de lointains et qui unit contradictoirement allégeance et audace " (18) . L’exotisme de la propre culture n’est pas abordé par les auteurs de contes créoles : certes, alors que la culture de l’Autre est présentée comme référence, ses représentants sont tournés en dérision, mais la contradiction n’est jamais mise en avant ; elle semble involontaire et accessoire.


Le conte créole

Le conte créole est un exutoire pour l’esclave face à l’injustice de la société esclavagiste. L’Histoire est réécrite afin de permettre à " Compère Lapin " de vaincre les puissants (représentés par le roi en général), qui trouvent en lui un maître de la ruse. L’ordre social est d’une part préservé (à travers les rituels du mariage et de la fête au château), mais d’autre part il n’est pas accepté (il n’est pas à l’origine du succès du héros). Les contes reflètent les sentiments d’envie et de rancœur des esclaves pour les planteurs et l’injustice d’un monde perçu comme favorisant non les plus vertueux, mais les plus rusés (les planteurs). Ils interprètent la société antillaise puisque dans les récits qui les précèdent (contes africains et européens) la vertu l’emporte en général et fait figure de modèle (19) . Les contes créoles ont cette particularité qu’ils n’ont pas de morale (au sens éthique du terme), mais une fin heureuse, présentée comme dérobée au destin et non comme juste récompense. Ils n’offrent que rarement un enseignement, car ils traduisent une méfiance à l’égard de la société esclavagiste, puisque le faible (compère Lapin) l’emporte sur le puissant en le surpassant en ruse et non en vertu : "Dans un monde hanté par le brouillage généralisé des origines et par l'absence de toute perspective d'avenir, la porte est, en effet, étroite. Compère Lapin est, en ce sens, un survivant…" (20)
Cette identité en suspens entre deux pôles s’exprime dans la simplicité de l’histoire, le nombre limité des personnages et la confusion des rôles. Le personnage principal, le lapin, est certes un survivant, mais il n’est que cela. Toutes ses actions sont conditionnées par l’Autre, car il agit toujours par opposition au roi/béké. Ainsi, dans un conte intitulé " Divinè Kritjèt ", le criquet, l’équivalent de Compère Lapin, est décrit comme un personnage avec un seul but : manger (c’est-à-dire la promotion sociale) ; or la seule façon d’obtenir satisfaction réside dans l’opposition à la reine qui pourtant lui accorde la richesse matérielle. Cette opposition devient évidente lorsque la reine tue son oie favorite (une oie blanche qui symbolise non pas l’innocence, mais la blancheur de peau du béké), car ce geste est interprété par le criquet comme une victoire personnelle.
Le meurtre de la reine n’est que symbolique, en réalité elle continue à régner. Le personnage principal est confiné dans un rôle de résistance, annoncé au début du conte : " Si ni an ti bèt parèt kay nenpòt ki moun Matnik, menm si'w fèmen lanmézon'w di kon tatjèt, ti bèt ta la sé dimwazèl Kritjèt. (…). Dépi Dimwazèl kriyé lannuit andidan an kay èk sé toujou lannuit i kriyé pou fè tout moun diviné ki ni an vizit ki pou fèt. Kivédi yo pou ni an vizit. " (21) . La devineresse n’a pas de réelle fonction de divination ; elle ne peut répondre aux questions de la reine que grâce aux informations de la mouche.
Ces contradictions et limitations du rôle du criquet traduisent ici la confusion identitaire : criquet l’emporte, mais il reste le sujet de la reine ; son appartenance au peuple est remise en cause, car ses relations avec les serviteurs de la reine sont hiérarchiques (les animaux choisis sont des symboles de servitude et de basse condition : la fourmi ouvrière, le ver de terre qui se déplace en rampant et la mouche, sale et laide ; cette description dépréciative creuse un fossé entre ces animaux et le criquet) :

Il faut remarquer comme cette symbolique est elle-même ambiguë. Le Roi, le Bon Dieu, le lion. Où est vraiment le colon ? Où, l’administrateur ? Lapin est l’idéal populaire, mais il est dur aux pauvres, peut-être " mulâtre ", etc. L’idéal proposé est d’avance surdéterminé par une négation des " valeurs " populaires. On ne peut se sauver qu’en cessant d’être soi, tout en tâchant de le rester. (22)


Les contes créoles animaliers traduisent une situation de désarroi culturel né d’une confusion des rôles encouragée par le Code Noir et par les faux-semblants encouragés par la société créole contemporaine. Ce qui frappe dans ces contes est l’absence de recherche identitaire : aucun personnage ne cherche un code de conduite, une place ou un rôle précis dans la société antillaise. Les interrogations identitaires sont implicites ou latentes (23) . Le symbole de l’oie, contenu manifeste du conte, renvoie à une dépendance affective et cognitive : les richesses (bien-être matériel, rang social, considération) sont partie intégrante de l’oie, puisque celle-ci a avalé la bague de la reine. En même temps, l’animal symbolise une volonté de différentiation, car le criquet provoque sa mort.


La littérature des planteurs

Poirié de Saint-Aurèle, défenseur de l’ordre esclavagiste, est un bon exemple de ces colons blancs qui n’entendaient pas partager le nouveau monde et pour qui les noirs n’étaient qu’outils, à l’instar de charrues et de fusils (24) . La description de leurs croyances et convictions en atteste : elle présente des éléments hétéroclites créoles, africains et européens, sans liens entre eux, qui, tous, symbolisent la division : division entre " bons esclaves " (c’est-à-dire obéissants) et esclaves marrons, division entre le bien représenté par le narrateur et les esclaves habitant sur la plantation et le mal représenté par tous ceux qui troublent l’ordre de la société esclavagiste : les marrons retombés dans la " sauvagerie africaine " (" Le Mondongre (...) des bois vivant de chair humaine "), les noirs d’Haïti (" les verdâtres Zombis ") qui en 1804 offrent un espoir de libération à tous les esclaves en se proclamant libres et indépendants, enfin les libéraux anti-esclavagistes (" Le diable sur un bouc cheminant au combat/Et les sorciers, noircis par sa fumante haleine/Chantant la chanson du Sabbat. ") (25) . Saint-Aurèle se distancie de la culture des conteurs créoles : il ne fait qu’écouter. Ailleurs, il cite les noirs parmi des descriptions, sous forme d’énumération, des beautés du paysage antillais : la répétition de termes renvoyant à la gaieté des esclaves traduit outre une vision réductrice par son uni-dimensionnalité (ils ne semblent pas posséder de qualités en dehors de l’insouciance ; de plus le noir est intercalé entre le gibier et la canne à sucre, comme pour signaler son statut d’objet meuble destiné à décorer), un désintérêt de la part du planteur :

J’aime notre mer bleue et sa tempête ardente:
J’aime des soleils chauds la lumière abondante,
Ces pitons que jamais mortel n’escalada
Et nos mornes flanqués de forêts giboyeuses,
Nos nègres sans soucis, nos Négresses rieuses,
Et les chants de leur calenda.
J’aime l’air embaumé des tièdes sucreries,
Et sous les tamarins les longues causeries... (26)


Celui-ci souligne doublement leur étrangeté, en comparant leurs contes aux récits des mille et une nuits, à la fois extérieurs à la culture européenne et attachés à l’univers du merveilleux, de l’irréel. (27)
Cependant, Saint-Aurèle dit dans ses poèmes sa fascination pour les veillées des esclaves qui, à force d’être évoquées, deviennent familières : " Des ténèbres de pluie, une fraîcheur humide (...) Tels sont les soirs d’hiver de la zône torride/Et le noir s’accroupit à l’entour du foyer " (28), " Un conte merveilleux, chaque soir, m’enchantait/Et des Noirs accroupis autour de ma cabane/Chacun tour à tour racontait " (29) . L’indistinction de l’Autre côtoie ici l’intérêt pour l’être familier, voisin : " à l’entour du foyer ", "autour de ma cabane " (30). L’esclave est à maintes reprises associé aux fureurs des éléments. Or la nature dangereuse car imprévisible, inconnue est en même temps décrite comme quotidienne et familière, notamment dans le poème " Hivernage " (" flots incertains ", " un souffle de l’envie ") ou dans " Le camp des Kelers " (" Des ténèbres de pluie ") (31). Le va et vient incessant entre le Même et l’Autre rend les frontières perméables et les différences irréelles. Les poèmes trahissent une identité fluctuante avec l’Autre, identité qui n’est avouée qu’avec réticence, à travers le thème de la violence des éléments.
Bien que le questionnement identitaire soit quasiment absent de ces littératures de la première période, les œuvres rendent bien compte d’une confusion et d’une ambiguïté auto-exotiques, que seule une étude à la fois sociologique et littéraire du processus identitaire peut éclairer. Les points communs dégagés dans les littératures antillaises des planteurs comme des conteurs permettent de rejeter l’instrumentalisation du culturel au service de l’idéologie, sans pour autant enfermer la création individuelle dans un inconscient collectif fluctuant.



Notes


(1) " Car l’Histoire des Antilles ne s’est pas déroulée de façon continue ; il s’agit d’une Histoire écrite et conditionnée de l’extérieur, de sorte qu’une reconstitution du passé est nécessaire afin de comprendre et d’expliquer l’Histoire interrogée, réécrite et réinventée dans les romans après 1945 " (les traductions sont les miennes, sauf mention contraire), Dumontet, Danielle Der Roman der französischen Antillen zwischen 1932 und heute, Studien und Dokumente zur Geschichte der Romanischen Literaturen, N°29, Frankfurt am Main, Lang, 1995, p.25.
(2) L’auto-exotisme est l’expression d’une ambiguïté profonde : une partie de l’imaginaire antillais est perçue comme étrangère et attachée à l’imaginaire d’un autre pays situé dans un vague là-bas. Les symboles antillais sont souvent doubles : " Ce qui fit aussitôt le succès du phono d’Odilbert, ce ne fut pas tant la nouveauté de sa forme que le genre de musique qu’il jouait. Des airs de chez nous : des biguines, des mazouks interprétés par des orchestres où l’on reconnaissait tous les instruments que nous aimons, ou chantés par des voix d’hommes et de femmes qu’on aurait dit de chez nous. Pourtant cela venait de l’Autre-Pays ! (Zobel, Joseph Le soleil partagé, Paris, Dakar, Présence Africaine, 1964, p.148).
(3) Sala-Molins, Louis Le Code Noir, Paris, PUF, 1998 (1e édition : 1987), p.196.
(4) Article 28 : " Déclarons les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne soit à leur maître... ", article 29 : " Voulons néanmoins que les maîtres soient tenus de ce que leurs esclaves auront fait par leur commandement, ensemble de ce qu’ils auront géré et négocié dans les boutiques, et pour l’espèce particulière de commerce à laquelle leurs maîtres les auront préposés, ils seront tenus seulement jusqu’à concurrence de ce qui aura tourné à leur profit ; et si rien n’a tourné au profit des maîtres, le pécule des dits esclaves que leurs maîtres leur auront permis d’avoir en sera tenu (...) ". L’article 29, contrairement à l’article 28 tient compte de l’intérêt du maître de pouvoir envoyer des esclaves au marché afin d’y proposer ses marchandises. On constate régulièrement à travers ces contradictions la manifestation simultanée des volontés parfois divergentes de la métropole et des colons.
(5) Ainsi l’article 31 (" Ne pourront aussi les esclaves être partie ni être en jugement ni en matière civile, tant en demandant qu’en défendant, ni être parties civiles en matière criminelle ") sera observé par les maîtres, au détriment de l’article 26 (" Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par leurs maîtres selon que nous l’avons ordonné par ces présentes pourront en donner l’avis à notre procureur général et mettre les mémoires entre ses mains ").
(6) " Les esclaves les plus talentueux et les plus entreprenants, déjà distingués de plus d’une façon par leur maître, étaient précisément ceux qui parvenaient à améliorer leur condition grace à l’économie interne à la Plantation, alors que les moins doués en profitaient le moins. Ainsi, l’économie interne accentuait les inégalités. Les gardes que les esclaves postaient près de leur réserves à provisions et les cadenas achetés pour protéger leur propriété suggèrent qu’elle était également la source d’envie et de division parmi les esclaves ", Deal, Douglas Book review cross-posted from H-Rural of Slavery in Jamaica and Louisiana by Roderick A. McDonald.
http://www.unimelb.edu.au/infoserv/urban/hma/hurban/1994q2/0409.html. Il paraît peu probable que les capacités des esclaves aient été les seuls critères de sélection par le maître. On doit sans doute prendre en compte le comportement de l’esclave distingué, ce qui n’a pu que creuser le fossé entre esclaves.
(7) Glissant, Edouard Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981, p.59. On peut noter dans cette analyse qu’Edouard Glissant assimile les planteurs à un élément étranger qui n’aurait pas été reconnu comme tel. Ce jugement révèle le désarroi identitaire que suscite une ambiguïté culturelle devenue permanente et à laquelle certains auteurs, martiniquais pour la plupart, réagissent par la création d’un Autre clairement défini dans sa différence.
(8) R.P. Du Tertre Histoire générale des Antilles, Paris, T. Jolly, 1667, T.II, p.455.
(9) Corzani, Jack La littérature des Antilles Guyane françaises, Tome I, Fort-de-France, Désormeaux, 1978, p.82.
(10) Aux Antilles les deux notions ne sont pas séparées, on parle d’ " ethnoclasses " : " il est admis qu’on est blanc à partir d’un certain nombre de millions " (Capécia, Mayotte Je suis Martiniquaise, Corrêa, 1948, p.149-150).
(11) Corzani, Jack Op. cit., p.64.
(12) Corzani, Jack Op. cit.
(13) Dans le troisième volume de La littérature des Antilles Guyane françaises, Jack Corzani tente de déterminer les sources passées et contemporaines du mouvement de la Négritude. Ce n’est qu’au bout de 264 pages que Corzani aborde les idées et les tendances esthétiques qui ont influencé une littérature qu’il étudie dans le quatrième volume.
(14) Corzani, Jack Op. cit., 1998, p.99.
(15) Dans Littératures francophones. Tome II. Les Amériques. Haïti, Antilles-Guyane, Québec, Jack Corzani semble rejeter toute tentative de la part d’auteurs noirs d’écrire en français comme inauthentique : " pour des raisons mystérieuses, joseph Zobel devait, lors des rééditions de ses œuvres sous des titres différents (Les jours immobiles devenant en 1978 Les mains pleines d’oiseaux, et La fête à Paris de 1953 devenant en 1979 Quand la neige aura fondu), " corriger " son texte et le transposer en français académique. Cette entreprise, due peut-être au désir de se distinguer des idéologues du " créole langue nationale " apparus depuis, permet en tout cas d’apprécier la fraîcheur et l’authenticité de la première version, dont la seconde apparaît comme une traduction affadie. " (Corzani, Jack Op. cit., 1998, p.118).
Maryse Condé qui écrit en français est excusée parce qu’elle décrit la société antillaise : " (...) son objectif est de décrire son " monde tel qu’il est " (...) " (Corzani, Jack, Op. cit., 1998, p.145).
(16) Césaire, Aimé " Préface " Fables créoles (Gilbert, Gratiant), Paris, Stock, 1996, p.7.
(17) " La vision de l’intellectuel martiniquais est, dans le meilleur des cas, dédoublée en une vision du particulier et une vision de l’universel, du Même (qui grâce à l’assimilation est aussi l’Autre) et de l’Autre (qui est, pour la même raison, aussi le Même) ", Burton, Richard " Between the particular and the universal: Dilemmas of the Martinican intellectual ". Intellectuals in the Twentieth-Century Caribbean. Vol. II Unity in Variety: the Hispanic and Francophone Caribbean, London, Basingstoke, Macmillan Press, 1992, p.187.
Richard Burton semble identifier l’Autre à la France (il fait référence à l’universalisme français), suggérant que les colons auraient pu être complètement assimilés par la France. Cette analyse ne tient pas compte de l’étrangeté qui s’installe dans la vision de la culture originelle que partagent les colons et les esclaves.
(18) Moura, Jean-Marc Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999, p.56.
(19) Si l’on compare les contes créoles aux contes africains ou européens qui les ont inspirés, on constate l’existence d’un code moral partagé même par ceux qui se rebellent contre lui, alors qu’aux Antilles les personnages ne se réfèrent à aucun code (la ruse est la manifestation d’une absence de code : il ne s’agit pas de se conformer ou de s’opposer à des règles, mais de ne pas être pris dans un univers qui relève de l’arbitraire). On peut certes rapprocher les contes créoles du Roman de Renard, mais ce serait oublier que cette satire de la royauté a pour pendant des récits édifiants, garants de l’ordre. Or en Martinique comme en Guadeloupe les contes créoles amoraux dominent le champ littéraire populaire.
(20) Confiant, Raphaël Contes créoles des Amériques, Paris, Stock, 1995, p.13-14.
(21) " S’il existe bel et bien une créature qui pénètre chez n’importe qui en Martinique, même si on a fermé sa maison hermétiquement à l’aide d’un taquet, il s’agit bien de Demoiselle Criquet. (...) Dès que Demoiselle Criquet se met à criailler la nuit dans une maison (et c’est toujours la nuit qu’elle le fait), c’est pour annoncer aux gens qu’ils auront une visite. " (Cincinnatus, Néré " Divinè Kritjèt " Les maîtres de la parole créole, Paris, Gallimard, 1995, p.29, traduction p.24).
(22) Glissant, Edouard Op. cit., p.243.
(23) Bien entendu, on ne saurait réduire les contes à une manifestation de l’inconscient collectif, mais ils sont révélateurs d’un moment de la recherche identitaire et donc de l’auto-exotisme. La dimension esthétique apporte à la fois une information supplémentaire de ce point de vue et une perspective individuelle, qui dépasse ces fonctions culturelles. On notera que Freud accorde aux contes une signification collective : sa théorie de la culture est fondée sur l’hypothèse de l’identité des manifestations psychiques de l ‘humanité : "L’analogie entre le processus culturel et le développement de l’individu peut être considérablement étendue. En effet, on peut dire que la société crée elle-aussi un sur-moi, qui détermine le développement culturel. " (" Die Analogie zwischen dem Kulturprozess und dem Entwicklungsweg des Individuums lässt sich um ein bedeutsames Stück erweitern. Man darf nämlich behaupten, dass auch die Gemeinschaft ein Über-Ich ausbildet, unter dessen Einfluss sich die Kulturentwicklung vollzieht. ") (Freud, Sigmund Das Unbehagen in der Kultur, Frankfurt am Main,
Fischer Verlag, 1997 (1e édition : 1930), p.104). Sans aller aussi loin, on peut penser que le microcosme antillais permet l’observation d’une constante auto-exotique.
(24) On notera néanmoins l’émergence d’écrivains humanistes issus de la classe dominante : René Bonneville dans Le triomphe d’Eglantine (Alcan-Lévy, 1899) semble s’identifier à la famille mulâtre de son héros Raoul, fils de planteurs. Ce roman est par ailleurs une critique acerbe de son milieu.
(25) de Saint-Aurèle, Poirier Les Veillées du Tropique, Paris, Perrotin, 1850, p.271.
(26) de Saint-Aurèle, Poirier Cyprès et palmistes, Paris, Gosselin, 1826, p.10.
(27) " Je me souviens toujours de ces récits étranges/Qui glaçaient mon sommeil de longs frissonnemens/Ainsi qu’aux mille nuits de la belle sultane/Un conte merveilleux, chaque soir, m’enchantait. " (de Saint-Aurèle, Poirier Op. cit., p.271). L’orthographe originelle a été conservée.
(28) de Saint-Aurèle, Poirier Op. cit., p.128.
(29) de Saint-Aurèle, Poirier Op. cit., p.271.
(30)C’est moi qui souligne ; l’image du foyer revient souvent pour faire allusion à une certaine familiarité, minimisée ailleurs.
(31) de Saint-Aurèle, Poirier Op. cit., p.20 et 128.


Bibliographie

- Burton, Richard " Between the particular and the universal: Dilemmas of the
Martinican intellectual ". Intellectuals in the Twentieth-Century Caribbean.
Vol. II Unity in Variety: the Hispanic and Francophone Caribbean, London,
Basingstoke, Macmillan Press, 1992.
- Capécia, Mayotte Je suis Martiniquaise, Paris, Corrêa, 1948.
- Césaire, Aimé " Préface " Fables créoles (Gilbert, Gratiant), Paris, Stock, 1996.
- Cincinnatus, Néré " Divinè Kritjèt " Les maîtres de la parole créole, Paris,
Gallimard, 1995.
- Confiant, Raphaël " Questions pratiques d’écriture créole ". Écrire la " parole de
nuit ". La nouvelle littérature antillaise.
Paris, Gallimard, 1994.
- Confiant, Raphaël Contes créoles des Amériques, Paris, Stock, 1995.
- Corzani, Jack La littérature des Antilles Guyane françaises, Tome I, Fort-de-
France, Désormeaux, 1978.
- Corzani, Jack/Hoffmann,Léon-François/Piccione, Marie-Lyne Littératures
francophones. Tome II. Les Amériques. Haïti, Antilles-Guyane, Québec
, Paris,
Belin, 1998.
- Deal, Douglas Book review cross-posted from H-Rural of Slavery in Jamaica and
Louisiana by Roderick A. McDonald.
http://www.unimelb.edu.au/infoserv/urban/hma/hurban/1994q2/0409.html
- Dumontet, Danielle Der Roman der französischen Antillen zwischen 1932 und
heute
, Studien und Dokumente zur Geschichte der Romanischen Literaturen,
N°29, Frankfurt am Main, Lang, 1995.
- Freud, Sigmund Das Unbehagen in der Kultur, Frankfurt am Main, Fischer
Verlag, 1997 (1e édition : 1930).
- Glissant, Edouard Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981.
- Moura, Jean-Marc Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF,
1999.
- de Saint-Aurèle, Poirier Cyprès et palmistes, Paris, Gosselin, 1826.
- de Saint-Aurèle, Poirier Les Veillées du Tropique, Paris, Perrotin, 1850.
- Sala-Molins, Louis Le Code Noir, Paris, PUF, 1998 (1e édition : 1987).
- R.P. Du Tertre Histoire générale des Antilles, T.II , Paris, T. Jolly, 1667.

