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Lectures




Extraits de
Le Comédien désincarné
Louis Jouvet

[...] Je cherche plus haut et plus loin que moi, que l'autre, que le public; je cherche jusqu'à l'auteur et derrière lui encore le secret du théâtre, ce qu'on appelle le théâtre, et qui pour moi est l'explication de tout, à ce point que la vie ne me paraît vraie qu'avec cette vie artificielle et supérieure de la vie du théâtre, non pas la vie des coulisses, mais la vie qui s'y crée et s'y fabrique dans le jeu, la vie de la représentation. [...]


[...] Le théâtre multiplie, amplifie en nous la vie, et, plus et mieux qu'aucune autre occupation, la met en forme d'énigme; seule réponse si l'on peut dire, si l'énigme peut se dire réponse. Et il me paraît que cette énigme n'a de réponse que dans l'invention ou l'imagination d'un au-delà avec lequel nous communiquons incompréhensiblement par la poésie, par "l'esprit", par une interprétation de la réalité. [...]


[...] Le théâtre est fait pour apprendre aux gens qu'il y a autre chose que ce qui se passe autour d'eux, que ce qu'ils croient voir et entendre, qu'il y a un envers à ce qu'ils croient l'endroit des choses et des êtres, pour les révéler à eux-mêmes, pour leur faire deviner qu'ils ont un esprit et une âme immortels.
Comment? de quelle façon? Ceci ne me regarde plus, ou plutôt cela me regarde, mais en tant qu'intermédiaire.
Au moins le théâtre est fait pour se mystifier soi-même et les autres; j'entends non pas abuser de la crédulité pour l'amusement, mais créer la contemplation, l'extase, la méditation, pour s'initier aux mystères qui nous entourent et que nous portons en nous [...].


[...] C'est vouloir être en contumace, se refuser, prendre congé d'un certain nombre d'idées, de sentiments, faire une fugue durable, une escapade à la vie quotidienne, se dérober, escalader le mur borné de sa vie, s'éclipser de ses médiocrités, prendre congé, se créer un intérim; c'est se rendre invisible et introuvable aux tous les jours... [...]


[comédien, public, auteur] C'est même goût, même besoin; nécessité d'exister, de vivre réellement mieux que dans la vie courante, dans une réalité plus haute.
C'est la vocation dramatique commune à tous les hommes, instinct qui les pousse à "dramatiser", se dramatiser eux-mêmes, et dramatiser ce qui les entoure dont ils n'arrivent jamais à atteindre le sens, à "partager" - gêne de communication et de participation et goût aussi de s'expliquer à soi-même et aux autres, et de se comprendre et tout simplement de comprendre pourquoi on aime, on souffre, pourquoi on vit et on meurt dans l'éternel et sempiternel inexplicable de notre vie. [...]


[...] On cherche une satisfaction des âmes à l'aveuglette, une rencontre des âmes, et cette recherche se fait par des moyens ridicules, et à partir de notre vanité, mais à partir aussi d'une croyance qui de temps en temps nous transporte, et c'est ce TRANSPORT qui est le but perpétuel du théâtre, et du monde. [...]


[...] Il faut au moins que l'acteur sache les traces profondes qu'il peut laisser dans le public, produire sur un spectateur,
qu'il comprenne et juge la valeur des actions qu'il joue et des textes qu'il récite pour apprécier son rôle, et la qualité de l'écrivain auquel il se dévoue,
pour avoir de son métier une idée où la noblesse de sa mission et le respect de ceux qu'il sert rachètent tout ce que ce métier a de vulgaire ou de dérisoire quand on ne le considère que comme un commerce de distractions. [...]


[...] le héros du théâtre est d'un royaume particulier - que nous ne pouvons comprendre ou imaginer - leurs prophètes sont les poètes - ce monde des esprits et des idées, ce royaume intermédiaire entre le vrai au-delà et notre monde que nous croyons créé et qui existe sans doute beaucoup moins que l'incréé que nous cherchons à imaginer, à découvrir et dont nous cherchons à tâtons les dénonciations, l'acteur en est le médium.[...]


[...] "Ton seul prestige, ta seule supériorité, où ta vanité fait trébucher ton bon sens, c'est qu'Alceste ou Hamlet ont besoin de toi, non pas pour s'éprouver eux-mêmes vivants, mais pour que ceux qui viennent te voir les éprouvent vivants en eux-mêmes; ils ont besoin des singeries, des grimaces de ton humanité, pour exprimer leur humanité supérieure, ces souffles du sentiment et de l'âme dont ils sont faits. C'est cela la communion theâtrale. [...]


[...] "Imagination, musique, poésie, bref l'instinct doit détrôner cette déesse suprême des affaires humaines, la raison.
"Ecoute-les. Vois-les sans vouloir à toutes forces comprendre comme tu regardes un nuage qui passe, un reflet dans l'eau ou le soleil qui se couche. [...]


[...] Tu n'as pas l'âme ni le coeur des personnages. Ce sont des mots que nous employons pour désigner un état de vie, traduire cette vie supérieure que tu agites, dont tu fais des remous sur l'assistance. Tu n'incarnes rien. Tu es plus ou moins "incarné par" et ceci est le point essentiel. C'est cela que j'appelle le "comédien désincarné"; c'est quand tu n'es plus toi-même, mais seulement le mannequin, ce vide, ce creux, inconscient, et conscient de cette inconscience, de cette modestie, de cette servilité humble - vide-toi de toi-même; c'est le commencement de cette pratique [...].
C'est de cela qu'il faut profiter, de cette pureté, de ce vide de soi qu'aucun autre ne peut atteindre sauf le mystique, sauf le fervent, sauf l'illuminé.
L'illumination du théâtre, ce n'est pas celle de la rampe, mais des âmes. [...]


Extraits de
Le Comédien désincarné
Louis Jouvet
Flammarion 1954





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