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Théâtre


Commentaires de B.L. Knapp sur quelques-uns des grands rôles de Louis Jouvet à la scène

Extraits de
"Louis Jouvet: Man of the Theatre"
de Bettina Liebowitz Knapp

La Jalousie du Barbouillé de Molière
[...] Dans cette oeuvre mineure, produite le 1er janvier 1914, [Jouvet] fit sa marque comme acteur et obtint son premier succès retentissant. De plus, l'auteur dont il s'était instinctivement éloigné, le croyant trop formidable pour ses modestes talents, s'avéra être celui qui lui convenait le mieux et qui lui offrait les moyens d'attirer l'attention.
La Jalousie du Barbouillé était le véhicule parfait pour Jouvet; et avec ce matériau, il créa un des personnages les plus remarquables de son répertoire. [...] En six brefs sketches, Jouvet incarnait dans le rôle du Docteur le pédant parfait, utilisant des effets comiques souvent purement grotesques, parfois classiques [...]. La grande taille du docteur avait été exagérée et il était tour à tour volubile, bouffon, pompeux, guindé, et satisfait. Toutefois, le jeu de Jouvet restait naturel et convaincant, malgré les distorsions, aussi paradoxal que cela puisse paraître. L'auditoire répondait d'une façon qui était très agréable pour un acteur, non seulement en savourant l'interprétation avec plaisir et pur délice, mais aussi en y reconnaissant quelque chose de familier et en prenant part involontairement à l'action sur la scène.[...]

La Nuit des Rois (Twelfth Night) de Shakespeare
[...] Jouvet étudia minutieusement son rôle et le texte de la pièce. Il apparut sous les traits de Sir Andrew Aguecheek, [...] et il était si amusant dans l'interprétation qu'il en donnait que Jacques Copeau dit à son sujet:

[...] Jouvet peut-être n'a jamais joué un rôle comique avec une plus savoureuse naïveté, avec plus de délicatesse ou de poésie. [Retraduit de l'anglais]

Avec ses rares dons de comique, Jouvet embellit le rôle de traits de génie. Parfois, Sir Andrew Aguecheek semblait être une marionnette effrayée, à d'autres moments lorsqu'il se tenait fièrement droit et digne, sa silhouette délicatement dessinée, on l'aurait pris pour un prince. La façon dont Jouvet interprétait le personnage, la voix constamment à bout de souffle, l'expression indécise de son visage, le dandinement de ses longues jambes lorsqu'il marchait, paraissait l'essence même de la puérilité et de la sottise, mais c'était une grande réussite de l'imagination créatrice. Il variait son interprétation lorsque, par exemple, son visage s'illuminait comme celui d'un clown avec un petit air espiègle; puis une tristesse l'envahissait, une prise de conscience révélatrice et mélancolique, de lui-même et de tout le mal qu'il y avait dans le monde.[...]
La Nuit des Rois fut acclamée par les critiques comme étant la production la plus remarquable du Vieux-Colombier. Elle rayonnait dans la mémoire avec une procession d'images inoubliables.[...]

La Coupe enchantée de La Fontaine
[...] Jouvet incarnait Josselin, le pédant. Il interprétait son rôle d'une façon grave et solennelle. [...] Lorsque Jouvet entrait, vêtu de noir, avec un chapeau pointu à large bord qui semblait accentuer l'inflexibilité de son caractère, des lunettes cerclées de noir, de minces sourcils qui faisaient pointer vers le haut son regard vide, et de longs cheveux raides, il était exactement ce qu'on attendait d'un pédant du XVIIe siècle. Dans ce rôle, il faisait grand usage de ses avant-bras dans une variété de gestes pour communiquer ses réactions au public. C'était une caractéristique courante chez Jouvet d'utiliser une partie de son corps, un bras ou une jambe, pour exprimer le sentiment de l'homme entier. Seul un grand mime peut arriver à faire cela comvenablement; seul un spectateur sensible peut apprécier à sa juste valeur l'importance de cet exploit artistique [...]
Jouvet tenait tout autant du clown que de l'acteur réaliste, et maintenant il possédait une telle maîtrise qu'il pouvait passer aisément de l'un à l'autre. En conséquence, avec sa mise en scène toute simple, La Coupe enchantée était vibrante, pleine de couleur et de fantaisie, tout en demeurant toujours fondamentalement réaliste, puisque le clown et le poète représentent tout deux la vie, à un niveau élevé de l'imaginaire. [...]