Nathalie Schon





Esprits d’outre-mer : The Hundred Secret Senses d’Amy Tan et Célanire, cou coupé de Maryse Condé, une étude comparée.
 
 Les littératures francophones de la Caraïbe entre régionalisation et mondialisation, CRELIC-UAG/CELICIF, Plurial, 2002, p.85-96.


Le rêve est dans le roman migrant un espace privilégié de confrontation des cultures. Chez Maryse Condé, la parenté de l’espace onirique avec celui du conte créole est évidente, tandis que chez Amy Tan, les légendes chinoises et américaines se heurtent en particulier à la tombée de la nuit, refuge des esprits ancestraux. La rencontre avec les esprits apporte des réponses à l’angoisse identitaire dans un univers régi par la rationalité et l’univoque : " This book argues that, despite the various manifestations of ghostliness in recent haunted literature, stories of cultural haunting are drawn together not only by their conjuring of ghosts to perform cultural work but also by their tendency to organize plots as a movement from negative to positive forms of haunting and by certain thematic concerns to which they obsessively return. " (1)
Cette rencontre est étroitement liée au rêve, dimension complémentaire ou conciliation de l’espace familier et étranger, opposé aux modes d’investigation de l’ethnologie : le rêve survient comme marque du destin, de l’irrationnel et du surnaturel, alors que le regard ethnologique tente de classer et de comprendre les phénomènes étranges. Le rêve révèle, comme l’a montré Sigmund Freud, les souhaits refoulés par l’individu et lui permettent de les résoudre fictivement. Or, quand bien même le regard ethnologique n’est jamais objectif et implique des motivations et donc une subjectivité, on ne peut considérer son résultat simplement comme expression ou comme satisfaction de souhaits niés par la conscience de l’observateur. On peut considérer l’approche ethnologique comme un mode d’observation à un moment précis, dont le rêve est la manifestation souterraine. Ainsi, les séquences oniriques révèlent l’intégration du regard ethnologique dans l’intimité des personnages. Le regard à la fois extérieur de l’étranger qui découvre une culture inconnue jusque là et familier est présenté comme une constante dans leur univers.
Les romans de Maryse Condé, et en particulier Célanire, cou coupé, illustrent cette fonction du rêve qui s’avère double : le rêve confirme à la fois la distance qui sépare la narratrice de ses proches, car les rêves ne sont pas compris, et l’identité car le rêve de Célanire aboutit à un attachement culturel.
Comment se manifeste le déchirement culturel dans le rêve ? Pour répondre à cette question, il nous faut tout d’abord étudier sa nature chez Maryse Condé et Amy Tan. Le choix du rêve pour exprimer l’ambiguïté identitaire trouve peut-être sa source dans leur manifestation similaire. Selon Sigmund Freud, le rêve est avant tout interruption du quotidien : " Unser Verhältnis zur Welt, in die wir so ungern gekommen sind, scheint es mit sich zu bringen, dass wir sie nicht ohne Unterbrechung aushalten. " (2)  . L’interruption du quotidien, voire du monde accepté comme vrai, est la caractéristique du rêve. Or, on peut en dire autant de la façon dont se manifestent l’exotisme et l’identité. Tous deux s’imposent à la suite d’un choc : la mort de la Charlotte, mère de Ludivine, adoptée par Célanire, le sacrifice de la narratrice sont des rencontres brutales entre deux univers perçus au même instant dans leur familiarité et leur étrangeté.
 
 
 

Réalités multiples

Dans Célanire, cou coupé, le conte, libéré des contraintes du réel, fonctionne selon les principes du rêve : interruption du quotidien et manifestation de désirs. Alors que l’auteur martiniquais Patrick Chamoiseau révèle dans son usage des contes une volonté d’exprimer de façon immédiate les conflits culturels en Martinique (Manman Dlo contre la fée Carabosse), Maryse Condé se sert de cette légende dans son dernier roman afin de brouiller les cartes. En effet, elle confronte deux versions d’un même fait : celle qu’offre le conte et celle de la rumeur, analyses différentes d’un même fait culturel. Pourtant, si ces versions sont différentes, elles concordent ailleurs pour interpréter les faits et gestes de l’héroïne comme actes de quimbois  :
 

Dans sa lueur aveuglante, avec l’impression de vivre un cauchemar, Hakim crut reconnaître l’endroit où il se trouvait. La crique isolée. L’encerclement des palétuviers. La case en gaulettes, portes et fenêtres mystérieusement closes. C’était la demeure de maman Dlô ! (…) Il sut ce qui l’attendait et que ce n’était pas un hasard s’ils étaient réunis là. À deux, ils allaient vivre l’aventure finale. (…) Les orpailleurs en vinrent à une conclusion. Ils s’imaginèrent que les deux compères avaient nuitamment quitté Cayenne et tenté de se rendre dans un des villages des bords du fleuve pour une de ces parties de cartes interdites, seul moyen pour les forçats d’avoir du cash, de s’acheter du kwak, un ou deux litres de tafia, des boîtes de sardines et, s’ils étaient chanceux, des pwa zyé nwa. Malheureusement, pendant le trajet, leur barque avait chaviré. (3)

Le peu de fiabilité du conte, n’est pourtant nullement mythifié : l’ironie crée une distance qui empêche le lecteur de croire en la réalité d’un rêve (4) . Maryse Condé ne s’appuie pas sur le conte/rêve pour décrire une réalité : la légende de Maman Dlô, inquiétante par ses contradictions, annonce, au contraire, le rêve déstabilisateur de Ludivine, l’enfant adoptive de Célanire, traumatisée par les événements macabres, dont elle a été le témoin. Ce rêve est très difficile à interpréter. Or, l’écrivain ne donne aucun indice qui permettrait de deviner les rapports qu’entretient son personnage avec sa mère adoptive, conférant à ces derniers une aura de mystère :
 

Recrue de fatigue, elle prit sommeil très vite. Mais des images ensanglantées passant et repassant dans sa tête vinrent la troubler. Dans des pitt’, de la volaille sacrifiée gisait en tas, déplumée, éviscérée. Elle finit par rouvrir les yeux et vit un homme aux cheveux gominés, à l’air avantageux, qui s’entretenait gravement avec son père.(5)

Néanmoins, le rapport entre le rêve morbide et Célanire, à la fois présentée comme une sorcière et comme une victime de sorcellerie, est évident. Le lecteur a appris que Ludivine cherche à se venger de Célanire qu’elle rend responsable de la mort de sa mère, ce qui permettrait de voir dans le rêve une volonté de considérer Célanire comme une étrangère. Cependant à la fin du roman, Ludivine réalise qu’elle aime Célanire et accepte de l’accueillir dans sa famille. Une fois de plus, toute certitude est écartée et l’ambiguïté des personnages demeure entière. Ainsi, l’image de Mman Dlo n’est pas exclusivement positive ; elle possède également des aspects négatifs, relevés par Maryse Condé :

 
Maman Dlô, croassa-t-il. Hakim connaissait la légende. Elle existait aussi en Côte d’Ivoire. Une enchanteresse à la longue chevelure huileuse passait ses journées à se baigner dans les profondeurs de l’onde. La nuit, elle en sortait, regagnait sa maison sur la rive. Tout en vaquant à ses occupations, elle enchaînait mélodie sur mélodie. Les sons qui sortaient de sa bouche étaient si harmonieux qu’on aurait cru un concert divin. Hélas ! malheur à celui qui l’entendait et s’approchait de la case, car elle se jetait sur lui, l’entraînait au fin fond de son palais humide pour mieux le dévorer. (6)

On notera que les victimes de Maman Dlô dans le dernier roman de Maryse Condé sont des êtres ambigus, dont on ne saurait affirmer la culpabilité et qu’on ne peut accuser d’avoir tourné le dos à leur culture. Par ailleurs, la légende, source d’inspiration des revendications identitaires de Patrick Chamoiseau, ne semble pas trouver beaucoup d’écho chez Maryse Condé qui brosse le portrait d’une personne acariâtre et fainéante, qui vit au fin fond des bois dans un isolement bienvenu. L’écrivain en relativise en outre la particularité antillaise. Ce qui frappe particulièrement dans le conte mis en scène par Maryse Condé, est le refus d’une opposition tranchée entre le monde antillais dont les habitants de l’île ont pleinement conscience (" Mman Dlô ") et le monde français marginalisé (" l’univers rationnel français "). L’alternance de symboles, tout au long du texte semblent suggérer l’autonomie des images et donc une incapacité de maîtriser l’identité. Cette accumulation renvoie plus au rêve qu’à la peinture réaliste d’une société (7).

De même, le rôle de la photographie documentaire dans Thehundred secret senses reflète une approche aussi supérieure que vaine, car elle ne sait prendre en compte la culture exotique : la narratrice a, lorsqu’elle déclenche, opté pour une explication, qui ne laisse pas de place à une alternative :
 

How am I going to shoot any picture this afternoon ? (…) As I approach, I find myself loath to see my photo subject. (…) I nod to Kwan when she sees me. When I look in the coffin, I’m relieved to see that Big Ma’s face is covered with a white paper sheet. I try to keep my voice respectful. "  I guess the accident damaged her face ".
Kwan seems puzzled. "  Oh, you mean this paper, " she says in Chinese. "  No, no, it’s customary to cover the face. " (8)

Le recours au chinois, qui remplace le baragouin sino-anglais, langage de l'entre-deux, symbolise le point culminant de la " confrontation " culturelle : la narratrice approche le pays de son double, Kwan, comme une ethnologue, prête à enregistrer le réel à l’aide de son appareil photo. La sœur d’Olivia réagit en exacerbant les différences, amenant ainsi le conflit salutaire.
De la sorte, l’opposition se transforme en dédoublement, annoncé dès les premières pages du roman, quand bien même Olivia, l’héroïne du récit, s’en défend : " For most of my childhood, I thought everyone remembered dreams as other lives, other selves. Kwan did. (…) When I went to college and could finally escape from Kwan’s world, it was already too late. She had planted her imagination into mine. Her ghosts refused to be evicted from my dreams. (…) So which part was her dream, which part was mine ?  Where did they intersect ?  "  (9)
Les légendes chinoises s’insinuent dans une réalité américaine jusque là univoque. Cette perturbation, renouvelée lors de l’irruption d’un beau-père italo-américain, crée une confusion identitaire : " The first time I saw the go-between, I thought he looked Chinese. The next minute he seemed foreign, then neither. He was like those lizards that become the colors of sticks and leaves. I learned later this man had the mother blood of a Chinese woman, the father blood of an American trader. He was stained both ways. General Cape called him yiban ren, the one-half man.  "  (10)
Le récit onirique laisse deviner ce qui est sous la surface, c’est-à-dire le déracinement d’Olivia comme de Célanire. Ainsi, le désarroi culturel motive chaque acte de la jeune femme, incompréhensible à la plupart des personnages, extérieurs aux rêves (11) . The hundred secret senses et Célanire cou coupé ne peuvent donc se comprendre qu’en tenant compte de la dimension inconsciente, symbole d’une ambiguïté auto-exotique constante. Les phrases et les traditions chinoises voire créoles sont expliquées, mais le texte ne semble pas plus accessible à un lectorat chinois ou antillais qu’à un autre (de fait, la recherche locale et internationale ne se distinguent pas fondamentalement, même si les compétences linguistiques des Antillais et dans une moindre mesure des Sino-américains permettent de creuser certaines analyses). Un mythe semble prendre racine dans la critique de la littérature postcoloniale qui cantonne bien souvent cette dernière à un rôle régional, comme si la dimension universelle lui était interdite. Il est vrai que plus d’un auteur participe à une certaine folklorisation de sa littérature, par une volonté de faire authentique, cependant les romans d’Amy Tan et de Maryse Condé se démarquent justement par une volonté d’échapper à cet embrigadement (l’analyse des auteurs, exégètes de leur œuvre, est un autre problème) : " Lecteur antillais pour qui j’écris, car toi seul peut comprendre le poids de ces mots, de cette histoire, car toi seul peut en accomplir les intentions dans l’Histoire, es-tu là ? Car c’est celui qui écoute, et reçoit la lettre qui, finalement, sait faire la différence entre folie et sens. N’est-ce pas Freud qui saura entendre les significations inconscientes de discours délirants, et en découvrira la lettre (c’est-à-dire le sens caché) ? (…) Le discours des auteurs de la créolité, pas plus que celui d’Édouard Glissant ou de Daniel Maximin, en effet, ne livre ses propres clés. " (12)  .
Maryse Condé et Amy Tan n’offrent pas  les clefs d’un récit exempt de méta-narration. Personnages comme lecteur sont confrontés à l’ambiguïté (13) . De fait, les énigmes, à travers un sens supplémentaire ("yin eyes", symbole du pouvoir d'investir les légendes sans se laisser enfermer dans une histoire "officielle") enseigné par Kwan et Célanire, apportent une nouvelle dimension à la perception de l’identité.
 
 

Prophétie et réparation

Deux types de rêve sont au centre des romans d’Amy Tan et de Maryse Condé : le rêve prophétique et le rêve réparateur. Cette distinction se base à la fois sur une explication mythique du périple de la narratrice et une analyse des fonctions salvatrices du rêve selon Sigmund Freud (14).   Ces différentes versions de la réalité s’opposent à une volonté d’étude " ethnographique ", présentée comme source de savoir inutile, voire mensonger (les épisodes du sacrifice animal mis en scène pour les touristes dans The hundred secret senses traduit à merveille le manque de fiabilité d’une approche documentaire, car un savoir étant jugé " vrai ", l’exactitude de l’image devient un critère) (15)  :
 

 
There must be something wrong, I keep warning myself. Around the corner we’ll stumble on reality : the fast-food market, the tire junkyard, the signs indicating this village is really a Chinese fantasyland for tourists : Buy your tickets here ! See the China of your dreams ! Unspoiled by progress, mired in the past !
" I feel like I’ve seen this place before, " I whisper to Simon, afraid to break the spell.
" Me too. It’s so perfect. Maybe it was in a documentary. " He laughs. " Or a car commercial. "
I gaze at the moutains and realize why Changmian seems so familiar. It’s the setting for Kwan’s stories, the ones that filter into my dreams. (…) And being here, I feel as if the membrane separating the two halves of my life has finally been shed.  (16)

Toutefois, le regard ethnographique est en fin de compte rejeté au profit d’une interprétation équivoque des rêves. De fait, les rêves abordés dans cet extrait sont de nature très différente : le rêve touristique, rationnel, nostalgique et monolithique de l’étranger est confronté au  rêve perturbateur de la narratrice. L’aspect néanmoins salvateur de ce dernier est exprimé à travers le " conte " des trois souhaits réalisés. La légende des oiseaux, incarnations des souhaits, a pour but de recréer l’unité familiale. La prophétie ? l’ancêtre symbolisée par Big Ma est morte comme l’annonce la disparition d’un oiseau ? introduit la notion de destin, contrairement au roman de Maryse Condé, qui rejette la réunion familiale et la prédestination culturelle. L’importance du destin, souligné par la croyance de Kwan en la réincarnation, semble en contradiction avec l’affirmation d’une certaine liberté dans le choix d’une famille biologique ou spirituelle :
 

 
" The next world is segregated ? You can go to the World of Yin only if you’re Chinese ? "
" (…) All depend what you love, what you believe. (…) "
" What if you don’t believe in anything for sure before you die ? "
" Then you go big place, like Disneyland, many places can go try ? you like, you decide. No charge, of course. "  (17)

Dans l’œuvre d’Amy Tan, l’ouverture à l’autre (symbolisé par Simon dans ce roman) n’est possible qu’à partir de cette réconciliation, alors que chez Maryse Condé, l’exotisme n’existe pas en dehors, mais à l’intérieur de l’identité. Pourtant, il semblerait un peu rapide de distinguer une écriture guadeloupéenne de l’exil et une écriture de l’intégration aussi large soit elle, car la récurrence du thème du dédoublement dans les romans de ces deux auteurs traduit une ambiguïté durable, c’est-à-dire un refus de recontextualisation totale (18). Ni identité unique, ni errance culturelle, les personnages d’Amy Tan cherchent une façon d’intégrer un héritage parfois en contradiction avec leur éducation américaine  (19) : " Good old Kwan, she accidentally said Elza’s name wrong in exactly the right way. " (20) . Ainsi, l’ " erreur " culturelle d’origines imposées s’avère graduellement vraie, acceptée.

Cette tendance à l’intégration de l’étranger est absente chez Maryse Condé. Le rêve a ici une fonction de concilier l’attachement à une culture et l’exotisme, considéré comme un questionnement bénéfique. La rencontre de ces aspirations apparaît dans la place faite à l’utopie dans Célanire cou coupé. Le changement se traduit notamment par l’acceptation de ce qui était jusqu’alors symbole d’aliénation, stéréotype subi de l’Antillaise toujours gaie : les fleurs (" Célanire accepta les fleurs. (…) Elle avait oublié la splendeur de son pays d’adoption " (21) ). Le foyer et le conservatoire fondés par Célanire répondent à un idéal d’éducation, que même les rumeurs ne parviennent pas à ébranler. Les édifices protégés par des jardins luxuriants sont les refuges et les bastions d’une société plurielle  (22) : Charlotte, l’épouse française du colonisateur, est retrouvée morte après avoir tenté de percer les secrets du foyer, monde qui ne lui était pas destiné. Il n’y a cependant pas de ségrégation entre l’Afrique moderne et la France, car d’une part le projet de Célanire est éloigné des traditions locales et d’autre part, le portrait des fonctionnaires français est nuancé. Ainsi, l’utopie transforme ceux qui veulent y croire : " … Thomas de Brabant était devenu une autre personne. Il voyait l’Afrique avec des yeux différents. " (23)  . Ce changement s’exprime également à travers une narration plus impliquée ; en effet, la distance fait place au commentaire direct, sans que la médiation d’un personnage soit nécessaire (contrairement aux protagonistes clairement identifiés, comme Veronica dans Heremakhonon, premier roman de Maryse Condé, l’auteur des jugements dans Célanire cou coupé demeure vague) : " Certains font eux-mêmes le lit de leur malheur " (24) , " Trop de gens voyaient en lui un mal blanchi bitako, tout juste habile à faire pousser la canne à sucre " (25) .
Le rêve utopique parvient donc à transformer l’univers délétère de la rumeur et de l’impuissance en un choix véritable. Les créatures qui hantent Célanire, sources de destruction poussent Célanire à construire un foyer-refuge, selon ses propres visions, intégrant l’autre non plus de façon violente comme ce fut le cas à travers l’intrusion de l’univers magique dans la vie de l’enfant, mais à travers une recontextualisation voulue par la narratrice. À partir des ruines du passé, le récit aboutit au terme d’une accélération vertigineuse à une utopie sereine intégrant l’ambiguïté des identités et l’adoption d’une culture individuelle.
 
 

L’écriture, lorsqu’elle place l’ouverture à l’autre au centre de ses préoccupations, a une fonction sociale  (26) : celle d’introduire l’étrangeté dans une sphère habituellement réservée au familier, soit pour la compléter, soit pour offrir une alternative. Dans le cas des Antilles comme des communautés sino-américaines, souvent victimes d’une folklorisation, cette ambiguïté permet d’échapper à une identité figée dans une petite ou grande famille caribéenne ou une communauté  pleurant éternellement un passé amputé.
Elle permet, par ailleurs, de définir une littérature mondiale de la migration, échappant  à l’incohérence de définitions dont le seul point commun serait une méfiance de l’Occident et la glorification des différences : " Wilson Harris soared into great flights of metaphysical lyricism and high abstraction; Anita Desai spoke in whispers (…) and I wondered what on earth she could be held to have in common with the committed Marxist Ngugi, an overtly political writer, who expressed his rejection of the English language by reading his own work in Swahili, with a Swedish version read by his translator, leaving the rest of us completely bemused. " (27) . Maryse Condé comme Amy Tan échappent au travers d ‘une littérature souvent et paradoxalement hermétique à tout ce qui est autre (les adeptes d’une littérature " mondiale " rejettent souvent ce qui ne leur paraît pas assez " mondial " - c’est-à-dire non pas universel, mais particulier voire particulariste - tout comme les défenseurs d’une littérature nationale refusent ce qui ne correspond pas à la définition de la Nation), pour partager une approche de l’identité assez semblable dans leur rejet des conventions culturelles. Ainsi, les points communs entre ces deux auteurs - l’extrême insécurité identitaire exprimée par le rêve - permettent  de parler d’une littérature de la migration.
Ces convergences ne doivent cependant pas occulter certaines différences entre ces littératures de l’errance. Dans The Hundred Secret Senses, les croyances chinoises en la réincarnation et en une lignée familiale influent sur le rapport à l’exotisme, associant ce dernier à la notion d’un destin que refuse l’auteur de Célanire, cou coupé. Une approche " mondiale " est donc sans aucun doute intéressante afin de comprendre des phénomènes culturels liés à un type de société, à condition de ne pas se cantonner dans la définition de poétiques au service d’un régionalisme univoque et sans fantaisie, qu’il soit local ou global.
Il serait ainsi peu convaincant d’inclure ces romans dans une littérature du passage, conformément aux analyses du " Middle Passage " de Naipaul, conception qui exclut l’exotisme, puisqu’elle implique que l’ancrage dans une tradition est l’état normal, que l’on quitte et que l’on retrouve, alors que les personnages de Maryse Condé et d’Amy Tan ne se situent pas dans un monde à part, mais intègrent le voyage dans leur vision de l’identité, en lui conférant une disponibilité pour l’aventure culturelle, le jeu des possibilités  (28) : c’est ainsi que les esprits d’outre-mer, après avoir hanté les personnages, ouvrent la voie à une poétique de l’exotique.
 
