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Tir� du magazine Cin�matographe
Janvier 1987

Le Savoir-Jouer
Brigitte Jaques, la cr�atrice d'"Elvire Jouvet 40", �voque l'influence de Louis Jouvet � travers le temps, son "�ternit�" plus que sa modernit�.
Par Patrice Lelorain


Dimanche 21, 16h 30. La France enti�re dig�re sa poule-au-pot et Brigitte Jaques m'a fix� rendez-vous au Th��tre de l'Europe o� l'on pouvait voir, jusu'� la fin d�cembre, sa derni�re mise en sc�ne, Regarde, regarde de tous tes yeux, la premi�re pi�ce de Dani�le Sallevave. "Brigitte Jaques.... Brigitte Jaques... �a me dit quelque chose", marmonne le pr�pos� aux renseignements... Deux coups de Klaxon secs d�chirent le froid de ce mois de d�cembre; dans sa petite voiture et sous une toque, la cr�atice d'Elvire Jouvet 40 pointe son index en l'air. "J'arrive dans une minute", me soufflent le sourire et le doigt.

-Louis Jouvet est un acteur qui m'a pos� beaucoup de probl�mes quand j'�tais plus jeune. Je me suis souvent demand� si j'aimais ou non sa fa�on de jouer. De plus, d�s que j'ai commenc� � faire du th��tre, j'ai rencontr� des gens qui me parlaient de Jouvet, me rapportaient des anecdotes pleines d'esprit. Ils dressaient devant mes yeux une figure un peu mondaine, un peu bourgeoise du th��tre; une image tr�s install�e, mais certainement un peu fausse du personnage. En fait, ni le Jouvet du cin�ma, devant lequel j'�tais un peu r�ticente, ni cette figure brillante du th��tre ne me s�duisaient r�ellement. C'est plus tard, � travers deux livres, celui sur la trag�die et Moli�re et la Com�die classique, qui r�unissent ses cours de l'ann�e quarante, que j'ai rencontr� un autre Jouvet, celui du Conservatoire.

-Pourquoi monter un spectacle sur Jouvet aujourd'hui?
-Je voulais faire d�couvrir au public le Jouvet secret. Cet artiste qui explore le personnage et va aux sources m�mes du d�sir de l'acteur et du metteur en sc�ne. Je suis � la fois actrice et metteur en sc�ne, et tout le travail de Jouvet sur le texte correspondait � mon propre d�sir du th��tre. Mais si j'�prouvais une forte �motion, juste en lisant ses cours, avant m�me de travailler, je n'envisageais pas un instant un tel succ�s public.

-Claudia, la jeune actrice, prend huit le�ons. Et quels enseignements Brigitte Jaques en tire-t-elle?
-J'�tais � l'�coute d'un ma�tre, � la fois comme actrice et comme metteur en sc�ne. Il y a un extr�me courage � essayer de savoir ce qu'il en est d'un texte, d'un personnage, de la personne avec qui on travaille. Ne pas se payer de mots mais aller le plus loin possible ensemble, jusqu'au point de dire � l'autre que s'il ne suit pas telle voie, il risque de se perdre. J'essaie d'avoir ce courage-l�.

-Pourtant, le ma�tre est parfois contradictoire.
-Cela fait partie de la recherche. Il a une intuition tr�s belle du personnage, et � force de recherches, de contradictions, peu � peu quelque chose se dresse. En l'occurrence le personnage d'Elvire, qu'il construit, qu'il invente, � partir du texte. On ne b�tit pas un personnage pierre par pierre. Les raisons qui font agir les humains sont multiples et �quivoques. C'est cette multiplicit� qu'il d�ploie devant l'actrice.

-M�me si elle ne saisit pas tout, Claudia appara�t assez soumise.
-C'est l'institution qui voulait �a, Jouvet assumait sa position de ma�tre. A l'�poque, c'est un homme c�l�bre qui vient du th��tre d'avant garde, le premier professeur du Conservatoire qui ne soit pas pass� par la Com�die-Fran�aise. Il avait un succ�s fou, un peu comme Vitez au d�but des ann�es soixante-dix. Pourtant, cette fille offre une r�sistance par sa ma�trise. C'est particuli�rement sensible dans la deuxi�me le�on o� il s'en prend � elle comme sujet et lui explique: "La technique sans sentiment, c'est du chiqu�." C'est une question d'absolue actualit� (qui concerne tous les artistes, mais aussi l'ensemble des m�tiers) que Jouvet soul�ve dans tous ses cours. Il y a un moment o� l'on doit se d�passer pour se mettre en rapport avec l'objet de son d�sir. Cela exige un d�pouillement, un abandon de petites choses qui vous tiennent chaud. La fonction du metteur en sc�ne est d'aider � cela. Evidemment, il y a des conflits.

