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Antagonism under cognitive capitalism: class composition, class
consciousness and beyond.
by Yann Moulier Boutang [Univs. Compiègne and Binghamton]
Abstract: Far from being an irenic society, cognitive capitalism, (information
society, knowledge-based economy, globalization), after having put the working
class movement in a very defensive position in the North, is experiencing a renewal
of antagonism whereas on the basis of the the enormous increase in waged people
inside market economy in the South (China, India, inclusion of the ex-socialist
countries) one could predict a process similar to the Brazilian one.
However they are sharp differences between forms and
effects of antagonism in late Fordism and in knowledge-driven economies in
globalization. The paper will explore these differences and qualify the
concepts of class composition, of class consciousness and of class tout court
at both levels of the world economy: the post-industrial countries and the fast
developing countries of the South.
Il y a trois mauvaises réponses au problème de comprendre véritablement les transformations actuelles du capitalisme.
1 ) La première est de vouloir sauver la lutte
de classe (donc une continuité des luttes ouvrières) à
n’importe quel prix, face à un discours qui a évacué tout
antagonisme, et ce faisant de revenir à la position
« classique » du Mouvement Ouvrier : celle qui affirme qu’il n’y
a rien de nouveau sous le soleil de l’exploitation et du capitalisme. Cette
attitude est compréhensible. Elle refuse de
« désespérer Billancourt » comme disait J.P. Sartre. Le
problème est que les usines Renault de Billancourt ont été
intégralement rasées (sauf le siège social et encore
puisque le consortium Renault-Nissan siège désormais aux Pays-Bas
!!)
2 ) La seconde, symétrique et opposée de la position précédente consiste, en voulant sauver la discontinuité et les transformations réelles du capitalisme, de se retrouver dans un l’espace irénique d’une utopie capitaliste qui a évacué tout antagonisme. C’est le péché mignon techniciste des experts ou savants qu’ils soient rattachés aux entreprises ou qu’ils adoptent le point de vue de l’administration étatique ou enfin qu’ils soient des anciens militants engagés déçus de l’aveuglement dont font preuve les « radicaux ».
3 ) La troisième solution, plus subtile,
consiste à prendre une moitié de chacun des deux
précédentes positions et de fabriquer un hybride : les
luttes ouvrières fordistes plaquées sur le nouveau capitaliste.
Cette voie peut sembler à première vue
ne renoncer à aucun des avantages des deux précédentes,
sans avoir leur défaut. Le seul ennui est que son résultat est
sans doute encore pire. Les trois solutions ne mènent nulle part. La
première, à l’heure des luttes de libération et des
nouvelles formes d’exploitations là où on ne les attend pas,
consiste à faire de l’ouvriérisme, du travaillisme et du
« marxisme des bègues » là où les ouvriers ont
perdu l’hégémonie, là où le travail n’est plus dans
l’emploi, là où enfin, le critère de classe est devenu une
sociologie apologétique du déterminisme social et non la
catégorie révolutionnaire qui refend les ordres du social. La
seconde solution, celle de l’utopie d’un capitalisme de la révolution
permanente passée tout entière dans la technique, à la
différence du socialisme utopique d’autrefois ne mène nulle part
non plus, au sens où elle ne débouche sur aucune
subjectivité ou corporéité d’un projet politique autre que
l’adaptation, l’adaptation sans autre programme qu’une survie. La troisième
solution est sans doute la plus dangereuse, car elle semble, à
première vue, fournir une perspective sur l’évolution du monde
réel tout en appuyant la critique de ce dernier sur des conflits ou des
mouvements sociaux. Mais on s’apercevra vite que c’est sur un théâtre
d’ombres que l’on se trouve. Les mouvements fordistes, comme dans le
post-moderne, sont des citations rapportées dans un tout autre jeu. Et
du même coup, le capitalisme qu’on croyait avoir capturé fait le
trompe l’œil d’un décor, sans que vous ayez jamais réussi
à en coincer le machiniste.
Quelle est alors la solution ? Elle se trouve
dans la solution 4 : celle qui fait la double hypothèse d’une
discontinuité de l’antagonisme social et simultanément d’une
discontinuité dans le capitalisme.
|
Continuité de l’antagonisme social |
Discontinuité du capitalisme |
Problèmes principaux |
Solution 1 |
OUI |
NON |
Déphasage complet |
Solution 2 |
NON |
OUI |
Suppression du politique |
Solution 3 |
OUI |
OUI |
Échec stratégique |
Solution 4 |
NON |
OUI |
Identification et nature de l’antagonisme |
C’est évidemment la solution la plus
risquée intellectuellement. Celle qui comporte la plus forte dose de
pari et d’inconnu. Pourtant, c’est cette configuration qui se vérifie
à notre avis dans l’actuelle mondialisation.
On a la conjonction d’une discontinuité
profonde dans l’antagonisme social par rapport au fordisme et d’une
discontinuité tout aussi profonde dans le mode d’accumulation du
capital.
Cette situation est absolument originale depuis le
XVIII° siècle. Par exemple lors de la naissance de l’entreprise
géante entre 1890 et 1910, on a la croissance simultanée de la
classe ouvrière (solution 3 qu’on retrouve en Prusse de Bismarck
à 1914. La période des Trente Glorieuses correspond à une
solution 1 (continuité capitaliste et continuité
ouvrière).
Revenons donc à l’hypothèse 4. Nous
avons nous-même, ainsi que tout le courant qui se réclame de
l’analyse du capitalisme cognitif dans une société de la
connaissance[1]
illustré le volet de la discontinuité dans le capitalisme entre
1975 et 1995 sur le plan des mécanismes de la valeur économique.
Sur le plan de l’analyse de la structure et de la nature du pouvoir
capitaliste, les travaux d’Antonio Negri et de Michael Hardt dans Empire
ont insisté parallèlement sur la discontinuité de la
structure impériale du pouvoir par rapport à un ou des
impérialisme(s) édifiés sur la base de la
souveraineté nationale.
Cette hypothèse de la radicalité de la
rupture a pu choquer. Surtout après le 11 septembre et la guerre d’Irak
où le complexe militaro-pétrolier a conduit les Etats-Unis
d’Amérique sur un chemin qui ressemble tant aux chemins archi-connus de
l’impérialisme des années 1950-1970. Je crois qu’il est essentiel
pour dissiper le malentendu de redonner à ce pari sur la
discontinuité le statut méthodologique d’une hypothèse
stratégique. Il s’agit de poser par hypothèse que la tendance
s’est réalisée et d’examiner alors toutes les conséquences
auxquelles il faut s’attendre à devoir faire face. Pourquoi faire cette
hypothèse, demandera-t-on ? Nous répondons que nous ne
pouvons pas prendre le risque de laisser de côté cette
hypothèse : et si le capitalisme avait tellement changé dans
sa structure, dans ses ressorts que nombre d’anomalies constatées par
rapport au modèle prédictif du fordisme pouvaient s’expliquer par
cette hypothèse plus éclairante et plus
élégante ? Quelques indices à l’appui de ce parti
pris :
1 ) Dès la fin des années soixante est apparue une crise de l’Etat planificateur. Je reprends à dessein le début du titre d’un opuscule fameux d’Antonio Negri (1971). L’idée que l’Etat n’était plus l’Etat keynésien choqua. Elle ne faisait qu’anticiper sur la contre-révolution thatchérienne et reaganienne.