 
 
 
 

(1) Brogan, Kathleen Cultural Haunting. Ghosts and Ethnicity in Recent American Literature, Charlottesville, London, University Press of Virginia, 1998, p.17.

(2) Freud, Sigmund " Der Traum " Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, Frankfurt, Fischer, 1997 (1ère édition : 1916), p.84. ("Nous supportons difficilement, semble-t-il, un monde dans lequel nous sommes entrés à contre-cœur, sans interruption ").

(3) Condé, Maryse Célanire cou-coupé, Paris, Robert Laffont, 2000, p.133-134. L’inventaire hyper-réaliste de la vie de forçat (qui s’ étend au vocabulaire employé) marque un contraste singulier avec les suppositions vagues qui entourent la légende de maman Dlô.

(4) L’utilisation du conte de Mman Dlô renvoie aux multiples références à cette légende dans les œuvres de Patrick Chamoiseau (Texaco, Manman Dlô contre la fée Carabosse). Contrairement à Texaco, le rêve ne se contente pas d’interrompre le quotidien, il le met en péril : si Patrick Chamoiseau fournit plusieurs explications possibles à la disparition de Ninon, les qualifiant même de " baboules enfantines "  et d’ " affaire de diablesse encore plus lamentable " , il s’agit plutôt d’un procédé ironique qui vise à établir la véracité de toutes les versions ;  en effet, celles-ci ont pour point commun leur structure identique : la renégate est punie pour avoir abandonné Esternome et ce qu’il représente : " La créature fredonna pour elle comme le font les sirènes dans les contes lointains. (…) Ninon fut prise dans cela et demeura charmée (c’est dire qu’elle y prit goût). Chaque fois que la rosée lui donnait une lessive, la rêveuse regagnait la ravine ou nul ne descendait (…) La sirène, convaincue d’être trahie, lui dévalait dessus dans un wacha d’écumes. Et mon Esternome ne vit plus que cela. L’écume étouffa la ravine comme si mille lavandières y secouaient du savon. (…)
En tout cas, qu’elle ait été emportée par le musicien, par une sirène ou par je ne sais quelle diablesse à pipeau, l’importance était maigre. " (Chamoiseau, Patrick Texaco, Paris, Gallimard, 1992, p.163-164).

(5) Condé, Maryse Op. cit., p.232.

(6) Condé, Maryse Op. cit., p.131.

(7) " Ganz besonders haben mich die Häufungen und Steigerungen interessiert mit denen sich Ihr Satz an das intimste Wesen des Beschriebenen immer näher herantastet. Es ist wie die Symbolhäufung im Traum, die das Verhüllte immer deutlicher durchschimmern lässt. " (Zweig, Stefan " Sigmund Freud " Über Sigmund Freud. Porträt. Briefwechsel. Gedenkworte, Frankfurt am Main, 1998, p.127 (1ère édition : Die Heilung durch den Geist, Leipzig, Insel Verlag, 1931)) (" Je m’intéresse particulièrement aux accumulations et aux développements de plus en plus audacieux de vos phrases qui permettent d’approcher lentement mais sûrement la nature des phénomènes décrits. Cela me fait penser à l’accumulation des symboles dans le rêve, qui laisse de mieux en mieux deviner ce qu’ils cachent ").

(8)Tan, Amy The hundred secret senses, NY, Putnam, 1995, p.239.

(9)Tan, Amy Op. cit., p.28-29.

(10) Tan, Amy Op. cit., p.33.

(11) " But their sons and daughters looked with a deep ambivalence on the idea of having to awaken a dormant Chinese side in themselves. (…) It is out of this experience of being caught between countries and cultures that writers such as Maxine Hong Kingston and now Amy Tan have begun to create what is, in effect, a new genre of American fiction. ", " And, most ironic, we are also reminded by these literary disjunctions that it is precisely this mental chasm that members of the younger generation must now recross in reverse in order to resolve themselves as whole Chinese-Americans. " (Schell, Orville " Your Mother Is in Your Bones " The New York Times, 19 Mars 1989,  http://www.nytimes.com/books/01/02/18/specials/tan-hundred.html

(12) Chancé, Dominique L’auteur en souffrance, Paris, PUF, 2000, p.190.

(13) " I stare at Kwan. I stare at Big Ma. I think about what Du Lili has said. Who and what am I supposed to believe ? All the possibilities whirl through my brain, and I feel I am in one of those dreams where the threads of logic between sentences keep disintegrating. Maybe Du Lili is younger than Kwan. Maybe she’s seventy-eight. Maybe Big Ma’s ghost is here. Maybe she isn’t. All these things are true and false, yin and yang. What does it matter ? "  (Tan, Amy Op. cit., p.246).

(14) " Wir wissen auch, dass die Wünsche dieser entstellten Träume verbotene, von der Zensur abgewiesene Wünsche sind, deren Existenz eben die Ursache der Traumentstellung, das Motiv für das Eingreifen der Traumzensur geworden ist. "  (Freud, Sigmund " Der Traum "  Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, Frankfurt, Fischer, 1997 (1ère édition : 1916), p.204). (" Nous savons également que les désirs de ces rêves " travestis " sont des désirs refoulés, dont l’existence est la cause même de la " Enstellung ", le motif d’intervention de la censure. ")

(15) Cette approche de la culture sino-américaine et antillaise peut être comparée à une enquête ethnologique selon Carlo Ginzburg, telle que la décrit James Clifford : " Another way of taking experience seriously as a source of ethnographic knowledge is provided by Carlo Ginzburg’s investigations (…) into the complex tradition of divination. His research ranges from early hunter’s interpretations of animal tracks, to Mesopotamian forms of prediction, to the deciphering of symptoms in Hippocratic medicine, to the focus on details in detecting art forgeries, to Freud, Sherlock Holmes, and Proust. (…) It may be added to a rather meager stock of resources for understanding rigorously how one feels one’s way into an unfamiliar ethnographic situation. " (Clifford, James The Predicament of Culture, Cambridge & London, Harvard University Press, 1988, p.37).

(16) Tan, Amy Op. cit., p.205.

(17) Tan, Amy Op. cit., p.99.

(18) " On ne voit que discontinu, composite, hétérogène, échange synchronique, là où il conviendrait de ne pas oublier les tensions, les contradictions, les affrontements, les déphasages (la diachronie au sein d’un échange synchronique), les décalages, les réorganisations problématiques sous forme de décontextualisation ou recontextualisation. " (Pageaux, Daniel-Henri " La créolité antillaise entre postcolonialisme et néo-baroque " Littératures postcoloniales et francophonie (Ed. J. Bessière et J.-M. Moura), Paris, Champion, 2001, p.112).

(19) Le thème de l’éducation et des divergences culturelles entre les générations est au centre de The Joy Luck Club d’Amy Tan (NY, Putnam, 1989).

(20) Tan, Amy Op. cit., p.105.

(21) Condé, Maryse Op. cit.,p.241-242.

(22)  " Seules les femmes pouvaient tenir en échec la colonisation (…) Le foyer des métis serait le lieu de rencontre qui manquait, l’endroit privilégié où naîtrait, croîtrait, se multiplierait l’amour entre les races. " (Condé, Maryse Op. cit., p.51).

(23) Condé, Maryse Op. cit., p.51.

(24) Condé, Maryse Op. cit., p.148.

(25) Condé, Maryse Op. cit., p.157.

(26) " Im Osten ist die Wahrheit kein Ende in sich. Die Wahrheit ist nicht die Lösung, sondern der Anfang der Probleme. Ich finde, Figuren wie der Arzt Gamini oder die Pathologin Anil sind weitaus repräsentativer, auch wenn über sie nicht geredet und nicht geschrieben wird und sie keiner Organisation angehören. Mich hat der Versuch, inmitten dieser Welt eine menschliche Gesellschaft zu entwerfen, immer weit mehr interessiert. Es mag kein sonderlich hoffnungsvolles Bild der Welt sein, das ich zeichne ; aber das Rettende und Heilende ist doch immer präsent. " (Ondaatje, Michael In Löffler, Sigrid " Der Weltausbesserer. Ein Besuch bei dem Schriftsteller Michael Ondaatje " Literaturen, N°1, Octobre 2000, Berlin, Friedrich Berlin Verlag, p.6.) (" À l’Est, la vérité n’est pas une fin en soi. La vérité n’est pas la solution, mais le point de départ de tout problème. Les personnages comme le médecin Gamini ou la pathologiste Anil sont bien plus représentatifs, même si l’on ne parle pas d’eux et s’il n’appartiennent à aucune organisation. Leur tentative de créer une société humaine dans ce monde m’a toujours intéressé plus que tout le reste. Ma vision du monde n’est sans doute pas très optimiste, mais les forces salvatrices et thérapeutiques sont en fin de compte toujours à l’œuvre. ").

(27) Rushdie, Salman  " ‘Commonwealth literature’ does not exist " Imaginary Homelands : essays and criticism 1981-1991, New York, Penguin, 1992 (première édition de cet essai : 1983), p.62-63. Ainsi, à la famille américaine des colonies de Guadeloupe et de Colombie alterne avec la vision d’une littérature mondiale de la migration, que Maryse Condé semble de prime abord favoriser, mais qu’elle rejette en fin de compte à travers la recherche d’un foyer qui lui permet de choisir ses appartenances, au-delà de la compréhension d’un canon culturel : " There is clearly such a thing as ‘Commonwealth literature’, because even ghosts can be made to exist if you set up enough faculties, if you write enough books and appoint enough research students. It does not exist in the sense that writers do not write it, but that is of minor importance. " (Rushdie, Salman Op. cit., p.70).

(28) " Refus du quotidien, de la grisaille, du conformisme et surtout de la sécurité : acte de courage, d’abord. " (Mouralis, Bernard Les contre-littératures, Paris, PUF, 1975, p.99).
 
 

Bibliographie


Œuvres :

- Condé, Maryse Heremakhonon, Paris, Robert Laffont, 1997 (1e édition : 1976).

- Condé, Maryse Célanire cou-coupé, Paris, Robert Laffont, 2000.

- Chamoiseau, Patrick Manman Dlo contre la fée Carabosse, Paris, Editions Caribéennes, 1982.

- Chamoiseau, Patrick Texaco, Paris, Gallimard, 1992.

- Tan, Amy The Joy Luck Club, NY, Putnam, 1989.

- Tan, Amy The hundred secret senses, NY, Putnam, 1995.
 
 

Œuvres critiques :

- Brogan, Kathleen Cultural Haunting. Ghosts and Ethnicity in Recent American Literature, Charlottesville, London, University Press of Virginia, 1998.

- Chancé, Dominique L’auteur en souffrance, Paris, PUF, 2000.

- Clifford, James The Predicament of Culture, Cambridge & London, Harvard University Press, 1988.

- Freud, Sigmund " Der Traum " Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, Frankfurt, Fischer, 1997 (1ère édition : 1916), p.79-229.

- Mouralis, Bernard Les contre-littératures, Paris, PUF, 1975.

- Ondaatje, Michael In Löffler, Sigrid " Der Weltausbesserer. Ein Besuch bei dem Schriftsteller Michael Ondaatje " Literaturen, N°1, Octobre 2000, Berlin, Friedrich Berlin Verlag, p.4-13.

- Pageaux, Daniel-Henri " La créolité antillaise entre postcolonialisme et néo-baroque " Littératures postcoloniale et francophonie (Ed. J.Bessière et J.-M. Moura), Paris, Champion, 2001.

- Rushdie, Salman " " Commonwealth literature " does not exist " Imaginary Homelands : essays and criticism 1981-1991, New York, Penguin, 1992 (1è édition de cet essai : 1982), p.61-70.

- Schell, Orville " Your Mother Is in Your Bones " The New York Times,  19 Mars 1989,
http://www.nytimes.com/books/01/02/18/specials/tan-hundred.html

- Zweig, Stefan " Sigmund Freud " Über Sigmund Freud. Porträt. Briefwechsel. Gedenkworte, Frankfurt am Main, 1998 (1ère édition : Die Heilung durch den Geist, Leipzig, Insel Verlag, 1931).
 
 
 
 
 Nathalie Schon


Stratégies créoles. Etude comparée des littératures martiniquaise et guadeloupéenne

En cours de publication


La traduction d’une institution

La production littéraire en créole est de plus en plus importante aux Antilles. Il semblerait que ces publications, même si elles sont encore souvent de caractère artisanal, jouissent d’un regain d’intérêt ces dernières années. Mais l’utilisation du créole est-elle comparable en Martinique et en Guadeloupe et quel est son rapport au français, langue d’écriture traditionnelle ? Le créole doit-il être perçu forcément comme opposé au français ? Lorsque Patrick Chamoiseau explique le créole, s’adressant ainsi aux Français, néglige-t-il pour autant le public antillais ?

On peut distinguer non pas une littérature créole et une littérature française, mais une littérature française créolisante et une littérature française et créole.
Raphaël Confiant a publié de nombreux nouvelles et romans en créole, dont il prend en charge la traduction ou qu’il confie à des traducteurs proches de sa sensibilité linguistique : Jik dèyè do Bondyé, Grif An Tè (1975), Bitako-a, Gérec (1985), Kôd Yanm, K.D.P. (1986), Marisosé, Presses Universitaires Créoles (1987), Jik dèyè do Bondyé, Ibis Rouge, 2000.
On note d'ailleurs une réapparition récente des publications en créole : Raphaël Confiant, qui avait abandonné l'écriture en créole dans une volonté d’être lu par un plus grand nombre, renoue ainsi avec l'écriture en créole. La Martinique est-elle plus réceptive à présent à ce type de littérature ou s’agit-il d’un nouvel essai jugé prometteur dans le cadre du développement du GEREC ? Même s’il s’agit de textes écrits auparavant, leur publication actuelle est révélatrice d’un changement de climat culturel.
Les auteurs guadeloupéennes se distinguent de bon nombre de leurs homologues martiniquais par une approche moins exclusive de la langue d'écriture : Maryse Condé et Gisèle Pineau ont choisi le français, Sylviane Telchid le français et le créole de façon simultanée (sa version française ne comporte que peu d’expressions créoles et ce de manière irrégulière ; on ne peut donc parler de français créolisé comme le pratiquent Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant).
De fait, si la logique des Martiniquais est celle d’une confrontation des langues, celle des Guadeloupéennes correspond plutôt à une co-existence. Des exceptions existent sans doute, mais elles sont étonnamment rares.
Ainsi, la traduction en français “ standard ” des textes martiniquais en créole vise non pas la pluralité des langues, mais la conquête de l’espace littéraire par le créole. La traduction est considérée comme une béquille amenant le lecteur vers le texte originel :

Traduite en français par des auteurs tels que R. Confiant, R. Jean-Baptiste-Edouard, R. Parsemain et G.-H. Léotin, pour votre plus grand plaisir, Térèz Léotin voit ceux-ci réussir admirablement la gageure d’atteindre une totale fidélité quant à la traduction. En effet, il nous est donné à entendre le monde créole. (Léotin, 11) (1)



On notera qu’il s’agit ici de rendre une tradition orale par l’écriture, à qui l’on accorde une fonction de transcription et non de création. On ne peut donc pas parler de deux versions d’une histoire, mais d’une version transposée dans une autre langue. Le récit créole est ainsi placé au centre, la traduction étant par nature secondaire. Il n’est qu’à citer quelques passages de “ Pipich pawòl ”, “ Menus propos ” en français pour se rendre compte de la volonté de reproduire le créole, afin d’amener le lecteur vers le texte “ premier ” :

Texte en créole :

Doubout ora isiya menm, wou ki ka chaché bon nyouz ki ké sa fè’w tjenbé londjè chenn la jounen-an. Wou ki lé jwenn ti listwa grandisèz ki ké sa ba’w lanmen pou monté mach la konésans. Wou ki sa koumandé pawòl – ba’w lè – pou risouvrè’w grangrèk. (Léotin, 11)

Traduction en français :

Arrêtez-vous ici même, sans autres limites, vous qui êtes à la recherche de grandes épopées capables de vous faire tenir la mesure d’une journée sans vous lasser de sa longueur. Vous qui recherchez des histoires performantes qui vous aideront à grimper les hauteurs de la connaissance. Vous qui savez faire pression sur la parole pour qu’elle sache vous recevoir aux rangs des érudits grands grecs. (Léotin, 41)



Il n’est pas inutile de savoir que Térèz Léotin est un membre fondateur du journal créole Grif-an-tè, qui parut de 1977 à 1982, et dont le but était de promouvoir l’écriture du créole dans l’esprit du GEREC (Groupe d’Études et de Recherches en Espace Créolophone) créé en 1975 par Jean Bernabé. Raphaël Confiant, responsable des publications du GEREC fut un contributeur régulier aux pages littéraires et auteur de reportages sociaux pour Grif-an-tè. À l’heure actuelle, le GEREC contribue à travers ses publications et son engagement en faveur du CAPES de créole à défendre cette langue, même si les auteurs békés n’adhèrent pas souvent à cette position : “ Notre créole est assurément un signe de reconnaissance, un lien intangible et vivace de notre société antillaise. Pour toutes ces raisons, je ne le considère pas en danger d’extinction. Que tous ceux qui souhaitent s’enrichir en l’apprenant, en l’enseignant, en passant CAPES ou agrégations soient libres de le faire, mais le dispositif législatif actuel semble amplement suffisant pour cela. ” (de Jaham, Roger, 9). Cette critique du projet créoliste est relativement isolée au sein de la revue Antilla, créée en 1981, véritable forum pour les défenseurs de la créolité : Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau interviennent régulièrement dans ses pages qui font par ailleurs bonne place à la réception de leurs œuvres.

Une polémique s’est dégagée confrontant les créolistes aux chercheurs métropolitains jugés hostiles à leur cause. Ainsi, une publication de Robert Chaudenson qui exprime ses réserves dans Libération en ce qui concerne les modalités du choix d’un créole « standard » est aussitôt suivie par des prises de position pas toujours très élégantes de la part du GEREC, notamment dans l’article «Chaudenson et le mammouth». Ces articles soulèvent la question d’un standard : sera-t-il fondé sur le créole martiniquais ? le guadeloupéen ? le guyanais ? Le créole basilecte ? acrolecte ? mésolecte ? Ces interrogations qui semblent relever du détail adressent de fait une politique culturelle précise : le choix d’un créole « standard » commun aux trois régions qui conserveraient leur dialecte ne met pas un terme au débat, puisqu’il faut bien choisir un « standard » qui finira par s’imposer. Aussi, la question des modalités du choix de ce créole est bel et bien fondée. L’importance du GEREC dans l’organisation du CAPES de créole et la virulence de ses réponses laissent augurer d’un choix politique conflictuel (2) . On notera que cette stratégie de promotion du créole est également critiquée par certains linguistes, notamment par Lambert-Félix Prudent. En effet, celle-ci a tendance à imposer au débat une alternative : créole régionalisé (créole martiniquais et créole guadeloupéen) ou hégémonie du créole martiniquais occupant ainsi la place tant décriée du français.

Dans le même état d’esprit, le GEREC entend s’aligner sur les institutions métropolitaines telle la dictée de Bernard Pivot. Ainsi, une dictée créole a été organisée sur ce modèle par le GEREC en 1999 : “ Dikté kréyol li 15 mé 1999. Lanmou sé an bèl baay, wi ! ”. Le texte choisi est un extrait du roman créole de Raphaël Confiant : Bitako-a.
Par ailleurs, les publications pédagogiques du GEREC se multiplient : Textes-Etudes et Documents et Mofwaz sont destinées aux enseignants. Les presses universitaires créoles offrent quant à elles un forum à la recherche universitaire. Le programme des créolistes ne laisse pas de doute quant à la place du français dans ces revues, et en particulier au sein d’Espace créole, revue publiée depuis 1976 par le GEREC, mais ces efforts, en s’inscrivant dans un cadre institutionnel français, souscrivent à la valorisation d’un certain type de savoir. Ainsi, la promotion des œuvres antillaises créoles vise une reconnaissance éditoriale métropolitaine et une accession de celles-ci au rang de classiques. Cette attitude n’est pas vraiment paradoxale, puisqu’elle confirme la référence à la France jusque dans l’opposition.

