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Lectures




Extraits de
"Louis Jouvet, le Patron"

Jean-Marc Loubier


Au coll�ge Notre Dame:
[...] Il lit. Il pense de plus en plus au th��tre. Il ne manque pas d'en parler � sa m�re, � son oncle. L'un et l'autre voient cela d'un tr�s mauvais oeil. Ce n'est pas un m�tier. C'est le refrain de sa jeunesse. "Toute ma famille en choeur me l'a chant� et rep�t� avec toutes les variations que comporte l'art de la fugue." [...] Louis doit �tre pharmacien, le conseil de famille en a d�cid� ainsi lors de la mort de son p�re. [...] Il accepte par soumission. Il accepte pour qu'on lui fiche la paix. [...] "Je venais de jurer aux miens que j'allais m'inscrire � la facult�. C'est gr�ce � cette promesse qu'ils m'ont l�ch�." [...]

Echec aux examens d'admission du Conservatoire d'art dramatique:
[...] De ces trois �checs, Jouvet sort meurtri. C'est le coup dur, la d�sillusion, le doute. Il voulait jouer � sa mani�re l'homme qu'il croyait entrevoir � travers un r�le, "les vieilles badernes, les t�tes creuses" ne l'ont pas accept�. Sa gueule ne pla�t pas. "A partir de ce moment-l�, je l'ai prise en horreur cette gueule, je lui en ai voulu et je l'ai boud�e." [...]

Chez Copeau:
[...] Copeau m�ne son combat au pas de charge. De l'ensemble de la troupe se distinguent Dullin et Jouvet: Dullin, acteur opini�tre, visc�ralement port� par l'envie de r�ussir; Jouvet plus discret. Aux heures des r�p�titions, il faut le chercher, l'appeler. Ce grand gar�on maigre aux yeux bleus, vit enfin son r�ve. A la com�die, il pr�f�re le plateau. Il fait n'importe o�, n'importe comment, n'importe quand, ce qu'il faut faire. A la fois, machiniste, d�corateur, peintre et r�gisseur. [...]

Ligne directrice du th��tre de Louis Jouvet:
[...] Jouvet veut maintenir le th��tre dans toute sa dignit� litt�raire. Il impose la sant�, la vigueur et l'�l�gance. [...] Jouvet a beaucoup � dire. Il doit se r�aliser comme com�dien et animateur. Id�es saines et fortes, exprim�es clairement et simplement afin de leur pr�ter une forme r�alisable et transmissible au public. Jouvet se m�fie des id�es obscures et des sentiments psychologiques, de leur r�sonnance informul�e. Freud n'a pas prise sur lui. Louis Jouvet s�duit, s'impose tout de suite. En appr�ciant le r�le important de la machinerie et celui, plus important encore, des lumi�res, il leur accorde, non pas une pr�dominance sur le texte, mais souvent une �galit�. Jouvet va de l'avant. Il exprime des conceptions classiques de mise en sc�ne auxquelles il applique celles de la technique. Jouvet aime communier avec le public. Il le m�nage avec respect. Il n'apporte pas toujours un tr�sor � ses spectateurs mais il leur offre l'illusion qu'ils sont intelligents. [...]

Cin�ma:
[Premi�re offre au cin�ma]
Jouvet refuse tout net. Il ne se sent pas pr�t pour ce type d'exercice. Pour l'heure, les images "qui bougent" ne lui disent rien de bon.
"Le cin�ma? Pas le temps. J'ai autre chose en t�te. �a n'a aucun rapport avec le th��tre, et puis, m�me si tu peux un jour t'exprimer, comment veux-tu jouer un r�le devant cet oeil de verre, alors qu'on te fait r�p�ter vingt fois la m�me singerie? Et tu commences souvent par la fin. [...] Non, c'est un travail h�ch�, sans suite, sans logique... Si vous saviez [...] ce que c'est qu'un acteur qui porte un r�le en lui! Il a besoin de le vivre d'un bout � l'autre, dans la stabilit� quotidienne du plateau et cela, sans qu'on vienne l'interrompre et l'empoisonner toutes les trois minutes. Et qui sait si je ne coulerais justement pas mon th��tre en faisant l'idiot sur l'�cran! A faire l'idiot, il faut bien le faire ou alors s'abstenir!" [...]

[Tournage de Topaze, premier film]
Intrigu�, plus que d�boussol�, il s'applique devant cet "oeil de verre". Le r�alisateur, Louis Gasnier, fait preuve d'une infinie patience et Jouvet d'une grande discipline. Il ne conteste pas, ex�cute les ordres, reprend les sc�nes. Pagnol, pr�sent chaque jour, encourage son interpr�te. Gasnier initie Jouvet � la technique, r�pond de bonne gr�ce aux interrogations d'un com�dien qui avoue, sans fausse modestie, ne pas toujours comprendre ce qui se passe. Jouvet se plie au jeu de la technique et accepte de s'entendre dire: "Laissez-moi faire, jouez, je m'occupe du reste." Comme au th��tre, avec la m�me application, il donne le maximum, sans accrocs, dans le ton, fid�le au texte. Gasnier, � plusieurs occasions, lui propose de visionner les rushes: "Non, j'ai pas le temps, on verra plus tard, quand ce sera termin�. J'irai le voir dans une salle et j'�couterai les r�actions des autres. L'essentiel c'est que Marcel soit content!" [...]