2 ) L’opéraïsme a parlé de passage
de « l’ouvrier de métier » des avant-gardes communistes
à « l’ouvrier masse », de refus du travail. Ces
thématiques parurent saugrenues à ceux qui voyaient dans la crise
des OS une question de dysfonctionnement passager. Qui aujourd’hui soutiendrait
encore que le taylorisme est la base hégémonique de
l’organisation du travail dans la société (y compris celles du
Sud chinois ou indien) ?
3 ) Toujours en cette décennie qui ne fut pas
simplement celle des années de plomb mais aussi celle d’hypothèses
audacieuses sur le devenir du capitalisme, la financiarisation de
l’économie (déplacement des rapports de force du terrain de
l’entreprise et de la production vers celui de la finance et des taux de
change) fut également annoncée[2].
La finance aujourd’hui a pris le pas sur l’économie de production
4 ) Le renversement de la séquence production/
commercialisation et plus encore taux de réalisation/ rentabilité
du capital[3]
Cette tendance lourde rendue effective par la suspension de la
convertibilité du dollar (1971) et le régime de taux de change
flexible est en train de pénétrer en détail la
sphère micro-économique
5 ) Le rôle croissant du travail
immatériel et non plus simplement le passage de l’ouvrier masse
« l’ouvrier social », mais celui du passage de l’ouvrier social au
travail en société et de la société se traduit
désormais par des concepts de gouvernance globale, de territoires
productifs qui s’appuient eux-mêmes sur l’idée que la productivité,
l’innovation s’opèrent dans et hors entreprises[4].
`
Si nous examinons rétrospectivement ces
hypothèses qui extrayaient quelques faits isolés et les
généralisaient comme une tendance déjà en acte,
nous ne pouvons qu’être frappés par leur pertinence et à
l’inverse, par le caractère subalterne et de combat
d’arrière-garde des puristes de l’empiricité qui plaidaient pour
des processus moins lisibles, plus complexes.
Qui ne risque pas de se tromper n’a rien. Poser comme
hypothèse la réalisation de la tendance est évidemment
plus risqué que s’abriter derrière la complexité pour n’en
tirer que des énoncés balancés à l’extrême et
toujours chèvre choux. Mais c’est aussi s’exposer à la
falsification comme dirait K. Popper dont à pouvoir être
réfuté.
L’hypothèse de la discontinuité dans le
capitalisme (que nous ne posons pas comme une discontinuité en soi et
pour soi de la classe capitaliste – au contraire c’est aussi un des
problèmes majeurs actuels du capitalisme qu’une grande partie
d’elle-même n’a toujours pas compris ce qui est arrivé au
capitalisme) doit être à notre sens préféré
aux hypothèses continuistes pour trois raisons au moins. La
première classique dans le raisonnement scientifique est que la
probabilité d’en tirer des découvertes intéressantes est
plus grande. Cette hypothèse est plus fertile en général.
La seconde raison est que pour un savoir critique et le choix d’une optique
transformatrice de la société (donc le pont de vue d’une
véritable gauche politique), cette option ouvre d’ores et déjà
davantage de pistes à explorer qui sont systématiquement
écartées par le choix du « rien de nouveau sous le
soleil » qui fait si bon ménage avec le déterminisme du
« there is no alternative » (TINA) de Margaret Thatcher devenu
l’ultima ratio du néo-libéralisme triomphant. La troisième
raison est une règle de conduite indispensable dans l’action et les
batailles : ne jamais sous-estimer la capacité de mouvement de son
adversaire. S’imaginer que le capitalisme est une place forte à prendre,
ou une ligne Maginot à percer, est une des plus grande erreur qu’a commise
presque systématiquement le Mouvement ouvrier dans son histoire
Revenons donc à l’hypothèse 4. Une
transformation du capitalisme est déjà en acte depuis trente ans.
C’est une transformation profonde qui nous fait quitter l’économie
politique née au XVIII° siècle. Il y a une mutation dans le mode
d’accumulation : elle tire progressivement en tâtonnant (en particulier
sur le plan comptable) les conséquences d’une mutation de la nature
de la richesse, de ce que sont les mécanismes de sa transformation en
valeur économique (essentiellement par la captation des
externalités positives et l’appropriation du fonds d’accumulation). Dans
une société de la connaissance, le capitalisme est amené
à revêtir une troisième forme (après le volet
mercantiliste et esclavagiste, et le volet industriel et salarié). Nous
appelons ce troisième capitalisme, capitalisme cognitif ou capitalisme
où l’accumulation est tirée par la production de connaissance au
moyen de connaissance et du vivant au moyen du vivant. On pourrait risque le
terme de bio capitalisme. La mondialisation ou globalisation financière
(ou financiarisation) est l’expression de cette nouvelle économie monde
qui s’empare de l’hégémonie non sans résistance tant du
côté du vieux monde ouvrier que du vieux capitalisme.
C’est ici qu’apparaît le problème
décisif au sein de l’hypothèse 4. Si nous nous retournons vers la
discontinuité de l’antagonisme qui ne suppose pas sa suppression mais sa
transformation radicale (colonne 2 du tableau 1) nous rencontrons un problème
majeur. Il y a antagonisme, mais ce dernier est nouveau, il n’est pas
réductible à tout ce que nous savons de l’antagonisme ouvrier
dans le capitalisme depuis 1750.
On voit donc bien d’où surgit la question qui
occupe ce séminaire. Se demander : « quelle est la composition
de classe au sein du capitalisme cognitif ? » que nous avions
déjà abordée une première fois[5]
peut donc servir à nommer notre problème par commodité.
Mais il faut ajouter tout de suite que nommer le problème
nominalement ne veut pas dire le poser réellement (correctement) ?