Knock, ou le Triomphe de la médecine de Jules Romains
[...] Knock-Jouvet était à son meilleur. En effet, ce rôle savoureux offrait des possibilités extraordinaires à l'acteur expérimenté. C'est dans ce rôle, plus particulièrement dans les scènes médicales, que Jouvet pu faire la démonstration qu'il était passé maître de son art.
Mais quel élément essentiel, pourrait-on demander, constituait l'excellence de son jeu dans le rôle du docteur Knock? Tout d'abord, Jouvet y mettait tant d'esprit et de vitalité qu'il créait immédiatement le moment dramatique entre auteur, public et acteur, et en maintenait constamment l'électricité pendant l'action, tout en révélant progressivement toutes les facettes du personnage de Knock. Considérons par exemple le visage du docteur Knock lorsqu'il examine un patient en parfaite santé. [...] En faisant part de ses préoccupations pour l'état de santé d'un patient, il devait révéler de nombreux sentiments, chacun précis et distinct, mais jamais exagéré, dans un langage physique qui soit immédiatement clair pour le public. Et tout en exprimant l'éventail de sentiments de la fourberie rusée jusqu'à la persécution, il devait également paraître humain [...] et son habileté devait éveiller chez le public un sentiment de sympathie amusée, et même de participation.
[...]

La Guerre de Troie n'aura pas Lieu de Jean Giraudoux
[...] Son apparence extérieure était calme; sa voix cependant était vibrante et forte, particulièrement dans la prière aux morts, et son jeu était d'autant plus efficace en raison de ces contrastes. Jouvet, qui personnellement détestait la guerre, se sentait si près du personnage que son identification personnelle lui apportait une force et une authenticité terribles. Puisqu'il parvenait à apporter les petits détails qui font qu'un personnage est reconnaissable pour le public, son jeu eut un impact remarquable et laissa une impression mémorable.[...]

L'Ecole des Femmes de Molière
[...] Jouvet était un Arnolphe enjoué, jubilant de tous les tours qu'il inventait. Par-dessus tout, il éprouvait un grand plaisir à s'imaginer en mari exceptionnel dont la femme ne serait jamais infidèle. Il était bien trop perspicace, croyait-il, pour qu'on puisse le tromper. [...] il était délicieusement amusant pour le public dans sa façon de se bercer d'illusions et de s'abuser lui-même. Cette façon de présenter le personnage était entièrement à l'opposé de la conception de ses prédécesseurs. Jouvet jouait Arnolphe comme un homme de bonne humeur et presque férocement gai.
Les rires l'accueillaient dès qu'il entrait en scène en se pavanant. Malgré la qualité funambulesque de la pièce, les brefs échanges, les brusques départs, les intermèdes au village, les apartés au public, Jouvet gardait toujours tous les éléments en équilibre, et avec une brillante agileté arrivait à maintenir le ton et la poésie des dialogues. Il donnait à Paris quelque chose de complètement Molièresque, un mélange heureux de farce et de haute comédie.
Il y avait également une grande variété dans le jeu de Jouvet. Son Arnolphe était constamment en mouvement, et il avait un large éventail de gestes révélateurs et amusants. Ses yeux fascinaient le public, et il en changeait l'expression de façon brillante et variée. A un moment, ils étaient rieurs, à l'autre, ils étaient intenses; puis une nouvelle surprise, ils devenaient désespérés, et à nouveau l'expression de ravissement à ses excès d'entrain et au plaisir de ses plans et stratagèmes ingénieux.
Tous les accessoires de la pièce renfermaient une signification subtile. La canne de Jouvet par exemple, [...] révélait clairement ce qui était sous-entendu et qu'il n'avait nul besoin de dire; c'était un accessoire de pantomime. Il s'y appuyait lorsque fatigué; il le laissait tomber quand il était malheureux. Dans un accès de colère, il jetait son mouchoir, et dans un moment d'angoisse, y cachait son visage. Il utilisait ces accessoires pour porter les élans de sentiment au-delà de son être physique. [...]
Jouvet comprenait ce personnage si parfaitement et le rendait si bien qu'il n'avait jamais besoin de se servir d'artifices théâtraux ou de stéréotypes dans aucune représentation.[...] Sa diction était toujours claire et précise, finement articulée, malgré une versification difficile.[...]

