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Antagonism under cognitive capitalism: class composition, class consciousness and beyond.

 

by Yann Moulier Boutang [Univs. Compiègne and Binghamton]

 

Abstract: Far from being an irenic society, cognitive capitalism, (information society, knowledge-based economy, globalization), after having put the working class movement in a very defensive position in the North, is experiencing a renewal of antagonism whereas on the basis of the the enormous increase in waged people inside market economy in the South (China, India, inclusion of the ex-socialist countries) one could predict a process similar to the Brazilian one.

 

However they are sharp differences between forms and effects of antagonism in late Fordism and in knowledge-driven economies in globalization. The paper will explore these differences and qualify the concepts of class composition, of class consciousness and of class tout court at both levels of the world economy: the post-industrial countries and the fast developing countries of the South.

 

Introduction : Trois mauvaises façons de comprendre l’étendue de la nouvelle grande transformation en cours

 

Il y a trois mauvaises réponses au problème de comprendre véritablement les transformations actuelles du capitalisme.

 

1 ) La première est de vouloir sauver la lutte de classe (donc une continuité des luttes ouvrières) à n’importe quel prix, face à un discours qui a évacué tout antagonisme, et ce faisant de revenir à la position « classique » du Mouvement Ouvrier : celle qui affirme qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil de l’exploitation et du capitalisme. Cette attitude est compréhensible. Elle refuse de « désespérer Billancourt » comme disait J.P. Sartre. Le problème est que les usines Renault de Billancourt ont été intégralement rasées (sauf le siège social et encore puisque le consortium Renault-Nissan siège désormais aux Pays-Bas !!)

 

2 ) La seconde, symétrique et opposée de la position précédente consiste, en voulant sauver la discontinuité et les transformations réelles du capitalisme, de se retrouver dans un l’espace irénique d’une utopie capitaliste qui a évacué tout antagonisme. C’est le péché mignon techniciste des experts ou savants qu’ils soient rattachés aux entreprises ou qu’ils adoptent le point de vue de l’administration étatique ou enfin qu’ils soient des anciens militants engagés déçus de l’aveuglement dont font preuve les « radicaux ».

 

3 ) La troisième solution, plus subtile, consiste à prendre une moitié de chacun des deux précédentes positions et de fabriquer un hybride : les luttes ouvrières fordistes plaquées sur le nouveau capitaliste.

 

Cette voie peut sembler à première vue ne renoncer à aucun des avantages des deux précédentes, sans avoir leur défaut. Le seul ennui est que son résultat est sans doute encore pire. Les trois solutions ne mènent nulle part. La première, à l’heure des luttes de libération et des nouvelles formes d’exploitations là où on ne les attend pas, consiste à faire de l’ouvriérisme, du travaillisme et du « marxisme des bègues » là où les ouvriers ont perdu l’hégémonie, là où le travail n’est plus dans l’emploi, là où enfin, le critère de classe est devenu une sociologie apologétique du déterminisme social et non la catégorie révolutionnaire qui refend les ordres du social. La seconde solution, celle de l’utopie d’un capitalisme de la révolution permanente passée tout entière dans la technique, à la différence du socialisme utopique d’autrefois ne mène nulle part non plus, au sens où elle ne débouche sur aucune subjectivité ou corporéité d’un projet politique autre que l’adaptation, l’adaptation sans autre programme qu’une survie. La troisième solution est sans doute la plus dangereuse, car elle semble, à première vue, fournir une perspective sur l’évolution du monde réel tout en appuyant la critique de ce dernier sur des conflits ou des mouvements sociaux. Mais on s’apercevra vite que c’est sur un théâtre d’ombres que l’on se trouve. Les mouvements fordistes, comme dans le post-moderne, sont des citations rapportées dans un tout autre jeu. Et du même coup, le capitalisme qu’on croyait avoir capturé fait le trompe l’œil d’un décor, sans que vous ayez jamais réussi à en coincer le machiniste.

 

Quelle est alors la solution ? Elle se trouve dans la solution 4 : celle qui fait la double hypothèse d’une discontinuité de l’antagonisme social et simultanément d’une discontinuité dans le capitalisme.

 

 

 

Continuité de l’antagonisme social

Discontinuité du capitalisme

Problèmes principaux

Solution 1

OUI

 NON

 

Déphasage complet

Solution 2

NON

 OUI

Suppression du politique

Solution 3

OUI

 

 OUI

Échec stratégique

Solution 4

NON

 

 OUI

Identification et nature de l’antagonisme

 

 

C’est évidemment la solution la plus risquée intellectuellement. Celle qui comporte la plus forte dose de pari et d’inconnu. Pourtant, c’est cette configuration qui se vérifie à notre avis dans l’actuelle mondialisation.

On a la conjonction d’une discontinuité profonde dans l’antagonisme social par rapport au fordisme et d’une discontinuité tout aussi profonde dans le mode d’accumulation du capital.

Cette situation est absolument originale depuis le XVIII° siècle. Par exemple lors de la naissance de l’entreprise géante entre 1890 et 1910, on a la croissance simultanée de la classe ouvrière (solution 3 qu’on retrouve en Prusse de Bismarck à 1914. La période des Trente Glorieuses correspond à une solution 1 (continuité capitaliste et continuité ouvrière).

 

Revenons donc à l’hypothèse 4. Nous avons nous-même, ainsi que tout le courant qui se réclame de l’analyse du capitalisme cognitif dans une société de la connaissance[1] illustré le volet de la discontinuité dans le capitalisme entre 1975 et 1995 sur le plan des mécanismes de la valeur économique. Sur le plan de l’analyse de la structure et de la nature du pouvoir capitaliste, les travaux d’Antonio Negri et de Michael Hardt dans Empire ont insisté parallèlement sur la discontinuité de la structure impériale du pouvoir par rapport à un ou des impérialisme(s) édifiés sur la base de la souveraineté nationale.