[...] Sans doute, il est arriv� trop t�t pour le cin�ma. Les facilit�s commerciales l'�coeurent. Il n'h�site pas � parler de prostitution de l'acteur. Il le dit en public et on le croit. Les producteurs, les cin�astes, le rangent dans "ceux qui ne veulent pas".
[...] "chaque fois qu'il tournait, il �tait plus pointilleux, plus brutal, de mauvaise humeur, il �tait toujours emmerdant. Je crois qu'il avait l'impression de perdre son temps, de perdre des journ�es enti�res dans les studios, alors qu'il avait d'autres chats � fouetter dans son th��tre." [...]

Professeur au Conservatoire:
[...] Il prend sa nouvelle mission � bras le corps, avec un coeur gros comme �a. "Les jeunes, c'est fragile, on ne doit pas taper dessus trop fort. Ils nont pas encore pris l'habitude de se faire rosser par la vie. On peut les d�courager. [...] Jouvet n'oublie pas son difficile et laborieux pass�. La fameuse "sale gueule" dont on le gratifia! Cependant, la condition d'�l�ve chez Jouvet n'est pas toujours une sin�cure. Les encouragements et les compliments sont rarissimes. [...] Ses �l�ves sont souvent trait�s de 'connards', 'd'abrutis', 'd'imb�ciles'. Parole aimable dans la bouche de Jouvet. [...] On se bat pourtant pour esp�rer suivre les cours de Jouvet. Rares sont les �lus. [...] "Quand � son enseignement, il �tait tr�s dur, cinglant, terriblement exigeant -et il avait raison- [...] Il nous faisait travailler comme des b�tes! On �tait sur la petite sc�ne et puis, alors qu'on �tait lanc�, on entendait: "Tu sais pas ton texte!... T'as encore rien fichu!... Recommence!... T'as oubli� de fermer la porte!...[...] et puis des fois: "Allez vas-y, tu y es presque!" Quand il disait �a, quel compliment!" [...]

Achard � propos de Simon-Jouvet et Jean de la lune:
[...] "Ce fut, raconte Achard, une belle op�ration de cong�lation instantan�e. Les deux hommes en pr�sence, la temp�rature baissa imm�diatement de plusieurs degr�s. Renoir et moi lev�mes machinalement le col de notre pardessus. Jouvet posa une s�rie de questions m�talliques et saccad�s auxquelles l'autre r�pondit avec cette nonchalance qui donne tant de prix � la moindre de ses r�pliques. Puis, Michel Simon lut, tr�s mal, quelques r�pliques, d'une voix p�teuse et bredouillante." Aucune surprise de la part de Jouvet. Il fr�quente Simon depuis sept spectacles et sait � quoi s'en tenir. Achard qui sollicite malicieusement son avis s'entend r�pondre: "Tu vois le travail! Une merveille hein! Enfin, si tu en prends la responsabilit�." Les quatre semaines de r�p�titions confortent Jouvet dans son opinion. Inquiet, il rage de voir ce Simon de plus en plus bafouilleur, vaseux, atone et l'oeil vide. Pas de doute, la pi�ce court � l'�chec. "Mon petit Marcel, t'es un connard! Ta pi�ce est d�licieuse mais tu n'aurais pas d� t'en m�ler. Je vais perdre une fortune." [...] mais le public appr�cie. Jouvet est un peu moins chagrin� de voir cette pi�ce transform�e en vaudeville. [Simon] reste Clo-Clo une soixantaine de fois � la Com�die, puis il d�cide, de son plein gr� [...] d'abandonner son r�le. Il s'entend trop mal avec un Jouvet qu'il aurait ainsi d�peint � Marcel Achard: "C'est une ordure! Il refuse de m'augmenter, alors que je fais rentrer de l'or dans sa caisse. Il a toujours une gueule d'enterrement! Certains soirs, j'ai envie de le tuer! Je ne fais pas ce m�tier pour m'emmerder! J'en ai assez!" Les humeurs caract�rielles de Michel Simon ne troublent nullement Louis Jouvet.

Cocteau-Jouvet:
[Jouvet demande une pi�ce � Cocteau d�s 1924]
"Mon cher Jouvet, h�las, je n'ai en somme jamais �crit de pi�ce [...]. Le th��tre �reinte et je devine votre fatigue, votre peine � trouver une chose qui m�rite votre d�vouement. Si j'avais un acte, je vous le confierais tout de suite comme � la probit�, au talent m�mes. [...] Cher Jouvet, votre amiti�, votre demande, me touchent beaucoup."