L’usage du créole écrit en Martinique reflète le combat culturel, tel qu’il apparaît dans bon nombre d’œuvres littéraires :

Enfin, il convient d'affirmer qu'Espace créole / Espaces francophones considérera comme faisant partie de son champ légitime d'études toute la littérature antillo-guyanaise de langue française, tant celle d'hier que celle d'aujourd'hui, et n'omettra pas de s'intéresser de près aux littératures francophones du Québec, d'Afrique noire et du Maghreb.
Enfin, toujours dans le même ordre d'idées, la didactique du Français-Langue Etrangère constituera l'un des axes privilégiés de notre réflexion et de nos publications. (Confiant, 1999)



La parution récente du n°9 de la revue chez Ibis Rouge en 1999 traduit l’actualité du combat aux yeux des créolistes, dont les arguments sont largement repris par la plupart des revues culturelles martiniquaises, au demeurant bien plus nombreuses que les revues guadeloupéennes. Ainsi, Karibèl, fondée en 1991, se fait l’écho des revendications linguistiques, culturelles et politiques du GEREC : “ Chaque Martiniquais a désormais, confusément peut-être, le sentiment qu’une époque est achevée (…). Celle de l’acceptation des valeurs et des symboles de l’Autre. Adoration du drapeau tricolore. Génuflexion devant la langue française. ” (Dénara, Cabort-Masson, Confiant, 3).
Il tente ainsi de renouer avec l'Institut martiniquais d'études créé en 1967 par Edouard Glissant, dont l’action est répercutée dans la revue Acoma, parue de 1971 à 1973, dans l'espoir de promouvoir une étude de la société antillaise et de ne plus dépendre du financement de la métropole et de ses exigences culturelles ; on notera toutefois des dissensions à l’intérieur de l’Institut, même si le point de vue “ authentique ” d’Edouard Glissant s’impose :

En réalité, dès la constitution du groupe de recherches en sciences humaines de l’Institut Martiniquais d’Études, il s’est établi une scission entre tous ceux qui entendaient faire de la revue soit un espace de liberté totale du discours scientifique (Michel Giraud), soit un espace d’analyse idéologique (André Lucrèce), et tous ceux qui, à la suite d’Édouard Glissant (Hector Élisabeth, Raymond Sardaby ou Marlène Hospice), entendaient formuler des théories de recherche scientifique collectives et proprement antillaises. (Fonkoua, 115)




Cependant, comme nous l’avons vu, le GEREC s’inscrit bien plus dans le contexte institutionnel métropolitain.
C’est dans ce contexte que l’on assiste, par ailleurs, à la reparution en 1996 de Fab’ Compè Zicaque, recueil de poèmes en créole, paru en 1950, 1958 et 1976 - dont l’auteur, Gilbert Gratiant, est considéré comme le précurseur du mouvement de la créolité - s’inscrit dans une revalorisation du créole comme langue d’écriture. Le face à face des poèmes créoles et français est accompagné d’un avertissement révélateur au lecteur : “ Le lecteur antillais n’aura guère besoin de la traduction, toujours affadissante, même si elle est parfois éclairante. Le métropolitain, lui, pourra commencer par la version française, mais il ne sera au cœur de l’affaire que grâce au créole ” (Gratiant, 52).
On notera enfin la volonté des auteurs créolisants de publier aux Antilles. Ainsi, Tony Delsham, un des auteurs les plus populaires en Martinique, publie-t-il sa saga antillaise, écrite en français, mais parsemée de dialogues créoles à vocation réaliste, à Schœlcher aux Editions M.G.G. (Martinique-Guadeloupe-Guyane), qui ne bénéficient que d’un réseau de distribution très restreint en métropole (3) . La maison Ibis Rouge tente également de se développer aux Antilles (ainsi que dans l’Océan Indien, autres terres créoles) en intégrant dans son catalogue plusieurs œuvres récentes traduites ou conçues dans cette langue : Don Jan et Antigòn de Georges Mauvois (traductions des pièces de Molière et de Sophocle), Jik dèyè do bondyè et le Dictionnaire des titim et sirandanes de Raphaël Confiant (4) :

Allant plus loin, ce “ drôle d'oiseau ” en a profité pour créer une “ synergie domienne ” autour de lui : Outre-Mer Editions. Rien moins qu'une association d'éditeurs de l'outre-mer fondée à l'initiative de Jean-François Reverzy (Grand-Océan), Gérard Doyen (Orphie), Christophe Malherbe (Ibis Rouge Martinique) et Jean-Louis Malherbe (Ibis Rouge Guadeloupe, Guyane). (…) “ Outre-Mer Editions mettra en œuvre tous moyens nouveaux permettant une représentation à Paris et dans l'aire francophone (…) ” précise le “ géniteur ” d'Ibis Rouge.


On notera bien sûr le statut culturel particulier conféré à la capitale, présentée comme rivale et conquête future des pays francophones (Les projets de Malherbe, en se concentrant sur Paris, reflètent la marginalisation de la province métropolitaine par la ville de l’Edition française. Le calendrier de parution d’Ibis Rouge tient d’ores et déjà compte d’un phénomène parisien : la rentrée littéraire.
Ibis rouge se démarque par son militantisme de la position de l’éditeur guadeloupéen Jasor, créé en 1952, qui délaisse l’action politique du lendemain de la départementalisation pour une action plus détachée :

JASOR est de tous les combats pour l’émergence de la spécificité Caribéenne. L’enseigne est ainsi la première à diffuser les oeuvres d' auteurs tels que Frantz FANON, Aimé CESAIRE, Guy TIROLIEN, Joseph ZOBEL. ”.

En 1984, l’éditeur abandonne le militantisme de ses débuts :

“ L'accent est alors mis sur l’animation culturelle : signatures et présentations d'auteurs, débats, conférences, voyages culturels se multiplient. Le Conseil Général confie à JASOR l'organisation du Forum du Livre dans la cadre du premier FESTAG. (5
)


On citera, enfin, la maison Désormeaux à Fort-de-France, créée en 1971, qui aborde le rôle du créole à travers des ouvrages de référence comme son dictionnaire encyclopédique de la Caraïbe, auquel participent notamment certains défenseurs locaux de la langue tels Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Jean Bernabé, mais aussi des spécialistes non-antillais, en majorité français, qui contribuent à légitimer le choix du créole en attestant de son statut de langue établie et de parole à conquérir (Marie-Christine Hazaël-Massieux, Jean-Pierre Jardel).
La problématique centre-périphérie illustrée à travers le jeu des publications et des maisons d’éditions sert de fait le refus de l’exotisme, bien plus que l’inverse. L’exotisme semble bel et bien être considéré comme un obstacle à toute affirmation culturelle.
Bien entendu, il existe des points de vue dissidents dans chaque île : on remarquera la ligne éditoriale de la Nouvelle Revue des Antilles, radicalement opposée au discours du GEREC, tant du point de vue politique que linguistique. Ainsi, la symbolique des Lumières est reprise pour distinguer un camp progressiste éclairé et un camp réactionnaire incohérent, comme l’indique le titre d’un article éditorial d’Edouard De Lépine : “ Contre l’obscurantisme, oser dire tout ce qu’on croit vrai ” (6) . Le comité de lecture est en outre composé de l’écrivain Xavier Orville, récemment décédé, et des universitaires Lambert Félix Prudent et Roger Toumson, peu favorables aux thèses du GEREC. Xavier Orville, influencé dans ses romans par le réalisme merveilleux latino-américain, opte pour une écriture poétique en français, dont l’onirisme et non pas l’origine sociale subvertit l’ordre établi :

(…) les miroirs n’eurent plus de reflets ; les couverts transpirèrent dans les tiroirs ; les toiles d’araignées relièrent les rues et, de part et d’autre du marché, les disques d’interdiction de stationner s’inversèrent, en invitant les rêves à se coaguler sur place. (Orville, 34-35)



Lambert Félix Prudent doute de l ‘efficacité de la transcription du créole adoptée par le GEREC, à partir des travaux de Jean Bernabé, même auprès d’un lectorat local, d’une part peu habitué à cette orthographe et d’autre part dérouté par les néologismes de Raphaël Confiant et de Patrick Chamoiseau. Roger Toumson, enfin, s’appuyant sur Aimé Césaire, ne considère pas la langue créole comme unique expression de la culture antillaise, ni comme vecteur privilégié, encore moins unique, de la subversion.
En effet, le danger de la création d’une nouvelle norme créolisante existe. Une telle entreprise signifierait institutionnaliser la révolte et ainsi établir une négation de toute différence à l’intérieur de la société antillaise (7) .
La conquête du centre français semble donc présenter bien plus de périls que de gain.
Si les revues guadeloupéennes sont moins présentes sur le devant de la scène littéraire, elles parviennent néanmoins à articuler un discours divergent de la majorité des publications martiniquaises. Ainsi, Dérades, “ revue caribéenne de recherches et d'échanges ”, dont le titre est inspiré par le poème “ Dérade ” de Daniel Maximin, publié dans le premier numéro, exprime un refus de la problématique centre-périphérie, telle qu’elle est abordée en Martinique :

Dérades, donc. (…)
Notre revue sera ainsi portée par ce refus des illusions, pied à pied, à l'inverse de ces recherches de projet qui se sont lassées, je crois, dans ce va et vient du paradis perdu au paradis retrouvé. Nous voudrions que cheminent ici les désirs multiples et intenables, délivrés à la fois de la querelle des origines, des nécessités d'un destin, de la rigidité de la norme. (Maragnès, 1997)



La revue Caré, qui a cessé de paraître en 1982, traduisait une sensibilité comparable. Ainsi, Daniel Maragnès exprimait dès 1975 son refus des définitions identitaires : “ Que le lecteur ne s’étonne pas si un texte dit autre chose que celui qui le précède : chacun parle d’où il est, et va où il veut. Nous ne sommes pas des partisans du dogmatisme théorique. ” (Maragnès, 1975, 6).
Les revues antillaises reproduisent donc bel et bien le clivage culturel entre la Martinique et la Guadeloupe ; toutefois, l'on peut penser qu'avec l’internet de nouvelles revues verront le jour, moins liées aux institutions qui les publiaient jusqu’alors, nuançant ainsi le rôle accordé au créole.



Littératures antillaises, littératures créoles

Quels sont les rapports du créole et du français dans les romans de ces auteurs ?
Dans les romans de Marie-Reine de Jaham, seule auteur békée présente sur la scène littéraire, le créole est certes valorisé, mais il n’entre pas en conflit avec le français. Toutefois, une sphère distincte lui est accordée - celle du peuple - qui, elle, s’oppose souvent à la sphère des planteurs privilégiant le français.
Le problème de la traduction ne se pose pas pour cet auteur. Cette position renforce le rapport centre-périphérie par ses références permanentes à la métropole à travers l’imitation notamment d’un français châtié (jugé propre à certains milieux aisés parisiens), comme dans la mise en avant de la différence des origines (les aventuriers békés font face aux commerçants établis de métropole). Ainsi, le créole est utilisé pour renvoyer à un parler populaire, auquel s’identifie le personnage principal dans Le maître-savane lorsqu’il entend s’opposer à la métropole et affirmer son pouvoir sur ses représentants :

- Monsieur Mithois, dit-il d’un ton amusé, connaissez-vous notre proverbe : bœuf douvant bouè d’lo nette ?
- A vrai dire, non, souffla l’autre interloqué.
- Bien sûr ! Où avais-je la tête ! J’oubliais que vous n’êtes pas du pays. Certaines de nos finesses vous échappent. Ce proverbe signifie : les bœufs qui sont devant boivent de l’eau propre. En langage zoreille pour vos lecteurs du Monde (les journalistes locaux pouffèrent), cela veut dire: les premiers arrivés sont les premiers servis. Eh bien ! monsieur Mithois, il se trouve que nous sommes les premiers arrivés… (de Jaham, 218)



Le style de cet écrivain, que Jean-Louis Joubert estime propre à celui des séries télévisées de sagas américaines (abondance des dialogues, descriptions réduites au minimum, accumulation de péripéties dramatiques), s’inscrit dans une tradition de rapprochement économique des Etats-Unis d'Amérique qui permettrait aux békés de contrer la métropole (Joubert, 119-121). La quatrième de couverture, malgré son apparence anodine, résume à merveille cette position : “ Marie-Reine de Jaham, qui conte si bien la Martinique, y passa son enfance et son adolescence avant d’aller vivre à New York, puis à Paris ”.

On peut constater chez Raphaël Confiant une utilisation du créole dans les dialogues avec un récit en français créolisé :

Sacré vyé chaben ki ou yé ! Sakré chaben prèl si ! Chaben, tikté kodenn ! Chaben tikté kon an fig mi ! Foutém-walikan, chaben sé an mové ras Bondié pa té janmen dwèt mété anlè latè ! ” (Espèce de mauvaise race de chabin ! Espèce de chabin aux poils suris ! Chabin au visage tacheté comme un coq d’Inde ! Chabin tiqueté comme une banane mûre ! Fous-moi le camp, les chabins sont une mauvaise race que Dieu n’aurait jamais dû mettre sur la terre !) (Confiant, 34)



Le créole est employé dans une volonté de réalisme local, et ce dans le but d’affirmer la validité du centre antillais. L’usage du créole comme langue exclusive de l’écriture littéraire et la conjugaison du créole et du français créolisé procèdent d’une même logique de subversion du français “ standard ” par le créole. On se rappellera que Raphaël Confiant a écrit ses premiers romans en créole, pour adopter ensuite le français créolisé de Patrick Chamoiseau. Ce geste s’explique par un pragmatisme économique et culturel, car écrire en français créolisé, signifie aux yeux de Confiant atteindre un public antillais et français (“ français ” étant entendu comme dénomination culturelle et non politique ; elle désigne l’identification au continent). Le créole subit donc une métamorphose par soucis d’efficacité. D’aucuns reprocheront à Confiant un choix jugé autodestructeur. On doit, en tous les cas, le distinguer de la voie empruntée par les auteurs guadeloupéens :


Version française :
Titine aurait-elle pu s’imaginer qu’un jour tant de bouleversements surviendraient dans sa vie ? Elle qui pensait que cette vie n’était qu’un sillon tout droit qui ne regardait ni devant ni derrière. Elle qui croyait que sitôt sa nubilité atteinte, sa deuxième existence commencerait sur la grande habitation ; là où sa sueur coulerait du petit matin jusqu’au finissement du jour ; là où la sueur de ses parents et de ses arrière-parents n’avait pas arrêté de se répandre du lever au coucher du soleil. (Telchid, 95)

Version créole :
Si yo té di Titin on jou tousa biten té ké rivé-y an vi a-y, i pa té ké jen kwè sa. Pas, dépi i té toupiti, pou-y vi a-y té ja tou trasé : i té ké travay asi bitasyon dépi i té ké pran on ti laj é plita, i té ké mayé épi Tijòj. (Telchid, 102)


L’usage du créole en Guadeloupe se différencie des pratiques martiniquaises, car dans la version française les traces de créole sont sporadiques et ne correspondent pas à une logique interne du récit (tandis que chez Chamoiseau, le peuple parle créole et les békés un français châtié), elles ne correspondent pas non plus à une utilisation réelle. On ne sent pas de conflit, ni d’interaction entre les langues.
L’écriture de Patrick Chamoiseau ne correspond pas tout à fait à cette conception de la littérature antillaise. Dans Chronique des sept misères, le rapport à la langue – française et créole - est ironique. Chamoiseau joue avec les registres de la langue, souvent dans la même phrase au point que celle-ci en perd presque toute cohérence. Il renvoie de la sorte dos à dos les représentants du peuple et des institutions. Ses personnages jouent un rôle que l’écrivain s’empresse de perturber en les faisant trébucher sur leurs phrases préparées :

Il était dommage, disait l’abbé, qu’on enterrât les morts près de la croix du carrefour, autour des fromagers, et même derrière les champs où, bien entendu, Notre Seigneur n’avait pas le temps d’aller repêcher leur âme. (Chamoiseau, 29)



L’abbé adopte un style soutenu qu’il ne maîtrise pas suffisamment ou qui ne lui est pas habituel. La familiarité d’ “ aller repêcher leur âme ” contraste singulièrement avec l’imparfait du subjonctif : “ qu’on enterrât ”(8) .
La découverte des voies du Seigneur confère au prêtre une assurance en totale contradiction avec son insécurité rhétorique, mais le coup de grâce porté à son autorité est assené par Phosphore, propriétaire d’une parcelle convoitée par l’Eglise. Ce dernier ne cède le terrain qu’après avoir mis en évidence l’impuissance de l’abbé : “ Le curé lui intima l’ordre de sortir. Phosphore répondit au représentant de Dieu qu’il pouvait aller chier car le terrain est à moi, même si je vous ai laissé mettre vos machins dessus. ” (Chamoiseau, 29-30). Le passage abrupt du style indirect et indirect libre au style direct marque également un changement de sphère linguistique, sociale et culturelle ; on passe de l’univers de l’ecclésiaste à celui du modeste travailleur, “ un de ces nègres dont les parents, ou même les arrière-grands-parents, n’avaient pas fréquenté le moindre béké ou métis ” (Chamoiseau, 29). En effet, la narration quitte la norme du français “ classique ” pour un argot calqué sur le registre familier de la phrase créole, traduite sans fard. En fin de compte, Phosphore et son fils Pipi demeurent indifférents à la cartographie des békés et s’enferment dans un mutisme définitif (“ Il quêtait la rumeur des jungles dans une alchimie vitreuse de savane pétrifiée ” (Chamoiseau, 261)).
Ce roman se distingue de Texaco, par la place faite au doute et à l’ironie. L’épilogue de Chronique des sept misères est d’ailleurs moins optimiste que le dernier roman de Patrick Chamoiseau. S’il ne fait aucun doute que le héros revendique un destin en dehors de l’univers de la plantation et du clergé à travers la vente symbolique des produits du jardin créole, cette identité est menacée de disparition. Finalement, le monde d’hier dont l’exotisme s’exprime dans un langage à la fois créole et français, est remplacé par de nouvelles habitudes tout aussi étrangères :

De plus, le gardien municipal a livré nos brouettes au camion de la voirie, amer peut-être de nous imaginer dans cette belle vie de France où alluvionnent les disparus, et – messieurs et dames bonsoir – il nous est très agréable de ne pas le détromper. (Chamoiseau, 240)



Ce qu’il faut retenir, c’est une instabilité dans le choix de la langue. Il s’agit là sans doute d’un choix artistique, mais ce dernier n’en est pas moins l’expression d'un auto-exotisme. Celui-ci est intégré dans une logique de centre-périphérie, adoptée par Patrick Chamoiseau, prix Goncourt 1992 avec Texaco et co-auteur de divers manifestes créolistes, dont le plus célèbre est l’Eloge de la créolité avec Raphaël Confiant et Jean Bernabé, pour mieux combattre la marginalisation du créole, même s’il n’est pas certain dans ce roman, qu’il le fasse dans un but d’homogénéisation linguistique et culturelle.
Le créole s’affirme, certes, comme identité ancrée dans le langage du romancier – son indépendance se traduit par son usage irrévérencieux du français – mais l’écrivain fait plus que traduire une quelconque “ âme ” créole : le français, qui ne domine plus le récit, occupe encore une place de choix :

Chamoiseau insère le plus souvent la traduction dans le texte, l’isolant cependant dans une parenthèse. La traduction n’est pas systématique, même celle des phrases (par exemple la formule “ apa couyonnad ” qui signifie “ c’est pas de la blague ” n’est pas traduite). (…) Mêmes traduites, les phrases ne le sont jamais littéralement, ni complètement : la traduction se contente d’en donner la teneur. (..) Chamoiseau laisse le créole exister par lui-même. C’est un choix différent que fait Gauvin, tentant d’intégrer davantage le créole au français. (Deltel, 185-186)



Patrick Chamoiseau confirme le rôle du créole-pourvoyeur d'authenticité dans ses prises de position politiques. Ainsi, la langue s'inscrit-elle dans une vision du monde antillais globale :

Ce système exclut tout ce qui ne lui est pas conforme, ou propice, et se révèle incapable de comprendre ou d'admettre la nécessité de la moindre audace ; il prolifère ainsi jusqu'à ce qu'il s'asphyxie lui-même. Au fur et à mesure qu'il s'épuise, ce système génère pourtant des pulsions évolutives par lesquelles, paradoxalement, il se maintient. Revendiquer un statut sans concevoir un projet global n'est pour nous qu'une pulsion évolutive. Pas un écart déterminant. (Chamoiseau, Delver, Juminer)



Cependant, malgré les nuances à apporter, on notera qu’une tendance différente se dessine en Guadeloupe.
Les auteurs guadeloupéens se préoccupent beaucoup moins du rôle de la langue créole dans le maintien ou dans l’abolition du centre métropolitain. Le créole ne joue pratiquement aucun rôle dans l’œuvre de Gisèle Pineau (sauf peut-être dans Espérance Macadam, expérience toutefois rapidement abandonnée) et de Maryse Condé. Ernest Pépin, écrivain et chargé de mission au cabinet du Conseil culturel de la Guadeloupe, a formulé ce désintérêt pour la conquête du pouvoir symbolique suprême :

Ce n'est pas le créole qui fait de l'ombre au français mais bel et bien le français qui “terrorise” le créole. D'un trait de plume, alors que l'Etat avait célébré en grande pompe le 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage, le président de la République efface la reconnaissance légale d'une des créations les plus originales des fils de l'esclavage. Les langues, heureusement n'ont pas besoin de reconnaissance légale pour exister et pour exprimer les réalités spécifiques d'une communauté. Mais, tout de même, elles pourraient en tirer un prestige, une autorité, une force publique, un surcroît de rayonnement qui eût été profitable à l'équilibre de tous. Le temps des langues mineures est fini depuis belle lurette et s'ouvre devant nous le temps multilingue de toutes les poétiques de la relation. (Pépin, 1999)



En effet, si les romans d’Ernest Pépin font bel et bien une place au créole, ils illustrent l’esprit de co-existence linguistique énoncée par le critique. Cependant, ceci ne doit pas masquer les conflits culturels qui apparaissent dans la littérature guadeloupéenne, mais qui ne s’articulent pas par une conquête, linguistique, du centre : “ Pour la première fois de ma vie, je n’avais pas de commission pour les tambours. Mon cœur recevait son contentement dans la fontaine ouverte qu’était devenue pour moi l’aveugle. Nous marchions main dans main parmi les ordures et les montagnes de débris. (…) Elle me conduisait avec sûreté et j’oubliais qu’elle habitait aussi un autre monde que le mien. ” (Pépin, 1996, 225). Le narrateur part à la conquête d’une créolité qu’il n’oppose pas à la culture française. Finalement, il joue du tambour, métaphore de l’identité déracinée et plurielle par son rythme saccadé et mystérieux pour l’amateur, mais il ne voit pas le préfet qui l’écoute. Le tambour se répond.