 

Cette hypothèse de la radicalité de la rupture a pu choquer. Surtout après le 11 septembre et la guerre d’Irak où le complexe militaro-pétrolier a conduit les Etats-Unis d’Amérique sur un chemin qui ressemble tant aux chemins archi-connus de l’impérialisme des années 1950-1970. Je crois qu’il est essentiel pour dissiper le malentendu de redonner à ce pari sur la discontinuité le statut méthodologique d’une hypothèse stratégique. Il s’agit de poser par hypothèse que la tendance s’est réalisée et d’examiner alors toutes les conséquences auxquelles il faut s’attendre à devoir faire face. Pourquoi faire cette hypothèse, demandera-t-on ? Nous répondons que nous ne pouvons pas prendre le risque de laisser de côté cette hypothèse : et si le capitalisme avait tellement changé dans sa structure, dans ses ressorts que nombre d’anomalies constatées par rapport au modèle prédictif du fordisme pouvaient s’expliquer par cette hypothèse plus éclairante et plus élégante ? Quelques indices à l’appui de ce parti pris :

 

 

1 ) Dès la fin des années soixante est apparue une crise de l’Etat planificateur. Je reprends à dessein le début du titre d’un opuscule fameux d’Antonio Negri (1971). L’idée que l’Etat n’était plus l’Etat keynésien choqua. Elle ne faisait qu’anticiper sur la contre-révolution thatchérienne et reaganienne.

 

2 ) L’opéraïsme a parlé de passage de « l’ouvrier de métier » des avant-gardes communistes à « l’ouvrier masse », de refus du travail. Ces thématiques parurent saugrenues à ceux qui voyaient dans la crise des OS une question de dysfonctionnement passager. Qui aujourd’hui soutiendrait encore que le taylorisme est la base hégémonique de l’organisation du travail dans la société (y compris celles du Sud chinois ou indien) ?

 

3 ) Toujours en cette décennie qui ne fut pas simplement celle des années de plomb mais aussi celle d’hypothèses audacieuses sur le devenir du capitalisme, la financiarisation de l’économie (déplacement des rapports de force du terrain de l’entreprise et de la production vers celui de la finance et des taux de change) fut également annoncée[2]. La finance aujourd’hui a pris le pas sur l’économie de production

 

4 ) Le renversement de la séquence production/ commercialisation et plus encore taux de réalisation/ rentabilité du capital[3] Cette tendance lourde rendue effective par la suspension de la convertibilité du dollar (1971) et le régime de taux de change flexible est en train de pénétrer en détail la sphère micro-économique

 

5 ) Le rôle croissant du travail immatériel et non plus simplement le passage de l’ouvrier masse « l’ouvrier social », mais celui du passage de l’ouvrier social au travail en société et de la société se traduit désormais par des concepts de gouvernance globale, de territoires productifs qui s’appuient eux-mêmes sur l’idée que la productivité, l’innovation s’opèrent dans et hors entreprises[4]. `

 

Si nous examinons rétrospectivement ces hypothèses qui extrayaient quelques faits isolés et les généralisaient comme une tendance déjà en acte, nous ne pouvons qu’être frappés par leur pertinence et à l’inverse, par le caractère subalterne et de combat d’arrière-garde des puristes de l’empiricité qui plaidaient pour des processus moins lisibles, plus complexes.

 

Qui ne risque pas de se tromper n’a rien. Poser comme hypothèse la réalisation de la tendance est évidemment plus risqué que s’abriter derrière la complexité pour n’en tirer que des énoncés balancés à l’extrême et toujours chèvre choux. Mais c’est aussi s’exposer à la falsification comme dirait K. Popper dont à pouvoir être réfuté.

 

L’hypothèse de la discontinuité dans le capitalisme (que nous ne posons pas comme une discontinuité en soi et pour soi de la classe capitaliste – au contraire c’est aussi un des problèmes majeurs actuels du capitalisme qu’une grande partie d’elle-même n’a toujours pas compris ce qui est arrivé au capitalisme) doit être à notre sens préféré aux hypothèses continuistes pour trois raisons au moins. La première classique dans le raisonnement scientifique est que la probabilité d’en tirer des découvertes intéressantes est plus grande. Cette hypothèse est plus fertile en général. La seconde raison est que pour un savoir critique et le choix d’une optique transformatrice de la société (donc le pont de vue d’une véritable gauche politique), cette option ouvre d’ores et déjà davantage de pistes à explorer qui sont systématiquement écartées par le choix du « rien de nouveau sous le soleil » qui fait si bon ménage avec le déterminisme du « there is no alternative » (TINA) de Margaret Thatcher devenu l’ultima ratio du néo-libéralisme triomphant. La troisième raison est une règle de conduite indispensable dans l’action et les batailles : ne jamais sous-estimer la capacité de mouvement de son adversaire. S’imaginer que le capitalisme est une place forte à prendre, ou une ligne Maginot à percer, est une des plus grande erreur qu’a commise presque systématiquement le Mouvement ouvrier dans son histoire

 

Revenons donc à l’hypothèse 4. Une transformation du capitalisme est déjà en acte depuis trente ans. C’est une transformation profonde qui nous fait quitter l’économie politique née au XVIII° siècle. Il y a une mutation dans le mode d’accumulation : elle tire progressivement en tâtonnant (en particulier sur le plan comptable) les conséquences d’une mutation de la nature de la richesse, de ce que sont les mécanismes de sa transformation en valeur économique (essentiellement par la captation des externalités positives et l’appropriation du fonds d’accumulation). Dans une société de la connaissance, le capitalisme est amené à revêtir une troisième forme (après le volet mercantiliste et esclavagiste, et le volet industriel et salarié). Nous appelons ce troisième capitalisme, capitalisme cognitif ou capitalisme où l’accumulation est tirée par la production de connaissance au moyen de connaissance et du vivant au moyen du vivant. On pourrait risque le terme de bio capitalisme. La mondialisation ou globalisation financière (ou financiarisation) est l’expression de cette nouvelle économie monde qui s’empare de l’hégémonie non sans résistance tant du côté du vieux monde ouvrier que du vieux capitalisme.

 

C’est ici qu’apparaît le problème décisif au sein de l’hypothèse 4. Si nous nous retournons vers la discontinuité de l’antagonisme qui ne suppose pas sa suppression mais sa transformation radicale (colonne 2 du tableau 1) nous rencontrons un problème majeur. Il y a antagonisme, mais ce dernier est nouveau, il n’est pas réductible à tout ce que nous savons de l’antagonisme ouvrier dans le capitalisme depuis 1750.

 

Poser le problème sans avoir déjà préempté sa solution

 

On voit donc bien d’où surgit la question qui occupe ce séminaire. Se demander : « quelle est la composition de classe au sein du capitalisme cognitif ? » que nous avions déjà abordée une première fois[5] peut donc servir à nommer notre problème par commodité. Mais il faut ajouter tout de suite que nommer le problème nominalement ne veut pas dire le poser réellement (correctement) ?

