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Lectures


Extraits de
"Dix ans avec Jouvet"

de Leo Lapara

Am�rique du Sud: Journal de Louis Jouvet, 17 ao�t 1941
[...]"La plupart des Fran�ais qui sont ici n'ont jamais �t� en France ou n'y sont pas all�s depuis tr�s longtemps.. Ils ont dans l'id�e que tous les Fran�ais ont pass�, avec armes et bagages, � l'Allemagne... Leur raisonnement est d'une pu�rilit� effroyable. Je leur ai dit, � tous ces gens, que tout cela �tait enfantin et que s'ils �taient en France, ils ne se poseraient pas de questions de cet ordre. Qu'en France il y avait trente-neuf millions de Fran�ais qui souffraient avec une dignit� dont ils n'avaient pas id�e... Quand on leur apprend que Giraudoux et Romains que nous venons jouer ici sont interdits �Paris,�quand je leur dis que nous sommes partis parce que nous pr�f�rions ne pas tremper dans ces histoires, ils comprennent... Pour moi, j'�prouve un sentiment d'orgueil qui n'est pas mince... Oui, je suis assez fier du bon travail que nous faisons, et aussi du bon travail de Fran�ais que nous faisons pour la France, dans ce continent o� les gens qui admiraient et v�n�raient notre pays sont d�sorient�s..."[...]

Chili 1942
[Apr�s le sabordage de la flotte fran�aise dans le port de Toulon, l'ambassade allemande renvoie sa loge. Grand tapage dans les journaux. Le lendemain]:

[...] Le soir, Judith est � l'affiche. La pi�ce est difficile. Il est rare qu'elle suscite l'enthousiasme. [...] Le rideau tombe sur le troisi�me et dernier acte. Les applaudissements �clatent, plus nourris, plus intenses. Quelques bravos s'y m�lent. Les rideaux succ�dent aux rideaux. Soudain, apr�s un dernier "rappel", une rumeur sourde, confuse, semble monter de la salle et se coule p�niblement jusqu'� nous. Jouvet, toujours prompt � s'inqui�ter, se demandant ce qui arrive, nous impose silence. Nous nous taisons tous, immobiles, tendant l'oreille. Nous percevons alors plus distinctement, quoique toujours �touff�s par l'�paisseur du rideau qui nous s�pare du public, les accents de La Marseillaise. Jouvet lance:
-Avant-sc�ne!
Et tandis que le rideau se rel�ve, une Marseillaise lib�r�e, �clatante, vibrante, chant�e par tous les spectateurs debout, emplit la salle et envahit la sc�ne. Les com�diens fig�s, pantois, sont boulevers�s. Les m�choires de Jouvet se serrent violemment, nerveusement. Elles saillent sous ses tempes. Il fait un effort d�sesp�r� pour ma�triser son �motion. Il ne va pas pleurer comme une fillette en pr�sence d'un millier de personnes, non?
Comme une fillette il pleurera tout en marmottant entre ses dents:
-Ah! c'que c'est con! c'que c'est con! c'que c'est con! [...]

Mysticisme
[...] C'est � compter du P�rou que mysticisme et spiritualisme �troitement m�l�s s'�panouiront chez Jouvet et prendront d�finitivement le pas sur l'esp�ce d'indiff�rence qu'il avait manifest�e jusqu'alors � l'�gard de Dieu et du myst�re de l'au-del�.[...] Le temps et l'occasion il les trouvera en Am�rique du Sud avec les loisirs et les �preuves qu'il y rencontrera. Sans transition apparente, mais � pas prudents, comme quelqu'un qui s'aventurerait sur un terrain inconnu parsem� d'emb�ches, ath�isme et croyance deviendront, progressivement, l'objet de conversations quotidiennes.[...] Plus il fr�quentera l'oeuvre de Moli�re, plus son indulgence envers le personnage de Dom Juan, et envers autrui, grandira. Comme si ces "fr�quentations" lui faisaient mieux r�aliser ses propres faiblesses et ses fautes pass�es. N'est-il pas, lui aussi, un grand p�cheur vis-�-vis de la morale chr�tienne? N'a-t-il pas tout sacrifi� au th��tre? [...] n'a-t-il pas, sans le moindre remords, abandonn� son propre foyer? N'a-t-il pas trop volet� de l'une � l'autre? Ne s'est-il pas, lui aussi, montr� parfois orguilleux et trop souvent cynique, �go�ste, exigeant, injuste, vindicatif, impitoyable et rarement mis�ricordieux? [...] Vivra-t-il assez longtemps pour expier ses fautes? [...] Il n'est pas dupe de ses sentiments. Il sait que la raison essentielle de son rapprochement de Dieu est sa peur visc�rale de la mort. [...] Louis Jouvet, superstitieux de nature, de surcro�t poursuivi par cette crainte, deviendra le type m�me du croyant superstitieux. En tout cas, Jouvet-- comme grand nombre de croyants-- s'accommodera fort bien de cet amalgame, de ce comportement irrationnel qu'est la superstition vis-�-vis du sacr�. Homme d'une rare complexit�, il n'en est pas � une contradiction ou un paradoxe pr�s. Tr�s t�t il consultera des voyantes.[...]

