Extraits de
"Tragédie classique et théâtre du XIXe
siècle" de Louis
Jouvet
Sur le métier de professeur
LJ: [...] Ce qui m'intéresse, ce n'est pas de
fournir des premiers prix bien vernis, c'est de
vous donner le contact avec vous-mêmes, sur des
choses que j'ai expérimentées avant vous, des
réflexions que j'ai faites à force de jouer la
comédie pendant trente ans, que j'applique à ce
que vous êtes. Je voudrais que vous sentiez en
vous mon expérience. C'est ça la tradition d'un
métier, que ce soit pour un métier manuel ou un
autre. Il y a dans un métier manuel, en plus
d'une
expérience technique, une sensibilité proprement
dite. Ce n'est pas seulement qu'il faille faire
quelque chose de telle manière parce que c'est
ainsi. Quand un artisan dit: Il ne faut pas faire
ça ainsi, cela tient à des raisons profondes, à
la connaissance parfaite qu'a l'artisan soit de
la
matière qu'il emploie, soit de l'usage auquel est
destiné l'objet qu'il veut faire, et que seule
l'expérience peut lui donner.
Ce qu'il faut que vous appreniez, en trois ans
(et le métier de comédien serait le premier du
monde si vous appreniez cela), c'est à vous
connaître vous-mêmes. Le "connais-toi toi-même"
de la philosophie antique, c'est tout le métier
du comédien, tout son art. Se connaître soi-même
par rapport à Alceste ou à Marguerite Gauthier,
ce
n'est pas donné à tous les gens qui font de la
philosophie.
***
Style
LJ:[...] il y a différents
styles comme il y a différents auteurs. Quand
vous aurez compris ces différents styles des
différents auteurs, vous aurez le secret de la
diction. On ne doit pas jouer Marivaux, Musset,
Beaumarchais, Racine de la même manière.
Tu le comprendrais si tu avais joué une pièce de
Bernstein, écrite avec des points de suspension,
des interjections, à côté d'une pièce de
Giraudoux, où il y a une phrase qui commande par
son style un mécanisme différent de la
sensibilité de l'acteur. Le mécanisme de la
sensibilité chez l'acteur, la façon dont il
dispose sa sensibilité, est fonction de
l'écriture de la scène. Tu ne peux pas te
comporter sensiblement dans une phrase de
Marivaux comme dans un vers de Victor Hugo. C'est
cependant ce qui caractérise à peu près, à
l'heure
actuelle, l'exécution de ce répertoire.[...]
***
Les 3 éléments de l'exécution
dramatique
LJ: [...] Tu peux prendre un morceau comme
celui-là,
des vers, il y a trois éléments dedans, comme il
y a trois éléments dans n'importe quelle
exécution dramatique: il y a un texte, une phrase
d'une certaine longueur, qui a un certain
parcours, une certaine amplitude d'ondes. Voilà
le premier élément.
Le deuxième élément: c'est le sentiment qu'il y
a dans cette phrase, l'idée sensible qui y est
contenue.
Le troisième élément: c'est la respiration
proprement dite de cette phrase, c'est-à-dire son
émission extérieure.[...] Ce sont ces trois
éléments qui sont essentiels dans une exécution.
Prends les choses soit par le sentiment, soit par
la respiration, soit par l'amplitude de la
phrase, c'est toujours le même problème. Si tu commences simplement comme certains acteurs qui ont de l'inspiration, par respirer la phrase, cette respiration t'en donnera le sentiment. Si tu la sens bien, la sensibilité que tu éprouves à la dire te donnera nécessairement la respiration, la diction, c'est-à-dire l'émission en longueur.
Tout est lié là-dedans, à condition que tu
penses, c'est-à-dire que la sensibilité que tu
as, tu la contrôles en disant ce que tu dis, que
tu ne passes pas d'une phrase à l'autre comme un
express en brûlant les signaux.
