La Petite Heure

 

Le piano


Mademoiselle Marielle venait à la maison
tous les jeudis.
Elle jouait adorablement le piano.
Elle était blonde et très belle.
Sa robe était blanche avec sur le col, à gauche,
 deux marguerites qu'elle me donnait toujours.
Je crois bien qu'elle avait seize ans.
J'en avais six alors et j'étais éperdument
amoureux d'elle.
 Après avoir écouté deux heures de Mozart sagement assis près du piano noir, j'allais reconduire Mademoiselle Marielle jusqu'à la butte aux fraises,
et là, je restais seul sur le petit pont qui saute la clôture à la regarder s'en aller puis disparaître,
puis à attendre je ne sais quel hasard impossible
qui l'eût fait revenir.
Elle ne revenait plus avant le jeudi suivant.
Je rêvais que Mademoiselle Marielle me prenait
dans ses bras et m'embrassait les joues en me disant :
" Je ne m'en irai plus jamais.
Je vais jouer du piano pour toujours. "
Ou bien, en s'en allant vers les quatre heures,
elle se retournait arrivée au chemin d'en haut,
et m'apercevant, revenait en courant
 pour rester à veiller.
Je rêvais d'autres fois que tout disparaissait du village, excepté la butte aux fraises avec le piano dessus
et nous deux.
J'ai vingt fois failli me jeter à son cou et l'embrasser.
Je n'osai jamais.
Comme je le regrette aujourd'hui, quand je songe
à quelles sincérités on peut se livrer
sans danger à cet âge tellement les grandes
personnes sont aveugles !
Un jeudi, elle n'est plus venue. Elle se mariait.
Je n'en sus rien.
Tous les jours, j'allais l'attendre sur la butte
en ayant l'air de chercher des fraises.
Je me disais :
 " Elle est peut-être malade, elle va venir demain. "
Jusqu'à ce jour terrible où je la vis arriver en costume brun avec Monsieur Léonce qui me dit
tout fier :
- Alors, tu en trouves des fraises ?
Je me mis à pleurer et me sauvai pour fuir
leurs odieuses consolations.
Elle venait faire une dernière visite à maman
avant de partir pour la ville.
Et comme je les regardais s'en aller :
- Mademoiselle Marielle a dit qu'on devrait te faire apprendre la musique plus tard.
Je ne suis plus jamais retourné sur la butte.
Nul ne s'en est aperçu ni soucié que moi même.

*

Gilles Vigneault


 

 

 

 

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