Ainsi, dans presque tous les romans martiniquais étudiés, la transgression linguistique, intentionnelle ou non, exprime le rapport a-normal à la culture et donc un potentiel subversif qui peine à se dégager du clivage dichotomique : dominé-dominant. Le créole est donc perçu par ces auteurs comme un vecteur d’authenticité, même si son opposition radicale au français laisse deviner une ambiguïté, rejetée afin de mieux y remédier. Nous avons vu que par “ littérature créolisante ”, il faut entendre une littérature qui entend placer le créole en position centrale. La distinction entre une littérature martiniquaise créolisante et guadeloupéenne française ou créole est donc confirmée à travers leur rapport à l’institution, tel qu’il se reflète dans l’écriture et notamment dans le choix de la langue ou des langues. Il ne s’agit bien sûr que d’une tendance ; certains auteurs modifient quelque peu leur vision de la littérature antillaise, car ils sont avant tout des créateurs individuels.
Le point commun entre ces auteurs est la thématisation directe ou indirecte d’une insécurité culturelle, tantôt traitée avec humour, violence ou détachement. L’auto-exotisme antillais semble s’exprimer par un véritable jeu de masques culturel, dont les enjeux sont également structurels.


(1) Quatrième de couverture de Léotin, Térèz Ora lavi. À fleur de vie, Ouvrage bilingue créole-français, Paris, L’Harmattan, 1997.
(2) Voir Chaudenson, Robert “ Les créoles à l'épreuve du Capes ” Libération, 9 novembre 2000, http://kapeskreol.online.fr/articles/chaudenson.htm et Confiant, Raphaël « Chaudenson et le mammouth. Réponse de R. Confiant suite aux attaques contre sa personne par R. Chaudenson dans le dernier numéro de « Gazèt sifon blé » », http://kapeskreol.online.fr/chaudensonmammouth.htm
(3) Les éditions M.G.G. était également le nom d’un magazine mensuel de bande dessinée antillaise lancé en 1972 par Tony Delsham et dont le directeur artistique n’était autre que Patrick Chamoiseau.
(4)Dossier Edition France-Antilles Magazine Semaine du 17 au 23 juin 2000, http://perso.wanadoo.fr/ibisrouge/faedition.htm
(5) Historique, http://www.jasor.com.
(6) “ L’ignorantisme d’aujourd’hui, qui considère l’enseignement comme un des plus dangereux produits d’exportation du colonialisme, n’est pas à une contradiction près. La première de ces contradictions, c’est que les meilleurs d’entre les ignorantistes sont des diplômés, souvent de haut niveau et pas peu fiers de l’être, de l’enseignement qu’ils condamnent. Par quel miracle ont-ils échappés aux effets d’un poison absorbé pendant si longtemps et à si haute dose ? ” (De Lépine, Edouard “ Contre l’obscurantisme, oser dire tout ce qu’on croit vrai ” Nouvelle Revue des Antilles, N°1, Fort-de-France, 1988, p.1.)
(7) “ L’idée est de doter la communauté d’un corpus de textes reflétant une norme immanente, découplée de l’étymologie et permettant de lutter contre la gallicisation ” (Prudent, Lambert Félix “ Écrire le créole à la Martinique : norme et conflit socio-linguistique ” Le créole français entre l’oral et l’écrit (Ed. Ralph Ludwig), Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1989, p.72). Pour un recensement de la littérature en créole voir : Prudent, Lambert-Félix “ Les problèmes d’émergence d’une littérature créole antillaise ” Itinéraires et contacts de cultures, Littératures insulaires : Caraïbes et Mascareignes, Vol.3, Paris, L’Harmattan, 1983, p.29-54.
(8) Voir également l’analyse linguistique de Marie-Christine Hazaël-Massieux “ À propos de Chronique des sept misères : une littérature en français régional pour les Antilles ”, Études créoles, Vol.XI, N°1, Montréal, CIEC, AUPELF, ACCT, 1988, p.118-131.


Références

Oeuvres


- Chamoiseau, Patrick Chronique des sept misères, Paris, Gallimard, 1986.
- Confiant, Raphaël Ravines du devant-jour, Paris, Gallimard, 1993.
- de Jaham, Marie-Reine Le maître-savane, Paris, Robert Laffont, 1991.
- Léotin, Térèz Ora lavi. À fleur de vie, Ouvrage bilingue créole-français, Paris, L’Harmattan, 1997.
- Orville, Xavier Le marchand de larmes, Paris, Grasset, 1985.
- Pépin, Ernest Tambour-Babel, Paris, Gallimard, 1996.
- Telchid, Sylviane “ Mondésir ” Ecrire la “ parole de nuit ”. La nouvelle littérature antillaise, Paris, Gallimard, 1994.
- Telchid, Sylviane “ Mondézi ” Ecrire la “ parole de nuit ”. La nouvelle littérature antillaise, Paris, Gallimard, 1994.

Oeuvres critiques


- Anonyme Historique, http://www.jasor.com
- Anonyme Dossier Edition France-Antilles Magazine Semaine du 17 au 23 juin 2000, http://perso.wanadoo.fr/ibisrouge/faedition.htm
- Chamoiseau, Patrick/Delver, Gérard/Glissant, Edouard et Juminer, Bertène “ Manifeste pour refonder les DOM ” Le Monde, vendredi 21 janvier 2000.
- Chaudenson, Robert “ Les créoles à l'épreuve du Capes ” Libération, 9 novembre 2000.
- Confiant, Raphaël Espace créole, N°9, Martinique, Guadeloupe, Ibis Rouge, 1999.
- Confiant, Raphaël “ Chaudenson et le mammouth. Réponse de R. Confiant suite aux attaques contre sa personne par R. Chaudenson dans le dernier numéro de “ Gazèt sifon blé ” ”, 2001, http://kapeskreol.online.fr/articles/chaudensonmammouth.htm
- Deltel, Danielle “ La créativité du créole dans le roman de langue française : Patrick Chamoiseau et Axel Gauvin ” Convergences et divergences dans les littératures francophones, Paris, L’Harmattan, 1992. - Dénara, Antoine/Cabort-Masson, Guy/Confiant, Raphaël “ Editorial ” Karibèl, N°00, juillet 1991, Rivière-Pilote/Martinique.
- Fonkoua, Romuald “ Instituer le savoir des Antilles aux îles : l’Institut Martiniquais d’Études et la revue Acoma ”, Le roman francophone actuel en Algérie et aux Antilles (Ed. D. de Ruyter-Tognotti, M. van Strien-Chardonneau), CRIN 34, 1998.
- Gratiant, Gilbert “ Note liminaire concernant la lecture du créole ” Fables créoles et autres récits, Paris, Stock, 1996.
- Hazaël-Massieux, Marie-Christine “ À propos de Chronique des sept misères : une littérature en français régional pour les Antilles ”, Études créoles, Vol.XI, N°1, Montréal, CIEC, AUPELF, ACCT, 1988.
- de Jaham, Roger “ Pinalie, touche pas à ma constitution ” Antilla, N°841, 16 juillet 1999.
- Joubert, Jean-Louis “ Note de lecture : Marie-Reine de Jaham La grande békéNotre Librairie, N°127, Paris, Clef, Juillet-Septembre 1996.
- De Lépine, Edouard “ Contre l’obscurantisme, oser dire tout ce qu’on croit vrai ” Nouvelle Revue des Antilles, N°1, Fort-de-France, 1988.
- Maragnès, Daniel “ Editorial ” Centre Antillais de Recherche et d’Etudes, N°1, mars 1975, Bourg Abymes, Guadeloupe.
“ Editorial ” Dérades, N°1, décembre 1997, Guadeloupe, http://www.multimania.com/derades
- Pépin, Ernest “ Les langues régionales nourrissent l'imaginaire. Laisser passer le créole ! ”, Libération, 2 juillet 1999.
- Prudent, Lambert Félix “ Les problèmes d’émergence d’une littérature créole antillaise ” Itinéraires et contacts de cultures, Littératures insulaires : Caraïbes et Mascareignes, Vol.3, Paris, L’Harmattan, 1983.
- Prudent, Lambert Félix “ Écrire le créole à la Martinique : norme et conflit socio-linguistique ” Le créole français entre l’oral et l’écrit (Ed. Ralph Ludwig), Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1989.




 Nathalie Schon


L’utopie antillaise et hawaïenne

Actes du colloque de l’APELA, L’utopie, Paris XII, Septembre 2002.



L’utopie a la connotation d’un rêve impossible. D’ailleurs, il faut s’y habituer, l’utopie en général finit mal : soit parce qu’elle est victime d’une société extérieure corrompue (Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre), soit parce qu’il s’agit d’une anti-utopie (Brave New World d’Aldous Huxley). Cependant, rien dans la définition du concept n’indique la fin malheureuse comme inhérente au projet utopique. Dans les littératures antillaises et hawaiiennes, la fin heureuse n’est d’ailleurs pas abandonnée, même si elle est loin d’être évidente.
En ce qui concerne les littératures européennes, il faut distinguer deux types d’utopie : les utopies “ naturelles ” chantant un mode de vie plus proche de la nature, inspiré d’un bonheur “ primitif ” antérieur au besoin de conquête et les utopies “ religieuses ”, sociétés organisées sur la base d’un enseignement, d’une parole révélée, inspiration de bon nombre d’anti-utopies.
Du point de vue insulaire, les catégories ne sont pas tout à fait les mêmes. En effet, l’utopie “ naturelle ” va de pair avec une sacralisation du passé, ce qui ne surprend pas dans des sociétés dans lesquelles le religieux garde son importance. A ce passé idéalisé privilégiant un milieu rural sacralisé, s’oppose une vision du futur, détachée de tout contexte religieux.
Ces deux façons de penser l’utopie sont celles d’une part de Gisèle Pineau, Xavier Orville, Lois-Ann Yamanaka, Lee A. Tonouchi et d’autre part de Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, John Dominis Holt, Carlos Andrade et Joe Balaz.
Dans les deux cas, l’utopie se distingue par deux thèmes majeurs : le sacré et l’insularité ou la ville idéale ainsi que par la création d’un système qui englobe tous les aspects de la société afin de la rendre crédible, “ réelle ”.



Le sacré, ingrédient de l’utopie


Une caractéristique fondamentale de l’ordre utopique est un garant traditionnel : l’Eglise. Dans la plupart des grandes utopies, l’église est généralement présente sous une forme ou une autre : “ Il y a une religion utopique comme il y a une constitution utopique. (…) Cette religion est monothéiste, mais à l’inverse du Judaïsme, du Christianisme et de l’Islam elle n’est pas révélée. Elle est conforme à la “ raison naturelle ”, monothéiste parce que rationnelle.”(1)
Dans Texaco de Patrick Chamoiseau, le quartier de Texaco apparaît comme un retour au jardin d’Eden qui n’a jamais cessé d’exister. Saint-Pierre, la ville békée pécheresse, n’est déjà plus qu’un fantôme, dont tous les acteurs ont disparu. L’utopie est donc reconstruction, voire rédemption.
Comme le suggère l’abondance du vocabulaire de l’effacement (“ La pierre et les gens s’étaient mêlés ”(2) ), le passé est annulé chez Patrick Chamoiseau. Le mythe recrée ainsi l’histoire conformément à un destin qui aurait été contrarié, en décidant d’ignorer les déchirements identitaires pour mieux les guérir. Le jardin d’Eden est présent dans Texaco sous la forme du jardin créole : le quartier est décrit à travers un vocabulaire de l’exubérance végétale et animale, une connotation idéaliste de pureté et d’ordre originels retrouvés. Ce dernier, domaine des anciens esclaves, installés dans les mornes délaissés par les planteurs, car difficiles d’accès, ressemble singulièrement au paradis perdu, recréé tant bien que mal dans le bidonville de Texaco. La société créole voulue par Marie-Sophie Laborieux, ordinatrice du nouvel univers, est une révélation dans le sens biblique du terme. Les nombreuses paraboles de Patrick Chamoiseau — parabole de l’urbaniste qui illustre le revirement du pécheur, parabole d’Esternome et de Ninon, mise en scène de la chute du paradis — contrastent avec la désacralisation des symboles chrétiens et religieux en général chez Gisèle Pineau.

Dans L’exil selon Julia , contrairement à Texaco, on ne peut parler de religion révélée, encore moins d’Eglise contrôlant cette révélation.
Gisèle Pineau fait de la désacralisation des idoles parisiennes la condition de l’utopie. L’état ante-religieux se traduit par un retour effectif au paradis terrestre : le jardin de Guadeloupe. La scène multiraciale du Sacré-cœur reflète un état antérieur à la création des races et à la religion, devenue superflue.
Le Sacré-cœur, temple du catholicisme trône sur Paris. Sa position privilégiée au sein de la capitale - elle est le point le plus élevé après la Tour Eiffel - suggère une valorisation des valeurs qu’il représente et une organisation de la société conformément aux dogmes de l’Eglise. Or, c’est en se rapprochant de l’édifice que les symboles sont désacralisés à travers l’introduction et la valorisation d’un symbole du péché selon l’exégèse biblique traditionnelle : le noir côtoie le blanc (la scène qui se déroule au pied de la basilique illustre le caractère normatif du lieu, perturbé par Man Ya et son petit fils : “ Un garçon noir ? Quel âge ? Sept ans. Connais pas… Appelez les flics ! ”(3) ). En même temps, la couleur blanche de ce monument du kitsch, commandé à Paul Abadié, artiste à la mode fin du XIXè siècle, ne suggère rien — le kitsch et la mode ne sont-ils pas l’antithèse du sacré, du contexte noble et intemporel ? — et c’est cette absence de sens qui contribue à détruire le Sacré, en tant que norme incontournable, imposée de l’extérieur :

Il admire les grandes statues d’or et de plâtre, les vitraux immenses, les cierges qui brûlent pour l’espérance, les tableaux du Christ dans sa Passion. Il oublie un moment ses idoles païennes de la télévision française, les paillettes de Joséphine Baker, la magie de “ La Piste aux Étoiles ”, les “ Têtes de Bois ” d’Albert Raisner et les chanteurs yéyé du Petit Conservatoire de Mireille. (4)





Le choix du Sacré-cœur n’est pas innocent. Si le pèlerinage de Julia avait eu pour but Notre-Dame, monument intégré au patrimoine français depuis la réhabilitation du style gothique au XIXè siècle, le sens de sa quête n’aurait pas été le même. Certes, la vraisemblance veut que la famille de la narratrice, relativement modeste, n’habite pas dans un quartier hors de prix, mais la bizarrerie architecturale a, semble-t-il, attiré l’auteur. Le style du bâtiment, nous indiquent maints prospectus et guides touristiques, s'inspire de modèles comme Sainte Sophie de Constantinople ou encore San Marco de Venise ou Ravenne, c’est-à-dire du style romano-byzantin. Le lien avec l’exotisme est établi de façon symbolique, confirmant la recherche d’un ailleurs idéal, comme source d’orientation. L’utopie admet le nouveau, puisqu’elle a rejeté le sacré, conservateur par définition.
Cette référence à la sacralisation utopique est-elle caractéristique des littératures antillaises, voire insulaires ou doit-on rapprocher la présence systématique du sacré de la situation postcoloniale en général ?
Si l’on prend l’exemple d’une littérature insulaire non-antillaise comme la littérature hawaïenne on se rend compte que les deux littératures partagent cette sacralisation avec des conséquences différentes toutefois.
Cette différence s’explique sans doute par l’histoire, la situation postcoloniale n’étant pas du tout la même dans les deux groupes d’îles. En effet, Hawaii a été annexée de force en 1898 ; la population indigène a ainsi été marginalisée dans son propre pays, tandis que les Antilles étaient françaises avant le développement des sociétés actuelles : les colons européens et africains sont arrivés presque en même temps.
Ainsi, les romans de Patrick Chamoiseau, comme ceux de Raphaël Confiant, marginalisent l’élément perturbateur de leur société idéale : le béké, mais aucun des deux ne l’éliminent du paysage. Au contraire, tous deux admettent finalement son antillanité.
Dans la littérature hawaiienne, l’Américain du continent est un étranger, parfois même les immigrés installés de longue date et constituant actuellement la majorité de la population dans un archipel fortement métissé sont ignorés dans des œuvres prônant le retour à la société d’origine : la monarchie polynésienne.
L’utopie prend naturellement un visage différent lorsqu’elle est mise en scène par une descendante d’immigrés japonais à Hawaii, comme Lois-Ann Yamanaka.
Dans les deux cas, l’utopie et avec elle la sacralisation, ironique ou non, de la société idéale est omniprésente dans la littérature hawaiienne.
Lois-Ann Yamanaka s’en sert abondamment pour se moquer des utopies superficielles imposées aux Hawaiiens par la publicité et les médias américains:

Shirley Temple sob-talked the best, and I used to wish I was just like her, with perfect blond ringlets and pink cheeks and pout lips, bright eyes and a happy ending every Sunday and crying ‘cause of being happy, I mean real happy, so someone watching can cry too. (…)
But one day I want to write my very own happy ending. (5)




Le jour n’est pas choisi au hasard. C’est le dimanche, pendant la messe, que les enfants rêvent d’un monde meilleur à la Hollywood.
Tel que l’épisode est raconté, il est absurde. Le bonheur n’est pas expliqué et l’utopie consiste donc en un sentiment magnifié, détaché de toute culture, de toute société.
L’Amérique des clichés, entre Coca-Cola et Malibu Barbie, et des publicités béates des années 50 est sacralisée, tandis que l’Eglise laisse les enfants indifférents. Le rapprochement des deux sphères n’est pourtant pas gratuit, car ce sont les missionnaires qui les premiers ont cherché à modifier les coutumes hawaiiennes. Si Lovey aspire à recréer dans son île la société américaine imaginée, celle des “ haole ”, l’Eglise y est pour beaucoup :

The Perfect Haole House : (…) In the kitchen, there are blue glasses — no Dino Flintstone cups — and matching dishes with roses on them and Tupperware that’s still shiny. When you want a soda, the mother pours real Coca-Cola and 7-Up, not RC or Diamond Head Lemonlime.(…)
Where no one encourages Mother at Christmas to dance to “Cockeye Mayor from Kaunakakai” as Aunt Helen plays the ukulele and everyone laughs and claps and throws money as the dog begins to bark and Uncle Ed yells, “We go caroling !” And they all hold each other and sing “Manuela Boy, My Dear Boy” down the driveway as Aunt Helen strums her ukulele as I watch at the picture window thinking about angels and the Lennon Sisters singing hymns. (6)




L’anti-utopie ironique de Lois-Ann Yamanaka se différencie, malgré la dénonciation commune de la destruction de la culture hawaiienne, des visions d’avenir d’un certain nombre d’Hawaiiens d’origine, c’est-à-dire polynésiens. Leur point de vue est en partie traduit par les poèmes inédits largement cités par Haunani Trask, poète, chercheur à l’Université de Hawai’i et militante indépendantiste :

Aia ka ‘aina hea ?
He ‘aina maoli na ho’i ia !
‘O ia na ’o Hilo Hanakahi
o ke kani lehua
Hiki ka manu i ke one hanau

ka ka hana o na ho’okele (7)




L’utopie consiste ici en un retour aux sources. L’ancienne société est perçue comme parfaite. Rien n’est remis en question ou critiqué : “ Under clouds at midnight, the poet sees the looming lights of home. Note the traditional references to Hilo as the home of the chief, Hanakahi ; to the Hawaiian name for home as one hanau, or birthsands ; and to the canoe as the returning bird, or manu ” (8)
Réaliser l’utopie paraît simple : la perfection existe déjà ; il suffit de se débarrasser de ce qui est étranger, destructeur. L’utopie n’est donc pas projetée dans le passé (Paul et Virginie) ou l’ailleurs (Robinson Crusoe), mais dans le présent et le pays natal, ce qui distingue cette utopie des utopies américaines, antillaises et européennes :

I dream of
The ways of the past-

I cannot go back.

I hike the hills
and valleys of Wahiawa,
walking through crystal
streams,
and scaling green cliffs.

(…)

I grow bananas, ‘ulu,
and papayas,
in the way of the ‘aina.

I cannot go back.