Pourquoi ? Parce que puisque nous avons fait
l’hypothèse d’une véritable discontinuité, employer les
termes de composition de classe c’est utiliser des mots de l’ancien
monde pour nommer le nouveau. Le terme même de « composition de
classe » emprunté à l’Italien, avait dans les années
1960-1970, cherché à questionner, défaire et reconstruire
une notion moins massive, plus fine des catégories de «classe
ouvrière»[6]. Force est
de constater que durant les décennies suivantes, la
référence à la composition de classe est devenue plus
idéologique qu’heuristique. Le terme est presque tombé en
désuétude au fur et à mesure que s’imposait un terme qui
saisissait avant tout la synthèse dynamique de la décomposition
de classe, de sa fragmentation, mais cette fois-ci sous le signe d’une
positivité : celui de Multitude au singulier ou au pluriel. La
question traditionnelles (presque académique dans un petit milieu qui utilisait
ce terme) de la « composition de classe » s’est alors
déplacée sur la discussion plus vivante, mais encore plus
ésotérique, reconnaissons-le, des rapports du concept de
multitude avec celui de la classe ouvrière[7].
Or, il nous faut en effet envisager
sérieusement l’hypothèse que l’antagonisme dans le capitalisme
cognitif pourrait n’avoir pas plus de rapport avec la division « de
classe », que le concept de multitudes n’a à voir avec le concept
de peuple. Non que la lutte, l’antagonisme aient disparu comme on aime à
le proclamer (la mode de « la mort de Dieu » ayant été
remplacée par la mode de « la mort de la classe
ouvrière »), mais que les points d’application, la nature, la
dynamique, les effets de la conflictualité des multitudes soient aussi différents
de ceux du Mouvement ouvrier (1848-1991), que ces derniers le furent des luttes
de Pauvres et des esclaves de l’économie de Plantation.
Abandonnons le concept de « classe
ouvrière », (les « cols blancs » sont passés par
là). Et tournons-nous vers la catégorie unifiante de
« travail salarié ». Travail salarié et capital ont le
mérite de nous ramener sur un terrain familier. Mais, sommes-nous pour
autant certains que le travail salarié, le salariat tout court, soient
bien toujours les mêmes que sous le capitalisme industriel ? Cela se
pourrait. Rien n’est plus impressionnant à l’échelle
planétaire en effet que la croissance quantitative du salariat : entre
1975 et 2006, en 31 ans, la population active a augmenté de 61 % passant
de 2,8801 à 4,643 milliards d’individus[8].
Les chiffres des salariés sont plus délicats à obtenir en
raison en particulier de la non-fiabilité des statistiques chinoises,
mais l’augmentation du salariat a été encore plus rapide. La
population de salariés s’est accrue de 1,5 à 2 milliards
d’individus. L’inclusion directe dans le marché mondial de la Chine et
de l’Inde pèse très lourd. Mais il s’agit d’une croissance extensive
du salariat. Ces chiffres ne nous permettent pas d’en inférer que ce
salariat est identique à celui du fordisme. Il se pourrait qu’il n’en
soit rien et que le salariat s’avère une catégorie aussi peu
fiable que le peuple.
Nous avons montré que dans l’histoire de
l’accumulation primitive ou premier capitalisme, la catégorie
importante, première est celle du travail dépendant,
subordonné beaucoup plus que celle du salariat libre. Si nous acceptons
de faire du salariat et du capital, des catégories qui se constituent
dans une histoire complexe et pas des idées déjà
présentes et cohérentes qui se réaliseraient selon un plan
préétabli, la question du contrôle préalable et de
la fixation, puis de la disciplinarisation du travail dépendant
détermine le type de codification du salariat dans ses
différentes formes historiques[9].
Le relation argent/travail dépendant ou subordonné se module dans
le temps. Il faut opérer sur elle, la même remise en cause de son
caractère unifiant que celui de « classe ouvrière ».
Une autre leçon que nous avons tirée de
ce long détour par l’accumulation primitive est que l’idéologie
et la conscience de classe du Mouvement ouvrier opèrent un quintuple
oubli lourd de conséquences pour tout l’âge d’or de ce
dernier :
1) L’oubli des Pauvres. De 1350 à 1750,
l’histoire de la mise en place du capitalisme marchand ou mercantiliste est
pleine de révoltes et de mouvements des Pauvres. L’échec de la
mise au travail subordonné de ceux-ci est un facteur décisif du
détour colonial à partir du XIV° siècle. Les
définitions qui sont données du Pauvre dès le XVII° sont
déjà celle du prolétariat dans leur contenu.
Néanmoins cette période de l’Ancien Régime a
été totalement refoulée pour se résumer à la
catégorie malheureuse du « lumpenproletariat ».Il en
résulte une erreur qui fut fatale au Mouvement Ouvrier : avoir
pensé que la question sociale et les politiques envers les pauvres
(forme classique de l’Eglise puis de l’Etat Providence) ne
précédait pas l’installation du marché.
2) L’oubli du refoulement des femmes hors de
l’activité productive (sauf à la campagne et dans les cercles
culturels). Avec cette tendance lourde qui débute au Moyen-âge, la
question du travail reproductif de la famille, de l’éducation s’enfonce
dans un brouillard total. Les femmes, les enfants ne réapparaissent que
dans la mise au travail dans l’économie de plantation puis dans la
grande fabrique. Il faut le mouvement féministe des suffragettes puis du
féminisme pour sortir le Mouvement ouvrier d’un machisme pire que celui
de la « société bourgeoise »
3) Le troisième oubli ou refoulement concerne
les origines de la lutte pour la liberté et l’évaluation du
rôle de la conquête de la petite propriété paysanne
dans la « libération médiévale » (Pierre Dockès,
1980) vis-à-vis du servage. Lé déduction mécanique
de la position de « classe » exploitée à partir de la
prolétarisation complète (le paysan sans terre) sera une source
de malentendu récurrent entre le Mouvement ouvrier européen et le
monde paysan. Ce malentendu passera pratiquement intact au socialisme
réalisé. La négligence (par Kautsky notamment) de
l’importance de la question d’accès au marché et du rôle de
la petite production marchande comme garantie de l’autonomie, de
l’indépendance vis-à-vis du travail salarié dépendant
souvent non libre, ont conduit à des erreurs tragiques des partis
ouvriers urbains vis-à-vis des campagnes et des émigrants ruraux[10]
4) Le quatrième et dernier refoulement, non
sans écho dans les postcolonial et subaltern studies :
celui de l’esclavage. Je pense que le passage de la manufacture (très
présente jusque dans l’analyse de la division du travail qu’expose Adam
Smith dans La richesse des Nations,) à la grande industrie
manchestérienne analysée par Marx, n’a été rendu
possible que par le détour colonial. Le contrôle d’un très
grand nombre d’ouvriers, d’ouvrières et d’enfants sous le même
toit a été rôdé dans l’économie de
plantation. Cette dernière loin d’être une survivance du
passé, d’un ancien régime agonisant, s’est tellement bien
adaptée que l’esclavage a duré au Sud, trois quarts de siècle
ce qui n’est pas rien[11].
