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Résistible New Deal en
Europe. Sur la crise du CPE en France
[“A Resistible New Deal in Europe:
On the crisis of the Contrat de première Embauche in France”]
by Yann Moulier Boutang [Univs.
Compiègne and Binghamton]
Le CPE et le poisson d’avril de
Jacques Chirac
Le Président de la République a
promulgué le Contrat Première Embauche (CPE) en expliquant qu’il
y en aurait une autre pour défaire les deux dispositions pour laquelle
la droite flexibiliste n’avait pas assez d’éloge depuis deux mois, mieux
qu’il ne fallait pas que les patrons signent des CPE avant que la loi ait été
modifiée par le Parlement. Le Premier ministre, Dominique de Villepin
qui se présentait comme soucieux du social s’est montré plus
cassant que le libéral Nicolas Sarkosy devenu tout à coup
accommodant comme le fut Edouard Balladur qui en son temps recula sur le CIP,
projet de Smic pour les jeunes qui fut retiré au printemps 1994 à
la suite d’une très forte mobilisation étudiante et
lycéenne . Le Ministre des affaires sociales, Jean-Louis Borloo, a
expliqué candidement que pour être bien sûr qu’aucun employeur
ne recourrait au Contrat première Embauche tout à fait
légal, il avait donné l’ordre de ne pas imprimer les formulaires.
Laurence Parisot, Présidente du MEDEF, l’organisation patronale la plus
importante du pays, avait formellement déconseillé ce projet dans
les colonnes du Figaro.
La loi instaurant le CEP avait été
ratifiée au garde-vous du 49. 3,(procédure de vote bloqué
empêchant les amendements) par un Parlement qui avait pourtant
adopté dans le préambule de la loi du 4 mai 2005 le principe que
tout dispositif social devait obligatoirement faire l’objet d’une concertation
avec les partenaires sociaux. L’Assemblée Nationale française
ressemble à ces chambres introuvables que la France a connu dans les
période de réaction de son histoire : la majorité de droite est tellement
confortable que l’opposition est réduite à faire de la
figuration. Et de fait, la seule question qui passionnent les journalistes
aujourd’hui est la guerre de succession entre Villepin et Sarkozy.
Le centriste Bayrou parle désormais d’une
crise de régime et non plus seulement d’une crise sociale et politique.
Beaucoup, à gauche emploient cette expression. Mais ne nous faisons pas
d’illusions sur les aspects institutionnels de la crise. Comme au moment de la
crise des banlieues, la gauche est restée quasiment muette,
obnubilée par la peur d’un remake de juin 68. La dynamique
unitaire amorcée autour du non à la Constitution
européenne n’a duré qu’un seul printemps. Les rivalités
font rage, une candidature unitaire de la gauche est une chimère. Les
primaires ravagent les Verts, le PS. Le Parti communiste court après le
grand écart entre des idées proches de la LCR et la dure
réalité électorale qui lui commande une alliance
étroite avec le PS pour sauver ses sièges et son existence tout
court.
Nous verrons que si l’impact de ce mouvement est
si profond c’est parce qu’ il y a effectivement une double crise de
régime. D’un côté, les espaces de la politique nationale
(qu’elle soit celle de l’emploi, du budget, de la fiscalité, de la
politique industrielle) montrent leurs limites cruelles et celles du
« patriotisme économique ». De l’autre, et c’est surtout ce
point qui nous intéresse, s’agissant du CPE, s’il y a une vraie crise de
régime, c’est une crise du régime salarié. Derrière
le CPE, le CNE et tous les dispositifs spécifiques de travail
vis-à-vis des très jeunes, des jeunes, des personnes
âgées, c’est le régime canonique du contrat à
durée indéterminée qui se trouve en jeu. La crise du
régime salarial fordiste et néo-fordiste est bien là. Elle
ne fait que commencer.
Mais auparavant, rappelons quelques points de ce
fameux CPE.