I never left. (9)




Il s’agit pourtant bien d’une utopie, car sa réalisation relève au moment de la narration encore du rêve.
Le rêve prend ainsi une part très importante dans la sacralisation hawaiienne. On le trouve également de façon directe ou indirecte dans les titres des chapitres de Wild meat and the Bully burgers (1997) de Lois-Ann Yamanaka : “ Happy Endings ”, “ I Wanna Marry a Haole So I Can Have a Haole Last Name ”, “ Crazy Like a Dream ”, de da word (2001) de Lee A. Tonouchi : “ distant galaxies ” ou dans celui de l’anthologie éditée par Frank Stewart : Passages to the Dream Shore : Short Stories of Contemporary Hawaii (1987).
L’utopie semble donc tristement hors de portée, comme si les auteurs se résignaient à une assimilation complète au continent américain : “ And den at da screen. Dey wen arrive. “ We are Borg. You will be assimilated into the Borg kollective. Resistance is fu-tile . All uncertain, I wen jus stare at da TV and I found my lips mountin’ their catch phrase, word fo’ word — like I had known ‘um all along.” (10) .
La métaphore empruntée à la science-fiction américaine démontre que de plus en plus les metteurs en scènes hollywoodiens rêvent à la place des Hawaiiens. Ainsi, les protagonistes de Lee A. Tonouchi se perçoivent à travers les yeux des héros de Star Trek ou de Star Wars (“ distant galaxies ”), laissant derrière eux leurs îles, qui prennent tour à tour les traits de l’Australie (The Thorn Birds, série TV, Daryl Duke, Warner Bros, 1983), de l’Afrique (Outbreak, long métrage, Wolfgang Petersen, Warner Bros, 1995), de l’Amérique du Sud (Indiana Jones : Raiders of the Lost Ark, long métrage, Steven Spielberg, Paramount Pictures, 1981), quand elles ne sont pas situées plus ou moins nulle part (Jurassic Parc 3, long métrage, Joe Johnston, Amblin/Universal Pictures, 2001 ou Fantasy Island, série TV, Michael Dinner, Columbia Tristar Television, 1998) (11).
Quoi d’étonnant si dans Waimea Summer (1976), John Dominis Holt dépeint Hawaii comme un passé idéalisé hors de portée du protagoniste principal ? Il ne peut faire revivre le jardin d’Eden dans le présent : “Growth of tree, shrub, and other plants was most fiercely luxuriant. I had the sense that the gods had blessed Waimea as once the God of the Old Testament had bestowed magical, extravagant beauty upon Eden ” (12). En effet, la description est intemporelle, comme une utopie détachée de tout, trop vague pour être jamais réalisée :

…a past that presents itself in pieces and fragments in contemporary Hawai'i and continually points to the difficulty of forging a nationalism and nationalist identity upon a retrieved “ authentic ” past. Here, David Lloyd's definition of “ authentic ” in Anomalous States may prove useful. He defines the term not as an essence or a “ prior recoverable authenticity ” but as a “ projective desire ” whose aim is cultural and national homogeneity. (13)




L’utopie, si elle idéalise le passé, n’est donc pas illusion, mais un rêve dont chacun de ces auteurs sait qu’il est difficile à atteindre, mais aussi qu’il est nécessaire afin de progresser vers une société hawaiienne autonome.


La ville utopique : l’insularité moderne ?


Depuis Robinson Crusoe et Paul et Virginie, la nouvelle société idéalisée est souvent située sur une île déserte, mais celle-ci est parfois remplacée par une ville isolée. En effet, la ville utopique reste très vague, coupée du monde extérieur comme l’île du naufrage :

Au niveau symbolique, l’île est un centre, le “ nombril du monde ”, d’où jaillissent la vie, l’énergie originelle. C’est aussi un microcosme, un monde complet, parfait. Enfin c’est une figure du sein maternel, lieu de la béatitude originelle (le Paradis terrestre est aussi une île).
Au niveau conscient, l’insularité assure la protection de l’identité singulière et de la perfection utopiques contre la contamination par l’extérieur imparfait et corrupteur. Détail significatif : l’acte fondateur de la première utopie est la rupture du cordon ombilical qui reliait son territoire au continent. Utopie n’était pas une île, elle est devenue une île par la volonté de son fondateur.(14)




Chez Gisèle Pineau, l’utopie ne se manifeste non pas comme un projet urbain rationnel, mais comme un rêve, dont la cartographie lui donne à la fois une réalité et une ouverture sur un Ailleurs mystérieux : “ Tant d’images égarées drivaient dans l’éternel retour des quatre-saisons de Là-Bas. Et la mémoire ne me rendait que ces jardins de chimère. Je m’étais inventé une Guadeloupe pour moi seule. ” (15)
Ainsi, le labyrinthe parisien traduit l’insularité utopique : tous les chemins semblent mener Man Ya au Sacré-cœur, tout comme l’on finit toujours par trouver sa route sur une île. Cependant, chez Gisèle Pineau, les endroits restent toujours vagues, même si les personnages finissent par trouver leur chemin.
Le labyrinthe est synonyme d’errance et ne participe pas à la perfection rêvée. Il est bien plus un passage, un lieu et un moment à dépasser. Le dédale parisien ne révèle à Man Ya aucun secret, aucune sagesse. Ce n’est que le but du pèlerinage qui fournit l’image de la société idéale : ainsi, le Sacré-cœur se présente comme la concentration d’idéaux. Il s’agit d’une abstraction et non pas d’un plan réaliste, préservant de la sorte une part d’exotisme à cette cité dans les nuages. Le nom de la ville n’a finalement que peu d’importance, car la description du cheminement de l’héroïne à travers les rues de New York est comparable à celui de Man Ya dans Paris. Gisèle Pineau ne cherche pas à identifier un lieu particulier comme source d’identité ou d’exotisme, mais à offrir une cité idéale, Utopia irréelle :

Je me sentais d’un coup affranchie. Libre et euphorique. Projetée dans un monde nouveau, très loin des morts de mon enfance. Et, confiante, je me suis laissé conduire comme une aveugle au milieu du brouhaha de la rue, des rires de Lila et de Henry et puis des phrases que James-Lee lâchait en anglais. (…) Moi, je marchais comme dans de la mousse. J’avais l’impression de flotter. (16)




Ce projet n’est pas tant celui d’un multiculturalisme statique, affirmation de nationalismes, ni celui d’un métissage, insistant sur la notion de race et de culture figée et qui implique en fin de compte l’idée d’une assimilation totale (ne serait-ce que celle d’une “ identité métisse ” avec ses propres codes et valeurs), mais de la possibilité d’une identité par affinités et non par imposition. La ville “ réelle ”, avec ses codes et sa police, ses embrigadements, apparaît donc comme stérile, sauf dans ses espaces interlopes, paradis d’un exotisme utopique : “ … les dragons dorés à l’or fin crachaient des flammes. Les ailes déployées sur les murs, attendant un autre ciel… ” (17)
Dans Un papillon dans la cité, comme dans Caraïbes sur Seine, la cohabitation des cultures et l’ouverture des habitants sur l’univers au-delà de la cité, qu’il soit français, guadeloupéen ou américain, transforme la banlieue en monde idéal, protégé des tensions. Car, même si ces deux récits sont destinés à un public très jeune, l’absence de conflits et de situations sociales extrêmes traduisent leur caractère utopique.
Dans Texaco, le quartier devient rapidement autarcique, même si un lien avec le monde moderne était établi à travers l’aménagement du bidonville. Texaco a fait la preuve de sa capacité de survie indépendamment de l’En-ville : la Mairie cède.
L’itinéraire martiniquais est fait d’allées et de venues entre ces deux microsociétés dont une seule est considérée comme point de repère. De fait, l’une n’est pas possible sans l’autre, l’utopie étant presque toujours l’inverse de la société de départ. Il est impossible de se perdre ; l’errance est fictive, car l’esclave rejoint son élément “ instinctivement ” :

Je voyais clair, mais j’avançais moins vite. Était-ce la fatigue ou l’amas des obstacles ? Se détourner des troncs. Écarter les broussailles. Rompre l’amarrée des lianes et le vrac des branches mortes. Mes blessures n’étaient calculables. (…) Je voyais clair et cette clarté m’embarrassait. Je regrettais ma première course aveugle. Mais cette lumière m’était venue pour affronter le monstre.(18)




La construction même de la ville créole est idéale : les cases s’organisent de façon concentrique autour de celle de Marie-Sophie, pilier de la communauté. Or, le paradis était dépeint au Moyen-Age comme un lieu entourant la Terre. Par ailleurs, le quartier est présenté comme un sanctuaire que la municipalité n’aurait pas le droit de détruire car son existence serait dans l’ordre des choses. L’organisation de cette cathédrale est basée sur un chiffre d’or secret, que seul Marie-Sophie comprend. Chez Patrick Chamoiseau, la ville est une utopie qui doit se protéger contre la médiocrité supposée de la société mulâtre et békée. Sa taille et sa complexité sont une force nouvelle. Chamoiseau utilise d’ailleurs la modernité en reconstruisant l’ancienne société avec de nouveaux matériaux.
La figure maternelle trône comme pouvoir conservateur dans les souvenirs de Patrick Chamoiseau, souvenirs d’un âge d’or condamné comme une utopie, dont on sait qu’elle ne se réalisera jamais : "Dans le peu d’espace qui demeure, Man Ninotte (la seule à y rester encore) cultive une jungle créole nourrie comme nous de cette lumière, de cette humidité, visitée de libellules et de silences sertis dans les éclats amoindris de la ville. " (19)
Ainsi, Patrick Chamoiseau, comme Raphaël Confiant, tend vers une société dans laquelle tous se connaissent, à défaut de s’apprécier. Dans Chronique des sept misères ou Solibo magnifique, chaque personnage est nommé (20) . L’anonymat n’a pas sa place dans l’œuvre des écrivains martiniquais en particulier. Dans Solibo magnifique, l’enquête de la gendarmerie, parallèle à celle des membres de la veillée traduit ce besoin de famille. Celle-ci donne à chacun une fonction et une place très précises dans la société, qu’il ne peut modifier sans mettre en péril l’ordre social.
Les auteurs hawaiiens, quant à eux, ne s’intéressent guère à la ville, ni à l’insularité car la taille de l’archipel et les liens avec d’une part les nombreuses îles polynésiennes et d’autre part avec le continent américain, n’isolent pas l’île. Tout projet utopique prend des dimensions qui dépassent les limites de l’archipel pour s’étendre aux “ cousins ” des îles du Pacifique.
En cela aussi, la littérature hawaiienne se distingue de la littérature utopique “ classique ”. Il ne s’agit pas d’expérimenter de nouvelles solutions et de les comparer à la société actuelle, mais de retrouver ce que les Hawaiiens pensent avoir perdu. Ils savent déjà que le rêve est meilleur que la réalité.
Les romans d’un même auteur se déroulent ainsi sur différentes îles de l’archipel, ce qui n’est pas le cas chez les auteurs antillais : Blu’s Hanging de Lois-Ann Yamanaka se déroule sur l’île paisible et pauvre de Molokai, tandis que Heads by Harry met en scène Hilo, capitale de l’île volcanique Hawaii (surnommée aussi The Big Island) (21) . Dans Blu’s Hanging, un des jeunes protagonistes s’enfuit pour O’ahu, tenté par le prestigieux centre commercial Ala Moana à Honolulu et par la vie de ses parents plus aisés. Le rêve de la société de consommation est à portée de main. Seul le prix du billet retient les personnages de Lois-Ann Yamanaka dans leur île. L’utopie n’est donc pas perçue dans le cadre de l’île, ni même de la ville, puisque si Honolulu est symbole de la société idéale, celle-ci ne se limite pas à la capitale. Le départ n’est pas perçu comme une évasion, mais plutôt comme une fugue, tandis que le fait de quitter l’île est compris dans la littérature antillaise comme un effacement ou un abandon : le départ de la Martiniquaise Mayotte dans Je suis Martiniquaise de Mayotte Capécia pour la Guadeloupe est présenté comme un adieu, chez Raphaël Confiant dans Le nègre et l’amiral, le départ pour la Dominique est une fuite d’opposants au régime de Pétain, dont on n’apprend plus grand chose. Enfin, Desirada, l’ancienne île des lépreux est un exil dans Desirada de Maryse Condé (22) .
Dans la littérature hawaiienne, l’utopie est le plus souvent la réunion d’une famille polynésienne ou inter-communautaire.


Nostalgie et totalité


Une autre caractéristique majeure de la littérature utopique est la représentation d’une société dans sa totalité, afin de lui conférer une existence, certes virtuelle, mais qui rend crédible l’application dans la réalité :

Le rêve d’utopie est celui de réduire la totalité (humaine, naturelle, sans l’infini de Dieu, justement, car il lui ferait échec) à un tout bien enclos. D’où l’image récurrente de l’île, perfection protégée. Et à l’espace circonscrit, correspond le temps arrêté : cet au-delà de l’Histoire est une fin, aux deux sens de but et de terme. (23)




L’utopie chez Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, à travers son ancrage dans un passé revisité et sa totalité idéale, semble devoir aboutir à la création d’un espace rassurant, exempt de conflits identitaires, grâce à l’adoption d’une identité partagée par tous.
Il peut paraître paradoxal de parler d’utopie chez Raphaël Confiant qui fait plutôt œuvre d’historien dans ses romans, pourtant c’est bien une société “ idéale ” que nous dépeint l’écrivain : celle des esclaves, qui malgré l’adversité préserveraient et développeraient une culture individuelle, distincte de celle du maître. De fait, la structure de cette société se lit entre les lignes, lui conférant ainsi une aura de clandestinité : les personnages (la prostituée), la fête nocturne, les projets secrets annoncent une alternative à la société békée. L’ancien monde corrompu comme le nouveau monde idéal cohabitent dans le passé :

Une utopie est soit une société idéale, comme chez Thomas More, soit le monde d’un seul homme, où l’on reconstruit la société, comme chez Defoe. Robinson prend un nouveau départ. Il construit cependant sa nouvelle société avec les outils de l’ancienne, des graines qui lui permettent de lancer une petite agriculture, des animaux et — c’est très important — des livres, du papier et de l’encre, qui lui permettent de tenir le journal que nous sommes en train de lire. (24)





La notion de reconstruction est omniprésente dans Commandeur du sucre, roman historique relatant la récolte de la canne à sucre à la plantation martiniquaise Bel-Event, en 1936.
La canne symbolise l’idéal. L’agriculture occupe une place centrale dans la “ nouvelle ” société créole, à côté des conteurs, qui exercent leur art à la lisière des champs. Les récoltes rythment l’année. Le spectacle de la nature apprivoisée prend une dimension symbolique : la description de la nature renvoie aux qualités de la société créole, ses racines donnent un sens à l’existence du héros : "Les cannes encore debout tigent des flèches nacrées. Leur scintillement baille à la plaine de Rivière-Salée des arrogances de princesse d’Orient. Soufflons, mes frères, avant de nous engager dans l’ultime combat !" (25)
On retrouve l’idée d’une utopie agricole dans les revendications économiques de Patrick Chamoiseau, Gérard Delver, Edouard Glissant et Bertène Juminer. Même si le quatuor parle au nom des Antilles en général, l’impulsion semble bien venir de Martinique, comme le suggèrent les références répétées et précises à cette île :

Un esprit libre est d'abord soucieux de trouver le moyen de faire converger les énergies, les désirs, les intentions, de leur donner un sens, sinon unique, du moins global. La capacité à définir un projet global est, pour un peuple, le signe qu'il est déjà libre, et que, fort de cette liberté, il est en mesure de construire ses libertés. (…)
C'est pourquoi, depuis quelque temps déjà, certains d'entre nous ont proposé de mettre en place, en Martinique, le projet global d'une économie centrée sur des produits biologiques diversifiés et de conquérir sur le marché mondial le label irréfutable “ Martinique, pays à production biologique ”, ou “ Martinique, premier pays biologique du monde ” (26).





L’utopie consiste donc à recréer le passé, mais en privant les békés de leur suprématie. Le déclin de l’âge d’or, décrit dans Régisseur du rhum, semble trouver son origine dans les mesures métropolitaines : “ Tout le monde avait conscience que le pays venait de descendre une marche supplémentaire vers la décadence et qu’un beau jour, assurément et pas peut-être, il se retrouverait les quatre fers en l’air. ” (27)
Ainsi, la loi du contingentement de rhum de 1922 marque l’entrée dans une ère nouvelle de dépendance, puisque la Martinique ne peut plus s’appuyer sur la production de sa boisson symbolique pour s’affirmer (le voyage en France des La Vigerie révèle des relations commerciales et culturelles humiliantes pour les Antillais) :

On venait en effet d’y installer des échantillons de rhum métropolitain dont les bouteilles aux étiquettes agressivement coloriées, ornées de visages nègres hilares et exagérément déformés, avaient le don d’attirer l’attention des visiteurs de l’Exposition Coloniale. (…) Voilà ce qui nous cause le plus de tort, ici ! (28)


Le rhum est un véritable élixir, fondement de la société antillaise, la sève qui nourrit le quartier de Texaco : l’eau de vie, comme le souligne le narrateur, a servi à ramener à la vie le nourrisson. Son pouvoir purificateur en fait une eau de baptême qui identifie les Antillais, seuls à savoir le goûter sans le “ contaminer ” par des produits chimiques (pratique qui serait courante en métropole).
En donnant le rôle principal à un béké “ repenti ”, c’est-à-dire qui admet son métissage, l’écrivain tente l’utopie d’une société sans races, mais au moment même où les personnages critiquent le racialisme de la Martinique, ils le confortent en conservant les catégories de pensée décriées :

Békés malpropres, mulâtres vaniteux, chabins colériques, nègres sans sentiments, coulis mangeurs de chien, Syriens voleurs, Chinois hypocrites, je vous maudis tous jusqu’à la vingtième génération ! Dieu merci, je n’ai jamais fait partie des vôtres. Kalazaza, m’insultiez-vous ? eh ben ! oui, foutre, Edmée est une kalazaza, une sans race, une presque tout et une presque rien en même temps ! (29)





Les personnages semblent détachés de leur sort, mais malgré tout ils sont sûrs de leurs choix. La voie à suivre s’impose comme une évidence, une osmose avec l’environnement. Le problème de l’identification ne se pose pas. Il est remplacé par celui de l’identité et c’est là que réside l’utopie chez Raphaël Confiant :

Une sensation d’immense doucine le pénétra, le poussant à ralentir sa monture. Il était l’homme de la canne, il avait fait pousser la canne toute sa vie et elle-même l’avait formé depuis l’époque où, jeune petit-braille insouciant, il la coupait pour un salaire dérisoire, vite dépensé le samedi soir à la case-à-rhum de Dame Yvette. (…) Firmin Léandor amarra son cheval au balcon de la véranda en s’écriant comme si rien ne s’était passé :
- Fanm-lan, sa ki ni pou manjé oswé-a fout ? (Hé femme, qu’y a-t-il à manger ce soir, foutre ?) (30).





Raphaël Confiant, comme Patrick Chamoiseau mettent en scène dans leur œuvre un automatisme culturel, tel qu’il existe à leurs yeux en Europe. De la sorte, la question de l’Autre ne se pose plus. L’exotisme est relégué dans un passé littéraire doudouiste d’auteurs assimilés à une culture étrangère. La société idéale de Raphaël Confiant, comme de Patrick Chamoiseau a chassé du jardin d’Eden les kalazaza, “ sans race ”, “ presque tout et (…) presque rien en même temps ” pour les remplacer par des “ créoles ” assurés de leur identité.
Pourtant, la recherche de l’utopie semble renvoyer au besoin de surmonter un clivage difficile à vivre, parce qu’enlisé dans un conflit qui se serait figé selon les critiques du mouvement de la créolité comme Xavier Orville :

Depuis des siècles et des siècles, il profite d’être une province à l’écart pour se la couler douce, vivre à crédit, refuser d’exister par lui-même. Il est le bon-vouloir des autres : tantôt colonie, département, territoire associé ou tout ce qu’on voudra, et merci pour les violons du roi et de la république. Dans cette affaire-là, tout le monde est content, le pain, le beurre, le couteau, la bouche et la salive par-dessus le marché. Vivons bien, mourons gras, nos femmes sont dorlotantes, et nous avons le meilleur rhum du monde. (31)



Celui-ci parodie dans Moi, Trésilien-Théodore Augustin, l’utopie mythique des sagas créolistes à travers l’histoire d’un coup d’Etat dans les Antilles françaises. Il est significatif que l’écrivain fasse à peine allusion à la France : l’indépendance des îles paraît chose acquise. Le roman prend donc comme point de départ une utopie réalisée. Celle-ci se transforme rapidement en cauchemar. L’utopie antillaise rejoint de la sorte bon nombre d’anti-utopies qui ont réalisé des idéaux séduisants sur le papier mais désastreux dans leur application : “ Le paradoxe utopique n’est plus ici dans la miraculeuse conciliation des contraires mais, au sens propre du terme, entre les habitudes de vie, de pensée, les sentiments, ressentis comme “ naturels ” par le lecteur, et les conséquences froidement logiques des principes qu’il a théoriquement approuvés. ” (32)
Toute utopie qui se respecte a un programme. L’utopie dont témoigne Xavier Orville ne fait pas exception à la règle : les principes qui sous-tendent la révolution du “ héros ”, Trésilien-Théodore Augustin, sont aussi absurdes que grotesques. Les formules creuses se succèdent, enrichissant la sapience du “ peuple ” invoquée par les créolistes : “ Car aujourd’hui est un jour et demain n’est à personne. ” (33)
Le roman est une critique de l’utopie créoliste. L’écrivain utilise la fiction afin de dénoncer une théorie qu’il semble considérer comme une forme de totalitarisme. En effet, outre les slogans martelés à longueur de récit par le personnage principal, plutôt isolé au demeurant si l’on en croit l’étendue des grèves, la persécution du linguiste Lambert-Félix Prudent, sceptique à l’égard des positions de Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau et Jean Bernabé, renvoie à la monopolisation du discours critique dont sont accusés ces derniers, présentés comme alter ego du dictateur :

La deuxième charrette, dans laquelle se trouvaient Gervais, Parsemain, Venceslas, Yves Leborgne, Daniel le Divin, Félix Lambert Prudent, Mérida, Simon et Jude, rejoignit le Fort-Saint-Louis où des adjudants formateurs les initièrent au nouveau parcours du combattant : il fallait sauter à pieds joints par-dessus janvier, février et mars… ” (34)





Le terme “ charrette ” associé, depuis la Révolution Française, à la place de Grève ne contribue pas à désamorcer la sévérité du propos.
La parodie s’exprime également à travers un registre bucolique et exclusivement rhétorique, caricaturant aux yeux de Xavier Orville les préoccupations du trio martiniquais (les belles formules glanées dans les essais traitant de la créolité : “ Une manière non imposée d’être au monde ” côtoient les répétitions didactiques infantilisantes parodiant l’Eloge de la créolité : “ …c’est que nous ayons une terre à nous. Une vrai terre pour nous qui vivons ici. ”) :