Nous pouvons donc ajouter à l’hérésie
opéraïste selon laquelle la classe des capitalistes se forme sur le
modèle de la classe ouvrière, une seconde
hérésie : avant d’être et au Nord, la classe
ouvrière a connu une accumulation primitive. Les esclaves de plantations
noirs dans le Sud ont constitué l’accumulation primitive de la classe
ouvrière. Au lieu d’avoir été incorporée dans son
histoire et sa mémoire, cette vérité énorme a
été rejetée dans une préhistoire dont on n’a pas plus
besoin. Il faut sans doute y voir la racine de profonde de quelques
problèmes de la classe ouvrière blanche et syndicale avec les
peuples de couleurs et la couleur en général. Or si ces
composantes n’ont figuré, qu’à titre refoulé, dans
l’histoire de famille intime, dans le blason ou le pedigree de la classe
ouvrière dans le capitalisme industriel, on les voit exploser
littéralement dans le capitalisme cognitif. Pourquoi ? Parce qu’il
n’est plus possible d’isoler la force de travail abstraite, (un quantum
d’énergie sans couleur, ni culture) des réseaux, des porteurs,
des corps du travail vivant. Si l’exploitation s’appuie nécessairement
sur le territoire, le hors entreprise; si d’autre part, les dispositifs
matériels de contrôle (les machines, la continuité de la
production de marchandises) jouent un rôle moins important, les questions
de sexe, de genre, de phénotype, de couleur, de communauté, de
croyance, de culture, de langue deviennent des éléments stratégiques
d’un gouvernement stratifié par lignes ethniques. Il n’a pas fallu
longtemps au capitalisme pour s’apercevoir : a) que le Mouvement ouvrier
avait de sérieuses failles sur ce terrain ; b) que les
communautés recelaient des ressources économiques en
matière d’auto organisation gratuite de réseaux, bref en
matière de production d’externalités positives.
5) Le dernier oubli est celui de la question de la
citoyenneté et du lien rapidement tissé par les Etats entre l’exo
éducation, la Nation et la participation politique. Bien que le
Mouvement ouvrier ait été plus souvent et plus longtemps
privé de ses droits politiques que de ses doits sociaux (en particulier
dans la période fasciste), il a oublié au XX° siècle la
lutte contre le livret ouvrier et la question des papiers liés à
la citoyenneté. Du même coupla question du statut discriminatoire
des étrangers sur le marché du travail du fait de leur statut
d’étranger, n’a pas paru une question prioritaire dans l’Europe qui fut
largement une terre d’émigration avant d’être une terre
d’immigration. L’histoire des « classes laborieuses » ce pluriel est
encore de rigueur du temps de Marx et d’Engels, ou de la classe ouvrière
en France, va devenir avec le nationalisme et colonialisme la classe
ouvrière française. Le Parti Communiste demandera ainsi
après la deuxième guerre mondiale à nombre de militants de
la MOI qui s’illustra dans la Résistance au nazisme de franciser leur
nom et de se naturaliser.
Il n’est donc qu’a moitié étonnant si
les mouvements radicaux d’abord, la classe ouvrière se sont
décomposés ou déconstruits et pas simplement sous l’effet
de la segmentation technologique, puis de la remise en cause de la chaîne
de montage, de la production flexible. L’autonomie des mouvements sociaux,
identitaires, a fait imploser l’unité factice du mouvement ouvrier. Mais
ces tendances, largement présentes dès les années soixante
(et bien avant pour des sections de la clase ouvrière coloniale), se
sont amplifiées avec la mise en place du capitalisme cognitif.
La connaissance et la production de connaissance
entretiennent un rapport très particulier à la production et
à la question du sujet. Une connaissance n’est pas un produit, mais une
oeuvre, une création, lorsqu’elle est objectivée, une information
ou des données quand elle est codifiée. Elle est totalement
immatérielle (même s’il existe des possibilités de la
repérer à la trace) quand elle correspond à un savoir
implicite. Quant à la production de connaissance (apprentissage, usage,
création, invention) elle présente la particularité de
comporter un caractère très difficilement divisible du sujet
connaissant ou apprenant, se servant d’elle ou y coopérant. La lecture
pas plus que le livre ne sont des produits ou des activités facilement
réductibles à la transformation d’un matériau au moyen de
machines mécaniques ou de dépense d’énergie[12].
Les connaissances et donc les activités qui
visent à les produire ne se vendent pas, ne se transforment pas
directement et naturellement en « marchandises ». Les connaissances
sont indivisibles, non rivales, leur valeur économique ne dépend
pas de leur rareté mais au contraire de leur diffusion et de leur usage
par un grand nombre de personnes. Bref elles ont les caractéristiques
des biens collectifs. L’éducation, la science, la création sont
largement, parfois exclusivement des biens publics. Leur marchandisation
suppose un dispositif juridique compliqué (l’attribution conventionnelle
d’un monopole temporaire artificiel).
L’exploitation est devenue essentiellement
l’exploitation non de la consommation de la force de travail, mais de sa
disponibilité, de son attention et de son aptitude à former de
nouveaux réseaux et à coopérer avec l’aide des ordinateurs
reliés entre eux. Non celle de la faculté du travail vivant
à se transformer en travail mort en produit, mais de susciter de
nouveaux processus et des solutions. La mobilité, la
réactivité, le changement continuel sont devenues des valeurs
incorporées à la qualification qui décline au profit d’un
concept en apparence plus vague, celui de compétence, mais qui en
réalité saisit les vecteurs, les réserves de force au lieu
des points des emplois fixes. Ce qui sert de repère au taux
d’exploitation réelle, ce n’est plus l’emploi et la durée de
travail dans les limites précises de l’emploi, c’est le travailleur
lui-même dans sa durée de vie, dans ses parcours dans le tissu
social et productif. La captation de valeur se concentre singulièrement
sur la production et la gestion, des publics. La révolution numérique
et sa large diffusion et appropriation permet désormais de capitaliser
grâce à une traçabilité en temps réel de
l’information les réseaux en train de se former, leur pouvoir
multiplicateur et auto organisateur. La chaîne productive de la valeur
s’est pulvérisée. Ce que vaut une entreprise se détermine
hors de ses murs : son potentiel innovant, son organisation, son capital
intellectuel, sa ressource humaine débordent et fuient de toutes parts.
Le travail vivant au lieu d’être simplement la source de la valeur qui se
comptabilisait en travail vivant consommé et consumé dans sa
transformation en travail mort incorporé au machinisme dans le cycle
productif suivant est devenu la mesure directe de la valeur.