L’article 8 ou la goutte d’eau qui
fait déborder le vase
Le fameux article 8 de la loi sur
l’égalité des chances (loi 2006-386 du 31 mars), fait partie du
grand chantier qui se voulait la réponse institutionnelle
à la crise des banlieues qui couve sous la cendre. Cela figure
explicitement dans ses attendus. Dans ce monument de déclarations
généreuses creuses et de dispositifs conservateurs, tellement
caractéristique d’une droite française aussi en panne que la
gauche quand il s’agit d’opérer des réformes, se trouve le retour
rétrograde à l’apprentissage dès 14 ans pour les parias
d’un système scolaire qui ne fait pas beaucoup d’effort pour sortir
d’une conception élitiste et formaliste de l’intelligence et de la
créativité. Les articles 2 et suivants sur l’apprentissage junior
et la légalisation du travail de huit dès 15 ans constituent
l’essentiel du chapitre « banlieues » de la loi avec quelques
exonérations supplémentaires pour les entreprises s’installant en
zone franche. Au lieu d’affronter la question de l’incapacité croissante
du système scolaire d’intéresser et de qualifier le maximum
d’enfants (problème général), notre pays se distingue par
un joyeux éclectisme incohérent. Pour recruter quelques
élites dans la fonction publique et dans l’encadrement des entreprises,
on met un zeste de discrimination positive avec l’instauration au compte goutte
d’accès au prestigieux Institut d’Etudes Politiques de Paris (sans aller
toutefois jusqu’à en faire autant dans toutes nos grandes
écoles). À l’autre bout de la chaîne, on enterre les Zones
d’Education Prioritaires et l’on montre le bâton de l’apprentissage
dès 14 ans. Ce qui, dans une économie du savoir promue par le
sommet de Lisbonne est hautement « instructif » sur l’état
d’esprit des députés qui ont voté cette disposition sans
aucun état d’âme. L’argument est aussi cynique que celui de feu
Ten T’siao Ping : qu’importe la couleur de l’emploi (du chat) pourvu qu’il
attrape le chômage (la souris).
Toujours dans la même logique, mais cette
fois ci en direction de le jeunesse en général, c’est à
leur chômage (22 % contre 11 % dans l’Europe du Nord) que le dispositif
du hussard Villepin entendait s’attaquer. L’article 8 de cette loi sur
l’égalité des chances a instauré le CPE . Que
prévoit cette loi d’ores et déjà moribonde ? Les
moins de 26 ans, embauchés pour la première fois, obtiennent
quelques avantages. Ainsi l’intégration de leurs stages
précédents dans la même entreprise, un préavis de
licenciement de 15 jours (un mois) au bout d’une période l’essai de plus
d’un mois (six mois). Ainsi ne indemnité au bout de 3 mois d’ancienneté,
si la rupture est le fait de l’employeur et s’il n’y a pas de faute grave, d’un
montant de 8 % des rémunérations versées. Enfin une
indemnité forfaitaire de chômage au bout de quatre mois
d’ancienneté de 490 euros par mois durant deux mois. Se trouve aussi
reconnu l’accès aux indemnités dès le 4° mois, alors qu’il
faut deux ans d’ancienneté en CDI pour en bénéficier et
qu’un titulaire d’un CDD n’a droit à aucune indemnité de
licenciement en fin de contrat. Le CPE donne un accès limité aux
indemnités de chômage dès le quatrième mois de
travail au lieu du minimum de six mois exigé pour un CDI. S’ajoutent
à ces quelques avantages un droit à la formation (20 heures par
an dès le deuxième mois d’ancienneté) plus une promesse
assez vague de faciliter le droit au crédit bancaire pour réunir
la caution nécessaire au logement.
Mais en échange de ces petits pas en
avant et de la carotte d’une transformation en CDI de leur embauche
après deux ans, les jeunes soumis au CPE doivent avaler trois couleuvres
supplémentaires par rapport à toutes celles qu’ont déjà
contenu les multiples dispositifs emploi jeunes qui se sont
succédé depuis un quart de siècle : 1) la période
dite de consolidation débute après le mois de la
période d’essai et dure 23 mois. Or celle-ci présente la
principale caractéristique de la période d’essai, et c’est la
deuxième couleuvre ; 2) pendant les deux ans de la première
embauche, le salarié pourra être licencié sans que
l’employeur ait à justifier le motif du licenciement. 3) Enfin et c’est
sans doute la deuxième innovation qui explique la reconstitution d’un
front syndical unifié et l’impact européen de cette bataille, si
le salarié licencié conteste devant le Conseil des Prud’hommes le
bien fondé de son licenciement, ce n’est plus à l’employeur
à faire la preuve du bien fondé de la mesure prise, c’est au
salarié à en apporter lui-même la preuve. Ce renversement
de la charge de la preuve est évidemment redoutable. Il devrait
réduire les cas de contestation devant les Prud’hommes à des abus
criants, mais certainement pas aux pratiques dites de « souplesse »
que les salariés et les stagiaires jeunes appellent le
« travailleur kleenex » comme on parle d’un mouchoir jetable. .