Electre de Jean Giraudoux
[...] Jouvet incarnait le rôle du Mendiant inspiré par Dieu. Dans une langue remplie d'images et d'ironie, il commentait les actions de ses semblables, tout en sondant leurs pensées les plus secrètes, pour finalement leur faire de sinistres prédictions. Ce rôle s'apparentait à celui du choeur de l'Antiquité.
Le corps ascétique et fatigué de Jouvet lui conférait la mystérieuse autorité de celui qui possède des pouvoirs plus qu'humains. Chaque fois qu'il parlait d'événements, ses yeux se perdaient dans l'infini et semblaient envisager quelque désastre prochain. [...]
Jouvet disait ses répliques dans un style fortement saccadé. En interrompant la dernière voyelle en fin de phrase, il en limitait la résonance et imposait un rythme particulier à son émission vocale. Ceci donnait à certaines répliques une qualité incantatoire qui rappelait la façon dont on faisait autrefois les déclarations solennelles. Pour varier l'effet, Jouvet adoptait parfois une voix chantante, et cela ajoutait une qualité ritualiste au texte. [...]

Ondine de Jean Giraudoux
[...] Lorsque Jouvet entrait en scène au début de la pièce, sa voix était rude et guerrière, révélant un manque de délicatesse et de sensibilité. C'était un être vaniteux, sans être fondamentalement cruel, et assez puéril. Il aimait la guerre pour les opportunités qu'elle lui offrait. Après être tombé amoureux d'Ondine, un lent changement s'opérait dans son caractère, comme s'il subissait l'influence de quelque tendre magie. Il devenait doux, parlant à mi-voix: "La voix quitte rarement une note pivot, et reste dans les limites d'une tierce. Les syllabes sont d'égale durée." [...]

Dom Juan de Molière
[...] Quand Jouvet entra en scène dans ses cuissardes noires ce premier soir, il avait l'air sombre, énigmatique, hanté et pourtant doté d'une sensualité irrésistible. Mais la sensualité n'était pas l'élément que Jouvet tenait particulièrement à souligner. Dom Juan n'était plus un homme désiré par les femmes, mais un homme seul, trop indépendant et ayant une intelligence trop corrosive pour se soumettre aux volontés de Dieu ou des hommes [...]. Jouvet donnait à ce héros une anxiété sous-jacente qui aurait convenu à un héros profondément religieux. [...] [Dom Juan] ne niait pas Dieu, mais il le fuyait. Cette approche de Dom Juan était complexe, moderne et pourrait-on dire, psychanalytique. Afin d'incarner cet homme profondément troublé, Jouvet utilisait de façon experte les expressions de son visage. Ses yeux bleu vert, pleins de défi, changeaient constamment d'expression, reflétant à certains moments l'arrogance du noble Espagnol, à d'autres, la peur de l'homme pourchassé, hanté par le doute et tâtonnant à la recherche du tangible, constamment en colère devant la futilité de la vie, et effrayé par sa propre impuissance.
[...] Ses regards implacables quand il tournait lentement autour d'Elvire, ses rires de dérision, dans les scènes du mendiant et des paysannes [...], et tous ses manniérismes servaient à dramatiser le combat qui se déroulait, sous le couvert des attitudes qu'il prenait, entre ses différents 'moi' contradictoires. [...]

Extraits tirés de
Louis Jouvet: Man of the Theatre
Par B.L. Knapp
Columbia University Press
1957
Traduction: SylvieL



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