Si nous voulons remonter plus en amont dans l’analyse
nous pouvons avancer que nous assistons pour de bon à une crise de
codification du rapport salarial, bref à une crise constitutionnelle
du travail. Cette crise est structurelle : elle touche
désormais la forme de dépendance du travail salarié, le
type de séparation corps/ force de travail, le rapport de l’actif avec
ses outils de travail, avec le produit de son activité, avec sa propre
vie, le lieu de travail, la forme de l’activité qui avait
été codifiée sous la forme de l’emploi béveridgien.
Il en résulte un mouvement profond de
déprolétarisation de l’activité et une réapparition
de la revendication du producteur sur le produit de son activité. Un
développeur de logiciel qui écrit des lignes de code avec des
moyens de production réduit à un ordinateur portable et une
connexion à l’Internet accepte moins bien comme le faisait le
salarié produisant des biens matériels de renoncer à toute
prétention, au demeurant fictive, à la propriété du
fruit de son travail en échange d’une garantie de paiement régulière
et déconnectée des résultats du marché. En ayant
lié la rémunération des développeurs aux ventes
d’un produit payés en droits d’auteurs (ou parfois en brevets) les entreprises
d’informatique ont creusé la tombe du rapport salarial classique. Il est
également de plus en plus difficile de décharger les chercheurs
et producteurs de connaissance (par exemple dans le domaine de la
génétique, des nanotechnologies) de toute responsabilité
vis-à-vis des conséquences des usages de leur activité. Le
lien de subordination qui exempte le salarié canonique de toute
responsabilité s’est ainsi trouvé érodé. On ne peut
pas exiger une traçabilité des produits et des services au nom
d’une exigence de qualité, une responsabilité directe du
« producteur » dans la réussite du produit sur le
marché, et en même temps le renvoyer à une logique
exclusivement salariale. Les logiques de participation à la
propriété du capital de l’entreprise, les
rémunérations sous forme de stock- options, mais aussi de free-lance
(d’installation à son propre compte) traduisent une
dé-salarisation partielle, une dé-prolétarisation de la
relation de travail.
Le paradoxe est que les exigences de
flexibilité et de rentabilité financière poussent les
entreprises à opérer une véritable prolétarisation
de l’emploi lui-même. Les garanties de carrière ne sont plus
incorporées l’entreprise, mais à la compétence de
l‘individu, ou au collectif qui gère un projet innovateur.
Cette dualité explique le mélange
hybride de dé-prolétarisation d’une partie du travail cognitif et
la dégradation dans le sens d’une prolétarisation (disciplinaire
à notre avis) des emplois cognitifs qui ont trait à la
codification, au stockage et au traitement de la partie codifiée du
savoir qui devient de l’information.
Le capitalisme cognitif est d’ores et
déjà installé solidement. Les secousses qui atteignent la
forme canonique du contrat de travail, le CDI ne sont pas seulement une attaque
réactionnaire, mais l’enfantement historique d’un nouveau régime
salarial. Et celui-ci, pas plus que les précédents n’est un
dîner de gala. Certes les diagnostics qui parlent d’un triomphe du
néolibéralisme sur toute la ligne s’appuient sur un constat qui
n’est pas faux même s’il est incomplet. Le capitalisme cognitif, dans son
aile stratégique peut se vanter d’être parvenu à mettre sur
la défensive d’abord puis d’avoir méthodiquement réduit
à la portion congrue (c’est-à-dire à peine suffisante,
entendez le minimum de travail ouvrier et industriel nécessaire pour
empêcher une dépendance trop forte vis-à-vis des ateliers
du Sud) la gauche, le mouvement ouvrier et syndical. Il a procédé
selon sa méthode favorite : en se déplaçant de plus en
plus sur le terrain financier et monétaire, en dématérialisant,
déterritorialisant (et dénationalisant) l’entreprise, la
production, la mondialisation a laissé le colosse ouvrier sans
possibilité de prise sur des employeurs évanescents, des ateliers
déménagés à la cloche de bois. Il oppose habilement
les salariés devenus détenteur d’actifs financiers dans les fonds
de pensions, à d’autres salariés pressurés par la norme
d’une rentabilité du capital de 14 % totalement astronomique.
Mais cette victoire a un triple prix qui va se faire
sentir de plus en plus. Tout d’abord, un prix en termes de cohésion donc
de manque de stabilité très forte. L’éclatement de la
production et du collectif de travail rend difficiles toute prévision,
toute anticipation. Les institutions et les régularités
deviennent très aléatoires. L’ère des tycoons, des
faillites spectaculaires de l’économie casino détruit les
conditions de la confiance. Plusieurs ouvrages de capitalistes prônant la
vertu, l’exemple de bonnes pratiques, ont fleuri depuis le naufrage d’Andersen
Consultant.
Le deuxième prix se paye en termes
d’exclusion. Dans le capitalisme cognitif, l’école et l’appareil de
formation deviennent des moments décisifs. Ils remplissent la
fonction que jouait la possession ou dépossession des moyens de
production dans le capitalisme industriel. La prolétarisation a
creusé un sillon profond au sein du capitalisme industriel
jusqu’à ce qu’une politique de répartition et la création
de droits sociaux viennent tempérer cette division et conjurer le risque
de guerre civile qu’elle contenait. Aujourd’hui les fractures éducative
linguistique et numérique tracent des frontières brutales partout
où le système éducatif est demeuré élitiste
et républicain et peu massifié par une démocratisation
substantielle. Le niveau d’éducation qui se confond de plus en plus avec
le niveau de sortie dans le système éducatif commande
l’accès aux emplois et encode la précarité entre une
précarité stigmatisante et une précarité synonyme
de mobilité voulue et valorisée. La valeur travail est devenue la
valeur éducation et le capital humain accumulé et reconnu.
Paradoxalement le fordisme avait paru s’accommoder d’un relâchement des
critères des sociétés élitistes reposant sur
l’éducation puisque à niveau de masse, une éducation
restreinte n’entravait pas l’accès à un niveau d’emploi et de
richesse satisfaisant et assez égalitaire. Cette époque est
terminée : le pronétariat pour reprendre l’expression de
Joël de Rosnay paraît voué dans les centres d’appel, ou les
instituts de sondages, à des tâches standardisées de service
largement préparées sur menu déroulant. Cet accroissement
du rôle de l’éducation dans la stratification sociale, de plus en
plus semblable à une centrifugeuse qui polarise la population, explique
l’âpreté des conflits sur la carte scolaire ainsi que sur les
compléments payants des études publiques.
La
montée de ce critère de hiérarchie sociale est
attestée aussi par le caractère de plus en plus explicatif des
différenciations de classe sur la base de l’éducation des parents
(particulièrement de la mère) par rapport au critère du
niveau de richesse oui de bien être des familles et par le rôle
déterminant du milieu scolaire et périscolaire.