Comme tous les dispositifs mêlant
formation et travail, les salaires seront dérogatoires au salaire
minimum, et les charges sociales incombent à l’Etat.
Voilà donc le petit article qui a jeté en
grève les trois quarts des universités, une bonne partie des
lycées, en région parisienne mais aussi avec une vigueur
très forte, la Province. Parents, enfants, grands parents se sont
retrouvés dans la rue. Les cinq principaux syndicats se sont
re-soudés ce qui ne s’était pas vus depuis 1968, avec une
différence de taille par rapport à la contestation
étudiantes d’alors : les organisations de jeunes ont cessé
d’être traitées comme du menu fretin par les grandes centrales
syndicales. Bref ce petit article 8 a suscité une dynamique
impressionnante en moins de trois mois. En décembre 2005, une
majorité de français (60 % étaient pour le CPE ; en avril,
ils sont 82 % à n’en plus vouloir soit qu’ils en réclament
l’abrogation (41 %) soit qu’ils veuillent vider ce dispositif des principaux
motifs de sa mise en chantier (flexibiliser l’embauche dans l’espoir d’obtenir
plus d’embauche des entreprises). Les patrons des PME commencent à
être inquiets de la dimension revêtue par cette crise :elle
risque d’entraîner l’abrogation du contrat national d’embauche (CNE) qui
avait été taillé sur mesure pour eux et qui était
passé sur les adultes beaucoup plus facilement que sur les jeunes.
Cet article 8 a été ratifié
« sans réserve » par un Conseil Constitutionnel qui risque de
se trouver contredit par la Cour Européenne de Justice de l’Union
Européenne. Cette instance juridique qui a le dernier mot sur les cours
constitutionnelles des Etats membres de l’Union, au nom de
l’égalité des chances précisément, au nom des
conventions internationales et de la non discrimination de catégories
d’actifs sur un critère d’âge, pourrait bien déclarer l’article
8 non conforme à l’ordre constitutionnel européen, donc la
renvoyer aux oubliettes, montrant de même coup que la véritable
Cour Suprême est déjà ailleurs que dans les limites de
l’hexagone. Les Allemands qui ont une tradition fédérale
désormais bien ancrée, le savent : ils ont prudemment
renoncé à leur CPE craignant autant un désaveu de la rue
entraînée par l’exemple français qu’une annulation par la
Cour Européenne de justice. Ajoutons que les employeurs ont fait la
grimace quand ils ont lu attentivement l’arrêt du Conseil Constitutionnel
français. Ce dernier renvoie tout contrat de travail à la notion
implicite de motivation du licenciement et devant les Prud’hommes. La
jurisprudence de la cour de Cassation française qualifie au reste
« d’abusives » pour un CDI (contrat à durée
indéterminée) des périodes d’essais de plus de quelques
jours pour les ouvriers, de deux mois (pour les techniciens), d'un mois (pour
les employés), de trois mois (pour les cadres) ou de six mois (pour les
cadres supérieurs) sont "abusives". Les recommandations de
l’OIT (organisation mondiale du travail) ratifiées par la France, fixent
elles aussi à un maximum de six mois les périodes d’essai. Les
employeurs ont fait savoir dans le débat sur le CPE, qu’il était
absurde de penser qu’il fallait plusieurs mois et à fortiori deux ans pour
déterminer si un salarié faisait l’affaire.
