Le Monde diplomatique JUILLET 2001 Pages 20 et 21

GENÈSE D'UNE HISTOIRE OFFICIELLE

Le tabou du génocide arménien hante la société turque

Convocation de l'ambassadeur de France à Ankara par le gouvernement turc, manifestations, boycott des produits français, les réactions officielles et populaires à la reconnaissance par Paris du génocide arménien ont été violentes. En fait, pour la Turquie, admettre les massacres reviendrait à reconnaître que certains héros de la construction de l'Etat moderne étaient aussi des assassins. Toute l'imagerie de histoire du pays tomberait en lambeaux.

Sans doute serait-il naïf de considérer le vote du Parlement français (18 janvier 2001) reconnaissant le génocide de 1915 comme le témoignage d'une profonde compassion de la France envers les douleurs vécues par les Arméniens dans le passé. De même, il serait bien qu'en premier lieu « la France reconnaisse par voie législative s'être rendue coupable en Algérie de génocide ou de crime contre l'humanité », selon l'argument fréquemment utilisé en Turquie.

Cependant, quel que soit le point de vue adopté face à la décision du Parlement français, celle-ci ne doit pas devenir un prétexte pour dissimuler une fois de plus ce qui a été entrepris en 1915-1917 par le parti au gouvernement ottoman à dominante turque contre la population arménienne.

Or de nombreux cas montrent que la réaction contre la France vise à occulter les faits et non à se défendre d'une fausse accusation. L'un des plus significatifs pourrait être ces aveux enflammés d'un journaliste : « Qu'il soit clair pour l'opinion publique mondiale : dans le passé, nous avons châtié tous les infâmes métis qui, non contents de profiter de nos terres, ont de plus attenté aux biens, à la vie et à l'honneur des Turcs. Nous savons que nos pères avaient raison et si, aujourd'hui, de telles menaces se présentaient de nouveau, nous ferions le nécessaire sans aucune hésitation (1). » Ces propos n'ont rien d'exceptionnel, proférés en un moment de colère extrême ; des ouvrages à prétention scientifique comportent des expressions comparables.

Pourquoi le mot « génocide » provoque-t-il une telle colère ? Une réaction d'autant plus difficile à comprendre que la Turquie pourrait, si elle le souhaitait, reconnaître l'existence des massacres tout en déclarant que sa responsabilité n'est pas engagée. Son fondateur, Mustafa Kemal, s'est prononcé des dizaines de fois sur cette question, en condamnant les massacres qualifiés d'infamies et en demandant que les coupables soient punis. Les dirigeants du parti ottoman Ittihad ve Terakki (Union et Progrès) (2) qui ont organisé les massacres ont été jugés en 1926, bien que ces procès aient porté sur d'autres crimes ; plusieurs d'entre eux ont, en tout cas, été exécutés. A la lumière de ces faits, la Turquie aurait pu regretter les crimes commis contre les Arméniens et expliquer qu'ils l'ont été par l'Etat ottoman et non par la République.

Un passé indésirable

L'amnésie collective dont souffre le pays est l'un des principaux obstacles à un débat public. Cette perte de mémoire communément partagée résulte de ce que la conscience historique des Turcs a été paralysée pendant des décennies. Les fondateurs de la République ont littéralement brisé les liens les rattachant au passé. Il est vrai que tout Etat-nation, au moment de sa création, cherche des racines historiques pour fonder sa légitimité ; s'il n'en trouve pas, il en invente. Comme le fait remarquer Ernest Renan : « L'oubli et même l'erreur historique sont un facteur essentiel de la création d'une nation (3). » Les fondateurs de la jeune République turque ont scrupuleusement appliqué cette règle. Toutefois, ils ont dû faire face à une difficulté spécifique : durant l'histoire ottomane, l'islam avait petit à petit effacé de la mémoire collective tout ce qui avait trait à l'identité turque. C'est donc dans la période pré-ottomane que l'on a recherché les racines identitaires manquantes, en faisant, du même coup, silence sur six cents ans d'histoire.