Sans démocratisation des critères de
validation de l’éducation (qui passe par une refonte totale de
l’école républicaine), le capitalisme cognitif redevient aussi
inégalitaire que le capitalisme industriel dans le premier siècle
de son existence. Que des notions comme le droit à l’éducation,
à la formation tout au long du cycle de vie, soient apparues et soient
de plus en plus mises en avant, n’est pas un hasard. La haine de l’école
et des étudiants est générale dans les catégories
les plus discriminées et mises d’emblée en position
d’échec.
Il règne sur la question des classes sociales
(division, nombre, critère) un débat traditionnel au sein du
marxisme. Marx n’a jamais écrit le fameux chapitre sur les classes
sociales. Autant son analyse de la catégorie de capital comme processus
antagonisme, comme rapport, conduit à un jeu assez clair à deux
termes, - les capitalistes et la classe ouvrière -, autant la
déclinaison historique de ce schéma fait apparaître ensuite
des catégories multiples (rentiers, bourgeois, petits-bourgeois) qui ont
fait les délices des querelles scolastiques sur les petits, moyens, gros
paysans par exemple, sur la bourgeoisie comprador ou nationale.
Des interrogations des historiens sur la nature
petite-bourgeoise ou ouvrière de la Commune de Paris, à celle de
Macpherson sur la nature des Diggers et des Niveleurs anglais, on n’en finit
pas de classer ou reclasser.
Une des solutions trancher dans ce nœud gordien
consiste à adopter une théorie proleptique et constructiviste des
deux classes sociales : elles ne préexistent pas à
l’affrontement, c’est l’antagonisme qui les constitue comme telles. Une
position dans la société, dans la production ne suffit pas
à faire une classe sociale. La distinction de Lukacs de classe en soi
et pour soi débarrassée de ses habits
hégéliens revient à cela[13].
Si nous appliquons ce principe qui caractérise, selon nous, l’optique
marxienne sur les classes sociales (qui ne se confond pas avec la question
sociologique des classes sociales) au capitalisme cognitif comme a toute
nouvelle formation du capitalisme historique, c’est ce qui se bat qui se
constitue en classe. Autrement dit une classe se forme d’abord pour soi, comme
catégorie politique, et devient classe en soi, bref matière
à études sociologiques. C’est d’ailleurs bien ce principe que
l’on retrouve pour les organisations du mouvement ouvrier : elles ne
précèdent pas les mouvements sociaux, elles les suivent ;
elles en sont la retombée, l’institutionnalisation. La ou les
« classe(s) » ne précèdent pas le mouvement, à
leur apparition et consolidation.
L’énoncé de la concaténation de
mouvements qui secoue la société depuis 1975 est donc une voie
d’entrée certes empirique, mais bien plus correcte que les dissertations
sur l’embourgeoisement et l’intégration ou la marginalisation ou encore
l’absence de direction d’organisation, de porte-parole de leaders que l’on a
vues fleurir à propos des émeutiers d’octobre novembre 2005 en
France. Ce petit exercice sur la composition de classe (id est de
l’antagonisme dans la société du capitalisme actuel), comme on
parle de la composition d’un cake, nous l’avons mené dans notre
présentation des luttes contre le CPE en France.
La composition non pas de classe mais en
classe antagoniste est déjà largement entamée. Il faut
relire largement et rétrospectivement les luttes des scolarisés,
des mobiles, des intermittents, du cognitariat ou du pronétariat depuis
les années soixante-dix. Probablement remonter jusqu’à 1968 qui
paraissait si décroché par rapport au monde de l’usine, parce que
peut-être, il avait déjà anticipé sur les usines de
la nouvelle production que sont les universités, les centres de
formation
Une situation post et
prékeynésienne.
Nous avons souligné dans l’inventaire des
mouvements sociaux qui se composent en corrélat oppositionnel du capitalisme
cognitif deux ou trois caractéristiques : d’abord la forte jeunesse des
secteurs entrés dans une agitation répétée depuis
de longues années. Ensuite leur précarité sur le
marché du travail qui n’est pas celle, traditionnelle, des exclus sur
longue durée de l’activité, mais leur inclusion en tant qu’actifs
et leur exclusion simultanée de l’emploi. Entendons de la construction
de l’emploi caractéristique d’un régime de capitaliste
nommée fordien par l’école de la Régulation, mais qu’il
est bon en ces lieux, dans l’aile de ce Collège qui porte le nom de
Keynes, de nommer keynésien et béveridgien à la fois.
Keynésien parce que dans une société de salarisation
rapide croissante (avec de fortes réserves de non salariés), le
plein emploi signifiait la capacité d’un mode de régulation du
capitalisme d’en finir avec le sous-emploi en créant une polarité
entre l’emploi plein et le chômage rétribué en tant que
tel. Or, nous sommes revenus à une situation pré-keynésienne.
La population active européenne et mondiale ne se voit plus proposer
(à l’exception d’une frange faible qu’on nommait en France le Quart
Monde) une alternative claire entre un emploi salarié stable à
durée indéterminée et un chômage transitoire. Ce
dernier indiquait que l’investissement demeurait au-dessous des
possibilités de l’économie. Le principe de sa rétribution
ne relevait plus simplement de la garantie assurantielle (sur le modèle
des autres composantes du salaire différé) s’appuyait sur le fait
qu’il fournit alors cette indication fondamentale que la seule prise en compte
de la propension à investir des entrepreneurs ne parvient pas à
faire ressortir clairement. Or, aujourd’hui, on voit apparaître au
cœur des pays riches un nouveau sous-emploi, c’est-à-dire une
population dont le chômage structurel, accompagné en même
temps de formes d’activité précaire, n’exprime pas un
dysfonctionnement majeur de l’économie, mais je dirais cyniquement, un
indice de bonne performance. Ce que des prix Nobel d’économie (G. Becker
en particulier) et l’économie vulgaire des commentateurs qui font
l’opinion, répétée ensuite docilement par les hommes
politiques, n’hésitent pas à appeler les réformes
indispensables du marché du travail, comme si elles constituaient le
préalable du retour à la croissance. Pour qui a
étudié les marchés du travail des pays en voie de
développement, cette situation est familière ; elle
constitue leur lot depuis toujours et tout à la fois leur
caractéristique.