 

Pourquoi ? Parce que puisque nous avons fait l’hypothèse d’une véritable discontinuité, employer les termes de composition de classe c’est utiliser des mots de l’ancien monde pour nommer le nouveau. Le terme même de « composition de classe » emprunté à l’Italien, avait dans les années 1960-1970, cherché à questionner, défaire et reconstruire une notion moins massive, plus fine des catégories de «classe ouvrière»[6]. Force est de constater que durant les décennies suivantes, la référence à la composition de classe est devenue plus idéologique qu’heuristique. Le terme est presque tombé en désuétude au fur et à mesure que s’imposait un terme qui saisissait avant tout la synthèse dynamique de la décomposition de classe, de sa fragmentation, mais cette fois-ci sous le signe d’une positivité : celui de Multitude au singulier ou au pluriel. La question traditionnelles (presque académique dans un petit milieu qui utilisait ce terme) de la « composition de classe » s’est alors déplacée sur la discussion plus vivante, mais encore plus ésotérique, reconnaissons-le, des rapports du concept de multitude avec celui de la classe ouvrière[7].

 

Or, il nous faut en effet envisager sérieusement l’hypothèse que l’antagonisme dans le capitalisme cognitif pourrait n’avoir pas plus de rapport avec la division « de classe », que le concept de multitudes n’a à voir avec le concept de peuple. Non que la lutte, l’antagonisme aient disparu comme on aime à le proclamer (la mode de « la mort de Dieu » ayant été remplacée par la mode de « la mort de la classe ouvrière »), mais que les points d’application, la nature, la dynamique, les effets de la conflictualité des multitudes soient aussi différents de ceux du Mouvement ouvrier (1848-1991), que ces derniers le furent des luttes de Pauvres et des esclaves de l’économie de Plantation.

 

Abandonnons le concept de « classe ouvrière », (les « cols blancs » sont passés par là). Et tournons-nous vers la catégorie unifiante de « travail salarié ». Travail salarié et capital ont le mérite de nous ramener sur un terrain familier. Mais, sommes-nous pour autant certains que le travail salarié, le salariat tout court, soient bien toujours les mêmes que sous le capitalisme industriel ? Cela se pourrait. Rien n’est plus impressionnant à l’échelle planétaire en effet que la croissance quantitative du salariat : entre 1975 et 2006, en 31 ans, la population active a augmenté de 61 % passant de 2,8801 à 4,643 milliards d’individus[8]. Les chiffres des salariés sont plus délicats à obtenir en raison en particulier de la non-fiabilité des statistiques chinoises, mais l’augmentation du salariat a été encore plus rapide. La population de salariés s’est accrue de 1,5 à 2 milliards d’individus. L’inclusion directe dans le marché mondial de la Chine et de l’Inde pèse très lourd. Mais il s’agit d’une croissance extensive du salariat. Ces chiffres ne nous permettent pas d’en inférer que ce salariat est identique à celui du fordisme. Il se pourrait qu’il n’en soit rien et que le salariat s’avère une catégorie aussi peu fiable que le peuple.

 

Nous avons montré que dans l’histoire de l’accumulation primitive ou premier capitalisme, la catégorie importante, première est celle du travail dépendant, subordonné beaucoup plus que celle du salariat libre. Si nous acceptons de faire du salariat et du capital, des catégories qui se constituent dans une histoire complexe et pas des idées déjà présentes et cohérentes qui se réaliseraient selon un plan préétabli, la question du contrôle préalable et de la fixation, puis de la disciplinarisation du travail dépendant détermine le type de codification du salariat dans ses différentes formes historiques[9]. Le relation argent/travail dépendant ou subordonné se module dans le temps. Il faut opérer sur elle, la même remise en cause de son caractère unifiant que celui de « classe ouvrière ».

 

Les cinq dimensions refoulées de la composition de classe

 

Une autre leçon que nous avons tirée de ce long détour par l’accumulation primitive est que l’idéologie et la conscience de classe du Mouvement ouvrier opèrent un quintuple oubli lourd de conséquences pour tout l’âge d’or de ce dernier :

 

1) L’oubli des Pauvres. De 1350 à 1750, l’histoire de la mise en place du capitalisme marchand ou mercantiliste est pleine de révoltes et de mouvements des Pauvres. L’échec de la mise au travail subordonné de ceux-ci est un facteur décisif du détour colonial à partir du XIV° siècle. Les définitions qui sont données du Pauvre dès le XVII° sont déjà celle du prolétariat dans leur contenu. Néanmoins cette période de l’Ancien Régime a été totalement refoulée pour se résumer à la catégorie malheureuse du « lumpenproletariat ».Il en résulte une erreur qui fut fatale au Mouvement Ouvrier : avoir pensé que la question sociale et les politiques envers les pauvres (forme classique de l’Eglise puis de l’Etat Providence) ne précédait pas l’installation du marché.

 

2) L’oubli du refoulement des femmes hors de l’activité productive (sauf à la campagne et dans les cercles culturels). Avec cette tendance lourde qui débute au Moyen-âge, la question du travail reproductif de la famille, de l’éducation s’enfonce dans un brouillard total. Les femmes, les enfants ne réapparaissent que dans la mise au travail dans l’économie de plantation puis dans la grande fabrique. Il faut le mouvement féministe des suffragettes puis du féminisme pour sortir le Mouvement ouvrier d’un machisme pire que celui de la « société bourgeoise »

 

3) Le troisième oubli ou refoulement concerne les origines de la lutte pour la liberté et l’évaluation du rôle de la conquête de la petite propriété paysanne dans la « libération médiévale » (Pierre Dockès, 1980) vis-à-vis du servage. Lé déduction mécanique de la position de « classe » exploitée à partir de la prolétarisation complète (le paysan sans terre) sera une source de malentendu récurrent entre le Mouvement ouvrier européen et le monde paysan. Ce malentendu passera pratiquement intact au socialisme réalisé. La négligence (par Kautsky notamment) de l’importance de la question d’accès au marché et du rôle de la petite production marchande comme garantie de l’autonomie, de l’indépendance vis-à-vis du travail salarié dépendant souvent non libre, ont conduit à des erreurs tragiques des partis ouvriers urbains vis-à-vis des campagnes et des émigrants ruraux[10]

 

