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Tir� du magazine Cin�-Revue Juin 1951 Croquis sans retouche Louis Jouvet Par Jean Vietti Jouvet n'est plus un homme. Le com�dien a fait de son corps, de son cerveau, de son �me, de son coeur, une machinerie extraordinairement expressive que chaque geste ou chaque parole d�clenche. Sa voix, ses yeux, ses mains jouent des sketches innombrables. Et il ne parle plus que par anecdotes. S'il �voque un personnage important, il se hausse, il s'enfle, il devient grave. S'il parle d'un imb�cile, toute sa figure se r�jouit, ses l�vres s'arrondissent, sa parole est caustique. Il ne sait plus respirer, ni manger, ni vivre en dehors du th��tre, en dehors d'un th��tre. Son sommeil m�me est maintenant fonction des rel�ches d'une journ�e. C'est pourquoi, lorsqu'on rencontre Jouvet hors de sc�ne, on est en pr�sence d'un personnage aux yeux gonfl�s, au regard mort, qui ne sait pas, ou ne sait plus, dire bonjour naturellement, et parler du printemps, et sourire � un enfant, et r�ver devant deux l�vres roses qui lui sourient... Il est l�, tr�s grand, affaiss� cependant, v�tu de complets noirs ou bleu-marine, de chemises blanches au revers amples, et d'une cravate grenat. Il a l'air d'�tre en uniforme. Celui d'un haut fonctionnaire ou d'un personnage officiel quelconque. Avec rosette � la boutonni�re. Le visage �paissi, les yeux plus dessertis que jamais des orbites, il conserve le charme d�suet des objets de mus�e. Certes, il essaie d'entretenir son charme allural devenu l�gendaire. Car ses cheveux gris sont toujours d'un noir extraordinaire et toujours liss�s sur son cr�ne ovale. Et l'on pense � "Mister Flow". Et l'on revoit le moine de la "Kermesse H�ro�que", et le baron des "Bas-Fonds" et le pasteur de "Dr�le de Drame", et le professeur d'art de "Entr�e des Artistes", et le directeur de tripot de "Carnet de Bal", et le souteneur de "H�tel du Nord", et le vieux Don Juan de "La Fin du Jour"... Alors, on a un grand �lan d'admiration. On oublie que Jouvet n'est plus au cin�ma qu'une copie conforme de lui-m�me depuis dix ans. Seul Clouzot a r�ussi � le faire sortir de lui-m�me dans "Quai des Orf�vres" et dans "Retour � la Vie". Pour le reste, il semble avoir tourn� "� la sauvette" ses six ou sept derniers films. Et nous vivons, � son sujet, de souvenirs... Ou de th��tre! C'est l'un des grands bonshommes de th��tre de notre temps. Il est de l'ancienne �cole. Celle de Copeau. Qu'une rampe s'allume, qu'un manuscrit lui parvienne, et aussit�t il reprend sa croisade. Son bouclier est le th��tre. La lance dont parfois il se sert, c'est un peu le cin�ma. Histoire de vivre! Magicien et novateur, il monte ses spectacles dans un style auquel il demeure fid�le. D'aucuns protestent, critiquent, d�sapprouvent. Cela lui est �gal. Dix-huit heures par jour, il bat la semelle sur les planches, il s'essouffle � r�p�ter, � faire r�p�ter. Et son oeuvre est grande. N� � Crozon, dans le Finist�re, le 24 d�cembre 1897 [1887], il fut coll�gien � Brive, R�thel, Toulouse, Aurillac, Lyon et Paris. Etudiant en pharmacie, il abandonna rapidement le Codex pour les tr�teaux. Recal� au Conservatoire, il fit des tourn�es de province, puis, enfin, entra comme metteur en sc�ne chez Jacques Copeau au Vieux-Colombier, avec Charles Dullin. En 1922, il prit la direction de la Com�die des Champs-Elys�es; parmi ses "pensionnaires" on notait Valentine Tessier et Pierre Renoir; parmi ses "auteurs" Jules Romains et Jean Giraudoux. Ensuite, ce fut l'Ath�n�e, qu'il dirige toujours. Fid�le � une troupe, il est entour� pendant des ann�s par les m�mes com�diens. Pierre Renoir est toujours l�. Mais Dominique Blanchar a remplac� Madeleine Ozeray. Comme interpr�te seulement. Comme compagne, c'est Monique M�linand qui a repris le r�le. Enfin l'ami, le secr�taire, l'homme