Medellin: mai 1943
[...] Louis Jouvet conna�tra dans cet Eden terrestre ses premi�res vacances depuis deux ans. D�tendu, d�livr� de tout souci imm�diat, il en profitera pour jeter sur le papier, comme il le fait � chaque fois qu'il en a le loisir, quantit� de r�flexions et pens�es qui l'assaillent, destin�es � �tre�rassembl�es et coordonn�es -si Dieu lui pr�te vie- avec celles not�es au cours des ann�es pr�c�dentes et celles qu'il ne cessera d'accumuler jusqu'� sa mort de fa�on � former un ouvrage coh�rent sur le th��tre. Cet imp�rieux besoin qu'il a d'�crire sur son m�tier l'obs�de. "En m'interrogeant, je d�couvre ing�nument que je souhaite �crire sur notre m�tier le livre que j'aurais voulu trouver quand j'avais vingt ans..."[...]

Brouille avec Jules Romains
[Mexico, 1944]
[...] Donc, comme aimera � le rappeler Jouvet, nous subsisterons gr�ce, en partie, � la charit� publique.
C'est pourquoi il l'aura "sec" quand le soir de l'unique repr�sentation de M. Le Trouhadec saisi par la d�bauche, M. Jules Romains, au courant de nos difficult�s, se substituera � la Soci�t� des auteurs [...] et ira � l'entracte percevoir, lui � l'abri du besoin, dix pour cent de la recette brute [...]. Pour Knock d�j�, il avait agi de m�me. Jouvet avait "tiqu�". Mais enfin nous n'avions pas eu � "remonter" le spectacle. Il n'y avait que demi-mal. De la part de Jules Romains dont il connaissait la ladrerie, cela n'avait pas de quoi le surprendre. Mais qu'il lui refasse le coup avec Le Trouhadec, alors qu'il lui avait expliqu�, en long et en large, que son montage et celui d'Electre viendraient � bout de nos ressources, �a, il ne pouvait le dig�rer!
Ce n'est pas de sit�t qu'il le lui pardonnera.
[...] Nous voudrions que cesse cette guerre froide. Timidement, nous nous hasardons:
-Patron, il nous semble que vous devriez...
-Ah! vous, fichez-moi la paix, compris? Comment? Nous nous saignons aux quatre veines pour remonter brillammment, pour une seule repr�sentation, Le Trouhadec! �a boulotte deux mois de d�fraiements pour une unique recette qui n'en couvre gu�re plus d'une semaine! Et vous voudriez que je sois aimable avec lui? Dites, dites, dites! Qu'il cr�ve! Oui, parfaitement![...] Son �go�me me fait mal au ventre. Et son insensibilit� � tout ce qui l'entoure, quand il n'est pas directement concern�! [...] Mais pour ce qui est tendresse, g�n�rosit�, po�sie, vous repasserez! Pas po�te pour un rond, que j'vous dis! Quand on a la chance de s'appeler Farigoule, quand on a un nom qui fleure bon le thym et le serpolet, on ne le change pas contre celui de Romains! Toujours sa soif de grandeur et de domination. S'il avait os�, il se serait appel� C�sar! Soyez s�rs qu'il y a pens�. Ce qui a d� le retenir, c'est qu'avec Jules, �a risquait de faire un peu voyant. Et de faire rire. Sinon, croyez-moi....[...]

Reprise de l'Ath�n�e
[...] Jouvet en 1934 avait, en son nom personnel, sous-lou� le Th��tre de l'Ath�n�e et en avait fait apport � la "Soci�t� du Th��tre Louis Jouvet". En 1942, la sous-location de Louis Jouvet venant � expiration, la Soci�t� du Th��tre Louis Jouvet entame, pour le renouvellement du bail, des pourparlers avec la propri�taire de l'Ath�n�e, Mme Leblanc.
C'est ici que les choses prendront une tournure fort peu orthodoxe. En un premier temps, la Soci�t� proc�de � une diminution puis, en un second temps, � une augmentation de capital. Cons�quences: le nombre des actions de la Soci�t� se trouve accru dans de telles proportions que Louis Jouvet, dans l'impossibilit� d'en acqu�rir de nouvelles, en sera r�duit � la portion congrue. [...] La premi�re phase de la machination men�e � bien [...] il s'agit maintenant de passer � la seconde. Fort simple au demeurant: obtenir de la propri�taire de l'Ath�n�e, Mme Leblanc, que le nouveau bail soit �tabli, non pas au nom de Louis Jouvet [...] mais au nom de la "Soci�t� du Th��tre Louis Jouvet", et de la Soci�t� seule. Pour arriver � ce r�sultat, un argument irr�futable croient-ils: l'exil de Louis Jouvet en Am�rique du Sud [...]. Il serait ridicule et insens� de donner � bail un th��tre � une personne physique loin, tr�s loin de France, dont on ne peut raisonnablement esp�rer le retour avant longtemps.... sans m�me pouvoir affirmer qu'elle reviendra jamais. Comment [...] pourrait-il faire face � ses obligations de preneur? Quel recours aurait-on contre lui s'il y faillissait? [...] Oui, mais voil�!... [Mme Leblanc] aime bien Jouvet qu'elle admire. Elle flaire la combine. Elle comprend qu'il va faire les frais de l'op�ration. Puisqu'il n'a personne pour d�fendre ses int�r�ts elle va s'en charger. Et rien ne la fera c�der. [...] Et c'est ainsi que gr�ce � l'in�branlable volont� de Mme Leblanc, [...] Louis Jouvet conservera et retrouvera son th��tre. [...]

Extraits de
Dix ans avec Jouvet
de Leo Lapara
Editions France-Empire
1975

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