4) Le quatrième et dernier refoulement, non sans écho dans les postcolonial et subaltern studies : celui de l’esclavage. Je pense que le passage de la manufacture (très présente jusque dans l’analyse de la division du travail qu’expose Adam Smith dans La richesse des Nations,) à la grande industrie manchestérienne analysée par Marx, n’a été rendu possible que par le détour colonial. Le contrôle d’un très grand nombre d’ouvriers, d’ouvrières et d’enfants sous le même toit a été rôdé dans l’économie de plantation. Cette dernière loin d’être une survivance du passé, d’un ancien régime agonisant, s’est tellement bien adaptée que l’esclavage a duré au Sud, trois quarts de siècle ce qui n’est pas rien[11]. Nous pouvons donc ajouter à l’hérésie opéraïste selon laquelle la classe des capitalistes se forme sur le modèle de la classe ouvrière, une seconde hérésie : avant d’être et au Nord, la classe ouvrière a connu une accumulation primitive. Les esclaves de plantations noirs dans le Sud ont constitué l’accumulation primitive de la classe ouvrière. Au lieu d’avoir été incorporée dans son histoire et sa mémoire, cette vérité énorme a été rejetée dans une préhistoire dont on n’a pas plus besoin. Il faut sans doute y voir la racine de profonde de quelques problèmes de la classe ouvrière blanche et syndicale avec les peuples de couleurs et la couleur en général. Or si ces composantes n’ont figuré, qu’à titre refoulé, dans l’histoire de famille intime, dans le blason ou le pedigree de la classe ouvrière dans le capitalisme industriel, on les voit exploser littéralement dans le capitalisme cognitif. Pourquoi ? Parce qu’il n’est plus possible d’isoler la force de travail abstraite, (un quantum d’énergie sans couleur, ni culture) des réseaux, des porteurs, des corps du travail vivant. Si l’exploitation s’appuie nécessairement sur le territoire, le hors entreprise; si d’autre part, les dispositifs matériels de contrôle (les machines, la continuité de la production de marchandises) jouent un rôle moins important, les questions de sexe, de genre, de phénotype, de couleur, de communauté, de croyance, de culture, de langue deviennent des éléments stratégiques d’un gouvernement stratifié par lignes ethniques. Il n’a pas fallu longtemps au capitalisme pour s’apercevoir : a) que le Mouvement ouvrier avait de sérieuses failles sur ce terrain ; b) que les communautés recelaient des ressources économiques en matière d’auto organisation gratuite de réseaux, bref en matière de production d’externalités positives.

 

5) Le dernier oubli est celui de la question de la citoyenneté et du lien rapidement tissé par les Etats entre l’exo éducation, la Nation et la participation politique. Bien que le Mouvement ouvrier ait été plus souvent et plus longtemps privé de ses droits politiques que de ses doits sociaux (en particulier dans la période fasciste), il a oublié au XX° siècle la lutte contre le livret ouvrier et la question des papiers liés à la citoyenneté. Du même coupla question du statut discriminatoire des étrangers sur le marché du travail du fait de leur statut d’étranger, n’a pas paru une question prioritaire dans l’Europe qui fut largement une terre d’émigration avant d’être une terre d’immigration. L’histoire des « classes laborieuses » ce pluriel est encore de rigueur du temps de Marx et d’Engels, ou de la classe ouvrière en France, va devenir avec le nationalisme et colonialisme la classe ouvrière française. Le Parti Communiste demandera ainsi après la deuxième guerre mondiale à nombre de militants de la MOI qui s’illustra dans la Résistance au nazisme de franciser leur nom et de se naturaliser.

 

Il n’est donc qu’a moitié étonnant si les mouvements radicaux d’abord, la classe ouvrière se sont décomposés ou déconstruits et pas simplement sous l’effet de la segmentation technologique, puis de la remise en cause de la chaîne de montage, de la production flexible. L’autonomie des mouvements sociaux, identitaires, a fait imploser l’unité factice du mouvement ouvrier. Mais ces tendances, largement présentes dès les années soixante (et bien avant pour des sections de la clase ouvrière coloniale), se sont amplifiées avec la mise en place du capitalisme cognitif.

 

Un premier constat : le capitalisme cognitif brouille les cartes

 

La connaissance et la production de connaissance entretiennent un rapport très particulier à la production et à la question du sujet. Une connaissance n’est pas un produit, mais une oeuvre, une création, lorsqu’elle est objectivée, une information ou des données quand elle est codifiée. Elle est totalement immatérielle (même s’il existe des possibilités de la repérer à la trace) quand elle correspond à un savoir implicite. Quant à la production de connaissance (apprentissage, usage, création, invention) elle présente la particularité de comporter un caractère très difficilement divisible du sujet connaissant ou apprenant, se servant d’elle ou y coopérant. La lecture pas plus que le livre ne sont des produits ou des activités facilement réductibles à la transformation d’un matériau au moyen de machines mécaniques ou de dépense d’énergie[12].

 

Les connaissances et donc les activités qui visent à les produire ne se vendent pas, ne se transforment pas directement et naturellement en « marchandises ». Les connaissances sont indivisibles, non rivales, leur valeur économique ne dépend pas de leur rareté mais au contraire de leur diffusion et de leur usage par un grand nombre de personnes. Bref elles ont les caractéristiques des biens collectifs. L’éducation, la science, la création sont largement, parfois exclusivement des biens publics. Leur marchandisation suppose un dispositif juridique compliqué (l’attribution conventionnelle d’un monopole temporaire artificiel).

 

L’exploitation est devenue essentiellement l’exploitation non de la consommation de la force de travail, mais de sa disponibilité, de son attention et de son aptitude à former de nouveaux réseaux et à coopérer avec l’aide des ordinateurs reliés entre eux. Non celle de la faculté du travail vivant à se transformer en travail mort en produit, mais de susciter de nouveaux processus et des solutions. La mobilité, la réactivité, le changement continuel sont devenues des valeurs incorporées à la qualification qui décline au profit d’un concept en apparence plus vague, celui de compétence, mais qui en réalité saisit les vecteurs, les réserves de force au lieu des points des emplois fixes. Ce qui sert de repère au taux d’exploitation réelle, ce n’est plus l’emploi et la durée de travail dans les limites précises de l’emploi, c’est le travailleur lui-même dans sa durée de vie, dans ses parcours dans le tissu social et productif. La captation de valeur se concentre singulièrement sur la production et la gestion, des publics. La révolution numérique et sa large diffusion et appropriation permet désormais de capitaliser grâce à une traçabilité en temps réel de l’information les réseaux en train de se former, leur pouvoir multiplicateur et auto organisateur. La chaîne productive de la valeur s’est pulvérisée. Ce que vaut une entreprise se détermine hors de ses murs : son potentiel innovant, son organisation, son capital intellectuel, sa ressource humaine débordent et fuient de toutes parts. Le travail vivant au lieu d’être simplement la source de la valeur qui se comptabilisait en travail vivant consommé et consumé dans sa transformation en travail mort incorporé au machinisme dans le cycle productif suivant est devenu la mesure directe de la valeur.