Dans un article fondateur et profondément
original, paru dans l’éphémère et stimulante Revue Contropiano,
en 1968, Antonio Negri caractérisait cette révolution capitaliste
comme l’acceptation par l’Etat, les autorités monétaires, les
organismes de contrôle des prix, du caractère indépendant
de la variable ouvrière. Indépendant veut dire que la fameuse
rigidité nominale des salaires devait être accepté comme la
donnée politique sur laquelle reconstruire un équilibre
reporté sur le futur. Les politiques de déflation du salaire
ouvrier, de manipulation des taux de change, de pression directe sur le
mouvement ouvrier par un volant de chômage censé modérer
les appétits des salariés, tout cet attirail devait être
abandonné par le capitalisme sous peine d’être concurrencé
mortellement par le communisme soviétique. Mis rapidement en oeuvre aux
Etats-Unis, sous la forme du New Deal rooseveltien, le modèle d’une
négociation collective avec des syndicats devenus des piliers du plein
emploi, d’un déficit budgétaire actif fut complété
par le Rapport Beveridge de 1942 et de 1945. L’Etat-providence intervenait avec
des institutions spécifiques pour stabiliser l’insertion durable dans le
salariat de la population flottante. Le plein emploi s’entendait non pas la
mise au travail sous n’importe quelle forme de la population, mais l’inclusion des
actifs dans des emplois « décents ». Ces emplois
étaient décents dans la mesure où les conditions de
travail, les perspectives de carrière, les salaires et le degré
de protection qu’ils permettaient d’obtenir pour l’actif et sa famille
étaient suffisamment attrayants pour attirer des demandeurs d’emploi se
déplaçant sur tout le territoire national concerné.
Nous disons que nous sommes revenus aujourd’hui
à une situation pré keynésienne et pré
bévéridgienne. Il n’y a plus, sur place, de grandes
réserves en Europe de l’Ouest de travailleurs non-salariés ;
être actif ne signifie pas avoir un emploi décent, ni
chômeur être privé d’activité. Le degré de
protection sociale n’est plus homogène. Les plus précaires se
retrouvent les moins protégés. L’égalité
d’âge devant l’emploi a disparu au point que les nouvelles
générations cumulent la précarité actuelle, des
espérances de gains dans la seconde partie de leur vie active (entre 35
et 55 ans) et des retraites dont le niveau sera tellement bas qu’une bonne
partie d’entre elles sera contrainte à travailler jusqu’à 70 ans.
Les jeunes Français qui ont repoussé dans le CPE la disparition
de la motivation du licenciement ont dit, de façon significative, qu’ils
« refusaient d’être la variable d’ajustement ». Et de fait, la
classe ouvrière comme variable indépendante a disparu de la
négociation et des politiques macroéconomiques. Le résidu
bourbonien que fustigeait Keynes s’est reconstitué avec une politique de
la Banque Centrale Européenne qui maintient un euro à un niveau
très élevé, s’interdit de façon absurde un
déficit fédéral européen et tout endettement
international fédéral en maintenant contre vents et marées
comme seul indicateur la lutte contre l’inflation. Les syndicats sont
traités comme du menu fretin. Chaque chef de gouvernement des Etats
membres de l’Union rêve, un quart de siècle plus tard, de jouer
les Margaret Thatcher et d’en découdre définitivement avec ce qui
reste de la force syndicale. À la différence près qu’aucun
d’eux n’a découvert de nouveaux gisements de pétrole, et que Tony
Blair thatchérise en paroles, comme on dirait « amuse la
galerie », « bavarde », mais crée de l’emploi public en
pagaille, fait du déficit budgétaire à qui mieux mieux et
laisse flotter la livre sterling entre le dollar et l’Euro.
Mais la grande différence avec la
période des Années Trente, c’est que nul danger communiste ne
menace le capitalisme. Le socialisme s’est effondré en 1991 ou bien il
est devenu, comme en Chine l’incarnation inespérée du
marché et du profit les plus débridés, conjugués
à l’ordre le plus féroce dont aurait rêvé un
Bismarck d’avant la promulgation des lois sociales. Quant au capitalisme, il
est en train de subir l’une des transformations la plus importante de son histoire.
Mais son instabilité est considérable.
Il faut revenir à la leçon de la Théorie
générale. Face à un nouveau type de sous-emploi, celui
qui frappe un capitalisme d’un nouveau genre, il faut garantir le revenu
pour arriver à un nouveau type de plein emploi et pas l’inverse.
Garantir une indemnisation du chômage comme absence d’emploi à
temps plein était nécessaire sous les Trente Glorieuses pour
indiquer au système à combien il se situait d’un équilibre
dynamique. Aujourd’hui il ne s’agit plus de garantir provisoirement le salaire
à ceux qui en sont momentanément privés, il s’agit de
garantir un revenu décent à tout membre de la population, et
particulièrement à ceux qui effectuent des activités non
reconnues, ou bien des activités qui concourent à la production
flexible sans pour autant obtenir d’emplois à plein temps,
régulier et aux conditions de salaires et de travail décents. La
garantie d’un revenu universel inconditionnel est seule à même de
compenser le déséquilibre permanent qu’instaure moins le
sous-emploi traditionnel des pays en voie de développement qu’un temps
de travail devenu creux et en même temps étendu très
au-delà de la journée de travail.
Mais il existe une autre raison, liée
directement à la nature nouvelle du capitalisme cognitif, qui justifie
l’instauration de cette mesure refondatrice d’un nouvel Etat-providence. Dans
un capitalisme reposant sur l’innovation permanente et la captation de la
valeur de la connaissance[14],
ce sont les externalités produites par la coopération sociale
libérée comme jamais par l’appropriation massive par la
population des nouvelles technologies de l’information et de la communication
qui donnent le diapason de la productivité globale des systèmes
productifs. Le travail gratuit ponctionné par l’emploi en entreprise n’est
plus pris en compte et c’est ce déséquilibre qui réduit la
demande effective à une anémie permanente au point qu’elle ne
constitue plus le centre des politiques macroéconomiques. La
création d’un dividende ou revenu universel ne se situe plus sur le plan
de la redistribution secondaire. Elle marquerait l’inclusion stabilisatrice du
rôle de la classe productive stratégique qui a
émergé au sein du capitalisme cognitif.
Cette classe productive sans emploi canonique n’a pas
ses syndicats et c’est logique. Le syndicat est né dans métiers,
puis dans les entreprises. Il a connu ses grandes phases d’organisation,
notamment la transformation de syndicat d’entreprise des métiers, en
syndicat de branches et de masse. Les secteurs de l’activité qui sont au
centre du capitalisme cognitif sont les témoins d’une ponction de valeur
qui s’opère essentiellement en dehors des limites de la firme,
dans les territoires. La syndication de ces activités ne suit pas les
lignes d’organisation traditionnelle des syndicats qui y viennent cependant
avec leurs projets de sécurisation des parcours professionnels
même si l’on peut juger ces tentatives bien timides et encore en retard
d’une étape.