de confiance, l'�minence grise, c'est L�o Lapara. Louis Jouvet n'a jamais cach� un certain m�pris pour le cin�ma. Il le rend responsable de la d�cadence du th��tre. -Incontestable, dit-il avec sa diction hach�e... Incontestable.. L'improvisation r�gne... de nos jours... au th��tre! Influence des moeurs... cin�matographiques... Il fut long � se faire une place � l'�cran. Son premier film fut "Knock", qu'il vient de retourner, vingt ans apr�s. Entretemps, l'esprit d'Henri Jeanson, le talent de Carn�, de Duvivier et de Clouzot ont r�ussi � faire de lui une vedette populaire. Mais aujourd'hui, le public des salles obscures ne retrouve plus Jouvet. Seulement un Jouvet jouant les Jouvet. Le com�dien plus que parfait n'est jamais � l'abri de ce danger qui consiste � ne plus �tre qu'un com�dien parfait. Alors que les nouveaux �l�ments apportent leur spontan�it�, leurs initiatives, leur foi encore pure. La spontan�it� et la foi qui ont fait la gloire d'un Jouvet. Qu'importe... Il reste au premier rang. Des interpr�tes et des animateurs de th��tre. On court � ses spectacles. On applaudit ses mises en sc�ne. On attend la r�alisation de ses projets. Virtuose de l'art dramatique, il demeure fid�le � son destin, il a sa tribune, ses disciples... Et dans son cercle ferm�, il est le Ma�tre. Alors il parle, par saccades: -Ce qui compte, ce n'est pas le th�me d'une oeuvre artistique... mais son style... Alors, il fait des "mots": -Le roman est un confessionnal. Le th��tre, une chaire. On l'�coute. Il s'�coute. Quand il y a une r�acton, il a trois petits coups de menton successifs, comme une manie, ponctu�s par trois: "Hein? Hein? Hein?" ascendants! -On oriente difficilement un �l�ve, dit-il encore... Difficilement... Pour chacun joue une question de temp�rament... de pr�dominance de temp�rament... Hein? Chaque �tre poss�de deux oppositions en lui... Son "moi" r�el, secret, intime. Et le "moi"qu'il montre aux autres... Hein? Hein? Hein? C'est ainsi qu'un jeune premier d'apparence, peut avoir une �me de tra�tre, et une douairi�re, un coeur d'ing�nue... Malgr� le paradoxe, Jouvet demeure bien lui-m�me. Avec un regard insoutenable. Et des vulgarit�s d�concertantes quand il se laisse aller � vivre. Il y a une grande aur�ole autour de lui, qui n'est pas seulement la fum�e des cigarettes qu'il "grille" � longueur de journ�e, entre deux gorg�es d'alcool. C'est aussi un monstre de g�nie. Comme une grande araign�e qui tisse une toile sans fin, laborieuse, secr�tant inlassablement pour parfaire son oeuvre. Quitte � s'y trouver prisonni�re un jour et d'y mourir... Mais Jouvet, infatigable, n'a pas encore fini sa toile. Et le rideau, avec lui, n'est pas pr�s de tomber. Son art est l'une des forces vives de l'art tout court. On peut d�plorer qu'il se confine seulement depuis quelques ann�s dans l'exploitation d'oeuvres affirm�es. On voudrait que Jouvet reprenne des initiatives et fasse appel � des auteurs neufs. C'est l� sa v�ritable mission et l'on voudrait lui voir poursuivre sa croisade pour le vrai, le pur th��tre. Mais il d�clare � ce propos: -Il y a une d�cadence du th��tre � n'en pas douter. Sans doute parce qu'on le prend trop pour le domaine de la facilit�. Influence des moeurs cin�matographiques... encore! Ce n'est pas l� une excuse digne de lui. Car ce novateur, cet infatigable ouvrier de la sc�ne, pour qui "jouer la com�die" est une monomanie, peut et doit chercher plus loin que Moli�re et plus loin que Giraudoux. Il n'y a rien d'autre � dire de lui ou sur lui. Il n'a pas de petites histoires. Il n'a que des histoires de th��tre accroch�s � son nom, � son image, � son souvenir. On ne lui conna�t pas de vie d'homme en dehors d'un lointain mariage anonyme dont il a eu un fils. Pour le reste, il fait partie, vivant, de la grande Histoire du Th��tre fran�ais. |