***
Sentiment personnel vs le sentiment du
personnage
LJ: [...] L'erreur que vous commettez
tous, c'est que vous croyez qu'on a besoin de
votre sentiment pour voir le personnage. Quand un
musicien joue bien les notes, que son instrument
est bien sonore, bien accordé, que les notes sont
justes, il donne à l'auditeur une impression. Il
faut que le sentiment vienne des notes que tu
t'entends jouer, mais si tu mets tout de suite du
sentiment en jouant, tu fais ce que fait le
Tzigane, qui en rajoute, mais il ne joue pas le
morceau. C'est vrai pour tout ce qui est écrit,
pour tout le théâtre écrit, le théâtre dont le
texte est écrit par un homme inspiré, un poète.
Tu n'as pas le droit, tu n'as pas besoin de
mettre de sentiment. [...] Le texte ne doit
pas être pris comme un réceptacle pour les
sentiments du comédien, mais comme le réceptacle
d'un sentiment qui doit venir tout seul, si le
texte est dit comme il doit l'être.
La première des choses, au théâtre, c'est le
texte et non pas ce qu'on en fait. Quand on
répète bien un texte, on finit par éprouver le
sentiment, par trouver la clé de la scène.
Seulement, nous voulons toujours aller trop
vite.
***
Etat intérieur et mécanisme
dramatique
LJ: [...] Il est impossible que tu penses au
sens ou
l'auteur pense. Le comédien n'a pas de pensée et
n'a pas besoin d'être intelligent pour jouer la
comédie. Mais il lui faut donner l'impression
qu'il pense. Pour donner cette impression, il
faut qu'il y ait sur une phrase une émission
directe. Une fois que la phrase est dite, il y a
un petit déclenchement intérieur, il y a un petit
temps. Ce n'est pas un temps que tu prends avant
de donner l'autre phrase : "je ne me souviens
plus des leçons de Neptune"; et que tu continues:
"Mes seuls gémissements font retentir les bois",
on sent que, intérieurement, en toi, non par la
pensée, mais par la sensibilité, il n'y a pas de
différence dans ton état intérieur entre ces deux
phrases.
Dans la vie, si tu les disais ce serait par une
série de saccades successives, de pulsations qui
viennent du sentiment. C'est le sentiment qui te
donne des idées. Il faut retrouver cela.[...] Ce
petit temps, ce petit changement de registre
qu'on vous demande souvent quand vous passez
d'une idée à une autre, tu ne le fais pas. Tout
cela est débité de longueur. Quand on dit: pensez
ce que vous dites, cela revient toujours au même,
cela revient à ce que intérieurement il n'y a pas
de travail sensible; c'est que le sentiment est
toujours sur le même ton. Il faut apprendre à
fragmenter son sentiment, si j'ose dire, à le
faire bouger un peu en soi.[...]
***
Mécanisme dramatique ou comment "placer" une
scène
LJ: [...] L'identification de l'acteur et du
personnage, ce n'est pas vrai. Tu ne peux pas
vivre ta scène tous les soirs. En admettant que
tu aies une sensibilité telle que tu puisses
vivre cette scène-là, il y a des soirs où malgré
tout tu ne pourrais pas la jouer. Alors il faut
trouver, comme un violoniste, comme un exécutant,
il faut trouver les nuances, et les placer. Pour
cela il faut évider le texte de la sincérité de
sentiment, placer le sentiment avant de dire le
texte; alors tu as la sincérité voulue, la
liberté nécessaire pour le dire, en même temps
que la possibilité de te contrôler en le disant.
Quand on arrive à pratiquer cette dissection du
sentiment, si l'on peut dire, pendant longtemps
sur une scène, ou pendant longtemps dans une vie
d'acteur, on a un mécanisme étonnant. [...]