 

Si nous voulons remonter plus en amont dans l’analyse nous pouvons avancer que nous assistons pour de bon à une crise de codification du rapport salarial, bref à une crise constitutionnelle du travail. Cette crise est structurelle : elle touche désormais la forme de dépendance du travail salarié, le type de séparation corps/ force de travail, le rapport de l’actif avec ses outils de travail, avec le produit de son activité, avec sa propre vie, le lieu de travail, la forme de l’activité qui avait été codifiée sous la forme de l’emploi béveridgien.

Il en résulte un mouvement profond de déprolétarisation de l’activité et une réapparition de la revendication du producteur sur le produit de son activité. Un développeur de logiciel qui écrit des lignes de code avec des moyens de production réduit à un ordinateur portable et une connexion à l’Internet accepte moins bien comme le faisait le salarié produisant des biens matériels de renoncer à toute prétention, au demeurant fictive, à la propriété du fruit de son travail en échange d’une garantie de paiement régulière et déconnectée des résultats du marché. En ayant lié la rémunération des développeurs aux ventes d’un produit payés en droits d’auteurs (ou parfois en brevets) les entreprises d’informatique ont creusé la tombe du rapport salarial classique. Il est également de plus en plus difficile de décharger les chercheurs et producteurs de connaissance (par exemple dans le domaine de la génétique, des nanotechnologies) de toute responsabilité vis-à-vis des conséquences des usages de leur activité. Le lien de subordination qui exempte le salarié canonique de toute responsabilité s’est ainsi trouvé érodé. On ne peut pas exiger une traçabilité des produits et des services au nom d’une exigence de qualité, une responsabilité directe du « producteur » dans la réussite du produit sur le marché, et en même temps le renvoyer à une logique exclusivement salariale. Les logiques de participation à la propriété du capital de l’entreprise, les rémunérations sous forme de stock- options, mais aussi de free-lance (d’installation à son propre compte) traduisent une dé-salarisation partielle, une dé-prolétarisation de la relation de travail.

 

Le paradoxe est que les exigences de flexibilité et de rentabilité financière poussent les entreprises à opérer une véritable prolétarisation de l’emploi lui-même. Les garanties de carrière ne sont plus incorporées l’entreprise, mais à la compétence de l‘individu, ou au collectif qui gère un projet innovateur.

 

Cette dualité explique le mélange hybride de dé-prolétarisation d’une partie du travail cognitif et la dégradation dans le sens d’une prolétarisation (disciplinaire à notre avis) des emplois cognitifs qui ont trait à la codification, au stockage et au traitement de la partie codifiée du savoir qui devient de l’information.

 

L’instabilité interne du capitalisme cognitif

 

Le capitalisme cognitif est d’ores et déjà installé solidement. Les secousses qui atteignent la forme canonique du contrat de travail, le CDI ne sont pas seulement une attaque réactionnaire, mais l’enfantement historique d’un nouveau régime salarial. Et celui-ci, pas plus que les précédents n’est un dîner de gala. Certes les diagnostics qui parlent d’un triomphe du néolibéralisme sur toute la ligne s’appuient sur un constat qui n’est pas faux même s’il est incomplet. Le capitalisme cognitif, dans son aile stratégique peut se vanter d’être parvenu à mettre sur la défensive d’abord puis d’avoir méthodiquement réduit à la portion congrue (c’est-à-dire à peine suffisante, entendez le minimum de travail ouvrier et industriel nécessaire pour empêcher une dépendance trop forte vis-à-vis des ateliers du Sud) la gauche, le mouvement ouvrier et syndical. Il a procédé selon sa méthode favorite : en se déplaçant de plus en plus sur le terrain financier et monétaire, en dématérialisant, déterritorialisant (et dénationalisant) l’entreprise, la production, la mondialisation a laissé le colosse ouvrier sans possibilité de prise sur des employeurs évanescents, des ateliers déménagés à la cloche de bois. Il oppose habilement les salariés devenus détenteur d’actifs financiers dans les fonds de pensions, à d’autres salariés pressurés par la norme d’une rentabilité du capital de 14 % totalement astronomique.

 

Mais cette victoire a un triple prix qui va se faire sentir de plus en plus. Tout d’abord, un prix en termes de cohésion donc de manque de stabilité très forte. L’éclatement de la production et du collectif de travail rend difficiles toute prévision, toute anticipation. Les institutions et les régularités deviennent très aléatoires. L’ère des tycoons, des faillites spectaculaires de l’économie casino détruit les conditions de la confiance. Plusieurs ouvrages de capitalistes prônant la vertu, l’exemple de bonnes pratiques, ont fleuri depuis le naufrage d’Andersen Consultant.

 

Le deuxième prix se paye en termes d’exclusion. Dans le capitalisme cognitif, l’école et l’appareil de formation deviennent des moments décisifs. Ils remplissent la fonction que jouait la possession ou dépossession des moyens de production dans le capitalisme industriel. La prolétarisation a creusé un sillon profond au sein du capitalisme industriel jusqu’à ce qu’une politique de répartition et la création de droits sociaux viennent tempérer cette division et conjurer le risque de guerre civile qu’elle contenait. Aujourd’hui les fractures éducative linguistique et numérique tracent des frontières brutales partout où le système éducatif est demeuré élitiste et républicain et peu massifié par une démocratisation substantielle. Le niveau d’éducation qui se confond de plus en plus avec le niveau de sortie dans le système éducatif commande l’accès aux emplois et encode la précarité entre une précarité stigmatisante et une précarité synonyme de mobilité voulue et valorisée. La valeur travail est devenue la valeur éducation et le capital humain accumulé et reconnu. Paradoxalement le fordisme avait paru s’accommoder d’un relâchement des critères des sociétés élitistes reposant sur l’éducation puisque à niveau de masse, une éducation restreinte n’entravait pas l’accès à un niveau d’emploi et de richesse satisfaisant et assez égalitaire. Cette époque est terminée : le pronétariat pour reprendre l’expression de Joël de Rosnay paraît voué dans les centres d’appel, ou les instituts de sondages, à des tâches standardisées de service largement préparées sur menu déroulant. Cet accroissement du rôle de l’éducation dans la stratification sociale, de plus en plus semblable à une centrifugeuse qui polarise la population, explique l’âpreté des conflits sur la carte scolaire ainsi que sur les compléments payants des études publiques.

 La montée de ce critère de hiérarchie sociale est attestée aussi par le caractère de plus en plus explicatif des différenciations de classe sur la base de l’éducation des parents (particulièrement de la mère) par rapport au critère du niveau de richesse oui de bien être des familles et par le rôle déterminant du milieu scolaire et périscolaire.

