DI RUZZA, Renato, Eléments d’épistémologie pour économistes. La dernière instance et son ombre, PUG, Grenoble, 1988

 

Déconstruction des catégories qui fondent l’Economie Politique en discipline voire en science (l’auteur récuse le terme de « sciences économiques » pour désigner cette fraction du savoir, qui porte sur l’humain et ne peut être naturalisé). Sont passés au crible Marx, Walras, Keynes, les notions de matérialisme et de réfutabilité/falsification, les théories de Wittgenstein, etc. Une citation de Feyerabend : « Gardez toujours à l’esprit que les démonstrations et la rhétorique que j’utilise n’expriment aucune « conviction profonde » de ma part. » et une autre de Marx : « Il est possible que je me fourre le doigt dans l’œil, mais alors on peut toujours s’en sortir avec un peu de dialectique. J’ai bien sûr disposé mes batteries de façon à avoir également raison dans le cas contraire. », placées en ouverture de l’ouvrage, définissent bien l’esprit de l’auteur face à la connaissance. Il loue plus loin Feyerabend pour avoir montré que Galilée n’était qu’un « prodigieux faussaire » (p.91). Dans le Cours n°1, il raconte une histoire célèbre circulant parmi les économistes, concernant un type qui cherche ses clés là où il y a de la lumière plutôt que là où elle est, dans la pénombre, afin de désigner métaphoriquement quel va être son attitude face à sa discipline d’appartenance. Pages remarquables de concision et de clarté sur la philosophie de Wittgenstein pp. 137-139, où il synthétise quelques-uns de ses apports en 4 points. Le premier : « Toute philosophie est critique du langage », quelque soit l’objet et la forme de ce langage. « La conception de L. Wittgenstein de la critique du langage est la remise en cause de toute théorie unifiante de la connaissance, qui dicterait les critères à partir desquels les langages pourraient être soumis à une quelconque critique. » Le second : « le parler du langage, ses mots, ses notions, ses concepts… font partie d’une activité ou d’une « forme de vie ». Et ce n’est que dans cette activité que les mots acquièrent leur sens. Il n’y a pas dès lors de référent abstrait ou réel par l’intermédiaire duquel une correspondance pourrait être établie entre les mots d’un jeu de langage particulier, et les mêmes mots d’un autre jeu de langage. » Le troisième : « C’est ce qui explique que tous les concepts, toutes les notions et catégories sont flous. Dans les diverses utilisations d’un même concept, il y a certes des analogies, des « ressemblances de familles », même si elles sont « fragiles, partielles, instables ». Mais il n’y a pas et il ne peut y avoir de tracé de limites communes. » Le quatrième : « De ce point de vue, la logique dont se réclame tant la philosophie traditionnelle et les sciences n’est qu’un « jeu de langage » parmi d’autres. La dernière mystification philosophique serait de croire que qu’elle aurait quelque supériorité sur les autres langages, qui l’autoriserait à en dégager les erreurs et les écarts. » De là, on peut écarter les catégories construites, jouer avec elles, les détruire, les rebâtir, bref avoir une activité avec le langage, sans rien figer, le soumettre consciemment aux autres savoirs/langages présents dans le milieu, le renormaliser, etc. En cela, Wittgenstein est une influence majeure sur la conception de l’ergologie (et donc de l’épistémologie) défendue par Yves Schwartz et l’auteur de ce livre.

 

Citations

 

« On ne peut pas être en même temps marxiste et néoclassique. D’une certaine manière, il faut choisir : soit la lutte des classes et l’exploitation, soit l’optimum et l’équilibre. Pourtant, lorsqu’un étudiant demande à un enseignant de l’aider à choisir, celui-ci contourne plus ou moins habilement la question, prétextant la liberté individuelle, le jeune âge de celui qui l’interroge, la tradition de « laïcité » de l’Université française, la fatigue, le temps qui passe, et qui manque, le programme qui n’inclut pas cette question… prétextant au fond n’importe quoi pour fuir une question qui gêne. Comment en effet expliquer à cet étudiant que la théorie que l’enseignant enseigne est la meilleure, alors qu’il y en a d’autres, enseignées par ses « chers collègues », sans dire en même temps que ces collègues sont des demeurés ou des escrocs ? Ces petites manœuvres ont les résultats désastreux que tout le monde connaît. Dans le meilleur des cas, l’étudiant, qui est censé faire marcher sa tête, voudra faire plaisir à l’enseignant – non par gentillesse, mais parce qu’il est persuadé que sa note en dépend – et sera marxiste lorsqu’il aura l’impression que le cours est marxiste, keynésien lorsque le cours est soi-disant keynésien, néo-classique lorsque le cours paraît être néo-classique. C’est le meilleur des cas. De toutes façons, cet étudiant ne sera plus rien quand, ses études achevées, il n’aura plus de cours. Ou plutôt, il risque fort de devenir ce que d’autres l’obligeront d’être. Dans le pire des cas, l’étudiant ne saura pas reconnaître si l’enseignant est keynésien, marxiste ou néo-classique. Il sera par conséquent les trois à la fois, et fera un travail gris comme tous les chats la nuit, dans lequel le cafouillage le dispute à la bêtise. Mais même dans ce pire des cas, ce n’est pas si grave que cela en a l’air. L’étudiant sait bien qu’en Sciences Economiques, « on peut raconter n’importe quoi » car de toutes façons la théorie économique ne sert à rien – ni les économistes donc. Le discours des hommes politiques et des mass-média lui en donnent chaque jour la preuve. » (p.8)