***
LJ: [A Claudia] Analyse les circonstances,
imagine les personnages, la scène et les
différents sentiment de la scène, les différentes
phases dans lesquelles sont les personnages...
c'est comme une série de couloirs, de chemins qui
font des zigzags, des dessins divers. Ces chemins
s'orientent, se croisent, s'entrecroisent, font un
dessin particulier, dessin qui rappelle un peu
ceux avec lesquels les danseurs ou les gens de
manège tracent les figures de danse sur le
parquet.
Il y a une similitude entre les déambulations du
danseur et les sentiments successifs d'une scène.
Elles ont un dessin. C'est ce qu'on appelle le
mécanisme de la scène.
C'est un mécanisme qu'il faut longtemps répéter,
comme le danseur fait dans son imagination la
danse qu'il va danser. De même, le comédien, sans
dire les mots, une fois qu'il a bien compris une
scène, qu'il l'a bien démontée, doit arriver,
dans son imagination, dans sa pensée, à jouer la
scène.
Et la scène devient alors ce qu'est la danse pour
le danseur,une série de phases, une série de
chemins, une série de déambulations avec leur
longueur propre.[...]
Le comédien croit que la mémoire mécanique
suffit, et l'articulation des mots. Cette mémoire
n'est pas suffisante. Il y a aussi la mémoire du
mouvement de la scène, mémoire des sentiments qui
créent les phases, les évolutions successives de
la scène. [...]
***
Acteurs
LJ: [...][A Nadia] Hermione est un personnage
un
petit peu fort pour toi à l'heure actuelle parce
que c'est une princesse de tragédie.
Nadia: Hermione est une jeune fille aussi.
LJ: Tu as raison, mais dis-toi que dans une
distribution on est parfois victime de cela. Tu
voudrais jouer actuellemnt avec une Andromaque, un
Oreste, un Pyrrhus, tu ne rencontrerais pas des
adolescents qui soient adaptés à toi. Pour bien
jouer Pyrrhus, Oreste, il faut avoir une
quinzaine d'années de métier; il y a, sur scène,
une présence plus dense, plus forte, dans un
homme de quarante ans que dans une Hermione de
vingt ans. Et cette disproporton d'âge créerait
un déséquilibre, d'autant que tu fais jeune.
C'est pourquoi on voit souvent une Hermione qui
évoque plutôt une chanteuse de Wagner. Mais c'est
la convention du théâtre. La magie et le mystère
qu'il y avait sur le théâtre, autrefois, il y a
seulement quarante ou cinquante ans, étaient plus
grands qu'aujourd'hui, du fait que l'éclairage
était limité à une rampe qui éclairait les
visages par le bas, ce qui laissait à la scène
plus de prestige. Aujourd'hui, on éclaire
terriblement les acteurs. C'est une raison, avec
d'autres, du discrédit dont souffre actuellement
la tragédie. Il est difficile de jouer Andromaque
avec des adolescents, et le cinéma a habitué le
public à des acteurs très jeunes. Il faut bien
admettre cependant que les actrices de quarante
ou cinquante ans ont souvent plus de talent que
les jeunes filles. [...]
***
Le trac et le dédoublement
LJ: [...] Je suis allé voir Le
Misanthrope, dimanche, C... m'a dit une chose
étonnante:"C'est affreux, c'est si difficile à
jouer cette pièce." Et il a ajouté: "On a un trac
épouvantable, c'est normal d'ailleurs, parce
qu'on se sent investi d'une haute responsabilité.
On sent qu'on va s'avouer devant le public."
C'est bien ça en partie, et il m'a dit cette
phrase: "On se sent seul." Je ferai mal le
commentaire de cette phrase, mais à mon avis,
elle a cette signification: on se sent seul,
pourquoi? Parce qu'on croit être le personnage et
qu'on n'est que soi-même. On se sent seul parce
qu'on se dit: Je rentre et je vais être Alceste.