Ce que je voulais, ce que je veux encore, c’est que nous ayons une terre à nous. Une vraie terre pour nous qui vivons ici, avec notre ciel, nos arbres, nos mornes, nos rivières, nos falaises, notre mer, nos bêtes qui courent, volent, nagent, rampent. Ce n’est pas un problème seulement juridique, c’est un problème de conscience. Une manière non imposée d’être au monde. (…)
Ce résultat vaut bien un coup d’État, non ? (35)





Les raccourcis employés donnent l’impression de l’absurde. De même, l’accumulation des possessifs : “ notre ciel ”, “ nos arbres ” fait ressortir le côté dérisoire de toute tentative de maîtrise de l’espace.
De fait, les utopies nostalgiques de Raphaël Confiant et de Patrick Chamoiseau, comme toutes les utopies, impliquent une recontextualisation absolue des caractéristiques les plus mineures, car l’utopie ne peut fonctionner que si elle est totale. Contrairement à la société contemporaine à l’auteur, si un élément ne peut pas être compris dans le contexte de la nouvelle société, le système devient incohérent : la croyance au changement ne peut se maintenir. L’utopie existe si la société rêvée est viable indépendamment de la société actuelle. Chez Xavier Orville, cette nécessité de créer un ordre total, pour ne pas dire totalitaire à ses yeux, susceptible de fonctionner et ce selon les critères du dictateur est présentée comme source de chaos : “ …les journalistes pouvant opter entre une reconversion dans la météorologie ou une formation accélérée de garçons d’ascenseur pour touristes. ” (36)
Dans Commandeur du sucre et Régisseur du rhum, Raphaël Confiant accorde à chacun une place et une tâche bien précise. L’intertextualité contribue à distinguer l’univers d’En-ville, associé à la société moderne et le monde de la canne, point de départ de l’utopie. En même temps, elle renforce le sentiment de globalité, puisque le narrateur a fait l’inventaire des métiers utiles dans sa nouvelle société :


Lorsque j’appris que mon ancien condisciple José Hassam avait réussi à son brevet supérieur à Fort-de-France et qu’il ne tarderait pas à embrasser la très admirée carrière d’instituteur, je n’éprouvai aucune jalouseté à l’instar de ceux de ma génération. J’étais content pour José, mais pour rien au monde je n’aurais brocanté sa destinée avec la mienne. (37)




Ainsi, La rue cases-nègres, le célèbre roman de Joseph Zobel, représente un aspect de la société : la misère des travailleurs de la canne, qui ne trouve pas sa place dans l’utopie, soumise à un idéal. Quoique évoquées, les conditions difficiles sont dépassées pour faire place à un avenir meilleur, à une Martinique qui aurait retrouvé ses racines, sans hériter des travers du passé.
Xavier Orville fait référence au rôle de l’environnement naturel dans les romans de Raphaël Confiant et de Patrick Chamoiseau, illustrations d’une identité créole revendiquée dans les ouvrages théoriques, comme Eloge de la créolité :

Votre instituteur prétendait qu’en bon français, il fallait dire “ caméléons ”, mais ce mot-là ne vous disait rien. Il n’avait pas, comme margouillat, le pouvoir d’évoquer la peau lépreuse et blanchâtre, vaguement humide, du petit reptile, ni ses pattes munies de ventouses rose violacé, ni sa langue démesurée en forme de fourche qu’il tigeait de sa gueule pour attraper les mouches imprudentes ou les ravets. (38)




Ces descriptions du monde animal local sont nombreuses chez les deux auteurs. Elles insistent sur une expérience “ créole ” et non française du monde. Elles tendent également à donner une image globale de l’univers antillais, reprise dans Moi, Trésilien-Théodore Augustin.
Le rapprochement entre géographie et culture est d’ailleurs fréquent dans la littérature antillaise : Gisèle Pineau fait constamment référence, dans Un papillon dans la cité, à la forme en papillon de la Guadeloupe, l’associant au pays idéal.


Dans la littérature hawaiienne, l’on trouve souvent des descriptions minutieuses des traditions monarchiques. L’ancienne société hawaiienne était jusqu’à l’annexion par les Etats-Unis une monarchie et les traditions de l’archipel sont toutes liées aux valeurs et coutumes du roi et des ali’i, les nobles, “ chefs ” locaux. La vision de Mark Hull dans Waimea Summer s’impose comme un rétablissement de l’ancienne société, même si les sentiments du jeune homme sont partagés :

As I back away from the old man, chiefs are gathering in the brilliant noonday sun. Attendants carry kahili, tabu sticks, and images held aloft on long poles. The walls of the heiau teem with wooden sculptures of angry, protective deities. The oracle tower, covered with white tapa, rises fifty feet from the lower platform. Under the tower, kahunas in white tapa, stand chanting prayers.

The chiefs take their seats on the row of stones along the edge of the higher platform. They wear crested feather helmets and large-patterned cloaks of red and yellow feathers. The Great One arrives. His helmet and cloak are a purity of rarest yellow feathers. He sits. Drums beat. A chant is intoned--vibrant, vehement. The chiefs sit immobile, and the scene dissolves into its own eternity. The old man and I are alone. Someone is calling my name. (39)





Bien que, tout comme les défenseurs de la créolité, de plus en plus de Hawaiiens polynésiens réécrivent l’Histoire de l’archipel et tentent de revaloriser le passé, leur peinture de l’ancienne société idéalisée est empreinte d’un malaise qui la différencie de celle de Raphaël Confiant et de Parick Chamoiseau. Elle apparait souvent dans un rêve, une vision d’un passé mythique déconnecté du présent et donc incapable de le critiquer. Tandis que les romans de la canne de Raphaël Confiant ou les romans de la ville de Patrick Chamoiseau ont des répercussions dans le présent, on doit deviner chez les auteurs hawaiiens traditionnalistes les projets futurs. Dans Waimea Summer, seule la connaissance des lois raciales de l’Etat permet de comprendre la critique implicite et l’utopie que représente le retour à une conception généalogique de l’identité, seule susceptible de préserver la communauté d’origine (actuellement pour être reconnu comme Hawaiien d’origine, il faut avoir 50% de sang polynésien) (40) :



The central problem with which Mark struggles is the oppositional way missionary discourse and eugenics structures hapa haole identity along the construction of race and racial mixing in contrast to the Hawaiian emphasis on genealogy, which implies a connection to ancestral history that guides future action. (41)



Lois-Ann Yamanaka met en évidence avec une légère ironie cette préoccupation des origines et la volonté de maîtriser à nouveau la signification de tous les aspects de la société :

Us get in the Jeep and pass the cow pasture
by the just burn sugar cane field.
Then us pass Punalu’u and Honoapu Mill.
Bernie go slow through Naalehu
then Waiohinu by the Mark Twain monkeypod tree.
Bernie tell me stories about every stone wall,
Every old graveyard, every stream,
and even the monkeypod tree. (42)



Les différents éléments du paysage renvoient à plusieurs pans de l’Histoire hawaiienne : le champ de canne à sucre fait allusion au développement de l’industrie du sucre importée par les missionnaires en 1835 (les premières familles de missionnaires sont arrivées en 1820), l’arbre renvoie à Mark Twain qui est en 1866 un des premiers touristes des îles qui lui ont inspiré en 1869 l’essai The Innocents Abroad dans lequel il se moque des préjugés sur les Hawaiiens. Ainsi, à travers la description de Bernie, l’Histoire des colons et des immigrés est inclue dans la société. En effet, celui-ci adopte même un symbole extérieur : l’arbre planté par Mark Twain (“ the monkeypod tree ”) lors de sa visite à Hawaii. L’utopie de Lois-Ann Yamanaka est donc basée sur les potentiels du lieu de naissance et sur l’ouverture aux cultures importées, plus que sur un retour à l’archipel d’avant le contact avec la civilisation de James Cook.


L’utopie “ insulaire ” offre une alternative aux utopies européennes et américaines, car la société idéale antillaise et hawaiienne ont ceci de commun qu’elles explorent le passé pour le faire revivre de façon différente. Les projets de société idéale proposent rarement des alternatives radicales à la société existante : amélioration ou redécouverte du passé, méfiance à l ‘égard des utopies de la consommation superficielle ou au contraire de l’authentique.Peuples qui se cherchent encore ou qui se redécouvrent, les archipels antillais et hawaiiens se distinguent du Vieux ou du Nouveau Continent , plus sûrs de leur passé et de leur futur. Antilles et Iles du Pacifique partagent un avenir beaucoup plus incertain : “ The dark forests of the Big Island hide secret fears in their thick underbrush, and their green gloom and scent. (…) it all depends on what we choose to make of this obviously highly complex setting, this Hawai’i, its history, and the people who live in it. ” (43)

Notes


(1) Hugues, Micheline L’utopie, Paris, Nathan, 1999, p.70. Les italiques sont dans le texte.
(2) Chamoiseau, Patrick Texaco, Gallimard, 1992, p.169.
(3) Pineau, Gisèle L’exil selon Julia, Paris, Stock, 1996, p.127.
(4) Pineau, Gisèle Op. cit., p.126.
(5) Yamanaka, Lois-Ann Wild meat and the bully burgers, San Diego, New York, Harvest, 1997, p.4.
(6) Yamanaka, Lois-Ann Op. cit., p.20-22.
(7) “ What land is there?/It is the true, native land/It is Hilo of Hanakahi, of the/sounding lehua./The canoe (bird) has arrived at our birthplace/…/The work of the navigators is fulfilled. ”, Andrade, Carlos Ocean Road from Rarotonga to Hawai’i , inédit, cité par Haunani Trask “ Decolonizing Hawaiian Literature ” Inside Out. Literature, Cultural politics, and identity in the New Pacific (Ed. Vilsoni Hereniko & Rob Wilson), Lanham, Rownan & Littlefield Publishers, 1999, p.173 (8) Trask, Haunani Op. cit., p.173.
(9) Balaz, Joe “ Moe ‘Uhane ” Ho’om_noa : An Anthology of Contemporary Hawaiian Literature (Ed. Joe Balaz), Honolulu, K_ Pa’a, 1989, p.73.
(10) Tonouchi, Lee A. “ my girlfriend’s one star trek geek ”, da word, Honolulu, Bamboo Ridge Press, 2001, p.87. Dans la série télévisée Star Trek Voyager, les Borgs sont les pires ennemis de la Terre. Leur société s’apparente à celle des abeilles : en dehors de leur Reine, les Borgs n’ont aucune individualité car leur mémoire a été effacée au moment de l’assimilation. Ils assimilent toutes les espèces intelligentes rencontrées. La phrase citée est, à de rares exceptions près, la seule que les Borgs maîtrisent.
(11) Pour une liste plus détaillée des séries TV et longs métrages tournés à Hawaii , consulter le site de la Kauai Film Commission : http://www.kauaifilm.com/based.html
(12) Holt, John Dominis Waimea Summer, Honolulu, Topgallant Publishing, 1976, p.11.
(13) Najita Susan Y. “History, Trauma, and the Discursive Construction of “ Race ” in John Dominis Holt's Waimea SummerCultural Critique 47, Winter 2001, p.168-169.
(14) Hugues, Micheline Op. cit., p.38 ; les italiques sont dans le texte.
(15) Pineau, Gisèle Op. cit., p.241.
(16) Pineau, Gisèle L’âme prêtée aux oiseaux, Paris, Stock, 1998, p.180-181.
(17) Pineau, Gisèle Op. cit., p.215.
(18) Chamoiseau, Patrick L’esclave vieil homme et le molosse, Paris, Gallimard, 1997, p.91-92.
(19) Chamoiseau, Patrick Op. cit., p.186.
(20) Chamoiseau, Patrick Chronique des sept misères, Paris, Gallimard, 1986 et Solibo Magnifique, Gallimard, 1988.
(21) Yamanaka, Lois-Ann Blu’s Hanging New York, Farrar Straus & Giroux, 1997 et Heads by Harry, Farrar Straus & Giroux; February 1999.
(22) Capécia, Mayotte Je suis Martiniquaise, Paris, Corrêa, 1948 ; Confiant, Raphaël Le Nègre et l’Amiral, Paris, Grasset, 1988 et Condé, Maryse Desirada, Paris, Robert Laffont, 1997.
(23) Godin, Christian “ D’une utopie à l’autre ” La renaissance de l’utopie, Magazine littéraire, Mai 2000, Paris, p.42.
(24) Manguel, Alberto “ Pour la première fois, nous vivons dans une utopie ” La renaissance de l’utopie, Magazine littéraire, Mai 2000, Paris, p.20.
(25) Confiant, Raphaël Commandeur du sucre, Paris, Écriture, 1994, p.81.
(26) Chamoiseau, Patrick/Delver, Gérard/Glissant, Edouard et Juminer, Bertène “ Manifeste pour refonder les DOM ” Le Monde, vendredi 21 janvier 2000.
(27) Confiant, Raphaël Op. cit., p.294.
(28) Confiant, Raphaël Régisseur du rhum, Paris, Écriture, 1999, p.185.
(29) Confiant, Raphaël Op. cit., p.355.
(30) Confiant, Raphaël Commandeur du sucre, p.327.
(31) Orville, Xavier Moi, Trésilien-Théodore Augustin, Paris, Stock, 1996, p.40.
(32) Hugues, Micheline Op. cit., p.109.
(33) Orville, Xavier Op. cit., p.42.
(34) Orville, Xavier Op. cit., p.43.
(35) Orville, Xavier Op. cit., p.14.
(36) Orville, Xavier Op. cit., p.41-42.
(37) Confiant, Raphaël Op. cit., p.351.
(38) Confiant, Raphaël Régisseur du rhum, p.205.
(39) Holt, John Dominis Op. cit., p.195.
(40) “ J. Kehaulani Kauanui has aptly noted the difference between pedigree and genealogy in the contemporary Hawaiian sovereignty struggle. The Hawai'i State Constitution and the Hawaiian Homes Commission Act of 1920 define “ native Hawaiian ” in terms of blood quantum, specifically, 50 percent Hawaiian blood. Kauanui argues that this notion of pedigree is based upon the assumption of racial purity and the suggestion that as racial mixing and intermarriage continue, “ Hawaiians ” as defined by blood quantum, will be bred out of existence, will “ vanish. ” ” (Najita Susan Y. Op. cit., p.167.)
(41) Najita Susan Y. Op. cit., p. 168,
(42) Yamanaka, Lois-Ann “ Glass ” Saturday Night at the Pahala Theatre, Honolulu, Bamboo Ridge Press, 1993, p.107.
(43) Sumida, Stephen H. And the View from the Shore. Literary traditions of Hawai’i, Seattle, London, University of Washington Press, 1991, p.163.





Bibliographie



Oeuvres :

- Andrade, Carlos “ Ocean Road from Rarotonga to Hawai’i ” , inédit, cité par Haunani Trask dans “ Decolonizing Hawaiian Literature ” Inside Out. Literature, Cultural Politics, and Identity in the New Pacific (Ed. Vilsoni Hereniko & Rob Wilson), Lanham, Rownan & Littlefield Publishers, 1999.
- Balaz, Joe “ Moe ‘Uhane ” Ho’omanoa : An Anthology of Contemporary Hawaiian Literature (Ed. Joe Balaz), Honolulu, Ka Pa’a, 1989.
- Capécia, Mayotte Je suis Martiniquaise, Paris, Corrêa, 1948
- Chamoiseau, Patrick Chronique des sept misères, Paris, Gallimard, 1986.
- Chamoiseau, Patrick Solibo Magnifique, Gallimard, 1988.
- Chamoiseau, Patrick Texaco, Gallimard, 1992.
- Chamoiseau, Patrick L’esclave vieil homme et le molosse, Paris, Gallimard, 1997.
- Condé, Maryse Desirada, Paris, Robert Laffont, 1997.
- Confiant, Raphaël Le Nègre et l’Amiral, Paris, Grasset, 1988.
- Confiant, Raphaël Commandeur du sucre, Paris, Écriture, 1994.
- Confiant, Raphaël Régisseur du rhum, Paris, Écriture, 1999.
- Holt, John Dominis Waimea Summer, Honolulu, Topgallant Publishing, 1976.
- Orville, Xavier Moi, Trésilien-Théodore Augustin, Paris, Stock, 1996.
- Pineau, Gisèle L’exil selon Julia, Paris, Stock, 1996.
- Pineau, Gisèle L’âme prêtée aux oiseaux, Paris, Stock, 1998.
- Tonouchi, Lee A. “ my girlfriend’s one star trek geek ”, da word, Honolulu, Bamboo Ridge Press, 2001.
- Yamanaka, Lois-Ann “ Glass ” Saturday Night at the Pahala Theatre, Honolulu, Bamboo Ridge Press, 1993.
- Yamanaka, Lois-Ann Blu’s Hanging, New York, Farrar Straus & Giroux, 1997.
- Yamanaka, Lois-Ann Wild meat and the bully burgers, San Diego, New York, Harvest, 1997.
- Yamanaka, Lois-Ann Heads by Harry, Farrar Straus & Giroux; February 1999.

Oeuvres critiques :

- Chamoiseau, Patrick/Delver, Gérard/Glissant, Edouard et Juminer, Bertène “ Manifeste pour refonder les DOM ” Le Monde, vendredi 21 janvier 2000.
- Godin, Christian “ D’une utopie à l’autre ” La renaissance de l’utopie, Magazine littéraire, Mai 2000, Paris.
- Hugues, Micheline L’utopie, Paris, Nathan, 1999.
- Manguel, Alberto “ Pour la première fois, nous vivons dans une utopie ” La renaissance de l’utopie, Magazine littéraire, Mai 2000, Paris.
- Najita Susan Y. “History, Trauma, and the Discursive Construction of “ Race ” in John Dominis Holt's Waimea SummerCultural Critique 47, Winter 2001.
- Stewart, Frank Passages to the Dream Shore: Short Stories of Contemporary Hawaii (A Kolowalu Book), Honolulu, University of Hawaii Press, 1987.
- Sumida, Stephen H. And the View from the Shore. Literary traditions of Hawai’i, Seattle, London, University of Washington Press, 1991.
- Trask, Haunani “ Decolonizing Hawaiian Literature ” Inside Out. Literature, Cultural Politics, and Identity in the New Pacific (Ed. Vilsoni Hereniko & Rob Wilson), Lanham, Rownan & Littlefield Publishers, 1999.




Nathalie Schon


Les îles hawaiiennes et le rêve américain

En cours de publication



Dans la littérature hawaiienne, l’espace imaginaire hawaiien, peu connu en France, s’inscrit non pas dans un cadre insulaire comme on peut s’y attendre de la part d’auteurs habitant un archipel regroupant six îles principales : O’ahu, The Big Island, Mau’i, Kaua’i, Moloka’i et Lana’i, mais dans un espace polynésien pacifique. Cette absence d’insularité imaginaire apparaît à travers la conception d’une utopie omniprésente dans les littératures polynésiennes des USA.
En Europe et aux Etats-Unis, l’utopie a la connotation d’un rêve impossible. D’ailleurs, il faut s’y habituer, l’utopie en général finit mal : soit parce qu’elle est victime d’une société extérieure corrompue (Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre), soit parce qu’il s’agit d’une anti-utopie (Brave New World d’Aldous Huxley). Cependant, rien dans la définition du concept n’indique la fin malheureuse comme inhérente au projet utopique. Dans les littératures hawaiiennes, la fin heureuse n’est d’ailleurs pas abandonnée, même si elle est loin d’être évidente. Dans la tradition littéraire européenne, il faut distinguer deux types d’utopie : les utopies “ naturelles ” chantant un mode de vie plus proche de la nature, inspiré d’un bonheur “ primitif ” antérieur au besoin de conquête et les utopies “ religieuses ”, sociétés organisées sur la base d’un enseignement, d’une parole révélée, inspiration de bon nombre d’anti-utopies.
Du point de vue insulaire, les catégories ne sont pas tout à fait les mêmes. En effet, l’utopie “ naturelle ” va de pair avec une sacralisation du passé, ce qui ne surprend pas dans des sociétés dans lesquelles le religieux garde son importance. A ce passé idéalisé privilégiant un milieu rural sacralisé, s’oppose une vision du futur, détachée de tout contexte religieux.
Ces deux façons de penser l’utopie sont celles d’une part de Lois-Ann Yamanaka, Lee A. Tonouchi et d’autre part de John Dominis Holt, Carlos Andrade et Joe Balaz.
Dans les deux cas, l’utopie se distingue par deux thèmes majeurs : le sacré et une société idéale ouverte sur l’originel ainsi que par la création d’un système qui englobe tous les aspects de la société afin de la rendre crédible, “ réelle ”.