 

Sans démocratisation des critères de validation de l’éducation (qui passe par une refonte totale de l’école républicaine), le capitalisme cognitif redevient aussi inégalitaire que le capitalisme industriel dans le premier siècle de son existence. Que des notions comme le droit à l’éducation, à la formation tout au long du cycle de vie, soient apparues et soient de plus en plus mises en avant, n’est pas un hasard. La haine de l’école et des étudiants est générale dans les catégories les plus discriminées et mises d’emblée en position d’échec.

 

Un deuxième constat : composition de classe ou composition en classe ?

 

Il règne sur la question des classes sociales (division, nombre, critère) un débat traditionnel au sein du marxisme. Marx n’a jamais écrit le fameux chapitre sur les classes sociales. Autant son analyse de la catégorie de capital comme processus antagonisme, comme rapport, conduit à un jeu assez clair à deux termes, - les capitalistes et la classe ouvrière -, autant la déclinaison historique de ce schéma fait apparaître ensuite des catégories multiples (rentiers, bourgeois, petits-bourgeois) qui ont fait les délices des querelles scolastiques sur les petits, moyens, gros paysans par exemple, sur la bourgeoisie comprador ou nationale.

 

Des interrogations des historiens sur la nature petite-bourgeoise ou ouvrière de la Commune de Paris, à celle de Macpherson sur la nature des Diggers et des Niveleurs anglais, on n’en finit pas de classer ou reclasser.

 

Une des solutions trancher dans ce nœud gordien consiste à adopter une théorie proleptique et constructiviste des deux classes sociales : elles ne préexistent pas à l’affrontement, c’est l’antagonisme qui les constitue comme telles. Une position dans la société, dans la production ne suffit pas à faire une classe sociale. La distinction de Lukacs de classe en soi et pour soi débarrassée de ses habits hégéliens revient à cela[13]. Si nous appliquons ce principe qui caractérise, selon nous, l’optique marxienne sur les classes sociales (qui ne se confond pas avec la question sociologique des classes sociales) au capitalisme cognitif comme a toute nouvelle formation du capitalisme historique, c’est ce qui se bat qui se constitue en classe. Autrement dit une classe se forme d’abord pour soi, comme catégorie politique, et devient classe en soi, bref matière à études sociologiques. C’est d’ailleurs bien ce principe que l’on retrouve pour les organisations du mouvement ouvrier : elles ne précèdent pas les mouvements sociaux, elles les suivent ; elles en sont la retombée, l’institutionnalisation. La ou les « classe(s) » ne précèdent pas le mouvement, à leur apparition et consolidation.

 

L’énoncé de la concaténation de mouvements qui secoue la société depuis 1975 est donc une voie d’entrée certes empirique, mais bien plus correcte que les dissertations sur l’embourgeoisement et l’intégration ou la marginalisation ou encore l’absence de direction d’organisation, de porte-parole de leaders que l’on a vues fleurir à propos des émeutiers d’octobre novembre 2005 en France. Ce petit exercice sur la composition de classe (id est de l’antagonisme dans la société du capitalisme actuel), comme on parle de la composition d’un cake, nous l’avons mené dans notre présentation des luttes contre le CPE en France.

 

La composition non pas de classe mais en classe antagoniste est déjà largement entamée. Il faut relire largement et rétrospectivement les luttes des scolarisés, des mobiles, des intermittents, du cognitariat ou du pronétariat depuis les années soixante-dix. Probablement remonter jusqu’à 1968 qui paraissait si décroché par rapport au monde de l’usine, parce que peut-être, il avait déjà anticipé sur les usines de la nouvelle production que sont les universités, les centres de formation

 

Une situation post et prékeynésienne.

 

Nous avons souligné dans l’inventaire des mouvements sociaux qui se composent en corrélat oppositionnel du capitalisme cognitif deux ou trois caractéristiques : d’abord la forte jeunesse des secteurs entrés dans une agitation répétée depuis de longues années. Ensuite leur précarité sur le marché du travail qui n’est pas celle, traditionnelle, des exclus sur longue durée de l’activité, mais leur inclusion en tant qu’actifs et leur exclusion simultanée de l’emploi. Entendons de la construction de l’emploi caractéristique d’un régime de capitaliste nommée fordien par l’école de la Régulation, mais qu’il est bon en ces lieux, dans l’aile de ce Collège qui porte le nom de Keynes, de nommer keynésien et béveridgien à la fois. Keynésien parce que dans une société de salarisation rapide croissante (avec de fortes réserves de non salariés), le plein emploi signifiait la capacité d’un mode de régulation du capitalisme d’en finir avec le sous-emploi en créant une polarité entre l’emploi plein et le chômage rétribué en tant que tel. Or, nous sommes revenus à une situation pré-keynésienne. La population active européenne et mondiale ne se voit plus proposer (à l’exception d’une frange faible qu’on nommait en France le Quart Monde) une alternative claire entre un emploi salarié stable à durée indéterminée et un chômage transitoire. Ce dernier indiquait que l’investissement demeurait au-dessous des possibilités de l’économie. Le principe de sa rétribution ne relevait plus simplement de la garantie assurantielle (sur le modèle des autres composantes du salaire différé) s’appuyait sur le fait qu’il fournit alors cette indication fondamentale que la seule prise en compte de la propension à investir des entrepreneurs ne parvient pas à faire ressortir clairement. Or, aujourd’hui, on voit apparaître au cœur des pays riches un nouveau sous-emploi, c’est-à-dire une population dont le chômage structurel, accompagné en même temps de formes d’activité précaire, n’exprime pas un dysfonctionnement majeur de l’économie, mais je dirais cyniquement, un indice de bonne performance. Ce que des prix Nobel d’économie (G. Becker en particulier) et l’économie vulgaire des commentateurs qui font l’opinion, répétée ensuite docilement par les hommes politiques, n’hésitent pas à appeler les réformes indispensables du marché du travail, comme si elles constituaient le préalable du retour à la croissance. Pour qui a étudié les marchés du travail des pays en voie de développement, cette situation est familière ; elle constitue leur lot depuis toujours et tout à la fois leur caractéristique.