Par une série de réformes, comme celle qui occidentalisait les habitudes vestimentaires, on a essayé de faire disparaître les traces de ce passé devenu indésirable et quasiment inaccessible aux jeunes générations en raison de l'adoption de l'alphabet latin, dès 1928. La mémoire collective a ainsi été vidée d'une partie importante de son contenu. Ecrite par quelques académiciens autorisés, devenant la seule référence reconnue, l'histoire officielle l'a remplacée. Qu'on imagine une société pour laquelle les événements d'avant 1928 ainsi que les écrits des générations d'hier sont autant de mystères... La notion de passé a été rendue évanescente, les limites de la mémoire et de la conscience historique réduites au vécu individuel des Turcs et à celui de leur plus proche environnement. Comment dans ces conditions attendre de cette société qu'elle prenne l'initiative d'un débat sur sa propre histoire ? L'absence de conscience historique apparaît toutefois comme une explication par trop générale. La principale raison de ce comportement doit être recherchée dans le fait que l'histoire a été dans une grande mesure celle de chocs traumatiques successifs.

Entre 1878 et 1918, les dirigeants turcs ottomans ont perdu 85 % des terres et 75 % de la population de l'empire. Les cent dernières années de celui-ci peuvent se résumer en une désagrégation continue : une suite de lourdes défaites militaires, entrecoupée de quelques rares victoires aboutissant, sous la pression des grandes puissances, à des armistices défavorables. Cette période de guerres ininterrompues, qui a coûté la vie de dizaines de milliers d'hommes, a été vécue comme l'époque du déshonneur et de toutes sortes d'humiliations.

Ecrasée sous le poids d'un passé glorieux et souffrant d'une perte d'estime d'elle-même, l'élite turque ottomane a vu dans la première guerre mondiale une chance historique pour rétablir la grandeur d'autrefois et guérir l'orgueil national blessé. L'illusion s'est vite écroulée. Dans ce contexte de ressentiment et d'aveuglement, la décision du génocide semble avoir été un acte de vengeance dirigé contre ceux que l'on considérait responsables de cette situation : les Arméniens. On en a fait des ennemis de substitution, remplaçant les grandes puissances et l'ensemble des peuples chrétiens de l'empire.

Les dirigeants ottomans ont, en fait, liquidé sur le dos des Arméniens des comptes qu'ils ne pouvaient régler ailleurs. Cela explique l'insistance avec laquelle on veut présenter la République comme une renaissance, ou encore comme un absolu commencement. Les cadres dirigeants ne se sont pas contentés d'évacuer énergiquement cette période de traumatisme, en réécrivant une histoire conforme, en remodelant une nouvelle identité nationale. Ils se sont aussi dotés d'une armure censée occulter la mémoire et ne supportant aucune initiative pouvant égratigner cette amnésie organisée. Ainsi s'explique la susceptibilité manifestée face à tout ce qui touche, de près ou de loin, à la question arménienne.

Le pays se croit ainsi guéri et pourvu d'une personnalité entièrement renouvelée. Mais si la guérison est complète, pourquoi ne peut-on en parler librement ? En fait, la société n'a encore pas pu construire une identité purifiée du traumatisme ancien. Et tant qu'elle refusera de parler du génocide arménien, elle n'aura que peu de chance de créer cet « autre soi-même ». Seulement, l'Etat veut garder intacte l'image mythique que la société a d'elle-même et entretenir le désir qu'elle a de vivre dans un monde fantasmagorique.