Le sacré, ingrédient de l’utopie



Une caractéristique fondamentale de l’ordre utopique est un garant traditionnel : l’Eglise. Dans la plupart des grandes utopies, l’église est généralement présente sous une forme ou une autre : “ Il y a une religion utopique comme il y a une constitution utopique. (…) Cette religion est monothéiste, mais à l’inverse du Judaïsme, du Christianisme et de l’Islam elle n’est pas révélée. Elle est conforme à la “ raison naturelle ”, monothéiste parce que rationnelle. ” (1)

Dans la littérature hawaiienne, l’Américain du continent est un étranger, parfois même les immigrés installés de longue date et constituant actuellement la majorité de la population dans un archipel fortement métissé sont ignorés dans des œuvres prônant le retour à la société d’origine : la monarchie polynésienne.
L’utopie prend naturellement un visage différent lorsqu’elle est mise en scène par une descendante d’immigrés japonais à Hawaii, comme Lois-Ann Yamanaka.
Dans les deux cas, l’utopie et avec elle la sacralisation, ironique ou non, de la société idéale est omniprésente dans la littérature hawaiienne.
Lois-Ann Yamanaka s’en sert abondamment pour se moquer des utopies superficielles imposées aux Hawaiiens par la publicité et les médias américains:

Shirley Temple sob-talked the best, and I used to wish I was just like her, with perfect blond ringlets and pink cheeks and pout lips, bright eyes and a happy ending every Sunday and crying ‘cause of being happy, I mean real happy, so someone watching can cry too. (…)
But one day I want to write my very own happy ending. (3)




Le jour n’est pas choisi au hasard. C’est le dimanche, pendant la messe, que les enfants rêvent d’un monde meilleur à la Hollywood.
Tel que l’épisode est raconté, il est absurde. Le bonheur n’est pas expliqué et l’utopie consiste donc en un sentiment magnifié, détaché de toute culture, de toute société.
L’Amérique des clichés, entre Coca-Cola et Malibu Barbie, et des publicités béates des années 50 est sacralisée, tandis que l’Eglise laisse les enfants indifférents. Le rapprochement des deux sphères n’est pourtant pas gratuit, car ce sont les missionnaires qui les premiers ont cherché à modifier les coutumes hawaiiennes. Si Lovey aspire à recréer dans son île la société américaine imaginée, celle des “ haole ”, l’Eglise y est pour beaucoup :

The Perfect Haole House : (…) In the kitchen, there are blue glasses – no Dino Flintstone cups – and matching dishes with roses on them and Tupperware that’s still shiny. When you want a soda, the mother pours real Coca-Cola and 7-Up, not RC or Diamond Head Lemonlime.(…)
Where no one encourages Mother at Christmas to dance to “Cockeye Mayor from Kaunakakai” as Aunt Helen plays the ukulele and everyone laughs and claps and throws money as the dog begins to bark and Uncle Ed yells, “We go caroling !” And they all hold each other and sing “Manuela Boy, My Dear Boy” down the driveway as Aunt Helen strums her ukulele as I watch at the picture window thinking about angels and the Lennon Sisters singing hymns. (4)


L’anti-utopie ironique de Lois-Ann Yamanaka se différencie, malgré la dénonciation commune de la destruction de la culture hawaiienne, des visions d’avenir d’un certain nombre d’Hawaiiens d’origine, c’est-à-dire polynésiens. Leur point de vue est en partie traduit par les poèmes inédits largement cités par Haunani Trask, poète, chercheur à l’Université de Hawai’i et militante indépendantiste :


Aia ka ‘aina hea ?
He ‘aina maoli na ho’i ia !
‘O ia na ’o Hilo Hanakahi
o ke kani lehua
Hiki ka manu i ke one hanau

ka ka hana o na ho’okele (5)


L’utopie consiste ici en un retour aux sources. L’ancienne société est perçue comme parfaite. Rien n’est remis en question ou critiqué : “ Under clouds at midnight, the poet sees the looming lights of home. Note the traditional references to Hilo as the home of the chief, Hanakahi ; to the Hawaiian name for home as one hanau, or birthsands ; and to the canoe as the returning bird, or manu ” (6)
Réaliser l’utopie paraît simple : la perfection existe déjà ; il suffit de se débarrasser de ce qui est étranger, destructeur. L’utopie n’est donc pas projetée dans le passé (Paul et Virginie) ou l’ailleurs (Robinson Crusoe), mais dans le présent et le pays natal, ce qui distingue cette utopie des utopies américaines, antillaises et européennes :

I dream of
The ways of the past-

I cannot go back.

I hike the hills
and valleys of Wahiawa,
walking through crystal
streams,
and scaling green cliffs.

(…)

I grow bananas, ‘ulu,
and papayas,
in the way of the ‘aina.

I cannot go back.

I never left. (7)




Il s’agit pourtant bien d’une utopie, car sa réalisation relève au moment de la narration encore du rêve.
Le rêve prend ainsi une part très importante dans la sacralisation hawaiienne. On le trouve également de façon directe ou indirecte dans les titres des chapitres de Wild meat and the Bully burgers (1997) de Lois-Ann Yamanaka : “ Happy Endings ”, “ I Wanna Marry a Haole So I Can Have a Haole Last Name ”, “ Crazy Like a Dream ”, de da word (2001) de Lee A. Tonouchi : “ distant galaxies ” ou dans celui de l’anthologie éditée par Frank Stewart : Passages to the Dream Shore : Short Stories of Contemporary Hawaii (1987).
L’utopie semble donc tristement hors de portée, comme si les auteurs se résignaient à une assimilation complète au continent américain : “ And den at da screen. Dey wen arrive. “ We are Borg. You will be assimilated into the Borg kollective. Resistance is fu-tile . All uncertain, I wen jus stare at da TV and I found my lips mountin’ their catch phrase, word fo’ word – like I had known ‘um all along.” (8).
La métaphore empruntée à la science-fiction américaine démontre que de plus en plus les metteurs en scènes hollywoodiens rêvent à la place des Hawaiiens. Ainsi, les protagonistes de Lee A. Tonouchi se perçoivent à travers les yeux des héros de Star Trek ou de Star Wars (“ distant galaxies ”), laissant derrière eux leurs îles, qui prennent tour à tour les traits de l’Australie (The Thorn Birds, série TV, Daryl Duke, Warner Bros, 1983), de l’Afrique (Outbreak, long métrage, Wolfgang Petersen, Warner Bros, 1995), de l’Amérique du Sud (Indiana Jones : Raiders of the Lost Ark, long métrage, Steven Spielberg, Paramount Pictures, 1981), quand elles ne sont pas situées plus ou moins nulle part (Jurassic Parc 3, long métrage, Joe Johnston, Amblin/Universal Pictures, 2001 ou Fantasy Island, série TV, Michael Dinner, Columbia Tristar Television, 1998) (9).
Quoi d’étonnant si dans Waimea Summer (1976), John Dominis Holt dépeint Hawaii comme un passé idéalisé hors de portée du protagoniste principal ? Il ne peut faire revivre le jardin d’Eden dans le présent : “Growth of tree, shrub, and other plants was most fiercely luxuriant. I had the sense that the gods had blessed Waimea as once the God of the Old Testament had bestowed magical, extravagant beauty upon Eden ” (10) En effet, la description est intemporelle, comme une utopie détachée de tout, trop vague pour être jamais réalisée :

…a past that presents itself in pieces and fragments in contemporary Hawai'i and continually points to the difficulty of forging a nationalism and nationalist identity upon a retrieved “ authentic ” past. Here, David Lloyd's definition of “ authentic ” in Anomalous States may prove useful. He defines the term not as an essence or a “ prior recoverable authenticity ” but as a “ projective desire ” whose aim is cultural and national homogeneity. (11)



L’utopie, si elle idéalise le passé, n’est donc pas illusion, mais un rêve dont chacun de ces auteurs sait qu’il est difficile à atteindre, mais aussi qu’il est nécessaire afin de progresser vers une société hawaiienne autonome.



La ville utopique : l’insularité moderne ?


Depuis Robinson Crusoe et Paul et Virginie, la nouvelle société idéalisée est souvent située sur une île déserte, mais celle-ci est parfois remplacée par une ville isolée. En effet, la ville utopique reste très vague, coupée du monde extérieur comme l’île du naufrage :

Au niveau symbolique, l’île est un centre, le “ nombril du monde ”, d’où jaillissent la vie, l’énergie originelle. C’est aussi un microcosme, un monde complet, parfait. Enfin c’est une figure du sein maternel, lieu de la béatitude originelle (le Paradis terrestre est aussi une île).
Au niveau conscient, l’insularité assure la protection de l’identité singulière et de la perfection utopiques contre la contamination par l’extérieur imparfait et corrupteur. Détail significatif : l’acte fondateur de la première utopie est la rupture du cordon ombilical qui reliait son territoire au continent. Utopie n’était pas une île, elle est devenue une île par la volonté de son fondateur. (12).


Les auteurs hawaiiens, quant à eux, ne s’intéressent guère à la ville, ni à l’insularité car la taille de l’archipel et les liens avec d’une part les nombreuses îles polynésiennes et d’autre part avec le continent américain, n’isolent pas l’île. Tout projet utopique prend des dimensions qui dépassent les limites de l’archipel pour s’étendre aux “ cousins ” des îles du Pacifique.
En cela aussi, la littérature hawaiienne se distingue de la littérature utopique “ classique ”. Il ne s’agit pas d’expérimenter de nouvelles solutions et de les comparer à la société actuelle, mais de retrouver ce que les Hawaiiens pensent avoir perdu. Ils savent déjà que le rêve est meilleur que la réalité.
Les romans d’un même auteur se déroulent ainsi sur différentes îles de l’archipel, ce qui n’est pas le cas chez les auteurs antillais : Blu’s Hanging de Lois-Ann Yamanaka se déroule sur l’île paisible et pauvre de Molokai, tandis que Heads by Harry met en scène Hilo, capitale de l’île volcanique Hawaii (surnommée aussi The Big Island) (13). Dans Blu’s Hanging, un des jeunes protagonistes s’enfuit pour O’ahu, tenté par le prestigieux centre commercial Ala Moana à Honolulu et par la vie de ses parents plus aisés. Le rêve de la société de consommation est à portée de main. Seul le prix du billet retient les personnages de Lois-Ann Yamanaka dans leur île. L’utopie n’est donc pas perçue dans le cadre de l’île, ni même de la ville, puisque si Honolulu est symbole de la société idéale, celle-ci ne se limite pas à la capitale. Le départ n’est pas perçu comme une évasion, mais plutôt comme une fugue.
Dans la littérature hawaiienne, l’utopie est le plus souvent la réunion d’une famille polynésienne ou inter-communautaire.


Nostalgie et totalité


Une autre caractéristique majeure de la littérature utopique est la représentation d’une société dans sa totalité, afin de lui conférer une existence, certes virtuelle, mais qui rend crédible l’application dans la réalité :

Le rêve d’utopie est celui de réduire la totalité (humaine, naturelle, sans l’infini de Dieu, justement, car il lui ferait échec) à un tout bien enclos. D’où l’image récurrente de l’île, perfection protégée. Et à l’espace circonscrit, correspond le temps arrêté : cet au-delà de l’Histoire est une fin, aux deux sens de but et de terme. (14)


Une utopie est soit une société idéale, comme chez Thomas More, soit le monde d’un seul homme, où l’on reconstruit la société, comme chez Defoe. Robinson prend un nouveau départ. Il construit cependant sa nouvelle société avec les outils de l’ancienne, des graines qui lui permettent de lancer une petite agriculture, des animaux et – c’est très important – des livres, du papier et de l’encre, qui lui permettent de tenir le journal que nous sommes en train de lire. (15)


Dans la littérature hawaiienne, l’on trouve souvent des descriptions minutieuses des traditions monarchiques. L’ancienne société hawaiienne était jusqu’à l’annexion par les Etats-Unis une monarchie et les traditions de l’archipel sont toutes liées aux valeurs et coutumes du roi et des ali’i, les nobles, “ chefs ” locaux. La vision de Mark Hull dans Waimea Summer s’impose comme un rétablissement de l’ancienne société, même si les sentiments du jeune homme sont partagés :

As I back away from the old man, chiefs are gathering in the brilliant noonday sun. Attendants carry kahili, tabu sticks, and images held aloft on long poles. The walls of the heiau teem with wooden sculptures of angry, protective deities. The oracle tower, covered with white tapa, rises fifty feet from the lower platform. Under the tower, kahunas in white tapa, stand chanting prayers.

The chiefs take their seats on the row of stones along the edge of the higher platform. They wear crested feather helmets and large-patterned cloaks of red and yellow feathers. The Great One arrives. His helmet and cloak are a purity of rarest yellow feathers. He sits. Drums beat. A chant is intoned--vibrant, vehement. The chiefs sit immobile, and the scene dissolves into its own eternity. The old man and I are alone. Someone is calling my name. (16)



Bien que, tout comme les défenseurs de la créolité, de plus en plus de Hawaiiens polynésiens réécrivent l’Histoire de l’archipel et tentent de revaloriser le passé, leur peinture de l’ancienne société idéalisée est empreinte d’un malaise qui la différencie de celle de Raphaël Confiant et de Parick Chamoiseau. Elle apparait souvent dans un rêve, une vision d’un passé mythique déconnecté du présent et donc incapable de le critiquer. Tandis que les romans de la canne de Raphaël Confiant ou les romans de la ville de Patrick Chamoiseau ont des répercussions dans le présent, on doit deviner chez les auteurs hawaiiens traditionnalistes les projets futurs. Dans Waimea Summer, seule la connaissance des lois raciales de l’Etat permet de comprendre la critique implicite et l’utopie que représente le retour à une conception généalogique de l’identité, seule susceptible de préserver la communauté d’origine (actuellement pour être reconnu comme Hawaiien d’origine, il faut avoir 50% de sang polynésien) (17) :



The central problem with which Mark struggles is the oppositional way missionary discourse and eugenics structures hapa haole identity along the construction of race and racial mixing in contrast to the Hawaiian emphasis on genealogy, which implies a connection to ancestral history that guides future action. (18)



Lois-Ann Yamanaka met en évidence avec une légère ironie cette préoccupation des origines et la volonté de maîtriser à nouveau la signification de tous les aspects de la société :

Us get in the Jeep and pass the cow pasture
by the just burn sugar cane field.
Then us pass Punalu’u and Honoapu Mill.
Bernie go slow through Naalehu
then Waiohinu by the Mark Twain monkeypod tree.
Bernie tell me stories about every stone wall,
Every old graveyard, every stream,
and even the monkeypod tree. (19)


Les différents éléments du paysage renvoient à plusieurs pans de l’Histoire hawaiienne : le champ de canne à sucre fait allusion au développement de l’industrie du sucre importée par les missionnaires en 1835 (les premières familles de missionnaires sont arrivées en 1820), l’arbre renvoie à Mark Twain qui est en 1866 un des premiers touristes des îles qui lui ont inspiré en 1869 l’essai The Innocents Abroad dans lequel il se moque des préjugés sur les Hawaiiens.
Ainsi, à travers la description de Bernie, l’Histoire des colons et des immigrés est inclue dans la société. En effet, celui-ci adopte même un symbole extérieur : l’arbre planté par Mark Twain (“ the monkeypod tree ”) lors de sa visite à Hawaii. L’utopie de Lois-Ann Yamanaka est donc basée sur les potentiels du lieu de naissance et sur l’ouverture aux cultures importées, plus que sur un retour à l’archipel d’avant le contact avec la civilisation de James Cook.


L’utopie “ insulaire ” offre une alternative aux utopies européennes et américaines, car la société idéale antillaise et hawaiienne ont ceci de commun qu’elles explore le passé pour le faire revivre de façon différente.
Les projets de société idéale proposent rarement des alternatives radicales à la société existante : amélioration ou redécouverte du passé, méfiance à l ‘égard des utopies de la consommation superficielle ou au contraire de l’authentique.
Peuples qui se cherchent encore ou qui se redécouvrent, les archipels antillais et hawaiiens se distinguent du Vieux ou du Nouveau Continent , plus sûrs de leur passé et de leur futur.
Antilles et Iles du Pacifique partagent un avenir beaucoup plus incertain : “ The dark forests of the Big Island hide secret fears in their thick underbrush, and their green gloom and scent. (…) it all depends on what we choose to make of this obviously highly complex setting, this Hawai’i, its history, and the people who live in it. ” (20)



(1) Hugues, Micheline L’utopie, Paris, Nathan, 1999, p.70. Les italiques sont dans le texte.
(2) Yamanaka, Lois-Ann Wild meat and the bully burgers, San Diego, New York, Harvest, 1997, p.4.
(3) Yamanaka, Lois-Ann Wild meat and the bully burgers, San Diego, New York, Harvest, 1997, p.4.
(4) Yamanaka, Lois-Ann Op. cit., p.20-22.
(5) “ What land is there?/It is the true, native land/It is Hilo of Hanakahi, of the/sounding lehua./The canoe (bird) has arrived at our birthplace/…/The work of the navigators is fulfilled. ”, Andrade, Carlos Ocean Road from Rarotonga to Hawai’i , inédit, cité par Haunani Trask “ Decolonizing Hawaiian Literature ” Inside Out. Literature, Cultural politics, and identity in the New Pacific (Ed. Vilsoni Hereniko & Rob Wilson), Lanham, Rownan & Littlefield Publishers, 1999, p.173.
(6) Trask, Haunani Op. cit., p.173.
(7) Balaz, Joe “ Moe ‘Uhane ” Ho’omanoa : An Anthology of Contemporary Hawaiian Literature (Ed. Joe Balaz), Honolulu, Ka Pa’a, 1989, p.73.
(8) Tonouchi, Lee A. “ my girlfriend’s one star trek geek ”, da word, Honolulu, Bamboo Ridge Press, 2001, p.87. Dans la série télévisée Star Trek Voyager, les Borgs sont les pires ennemis de la Terre. Leur société s’apparente à celle des abeilles : en dehors de leur Reine, les Borgs n’ont aucune individualité car leur mémoire a été effacée au moment de l’assimilation. Ils assimilent toutes les espèces intelligentes rencontrées. La phrase citée est, à de rares exceptions près, la seule que les Borgs maîtrisent.
(9) Pour une liste plus détaillée des séries TV et longs métrages tournés à Hawaii , consulter le site de la Kauai Film Commission : http://www.kauaifilm.com/based.html
(10) Holt, John Dominis Waimea Summer, Honolulu, Topgallant Publishing, 1976, p.11.
(11) Najita Susan Y. “History, Trauma, and the Discursive Construction of “ Race ” in John Dominis Holt's Waimea SummerCultural Critique 47, Winter 2001, p.168-169.
(12) Hugues, Micheline Op. cit., p.38 ; les italiques sont dans le texte.
(13) Yamanaka, Lois-Ann Blu’s Hanging New York, Farrar Straus & Giroux, 1997 et Heads by Harry, Farrar Straus & Giroux; February 1999.
(14) Godin, Christian “ D’une utopie à l’autre ” La renaissance de l’utopie, Magazine littéraire, Mai 2000, Paris, p.42.
(15) Manguel, Alberto “ Pour la première fois, nous vivons dans une utopie ” La renaissance de l’utopie, Magazine littéraire, Mai 2000, Paris, p.20.
(16) Holt, John Dominis Op. cit., p.195.
(17) “ J. Kehaulani Kauanui has aptly noted the difference between pedigree and genealogy in the contemporary Hawaiian sovereignty struggle. The Hawai'i State Constitution and the Hawaiian Homes Commission Act of 1920 define “ native Hawaiian ” in terms of blood quantum, specifically, 50 percent Hawaiian blood. Kauanui argues that this notion of pedigree is based upon the assumption of racial purity and the suggestion that as racial mixing and intermarriage continue, “ Hawaiians ” as defined by blood quantum, will be bred out of existence, will “ vanish. ” ” (Najita Susan Y. Op. cit., p.167.
(18) Najita Susan Y. Op. cit., p. 168,
(19) Yamanaka, Lois-Ann “ Glass ” Saturday Night at the Pahala Theatre, Honolulu, Bamboo Ridge Press, 1993, p.107.
(20) Sumida, Stephen H. And the View from the Shore. Literary traditions of Hawai’i, Seattle, London, University of Washington Press, 1991, p.163.



Bibliographie



Oeuvres :

- Andrade, Carlos “ Ocean Road from Rarotonga to Hawai’i ” , inédit, cité par Haunani Trask dans “ Decolonizing Hawaiian Literature ” Inside Out. Literature, Cultural Politics, and Identity in the New Pacific (Ed. Vilsoni Hereniko & Rob Wilson), Lanham, Rownan & Littlefield Publishers, 1999.
- Balaz, Joe “ Moe ‘Uhane ” Ho’omanoa : An Anthology of Contemporary Hawaiian Literature (Ed. Joe Balaz), Honolulu, Ka Pa’a, 1989.
- Holt, John Dominis Waimea Summer, Honolulu, Topgallant Publishing, 1976.
- Tonouchi, Lee A. “ my girlfriend’s one star trek geek ”, da word, Honolulu, Bamboo Ridge Press, 2001.
- Yamanaka, Lois-Ann “ Glass ” Saturday Night at the Pahala Theatre, Honolulu, Bamboo Ridge Press, 1993.
- Yamanaka, Lois-Ann Blu’s Hanging, New York, Farrar Straus & Giroux, 1997.
- Yamanaka, Lois-Ann Wild meat and the bully burgers, San Diego, New York, Harvest, 1997.
- Yamanaka, Lois-Ann Heads by Harry, Farrar Straus & Giroux; February 1999.


Œuvres critiques

- Godin, Christian “ D’une utopie à l’autre ” La renaissance de l’utopie, Magazine littéraire, Mai 2000, Paris.
- Hugues, Micheline L’utopie, Paris, Nathan, 1999.
- Manguel, Alberto “ Pour la première fois, nous vivons dans une utopie ” La renaissance de l’utopie, Magazine littéraire, Mai 2000, Paris.
- Najita Susan Y. “History, Trauma, and the Discursive Construction of “ Race ” in John Dominis Holt's Waimea SummerCultural Critique 47, Winter 2001.
- Stewart, Frank Passages to the Dream Shore: Short Stories of Contemporary Hawaii (A Kolowalu Book), Honolulu, University of Hawaii Press, 1987.
- Sumida, Stephen H. And the View from the Shore. Literary traditions of Hawai’i, Seattle, London, University of Washington Press, 1991.
- Trask, Haunani “ Decolonizing Hawaiian Literature ” Inside Out. Literature, Cultural Politics, and Identity in the New Pacific (Ed. Vilsoni Hereniko & Rob Wilson), Lanham, Rownan & Littlefield Publishers, 1999.

  [email protected]

Hosted by www.Geocities.ws

1