 

Dans un article fondateur et profondément original, paru dans l’éphémère et stimulante Revue Contropiano, en 1968, Antonio Negri caractérisait cette révolution capitaliste comme l’acceptation par l’Etat, les autorités monétaires, les organismes de contrôle des prix, du caractère indépendant de la variable ouvrière. Indépendant veut dire que la fameuse rigidité nominale des salaires devait être accepté comme la donnée politique sur laquelle reconstruire un équilibre reporté sur le futur. Les politiques de déflation du salaire ouvrier, de manipulation des taux de change, de pression directe sur le mouvement ouvrier par un volant de chômage censé modérer les appétits des salariés, tout cet attirail devait être abandonné par le capitalisme sous peine d’être concurrencé mortellement par le communisme soviétique. Mis rapidement en oeuvre aux Etats-Unis, sous la forme du New Deal rooseveltien, le modèle d’une négociation collective avec des syndicats devenus des piliers du plein emploi, d’un déficit budgétaire actif fut complété par le Rapport Beveridge de 1942 et de 1945. L’Etat-providence intervenait avec des institutions spécifiques pour stabiliser l’insertion durable dans le salariat de la population flottante. Le plein emploi s’entendait non pas la mise au travail sous n’importe quelle forme de la population, mais l’inclusion des actifs dans des emplois « décents ». Ces emplois étaient décents dans la mesure où les conditions de travail, les perspectives de carrière, les salaires et le degré de protection qu’ils permettaient d’obtenir pour l’actif et sa famille étaient suffisamment attrayants pour attirer des demandeurs d’emploi se déplaçant sur tout le territoire national concerné.

 

Nous disons que nous sommes revenus aujourd’hui à une situation pré keynésienne et pré bévéridgienne. Il n’y a plus, sur place, de grandes réserves en Europe de l’Ouest de travailleurs non-salariés ; être actif ne signifie pas avoir un emploi décent, ni chômeur être privé d’activité. Le degré de protection sociale n’est plus homogène. Les plus précaires se retrouvent les moins protégés. L’égalité d’âge devant l’emploi a disparu au point que les nouvelles générations cumulent la précarité actuelle, des espérances de gains dans la seconde partie de leur vie active (entre 35 et 55 ans) et des retraites dont le niveau sera tellement bas qu’une bonne partie d’entre elles sera contrainte à travailler jusqu’à 70 ans. Les jeunes Français qui ont repoussé dans le CPE la disparition de la motivation du licenciement ont dit, de façon significative, qu’ils « refusaient d’être la variable d’ajustement ». Et de fait, la classe ouvrière comme variable indépendante a disparu de la négociation et des politiques macroéconomiques. Le résidu bourbonien que fustigeait Keynes s’est reconstitué avec une politique de la Banque Centrale Européenne qui maintient un euro à un niveau très élevé, s’interdit de façon absurde un déficit fédéral européen et tout endettement international fédéral en maintenant contre vents et marées comme seul indicateur la lutte contre l’inflation. Les syndicats sont traités comme du menu fretin. Chaque chef de gouvernement des Etats membres de l’Union rêve, un quart de siècle plus tard, de jouer les Margaret Thatcher et d’en découdre définitivement avec ce qui reste de la force syndicale. À la différence près qu’aucun d’eux n’a découvert de nouveaux gisements de pétrole, et que Tony Blair thatchérise en paroles, comme on dirait « amuse la galerie », « bavarde », mais crée de l’emploi public en pagaille, fait du déficit budgétaire à qui mieux mieux et laisse flotter la livre sterling entre le dollar et l’Euro.

 

Mais la grande différence avec la période des Années Trente, c’est que nul danger communiste ne menace le capitalisme. Le socialisme s’est effondré en 1991 ou bien il est devenu, comme en Chine l’incarnation inespérée du marché et du profit les plus débridés, conjugués à l’ordre le plus féroce dont aurait rêvé un Bismarck d’avant la promulgation des lois sociales. Quant au capitalisme, il est en train de subir l’une des transformations la plus importante de son histoire. Mais son instabilité est considérable.

 

Il faut revenir à la leçon de la Théorie générale. Face à un nouveau type de sous-emploi, celui qui frappe un capitalisme d’un nouveau genre, il faut garantir le revenu pour arriver à un nouveau type de plein emploi et pas l’inverse. Garantir une indemnisation du chômage comme absence d’emploi à temps plein était nécessaire sous les Trente Glorieuses pour indiquer au système à combien il se situait d’un équilibre dynamique. Aujourd’hui il ne s’agit plus de garantir provisoirement le salaire à ceux qui en sont momentanément privés, il s’agit de garantir un revenu décent à tout membre de la population, et particulièrement à ceux qui effectuent des activités non reconnues, ou bien des activités qui concourent à la production flexible sans pour autant obtenir d’emplois à plein temps, régulier et aux conditions de salaires et de travail décents. La garantie d’un revenu universel inconditionnel est seule à même de compenser le déséquilibre permanent qu’instaure moins le sous-emploi traditionnel des pays en voie de développement qu’un temps de travail devenu creux et en même temps étendu très au-delà de la journée de travail.

 

Mais il existe une autre raison, liée directement à la nature nouvelle du capitalisme cognitif, qui justifie l’instauration de cette mesure refondatrice d’un nouvel Etat-providence. Dans un capitalisme reposant sur l’innovation permanente et la captation de la valeur de la connaissance[14], ce sont les externalités produites par la coopération sociale libérée comme jamais par l’appropriation massive par la population des nouvelles technologies de l’information et de la communication qui donnent le diapason de la productivité globale des systèmes productifs. Le travail gratuit ponctionné par l’emploi en entreprise n’est plus pris en compte et c’est ce déséquilibre qui réduit la demande effective à une anémie permanente au point qu’elle ne constitue plus le centre des politiques macroéconomiques. La création d’un dividende ou revenu universel ne se situe plus sur le plan de la redistribution secondaire. Elle marquerait l’inclusion stabilisatrice du rôle de la classe productive stratégique qui a émergé au sein du capitalisme cognitif.

 

Cette classe productive sans emploi canonique n’a pas ses syndicats et c’est logique. Le syndicat est né dans métiers, puis dans les entreprises. Il a connu ses grandes phases d’organisation, notamment la transformation de syndicat d’entreprise des métiers, en syndicat de branches et de masse. Les secteurs de l’activité qui sont au centre du capitalisme cognitif sont les témoins d’une ponction de valeur qui s’opère essentiellement en dehors des limites de la firme, dans les territoires. La syndication de ces activités ne suit pas les lignes d’organisation traditionnelle des syndicats qui y viennent cependant avec leurs projets de sécurisation des parcours professionnels même si l’on peut juger ces tentatives bien timides et encore en retard d’une étape.