Pourquoi le gouvernement de droite a-t-il commis
cette lourde faute qui, venant à la suite de la crise des banlieues,
obère très sérieusement les chances de la droite de gagner
haut la main les élections présidentielles et les
législatives de 2007, alors que Nicolas Sarkozy disposait d’un boulevard
qui pouvait désespérer la gauche institutionnelle ? La
réponse ressassée par les partisans du CPE inlassablement à
droite et admise par nombre de « réalistes » à gauche,
c’est qu’il faudra tôt ou tard réformer un marché du
travail « trop rigide », incompatible avec la mondialisation et les
nécessaires adaptations qu’elle doit entraîner . Pourtant à
y regarder de plus près, il se pourrait que la droite et les
néo-libéraux mécaniques aient tout faux.
En effet, une des caractéristiques de la
rigidité du marché du travail français n’est pas, n’en
déplaise à des zélotes de l’Ecole de Chicago, le trop de
protection sociale à la charge de l’employeur, (cela reste une caractéristique
européenne, même si elle est sérieusement
écornée partout sous différentes formes), c’est l’ampleur
du recours de la part des salariés au jugement du Tribunal des
Prud’hommes. Ce contentieux continuel ne fait que souligner la faiblesse du dispositif
contractuel collectif (pas de négociations sur les barèmes de
salaires nets et réels, faiblesse des syndicats, peu d’empressement des
employeurs) qui va de pair avec le recours indispensable à la rue et aux
électrochocs politiques pour se faire entendre d’institutions dont la
surdité ne se résout pas par la pose d’un appareil auditif. Il
n’y a pas assez de protection sociale, pas assez de négociations
collectives, pas assez de compromis pour que le marché du travail jouisse
de cette propriété de fluidité, de
réactivité, bref de flexibilité. L’intérêt
suscité par le modèle danois de flexi-sécurité
correspond à cette prise de conscience tardive que le secret de la
souplesse ne s’obtient pas par un abaissement du degré de protection
sociale. Plusieurs commentateurs (Dominique Méda entre autres) n’ont pas
tardé toutefois à souligner que les autorités
françaises et le patronat voulaient bien de la flexibilité
danoise, mais qu’elles n’étaient absolument pas disposés à
y mettre le prix, un prix qui ne passe pas seulement par plus
d’efficacité des services de placement x conséquent, mais par des
indemnités de chômage élevées.
En fait de petit pas vers la flexibilité,
le CPE aura été la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Réflexion d’une mère de famille expliquant pourquoi elle avait
fait grève le mardi 4 avril : « Mon fils a 35 ans. Il est
à la maison. Il devait enfin après plusieurs CDD et
d’innombrables stages, passer en CDI. Ils viennent encore de lui redonner un
CDD. C’est infernal ».
Le rejet massif du CPE ne tombe pas du ciel. Il
vient de loin. Le gouvernement dit : le chômage est insupportable.
Faisons tout pour le réduire. La rue crie autre chose : son refus
de la précarité. La différence est de taille, car les
précaires travaillent, autant sinon plus que les « actifs »,
mais ils n’ont pas d’emploi.
La lutte contre la
précarité : un mouvement de fond
À première vue, le mouvement
contre le CPE, pouvait sembler un baroud d’honneur contre la mise au pas
libérale du marché du travail en Europe continentale.
Si l’on regarde attentivement le laboratoire
France depuis 1986, on y observe certes les secousses institutionnelles
qui sont autant de surprises (1997 la dissolution, 21 avril 2002, 29 mai 2005).
Mais en eux-mêmes ces renversements sont ambigus et peu lisibles.
Revenons en arrière et le panorama change
singulièrement. Souvenons-nous : la lutte contre la loi Devaquet
(1986), contre le CIP Balladur, une sorte de Smic jeune, en 1994 ; celle des
premiers Intermittents la même année ; l’insurrection du travail
social des hôpitaux et des assurés sociaux en 1995 ; le mouvement
des sans papiers, en 1997 ; les comités de chômeurs de 1998 ; la
Coordination Nationale des Intermittents et des Précaires (2003) ; 2003-2004
le mouvement sauvons la rechecrhe qui touche fortement les secteurs de la
recherche qui font travailler sans créer des postes, les doctorants et
post-doctorants ; la lutte des lycéens contre la loi Fillon et le
large mouvement contre la réforme des retraites, la même
année ; le rejet de la Constitution Européenne comme trop
libérale en 2005 ; la crise des banlieues la même année et
finalement, en cet hiver 2005 printemps 2006, la lutte des stagiaires
passée largement inaperçue mais pourtant signe annonciateur de la
bataille des étudiants et des lycéens contre le CPE qui a
rallié l’ensemble des syndicats. L’insurrection de la jeunesess ete de
l’intelligence ne date donc pas d’hier.