Je me sens tout seul parce que je ne suis que
Jouvet. Mais si Jouvet rentre en scène avec
Alceste, Alceste est devant lui. Je le pousse
devant moi. Je l'invente, Alceste, mais je ne le
suis pas et je ne le serai jamais. Tu pousses ton
exécution d'un bout à l'autre d'une pièce en te
disant: je ne suis pas le personnage, mais
j'essaie de le dresser devant moi à l'aide du
texte de l'auteur. Et tu arrives à ce
dédoublement dont parle Diderot et qui est
nécessaire. Tu te sens seul parce que tu crois
être le personnage, mais on ne doit pas se sentir
seul, on doit se sentir investi d'un personnage,
avec le personnage devant soi.[...]
***
Travail sur une scène de Musset et sensation
d'effort
Hélène: [a de la difficulté à faire son
entrée]
Elle marche doucement, parce que je pense qu'elle
pense à ce qui lui arrive.
LJ: C'est de la logique pour le Théâtre Libre.
Tu es là pour une logique purement dramatique.
La logique dramatique de ce morceau c'est:
quelqu'un qui entre pour nous dire quelque chose.
Je me fiche de savoir ce que tu en penses;
je veux voir. Ce que tu penses n'est pas
intéressant pour le spectateur. Ce qui est
intéressant, c'est ce que tu indiques. Dès ton
entrée, par ta marche, par ta mimique, il faut
qu'on pense: c'est un personnage qui...
Ce que tu penses n'a pas d'importance. Tu peux
penser à tout autre chose: tiens, j'ai oublié de
fermer le robinet de la salle de bains. Il faut
entrer en scène, c'est l'important.
Hélène: [Entre et donne sa réplique]
LJ: Si tu attends avant de parler, c'est que
tu
n'es pas pressée de dire ce que tu as à dire.
Hélène: [elle recommence]
LJ: Tu sens la différence? Mais je veux encore
te
dire autre chose. Qui le lui dira?
Michel: Elle entre les yeux baissés.
LJ: Si tu entres les yeux baissés, c'est fini.
On
a envie de te dire: attention, il y a la rampe,
vous allez tomber.
Hélène: [elle recommence]
LJ: C'est mieux, mais ce n'est pas encore ça.
Entre sur le public. C'est dans l'oeil d'abord.
Les comédiens qui n'ont pas d'oeil ne sont pas
des comédiens. Avance sur nous, et que nous
voyions à ton oeil que tu vas nous dire quelque
chose. [Elle entre sans rien dire]. Parfait,
recommence.
Hélène: [elle recommence]
LJ: Recommence, mais avec bonne humeur
maintenant. Sonne-toi un peu comme on sonne les
timbres: je suis de bonne humeur? oui? Hop! et tu
entres.
Hélène: [elle recommence et donne toute la
réplique]
LJ: Qu'est-ce que tu en penses?
Hélène: Je ne me suis pas ennuyée en le
disant.
D'ordinaire, vers la fin, je commençais à trouver
que c'était long.
LJ: Ce que l'acteur pense, cela n'a pas
beaucoup
d'intérêt. On se dit quelquefois: Aujourd'hui je
n'étais pas mal. C'est le jour où on a été
mauvais.
On est fait pour faire effort sur scène. Il y
a un moment où l'effort est agréable, mais il
faut d'abord faire effort. Tu me dis: Je ne
me suis pas ennuyée, ça ne doit pas être mal. Il
y a de la complaisance là-dedans. Il faut d'abord
de l'effort. Il faut qu'on ait du mal à faire une
chose, même simple, même facile. Or, tu n'as pas
eu ce sentiment de l'effort. Tu as eu un
sentiment d'aisance. L'aisance ne peut arriver
qu'au bout de l'effort. Si, à un moment donné tu
sens que cet effort est bien fait et que,
conjointement à cet effort, tu as un sentiment
d'aisance, c'est valable. C'est le sentiment du
sportif quand il sent que les foulées qu'il fait
sont bonnes, mais qui en met un coup. [...]
Extraits tirés de
Tragédie classique et théâtre du XIXe siècle
de Louis Jouvet
Gallimard
1968