-Y a-t-il eu conflit entre Philippe Cl�venot, le Jouvet de la pi�ce, et vous?
-Cela s'est plut�t tr�s bien pass�. J'avais fait un gros travail sur Jouvet et ma vision du texte �tait tr�s pr�cise. Pour moi, il s'agissait d'une relation ma�tre-�l�ve particuli�re, presque anti-p�dagogique: un artiste entra�ne dans son sillage une jeune actrice et lui propose d'�tre artiste � son tour. Philippe a �t� tr�s s�duit par cette id�e et il est parti compl�tement avec moi.

-Il �vite l'�cueil de l'imitation.
-Cela aurait �t� la pire des choses. Je voulais un acteur qui ne puisse pas ressembler � Jouvet. Or, Philippe est l'inverse de Jouvet, il n'a pas fond� de troupe, ne vit pas sur la ma�trise (bien au contraire, il est tr�s timide), Philippe a rattrap� Jouvet par le travail, par l'intensit�, au point que certaines personnes disaient qu'il lui ressemble, alors que c'est tout � fait faux. On s'est approch� d'un inconnu. C'est vrai que Jouvet n'a jamais donn� ses cours avec cette tendresse, cette passion, mais elles sont dans le texte. Jouvet cachait sa profonde f�lure avec toutes sortes de rodomontades.

-Que reste-t-il de l'influence de Jouvet?
-Il a �t� un des premiers metteurs en sc�ne modernes; quelqu'un capable de monter la totalit� d'une op�ration en s'adjoignant un d�corateur, en pensant la lumi�re, l'univers de la pi�ce. Mais surtout, il �tait un grand lecteur de textes, au m�me titre que Brecht, ou Strehler, qui le reconna�t pour un de ses ma�tres. En fait, tous les grands metteurs en sc�ne: Vitez, Ch�raud... peuvent se retrouver en lui. Il a �t� novateur, mais en m�me temps il est toujours rest� en relation profonde avec le r�pertoire classique fran�ais. Il pensait que le r�pertoire est fait d'un certain nombre de r�les qu'un acteur doit avoir � jouer: le Cid, Ph�dre, les grands r�les de Marivaux... Malheureusement, sa fa�on de travailler avec l'acteur, comme avec un soliste, un futur virtuose, a �t� abandonn�e; maintenant, on a tendance � travailler sur les groupes. Mais tous les grands acteurs connaissent ses le�ons, ses �crits: T�moignages sur le th��tre et surtout le Com�dien d�sincarn� o� il tente de comprendre ce qui fait la jouissance et la douleur d'�tre un acteur, l'absurdit�, le d�risoire et la sublimit� de la chose. Par exemple, je sais que Depardieu, avant de jouer Tartuffe, a pris connaissance des cours de Jouvet et ne jurait plus que par lui. Il �tait compl�tement boulevers�.

-A votre avis, Jouvet a-t-il eu un h�ritier?
-Il a eu des �pigones, comme Jean Meyer; des gens qui ont fait briller le tombeau et ont rapidement disparu. L'h�ritage de Jouvet n'est pas dans son jeu si particulier, parfaitement inimitable, mais dans ses �crits qui pr�sentent le m�tier de com�dien comme un art, avec sa technique, o� un artiste peut n�anmoins �clore dans toute sa singularit�.

-Dans Elvire Jouvet 40, vous n'avez pas gard� le texte int�gral.
-J'ai effectu� quelques coupes, agenc�, mais j'ai gard� l'esprit et �videmment le mouvement des le�ons.

-Quel est le passage qui vous touche le plus?
-Je suis �mue par des morceaux entiers, cependant, il y a la fin de la troisi�me le�on...

Brigitte Jaques ouvre le livret d'Elvire Jouvet 40 et m'accorde le privil�ge d'une lecture particuli�re: "(Elle) Je vois bien ce que je veux faire, mais je n'y arrive pas toute seule. (Lui) A chacun des mots que tu dis, il faut que tu sentes ce que �a repr�sente. A chacun des mots que tu dis, il faut que le sentiment monte en toi, que tu sois baign�e par ce que le mot exprime. Si tu fais cet exercice, en appelant en toi, � mesure que tu penses le mot, le sentiment que ce mot exprime, � un moment donn�, les sentiments monteront en toi au fur et � mesure avec tant d'intensit� que tu pourras presque jouer int�rieurement le texte sans le dire, que tu seras oblig�e de le dire. A ce moment-l�, tu joueras le r�le."
A chacun des mots que Brigitte Jaques dit, des sentiments, parfaitement inavouables, montent en moi, avec une r�elle intensit�. Et je m'entends murmurer: "C'est tr�s beau. Y aurait-il une autre r�plique qui... ?"

Le Savoir-Jouer
par Patrice Lelorain
Tir� du magazine "Cin�matographe"
"Louis Jouvet: L'Homme de l'ann�e"
Janvier 1987 No126


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