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Extrait de la préface de
"Images de Louis Jouvet"

Par Jean-Louis Barrault

L'autre nuit, je rêvais de Jouvet. Il m'arrive souvent de rêver de personnes que j'ai aimées véritablement. Nous étions très près l'un de l'autre, lui me dépassait d'une demi-tête, comme lorsqu'il était vivant, et nous pleurions l'un et l'autre, de cette façon particulièrement déchirante que l'on a de pleurer, quand on rêve. Des pleurs aigus, comme deux enfants.

La cause de ce chagrin était qu'on voulait lui arracher l'Athénée; on voulait le chasser de son théâtre. Au réveil, mais encore dans un demi-sommeil, je me demandais si ce chagrin n'était pas encore réel et si, dans un endroit inimaginable, Jouvet n'était pas en train de pleurer parce qu'on l'avait chassé de son théâtre. Pour le consoler je lui parlais et il me revenait vaguement à la mémoire ce que j'avais essayé de lui dire si péniblement le jour de ses obsèques. Je lui disais:

"Vous savez bien que vous continuez de vivre en nous, vous savez bien que le monde du théâtre est comme une famille, une famille d'élection. Vous savez qu'on ne vit pas impunément aussi imbriqués les uns dans les autres sans qu'il se forme certaines fibres qui nous empêchent de nous séparer. Les affres, les joies, les sentiments créés que nous épuisons d'un seul souffle, nous amalgament, nous apparentent. Ce mystérieux et sublime métier qui prend ses sources dans l'amour: amour partagé dans la salle, amour échangé sur la scène, intensifie encore notre puissance d'amour, resserre encore nos liens entre vous et nous. Depuis que vous nous avez quittés, chacun, je le sais, entretient en lui-même un sentiment d'amour pour vous.
"C'est que dans notre communauté, vous étiez notre chef de famille, vous étiez le véritable représentant de notre profession, le symbole même du théâtre, la plus belle, la plus noble, la plus intelligente, la plus captivante représentation humaine qu'on puisse approcher dans l'art dramatique de notre pays, et, sans nul doute, du monde entier.[...]

[...]
"Il fallait vous voir vous saisir d'un texte. Comment vous le suciez mot après mot, comment vous l'assimiliez, le pénétriez, le forciez. Puis vous le ruminiez longtemps, instinctivement, amoureusement. Soudain, vous le décortiquiez, vous l'étaliez devant vous, pièce par pièce, vous vous en imprégniez et peu à peu vous arriviez à le respirer; et ce n'est quelquefois qu'après plusieurs années, lorsque vous vous sentiez capable de le recréer littéralement que vous vous permettiez de le présenter. N'avez-vous pas incubé pendant quinze ans "l'Ecole des femmes"?
C'est par ce travail d'élimination, de choix constant, que vous arriviez à donner à vos spectacles une densité et une irradiation exceptionnelles. C'est avec une telle somme de travail, une telle variété de recherches, une telle exigence dans la dissection et dans l'invention, que vous chargiez, comme "électriquement", vos représentations. Aussi chacune de vos nouvelles créations projetait-elle une force inusitée.

[...]
"Nous nous souviendrons aussi du très grand acteur que vous étiez: de Knock bien sûr, d'Arnolphe surtout, de Dom Juan et dernièrement de votre Tartuffe hallucinant. Mais aussi nous nous souviendrons du Jouvet aérien, charmant, funambulesque que vous étiez dans le "Prof d'Anglais". Jamais votre présence en nous ne s'effacera de notre mémoire. Comme l'homme de théàtre, l'acteur était complet.

[...]
"Mais nous nous souviendrons surtout de vous parce que de même que l'Art atteint sa perfection quand on ne sait plus si c'est de l'art, de même vous dépassiez le cadre du théatre et vous atteigniez l'humain. Car vous étiez essentiellement un être d'amour: l'amour constant, l'amour âpre, torturant, torturé, dévorant, réglant vos conduites, vos élans, vos retraites, vos morsures, vos jalousies, vos générosités, votre solitude aussi, votre inquiétude. Tout cela était dicté par le seul amour.[...]"

[...]
Ainsi, tandis que je me réveillais, il me semblait lui parler pour le consoler; mais bientôt se superposa dans mon esprit une réponse que Jouvet m'aurait certainement faite. "Le théâtre, m'aurait-il dit, je le considère à présent comme un simple guignol d'enfants, tout cela n'avait aucune importance et j'ai trouvé enfin une sérénité complète..."

Toute notre jeunesse a été formée, étayée et protégée par trois hommes: Jacques Copeau Charles Dullin et Louis Jouvet. Chacun de ces hommes apportait son enseignement particulier qui correspondait à sa propre nature. Copeau nous enseigna les lois, Dullin nous inocula la passion, Jouvet en éprouva constamment la résistance.

[...]
Ce que nous enseignait Jouvet, c'était la foi par le doute, l'invention par le scrupule, la joie d'exercer son métier par l'inquiétude. Et ce qui nous rendait l'enseignement de Jouvet si fort, c'est que Jouvet travaillait sur lui-même comme il travaillait sur les autres. Jouvet payait comptant. Jouvet passa sa vie à s'éprouver lui-même.[...]

[...] Il est vrai qu'il avait l'art de démolir les faibles, et c'était une excellente méthode. Pour lui, les faibles n'avaient rien à voir avec ce métier qu'il avait choisi. Le métier du théâtre, s'il sert un art des plus grands qui soient, s'exerce bien souvent dans la profession la plus absurde. Et il était bon qu'un maître comme Jouvet nous enseignât à ce point le scrupule. Il renonçait à paraître le poète et l'artiste qu'il était authentiquement.[...]

[...] Jouvet souffrit toute sa vie. On le sentait souvent seul, bien qu'il fut entouré d'affections les plus fidèles et les plus exceptionnellement dévouées. Il était jaloux, il s'imaginait qu'on le trompait, qu'on le trahissait, qu'on l'abandonnait. Ses critiques étaient affectives, brutales, mais elles avaient toujours l'accent de l'amour blessé, aussi les comprenait-on, aussi étaient-elles pour nous des critiques fécondes. C'est que, au fond de lui, il y eut toujours un enfant persistant et je crois bien que cet enfant, que Jouvet était resté, vécut presque toute sa vie dans la peur.
La peur est un sentiment très valable. Plus on est sensible et intelligent, plus on pénètre dans l'obscurité des choses, et plus il est normal d'avoir peur. Jouvet vécut dans la peur de la mort comme dans la peur de se tromper. Et quel courage il faut, et quelle passion aussi, pour s'obstiner à s'exposer, alors que, par sensibilité exceptionnelle, on vit constamment dans la peur. C'est cette peur, ce doute, cette inquiétude qui consumèrent Jouvet.

[...]
La disparition de Jouvet a fait de notre profession une sorte de famille d'orphelins. Nous aurions tant voulu que Jouvet vive encore longtemps, non seulement parce que nous l'aimions et parce que c'était l'un des êtres les plus attachants qui soient, mais aussi parce que tant qu'il vivait nous avions une mentalité de fils, nous pouvions considérer qu'on avait le temps encore d'apprendre beaucoup de choses. Aujourd'hui qu'il a disparu, on a cette impression pénible d'être trop jeunes pour assumer la responsabilité de gérer une entreprise trop grande pour nous. [...]


Extraits tirés de
Images de Louis Jouvet
Préface de J.L. Barrault
Editions Emile-Paul Frères
1952


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