La relation entre la fondation de la République et les massacres a contribué à transformer le génocide arménien en tabou. Des cadres dirigeants de la République n'ont pas hésité à formuler publiquement des précisions à ce sujet. Un des chefs connus du parti Ittihad ve Terakki, M. Halil Mentese a déclaré : « Si nous n'avions pas nettoyé l'est de l'Anatolie des miliciens arméniens qui ont collaboré avec les Russes, la formation de notre république nationale n'aurait pas été possible (4). » De même, lors de la première Assemblée nationale de la République, on enregistre des discours sur le thème : « Pour sauver la patrie, nous avons pris le risque d'être considérés comme des assassins. » On a aussi entendu : « Comme vous le savez, la question de la déportation a été un événement qui a provoqué la réaction du monde entier et qui nous a tous fait apparaître comme des assassins. Nous savions, avant d'engager cette action, que la colère et la haine du monde chrétien allaient se déverser sur nous. Pourquoi avons-nous alors mêlé à notre nom l'opprobre d'une réputation de meurtriers ? Pourquoi avons-nous entrepris une tâche aussi importante que difficile ? Seulement parce qu'il fallait faire le nécessaire pour préserver le trône et l'avenir de notre patrie, qui à nos yeux sont plus précieux et sacrés que nos propres vies. »

Avec le temps, ces paroles affirmant avec un certain courage que la République avait été fondée sur le génocide, ont laissé place à l'histoire officielle : l'anti-impérialisme ainsi que l'amour et le respect porté aux troupes de Kuvva-i Milliye (premières brigades de résistance pendant la guerre d'indépendance nationale) sont devenus les composantes indispensables de l'identité nationale. L'esprit des Kuvva-i Milliye a ainsi été un symbole constitutif de l'identité anti-impérialiste de toute la jeune génération de révolutionnaires en Turquie, dans les années 1960.

La peur de voir s'écrouler ces certitudes constitue une raison importante du refus turc de débattre de la question arménienne. Le danger serait de faire éclater les modèles habituels de représentation utilisés pour expliquer la Turquie et le monde. Un débat sur le génocide aurait pour conséquence de montrer que l'Etat n'est pas le produit d'une lutte essentiellement anti-impérialiste, mais plutôt d'une guerre entreprise contre les minorités grecque et arménienne. De même, il apparaîtrait qu'une partie non négligeable des soldats de Kuvva-i Milliye, qui ont été des exemples d'héroïsme, ont pris directement part au génocide ou se sont enrichis en pillant les Arméniens.

Avant même la fin de la première guerre mondiale, des plans de retraite en Anatolie et d'organisation d'une résistance nationale avaient été élaborés dans la perspective d'une défaite. Dès 1918, ils ont été appliqués. Les associations animant le mouvement de résistance nationale comme Müdafaai Hukuk (Défense des droits) ou Reddi Ilhak (Refus de la division) ont été fondées soit sur ordre express de Talat Pasha, ministre de l'intérieur de 1913 à 1917, ou d'Enver Pasha, ministre de la défense durant la même période, soit sur celui du Commissariat (5) qu'ils dirigeaient. Ces associations ont été prioritairement créées dans les régions où une menace grecque ou arménienne était possible.

Au lendemain du traité de capitulation signé le 30 octobre 1918 avec les Britanniques, à Mundros en Grèce, les cinq premiers comités de résistance ont été organisés contre les minorités : trois d'entre eux contre les Arméniens et les deux autres contre les Grecs. Leurs fondateurs étaient membres du parti Ittihad ve Terakki, dont certains cadres étaient recherchés par les Britanniques pour avoir participé au génocide ; entre autres missions, le Commissariat devait les soustraire aux investigations et les mettre à l'abri, en Anatolie. Cette organisation a donc été le symbole de l'imbrication du génocide des Arméniens et de la résistance en Anatolie.

L'autre lien vient de l'émergence d'une classe nouvellement enrichie grâce au génocide. Elle a constitué l'une des bases sociales du mouvement national. Les notables, qui avaient prospéré par le pillage, craignaient que les Arméniens reviennent récupérer leurs biens et se venger. Ce qui s'est effectivement produit, par exemple, dans la région de Cukurova, où les Arméniens survivants sont revenus avec les forces d'occupation pour reprendre ce qui leur appartenait. C'est la raison pour laquelle ces notables se sont rapprochés du mouvement de libération nationale et ont même pris l'initiative de l'organiser eux-mêmes, ici ou là. On retrouve quelques-uns d'entre eux dans le proche entourage de Mustafa Kemal, tel Topal Osman, qui allait devenir le commandant de sa garde personnelle. Aussi, les mesures décidées le 8 janvier 1920 par le gouvernement d'Istanbul pour la restitution des biens arméniens ont-elles été annulées le 14 septembre 1922. Le gouvernement d'Ankara était conscient de la nécessité de préserver les intérêts de ceux qui avaient contribué à la fondation de l'Etat national.