[La machine infernale en 1934]
De fait, Cocteau projette de lier sa carri�re d'auteur dramatique � celle de Jouvet, directeur de th��tre: "Toute ma vie, quoi! Il faudra que tu m'installes une chambre dans le th��tre. J'y habiterai un jour, c'est s�r." D�s ce moment, Jouvet presse Cocteau d'�crire une autre pi�ce. D�j�...! Quatre mois de r�p�titions. Jouvet s'agite. L'oeil en perp�tuelle alerte. Pench� sur une rang�e de fauteuils, il asticote ses com�diens. Il hurle quand il n'obtient pas ce qu'il veut. Il mord. Il bouscule, il invective... mais, � chacun, il demande son avis. [...]



Jouvet-Giraudoux
[...] Rencontre magique de deux po�tes, de deux musiciens, communion presque irr�elle d'un compositeur et d'un chef d'orchestre. De Giraudoux, Jouvet dira: 'j'ai appris avec lui le th��tre et l'amiti�"; de Jouvet, Giraudoux �crira: "En fait, l'auteur dramatique a maintenant deux muses, l'une avant l'�criture, qui est Thalie, et l'autre apr�s, qui est pour moi Jouvet."

[...] "Quand il �crit, il n'est pas sur les planches; il oublie le plateau; il a tendance � s'en aller dans la nature. Ou bien il change d'�criture. Il faut bien que je pense � nous, � ce qu'on peut faire. On ne peut pas toujours grimper dans les cintres. J'h�site, je sugg�re, j'indique.... [...] Et je vais te dire ce que je voudrais qu'on mette sur ma tombe apr�s ma mort: Ci-g�t Louis Jouvet qui ne fit jamais de peine � Jean Giraudoux," et Giraudoux semble r�pondre: "C'est tr�s fr�quemment qu'un de ces fant�mes (les personnages dramatiques) encore suant d'inexistence et mutisme, pr�tend prendre imm�diatement la forme d�sinvolte et volubile de Louis Jouvet. Mon intimit� avec lui est si grande; notre attelage dramatique si bien nou�, que l'apparition larvaire en une minute a pris d�j� sa bouche, son oeil narquois et sa prononciation. A tel point que cet ami merveilleux et ce com�dien g�nial se d�double pour moi-m�me en sa pr�sence, et devient lui-m�me en moi un personnage qui m'accable de r�flexions et de divagations, pour lequel je n'ai trouv� ni cherch� d'ailleurs d'autre nom, quand je note ses commentaires, que le nom m�me de Jouvet." [...]

[...] Des fr�res si respectueux l'un de l'autre que l'amiti� la plus profonde leur commandait de se dire vous avec une certaine c�r�monie, � l'�tonnement de tous. [...] Les r�p�titions commencent. Jouvet, extraordinaire d'autorit� et de courage, impose exigeance et volont�. Personne ne songe � lui d�sob�ir. M�me Giraudoux auquel le "patron" demande constamment des retouches. Jouvet essaie d'assouplir le c�t� litt�raire par la dramatisation. Il multiplie ses col�res mais n'�l�ve jamais la voix quand il s'adresse � Giraudoux. Ils s'entendent � la perfection. [...]

B�rard-Jouvet
[...] Ce curieux homme deviendra l'ami, le confident, l'irrempla�able compagnon de Jouvet. B�rard et Jouvet sont dissemblables et seront indissociables. "[...] Ce qui touche en [B�rard], ce sont ses refus devant une oeuvre, le sentiment douloureux de son impossibilit� � imaginer, son impuissance, ses exasp�rations, ses col�res, les partis pris o� il s'accroche avec passion et qu'il l�che soudainement. Et ce qui m'�tonne, c'est, dans les chaos et le tumulte de ses r�actions, dans la violence ou le d�sespoir de ses propos, la blancheur, l'innocence, la puret� o� la pi�ce demeure. [...] A l'impression qu'il peut donner de paresse et de ruse, il ne faut pas se m�prendre: cet �tat d'esprit, c'est attitude pour le travail.(Jouvet)
[...] Avec les ann�es se forge une totale et prodigieuse complicit�. Ils n'ont presque plus besoin de se parler. Cela �nerve parfois le "patron". [...] "Mais ils avaient la m�me forme de recherche au fond. Il n'y avait pas d'id�e au d�part. On sait pas tellement ce qu'on voulait, on �tait s�r de ce qu'on ne voulait pas. Alors, quelques fois, �a prenait du temps pour �liminer les choses. C'�tait fascinant. Un couple tout � fait disparate. Jouvet, je l'ai toujours connu complet bleu, chemise blanche et cravate bleue, au contraire, B�rard �tait folklorique.[...] Je crois que Jouvet avait une sorte d'amour de la po�sie, que le lieu th��tral �tait un lieu sacr� mais o� il ne fallait justement pas m�ler le quotidien. Il fallait toujours un quotidien transpos�. Il y avait une entente entre le "patron" et B�rard extraordinaire."[...]


Extraits tir�s de
Louis Jouvet, le Patron
Jean-Marc Loubier
Editions Ramsay-Cin�ma
2001



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