 

« Il est possible, avec l’aide de P. Feyerabend et de J.M. Levy-Leblond, de fournir des Sciences de la Nature une description telles qu’elles ressemblent comme des sœurs aux Sciences Sociales. Dans les unes comme dans les autres, les modalités du débat « scientifique » s’articulent autour du précepte « tous les coups sont bons » : la ruse, les arguments d’autorité, les citations tronquées, voire truquées, les statistiques fabriquées, les références inventées, les théories adverses défigurées… (… - citation de Feyerabend) Quant à J.M. Levy-Leblond, le mieux est de le citer : « La distinction des Sciences (dites) Sociales et des Sciences (dites) Exactes ne relève d’aucun critère épistémologique. Cette distinction, qu souvent se veut opposition, est essentiellement idéologique. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est sans raisons, ni sans effets. A la vérité, cette différenciation, si souvent et si hautement réaffirmée, voire revendiquée, n’est que dénégation du fantasme profond qui anime les Sciences Sociales : être des « vraies » Sciences, c’est-à-dire devenir comme les Sciences Exactes. C’est l’impossibilité empiriquement constatée d’une telle convergence qui est alors théorisée en divergence de fond, complexe d’infériorité transformé en revendication d’altérité ». Et il poursuit durant une quinzaine de pages admirables, pour montrer que contrairement à l’« évidence », la physique est une Science Sociale. » (p.11) (citation de J.M. Levy-Leblond tirée de L’esprit de sel – Science, Culture, Politique)

 

« I. Lakatos, qui fut le successeur de K. Popper à la London School of Economics, considère pour sa part que si l’utilisation du critère de réfutabilité (le falsificationnisme) constitue un progrès considérable par rapport au justificationnisme qui régnait jusqu’alors, son expression dans les thèses poppériennes est par trop naïve et doit être perfectionnée. Par ailleurs, il estime que la voie ouverte par T. Kuhn est sans issue, car elle transpose un problème épistémologique au domaine de la psycho-sociologie. Les savants en effet ne se laissent pas facilement convaincre qu’un changement de paradigme est nécessaire, et leur résistance ressort plutôt de la « dynamique de groupe » que de la rationalité scientifique. Ce qui conduit I. Lakatos à remarquer que « si, dans la science, il n’y a d’autres moyens de juger une théorie par le nombre, la foi et la puissance vocale de ses supporters, alors la vérité repose sur le pouvoir ». C’est sur la base de cette double critique que I. Lakatos propose sa méthodologie des programmes de recherches, méthodologique qui s’appuie sur deux idées : 1) aucune expérience seule ne peut conduire au rejet d’une théorie ; 2) l’émergence d’une nouvelle théorie n’implique pas réfutation et révolution, mais un simple déplacement progressif des problèmes. Chaque programme de recherche est en fait constitué de deux éléments : un noyau dur, qui ne peut être réfuté par une quelconque procédure « en raison d’une décision méthodologique de ses défenseurs », et une ceinture protectrice, formée par un « ensemble partiellement articulé de suggestions ou d’indications sur la manière d’évaluer ou de développer les variantes réfutables du programme de recherche ». La pertinence d’un tel programme de recherche s’évalue dans son rapport aux faits : un programme sera dit progressif aussi longtemps aussi longtemps que la théorie précède les faits ; il devient ensuite stationnaire lorsque les faits précèdent la théorie (la théorie doit alors modifier certaines de ses hypothèses pour intégrer des faits qu’elle n’avait pas prévus initialement) ; il dégénère alors pour disparaître enfin lorsque les faits n’ont plus de couplage possible avec la théorie ; cette dernière est remplacée par une autre, et un autre programme de recherche s’institue. » (p.90)

 

« Les économistes, heureusement, n’ont pas les tourments des physiciens. Ils sont persuadés qu’il y a une réalité économique que leurs théories ont pour tâche d’expliquer. Et qui en douterait ? Les prix existent, les produits existent, le travail existe, les marchandises et les services existent, etc. C’est cette réalité qui constitue l’objet réel que se donnent les économistes pour que leurs théories aient l’air de théoriser quelque chose. » (p.125)

 

« Ainsi donc, la philosophie de Wittgenstein n’est qu’une pratique antiphilosophique, car elle lutte constamment contre toute philosophie qui prétend structurer ou cimenter les divers langages. Comme cela a déjà été signalé, elle pourrait se définir sans paradoxe aucun, comme une méthodologie permettant de mettre en évidence les erreurs et les écarts sans que soient nécessaires les références à la vérité et à la norme. C’est pourquoi le potentiel critique de cette méthodologie est considérable, et si peu considéré et utilisé. » (p.139)

 

« Si l’Economie Politique n’a pas d’objet réel au sens où les sciences ont un objet réel, son discours ne saurait être scientifique. Cependant, la nature de ce discours demande à être précisée, car il doit parler, d’une façon ou d’une autre, de la « réalité sociale », car la théorisation y joue un rôle important même quand elle est « théorisation de rien ». La particularité du discours de l’Economie Politique peut se désigner en disant qu’il énonce des savoirs (et non des connaissances scientifiques), savoirs portés par des théories qui ne sont rien d’autre que des mises en formes imaginaires de diverses pratiques sociales, étant entendu que ces mises en forme sont parties intégrantes (puisqu’elles leur donnent forme) des représentations inséparables des pratiques de luttes et de cohésion sociales. » (p.143)

 

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