 

Lorsque le capitalisme libéral et industriel a dû, sous la pression du mouvement ouvrier et de sa propre panne des années 1930, atténué la loi d’airain du salariat en institutionnalisant l’ensemble des droits sociaux protecteurs (dont l’indemnisation du chômage) l’on a entendu du côté des secteurs les plus réactionnaires de la société les mêmes accents que ceux que l’abolition de l’esclavage avait suscités en 1834 : on créait un monde d’assistés qui aboutirait à une baisse de la laboriosité générale. Le capitalisme cognitif, par son mode de fonctionnement intrinsèque, réduit la production matérielle à la discontinuité pour pouvoir mieux capter la continuité de la production immatérielle. Ce faisant, il détruit l’emploi bévéridgien, les bases d’une demande effective. Il est en train de détruire la confiance et la loyauté, pourtant indispensable à la production de connaissance et d’innovation. Le taylorisme et le fordisme pouvaient se passer de la loyauté des ouvriers. Le capitalisme cognitif, non. C’est son talon d’Achille. C’est pourquoi il ne parviendra à retrouver l’assise d’un régime et d’un compromis viable que s’il procède à une atténuation supplémentaire du salariat. Passer du « qui ne travaille pas ne mange pas et du qui n’est pas salarié à temps plein n’aura pas de protection sociale, à tout vivant en société a droit aux moyens de son existence est un pas en avant de l’humanité.

 

C’est aussi la condition de fonctionnement d’une société de la connaissance. Car en existant dans une société, on est actif et l’on participe de la production de la société, des publics et donc de la richesse et de la valeur. Si le capitalisme cognitif, la seule forme d’organisation de la production viable pour une société de la connaissance, ne fait pas ce pas en avant, et ne limite pas la contrainte salariale, il ne parviendra pas à avoir le dessus sur le parti de la réaction industrielle qui elle nous conduit à une double catastrophe dans la biosphère, comme dans la noosphère et finalement à la guerre tout court.

 

Le débat sur la fléxisécurité en cours en Europe, à droite comme à gauche, sera toujours aussi peu concluant et nos modernes Maréchaux de Soubise iront cherchant leurs armées une lanterne à la main[15] tant qu’ils ne sortiront pas pour de bon de la vieille économie politique et du capitalisme industriel qui va avec.

 

 

 



[1] Essentiellement des chercheurs regroupés dans Isys-Matisse (CNRS-Universioté Paris 1) ( texte séminal de 2001, n° 2, juin 2000 de la Revue Multitudes) au départ, mais citons également les travaux d’Andréa Fumagalli (Université de Pavie), Ciuseppe Cocco (UFRJ Brésil). Une confrontation est en cours à niveau international avec des courants de l’école de la Régulation.

[2] A. Negri ( 1973) ; Sergio Bologna ( article de Primo Maggio)

[3] Sur le plan de l’analyse au niveau de l’entreprise voir B. Coriat (Penser à l’envers,1991), sur celui de la finance C. Marazzi (1999) E il denaro va et M. Aglietta Le capitalisme de demain, Note de la Fondation Saint-Simon, 1998.

[4] Voir les articles de M. Lazzarato et A. Negri dans la Revue Futur Antérieur

[5] A Paris lors d’un séminaire de la Revue Multitudes à l’Université de Paris 1 en février 2003 dû à l’initiative heureuse de Ed Emery grâce auquel nous devons d’être ici, ainsi évidemment qu’ à l’hospitalité du King’s College

[6] Voir Y. Moulier, ( 1986), "L'opéraïsme italien : organisation/représentation / idéologie ou la composition de classe revisitée", in Marie-Blanche Tahon & André Corten (Eds.), L'Italie : le philosophe et le gendarme, Actes du Colloque de Montréal, VLB Editeur, Montréal, pp. 37-60.

[7] Voir par exemple Moulier Boutang, Yann, GarcŹs Marina, Virno Paolo, Renault Emmanuel, (2005), Ç De la masa a la multitudÈ, Table ronde in Begiradak, miradas y memorias desde el margen,, Festival Periferiak, Bilbao, 28 fŽvrier 2004, Diputacion Foral di Gipuzkoa, pp. 508-528 ; en basque : Ç Masatik jendetzara È pp. 487-507 ; ainsi que les contributions de Paolo Virno ˆ ce dŽbat ibidem et sa Grammaire de la Multitude : oiur une analyse des formes de vie contemporaines, L’Eclat, (2002).

 

 

[8] Statistiques du BIT http://www.laborsta.ilo.org/

[9] Y. Moulier Boutang (1998) De l’esclavage au salariat, Economie historique du salariat bridé, Paris, PUF,

[10] Nous nous permettons de renvoyer à notre article (2005) « Formes de travail non libre, Accumulation primitive ou histoire continuée du capitalisme » in Cahiers d’études africaines, XIV (3-4), n° 179-180, pp. 1069-1092.

[11] Voir les travaux de D. Tomich qui parle d’un second esclavage (2004) Through the Prism of Slavery, Labor, Capital and the World Economy, Lantham MD, Rowman& Littlefield Publishers.

[12] Sur le livre qui sert de point de départ à Gabriel Tarde pour son analyse de la valeur, dans sa Psychologie économique ( Les Emêcheurs de penser en rond, Paris, 2002) voir M. Lazzarato (2002) Puissance de l’Invention, Paris, Les Emêcheurs de penser en rond-Le Seuil (2002) ; sur le caractère inapproprié du modèle mécaniste voir R. Passet l’écononomie et le Vivant, Economica, Paris 1976. s

[13] On peu rapprocher sur ce plan la solution operaiste ( qui ajoute une asymétrie de dé part en sens inverse de ce qui est généralement admis) chez M. Tronti (1970) Operai e capital, Torino, Einaudi, ou chez E. Balibar (1975) Cinq Etudes sur le matérialisme, Maspéro, Paris.

[14] Voir les numéros 2 et 10 de la Revue Multitudes téléchargeables en ligne www.multitudes.samizdat.net

[15] Charles de Rohan, Maréchal de Soubise, favori de Louis XV battu par Frédéric II à la bataille de Rossbach durant la Guerre de Sept Ans.malgré une supériorité numérique écrasante. L’annonce de ce désastre est l’occasion, en France, de se moquer de l’incapable favori de la marquise de Pompadour dans ce pamphlet vengeur.

 

« Soubise dit, la lanterne à la main,

J’ai beau chercher ! Où donc est mon armée ?

Elle était là pourtant hier matin.

Me l’a-t-on prise, ou l’aurais-je égaré ?

 

Prodige heureux ! La voilà, la voilà !

ciel ! Que mon âme est ravie !

Mais non, qu’est-ce donc que cela ?

 Ma foi, c’est l’armée ennemie. »

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