Lorsque le capitalisme libéral et industriel a
dû, sous la pression du mouvement ouvrier et de sa propre panne des
années 1930, atténué la loi d’airain du salariat en
institutionnalisant l’ensemble des droits sociaux protecteurs (dont
l’indemnisation du chômage) l’on a entendu du côté des
secteurs les plus réactionnaires de la société les
mêmes accents que ceux que l’abolition de l’esclavage avait
suscités en 1834 : on créait un monde d’assistés qui
aboutirait à une baisse de la laboriosité
générale. Le capitalisme cognitif, par son mode de fonctionnement
intrinsèque, réduit la production matérielle à la
discontinuité pour pouvoir mieux capter la continuité de la
production immatérielle. Ce faisant, il détruit l’emploi
bévéridgien, les bases d’une demande effective. Il est en train
de détruire la confiance et la loyauté, pourtant indispensable
à la production de connaissance et d’innovation. Le taylorisme et le
fordisme pouvaient se passer de la loyauté des ouvriers. Le capitalisme
cognitif, non. C’est son talon d’Achille. C’est pourquoi il ne parviendra
à retrouver l’assise d’un régime et d’un compromis viable que
s’il procède à une atténuation supplémentaire du
salariat. Passer du « qui ne travaille pas ne mange pas et du qui n’est
pas salarié à temps plein n’aura pas de protection sociale,
à tout vivant en société a droit aux moyens de son
existence est un pas en avant de l’humanité.
C’est aussi la condition de fonctionnement d’une société de la connaissance. Car en existant dans une société, on est actif et l’on participe de la production de la société, des publics et donc de la richesse et de la valeur. Si le capitalisme cognitif, la seule forme d’organisation de la production viable pour une société de la connaissance, ne fait pas ce pas en avant, et ne limite pas la contrainte salariale, il ne parviendra pas à avoir le dessus sur le parti de la réaction industrielle qui elle nous conduit à une double catastrophe dans la biosphère, comme dans la noosphère et finalement à la guerre tout court.
Le débat sur la
fléxisécurité en cours en Europe, à droite comme
à gauche, sera toujours aussi peu concluant et nos modernes
Maréchaux de Soubise iront cherchant leurs armées une lanterne
à la main[15] tant qu’ils
ne sortiront pas pour de bon de la vieille économie politique et du
capitalisme industriel qui va avec.
[1] Essentiellement des chercheurs regroupés dans Isys-Matisse (CNRS-Universioté Paris 1) ( texte séminal de 2001, n° 2, juin 2000 de la Revue Multitudes) au départ, mais citons également les travaux d’Andréa Fumagalli (Université de Pavie), Ciuseppe Cocco (UFRJ Brésil). Une confrontation est en cours à niveau international avec des courants de l’école de la Régulation.
[2] A. Negri ( 1973) ; Sergio Bologna ( article de Primo Maggio)
[3] Sur le plan de l’analyse au niveau de l’entreprise voir B. Coriat (Penser à l’envers,1991), sur celui de la finance C. Marazzi (1999) E il denaro va et M. Aglietta Le capitalisme de demain, Note de la Fondation Saint-Simon, 1998.
[4] Voir les articles de M. Lazzarato et A. Negri dans la Revue Futur Antérieur
[5] A Paris lors d’un séminaire de la Revue Multitudes à l’Université de Paris 1 en février 2003 dû à l’initiative heureuse de Ed Emery grâce auquel nous devons d’être ici, ainsi évidemment qu’ à l’hospitalité du King’s College
[6] Voir Y. Moulier, ( 1986), "L'opéraïsme italien : organisation/représentation / idéologie ou la composition de classe revisitée", in Marie-Blanche Tahon & André Corten (Eds.), L'Italie : le philosophe et le gendarme, Actes du Colloque de Montréal, VLB Editeur, Montréal, pp. 37-60.
[7] Voir par exemple Moulier
Boutang, Yann, GarcŹs Marina, Virno Paolo, Renault Emmanuel, (2005),
Ç De la masa a la multitudÈ, Table ronde in Begiradak, miradas y memorias desde
el margen,, Festival
Periferiak, Bilbao, 28 fŽvrier 2004, Diputacion Foral di Gipuzkoa, pp.
508-528 ; en basque : Ç Masatik jendetzara È
pp. 487-507 ; ainsi que les contributions de Paolo Virno ˆ ce
dŽbat ibidem et sa Grammaire de la Multitude : oiur une analyse
des formes de vie contemporaines, L’Eclat, (2002).
[8] Statistiques du BIT http://www.laborsta.ilo.org/
[9] Y. Moulier Boutang (1998) De l’esclavage au salariat, Economie historique du salariat bridé, Paris, PUF,
[10] Nous nous permettons de renvoyer à notre article (2005) « Formes de travail non libre, Accumulation primitive ou histoire continuée du capitalisme » in Cahiers d’études africaines, XIV (3-4), n° 179-180, pp. 1069-1092.
[11] Voir les travaux de D. Tomich qui parle d’un second esclavage (2004) Through the Prism of Slavery, Labor, Capital and the World Economy, Lantham MD, Rowman& Littlefield Publishers.
[12] Sur le livre qui sert de point de départ à Gabriel Tarde pour son analyse de la valeur, dans sa Psychologie économique ( Les Emêcheurs de penser en rond, Paris, 2002) voir M. Lazzarato (2002) Puissance de l’Invention, Paris, Les Emêcheurs de penser en rond-Le Seuil (2002) ; sur le caractère inapproprié du modèle mécaniste voir R. Passet l’écononomie et le Vivant, Economica, Paris 1976. s
[13] On peu rapprocher sur ce plan la solution operaiste ( qui ajoute une asymétrie de dé part en sens inverse de ce qui est généralement admis) chez M. Tronti (1970) Operai e capital, Torino, Einaudi, ou chez E. Balibar (1975) Cinq Etudes sur le matérialisme, Maspéro, Paris.
[14] Voir les numéros 2 et 10 de la Revue Multitudes téléchargeables en ligne www.multitudes.samizdat.net
[15] Charles de Rohan, Maréchal de Soubise, favori de Louis XV battu par Frédéric II à la bataille de Rossbach durant la Guerre de Sept Ans.malgré une supériorité numérique écrasante. L’annonce de ce désastre est l’occasion, en France, de se moquer de l’incapable favori de la marquise de Pompadour dans ce pamphlet vengeur.
« Soubise dit, la lanterne à la main,
J’ai beau chercher ! Où donc est mon armée ?
Elle était là pourtant hier matin.
Me l’a-t-on prise, ou l’aurais-je égaré ?
Prodige heureux ! La voilà, la voilà !
ciel ! Que mon âme est ravie !
Mais non, qu’est-ce donc que cela ?
Ma foi, c’est l’armée ennemie. »