Parmi les organisateurs et les hauts responsables des premières brigades de Kuvva-i Milliye, dans les régions de Marmara, d'Egée et de la mer Noire, on relève la présence de personnes recherchées pour leur participation aux massacres : cela constitue le troisième lien entre le génocide arménien et la République. Dans l'organisation du mouvement de résistance, Mustafa Kemal a en effet très largement bénéficié de l'aide active des membres du parti Ittihad ve Terakki recherchés pour crimes contre les Arméniens. Par la suite, ils ont été chargés d'importantes responsabilités.

Sukru Kaya, par exemple, ministre de l'intérieur et secrétaire général du Parti républicain du peuple (CHP) fondé par Mustafa Kemal, avait été, durant la « déportation », directeur général chargé de l'installation des populations immigrées et nomades. Cette direction était officiellement responsable de l'organisation de la déportation. Les consuls allemands présents sur place rapportent ces paroles de Sukru Kaya : « Il faut exterminer la race arménienne. »

Un autre personnage, Mustafa Abdülhalik Renda, a été durant les massacres préfet d'abord de Bitlis puis de Halep. Le consul allemand Rössler le décrit comme quelqu'un « occupé sans relâche à la destruction des Arméniens ». Dans son témoignage écrit de 1919, Vehip Pasha, commandant de la 3e armée, explique comment, durant la guerre (après février 1916), ce même Renda a fait brûler vifs des milliers d'hommes dans la région de Mus. Il fut, par la suite, ministre et président de l'Assemblée nationale.

Détenu à Malte sous le numéro 2743, pour avoir directement organisé les massacres de Diyarbekir, Arif Fevzi a été, dans les années 1922-1923, ministre délégué à l'aménagement. Le prisonnier numéro 2805, Ali Cenani Bey, qui s'était enrichi durant le génocide, a été de 1924 à 1926 ministre du commerce. De même, Trüstü Aras, membre de la commission sanitaire chargée d'enterrer les Arméniens tués, a ensuite occupé des postes importants à Ankara : il fut ministre des affaires étrangères de 1925 à 1938.

En résumé, pour mener la guerre d'indépendance nationale, Mustafa Kemal s'est aussi servi d'individus appartenant au parti Ittihad ve Terakki poursuivis pour crimes contre les populations arméniennes et grecques, ainsi que des notables contraints à la résistance par la peur de la vengeance des Grecs et des Arméniens. Pour tous les membres recherchés du parti Ittihad ve Terakki, et notamment ceux de l'Organisation spéciale qui a directement commis les massacres, participer à la guerre d'indépendance était une question de survie. Ils se trouvaient face à une alternative : se rendre et être condamnés lourdement voire exécutés ou passer dans la résistance et l'organiser. Un ami proche de Mustafa Kemal, Falih Rifki Atay, résume parfaitement la situation : « Quand, à la fin de la guerre, les Britanniques et leurs alliés ont décidé de demander des comptes aux responsables du parti Ittihad ve Terakki, pour le massacre des Arméniens, tous ceux qui pouvait en pâtir ont pris les armes et ont intégré la résistance (6). »

Ce tableau d'ensemble peut permettre de mieux comprendre la raison pour laquelle le génocide arménien est devenu un tabou. Accepter que parmi les « grands héros qui ont sauvé la patrie » certains ont été des assassins et des voleurs aurait eu sans nul doute un effet particulièrement destructeur. Aussi la voie de la négation paraît-elle plus aisée à ceux qu'effraie toute initiative pouvant ébranler les certitudes que les Turcs ont sur la République et sur l'identité nationale. Il existe cependant une autre voie : que le pays, au nom de valeurs démocratiques, prenne une certaine distance avec son propre passé.

TANER AKCAM

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