Isabela Vasiliu-Scraba

<<La Cuprins

L'ESSENCE NOUMENALE DE L'AMOUR

 

         Comme la vertu ne se confond pas avec les actions justes, ainsi la beauté ne se confond pas avec les objets beaux, dit Platon. Il expose sa conception philosophique sur l'amour dans le BANQUET:  la Beauté c'est image de la divinité, immuable, pure, seule en elle-même avec elle-même, hors du temps et du devenir. Une prêtresse de Mantinée, Diotima, relève à Socrate que l'amour, c'est génération dans la beauté, génération selon l'esprit, l'effort de l'être  mortel pour se rendre immortel, aspiration vers la sagesse. La possession durable n'est  que la possession de la connaissance spirituelle. 

         Mais chez Platon, la connaissance est  <<anámnesis>>, réminiscence. En commençant par l'amour de la beauté qui se rencontre dans le monde sensible, il est possible - mais pas toujours -, que ce niveau  soit dépassé. Diotima parle d'une graduelle ascension jusqu'à la Beauté suprême. On arrive ainsi à la véritable vertu envisagée par Platon. Le Bien lui-même, selon le philosophe grec, n'est pas seulement  vérité ou seulement harmonie. Il est aussi Beauté (84) . L'amour, c'est la fonction essentielle de l'âme, la condition de la réminiscence.

         "Ce qui était bien caché dans mon âme ton regard  l'a fait ressortir à la lumière", écrivait Mihai Eminescu dans une lettre à sa bien aimée, la belle Veronica.

         En fait, pour Eminescu, l'amour était l'unique expérience authentique et Platon son philosophe préféré.  C'est la raison pour laquelle Eminescu a choisi, de la multitude des contes folkloriques roumains qu'il savait, celui intitulé LA BELLE DANS LE JARDIN D'OR. Il a commencé par en faire un poème  assez fidèle au texte du conte populaire. Ensuite, ce fut le point de départ de son chef-d'oeuvre, LA LEGENDE DE HYPERION.

         On notera cependant que même le registre de ce conte roumain est assez étonnant, parce qu'ici l'histoire d'amour se déroule entre deux protagonistes bien différents. De plus, l'amour se trouve à la base d'une double tentative de changement de l'état ontologique, quoique non accomplie pour aucune des  protagonistes. La  belle fille du roi (aimée par un dragon) résiste d'être portée dans d'autres mondes étrangers à son essence. D'autre part, l'élan vers le monde humain s'avère être une erreur pour quelqu'un  qui appartient - depuis sa naissance - à un autre monde.

         Mais  le génie du poète ajoute au tissu originel du conte populaire une partie merveilleusement vivante, en quelque sorte apparentée  à <<l'anámnesis>> platonicienne, une partie dont la portée est considérable. On  y trouve  de fastueuses images poétiques capable à figurer de subtiles idées philosophiques sur l'être, le non-être et le passage à l'être.

         Il s'agit de la sublime image du  voyage fait par Hyperion jusqu'au bout de l'espace et du temps, occasion à laquelle il reçoit une nouvelle irradiation spirituelle. Ainsi, même avant sa rencontre avec le Démiurge, il a vécu <<l'anámnesis>>,  il a reconnu  son essence divine. Et ce voyage a lieu juste au moment où il envisageait un nouvel état ontologique, qu'il voulait demander au Démiurge,  pour parvenir à se trouver au même niveau que sa bien aimée.

         Mais comment a-t-elle commencé leur histoire d'amour ?

         Dans la magie des nuits où l'amour semblait ouvrir les portes du ciel, un astre descendait dans la chambre d'une belle fille (qu'il aimait depuis longtemps) et apparaît dans ses rêves sous la forme de  Hyperion, jeune homme d'une beauté d'au de-là.

         Hyperion, qui a le privilège de ne naître ni de périr, pour descendre, pour pouvoir transgresser les espaces et les ères, change chaque fois sa façon d'être par des caractères intrinsèques. 

         Ce qu'il y avait d'essentiel dans ses métamorphoses était lié au niveau d'existence cosmique d'où il descendait. Chaque métamorphose  suggérait une signification beaucoup plus grande qu'un simple avatar.

         Les images de ses métamorphoses et les moments des rencontres, décrits à travers des verses d'une beauté et d'une harmonie extraordinaire,  seraient les  plus merveilleux moments de cette étrange histoire d'amour. 

         Mais  entre les deux, si diffèrent comme ils sont, aucune approche n'est  possible.  Chaque fois où Hyperion cherchait à s'approcher d'elle, la fille  semblait se réveiller de l'oubli apporté par l'amour, du rêve aux yeux ouverts et de l'aspiration pour un autre monde.  Lui seulement il  ne voit pas le piège de son bonheur illusoire. 

         Aimant Hyperion, sans être autrement distinguée que par sa  grande beauté et son ascendance royale, la fille parait à moitié réelle.  Seulement à moitié, bien consciente de la limite  de la nature humaine comme elle était. Mais dès que  Hyperion s'en va,  et dès q'elle  commence à être intéressée par le jeune Cãtãlin, la belle fille devient cent pour cent réelle. Son nom sera Cãtãlina, la fille aimée par Cãtãlin. Son piédestal s'évanouit. Pourtant incurable restera  sa nostalgie éveillée par son amour pour Hyperion. Et, par cette nostalgie elle sera différente pour toujours de toutes les autres filles de la terre.

         Incurable aussi restera la tristesse de Hyperion, la douleur pour sa perte.

         <<Je n'aimerai jamais une autre femme que toi, et tu resteras dans ma pensée et dans mon âme ce que tu as été toujours : le rêve d'or de ma vie  (...) et  ma vie avec toi ma seule espérance ( ..). Je crois  que jamais mourra mon amour pour toi >> ,  écrivait Mihai  Eminescu  le 28 février 1882 à Veronica Micle. Le 10 avril le grand poète roumain lisait dans le salon littéraire de Titu Maiorescu la LEGENDE DE HYPERION.

         Ayant les traductions dans les langues modernes, pour s'approcher du divin Platon  il faut -comme l'avait faite Eminescu -, apprendre quelque grec ancien. Mais, pour se laisser charmer par la beauté divine de ce poème, pour s'émerveiller de "la majesté souveraine des plus belles pages de notre lyrique", il faut apprendre bien la langue roumaine. 

 

         Communication aux <<Journées de la francophonie>>, Tirgu Neamt, 18-21 avril 1998.

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(84) v. Platon, PHILEB, 64-65.

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