La continuité est impressionnante. Elle
se suffit à elle-même. Pas besoin des luttes contre les
délocalisations des Lus, des Moulinex de Normandie, des Samsungde
Lorraine, des Hewlett Packard de Grenoble, bref les 300 sites visités
par le partisan du non au référendum, Henri Emmanuelli .
Luttes d’arrière garde ou
premier produit de trente ans de nouveau capitalisme ?
Il y a deux lectures possibles des mouvements
qui affectent la société française depuis une bonne
vingtaine d’années et qu’on définira comme non ouvriers au sens
classique du terme. Ces mouvements ne sont pas réductibles à ceux
des travailleurs productifs industriels ou des employés qu’opn appelait
les « cols blancs ». Leurs acteurs se manifestent en tant que hors
travail, hors emploi, hors usine, hors logement, hors papier, hors du statut
d’intermittent, hors de la ville (la banlieues). Ce n’est pas un hasard si au
cours des années 1990, nombre d’entre eux se
fédérèrent comme mouvement des « Sans ».
Après les sans statuts vacatiares de l’enseignement des années
1970, no future des
années punk, les sans papiers, les sans domicile fixe, les radiés
de l’ANPE, les sans droits à la protection sociale, voici les actifs et
travailleurs sans emploi, sans revenu, bref les working poors d’u
nouveau genre. Un programme de mise au travail de type keynésien pouvait
penser venir a bout des traditionnels working poors. Là, c’est
beaucoup plus difficile car les jeunes comme le rappelait Olivier Favereau dans
une tribune au Monde, ne sont pas sans travail, ils travaillent de façon
précaire. Les jeunes de moinsde 35 ans rentrent et sortent tout le temps
du marché du travail. Ce qui les rend vulnérable, ce n’est pas
l’absence de travail (ils travaillent tout le temps un peu et sans statut),
c’est le très faible niveau de revenu et l’irrégularité
dudit revenu qui les rend inéligible au crédit, au logement.
L’irrégularité toute seule, accompagnée de salaires
élevés pendant les période travaillées constitue un
marché que les banques prospectent bien. La médiocrité de
salaire assez réguliers sur plusieurs années, également.
On aura reconnu le modèle anglais : pas d’assurance sur la
durée de l’emploi, mais des salaires très élevés
pour les irréguliers du privé et 600 000 emplois publics
créés par Blair. Donc pas de fonction publique à vie, mais
des emplois tout de même. La France cumule elle, les inconvénients
de l’entre deux. Les free lance et les intérimaires, les
intermittents sans le bénéfice des indemnités (les moins
de 507 heures sur 9 mois après la réforme) sont
rémunérés très mal et les emplois publics se
partagent entre le statut de fonctionnaire (emplois en régression) et un
volant substantiel de vacataires, CDD. C’est donc l’emploi qui « fout le
camp »et cette délocalisation là est bien plus
préoccupante et importante que la délocalisation vers les emplois
industriels du Sud.
La première lecture consiste à
placer ces luttes dans le prolongement des mouvements (ou de ce qui reste des
mouvements ouvriers) de refus des privatisations des grandes entreprises
nationalisées, du refus de la mondialisation. Bref, de les voir comme
des résistances à l’instauration d’un capitalisme
néo-libéral qui veut se déployer et n’y arrive pas encore
en France parce que le village gaulois résiste. C’est bien cette
« version » des choses que l’on entend du côté de The
Economist qui enrage.
La seconde lecture, radicalement
différente dans ses conclusions, consiste à penser ces mouvements
au contraire, non comme les résistances réactionnaires à
l’instauration du nouvel ordre économique globalisé, mais comme
les premières formes annonciatrices de lutte à
l’intérieur du nouveau capitalisme installé. Richard Sennett
n’a pas dit pas autre chose dans son interview du 1 avril à
Libération. En 30 ans, dont le néolibéralisme n’a
été que l’emblème et non la substance, le capitalisme a
mué et désormais il est devenu cognitif. Il s’est ainsi
opéré insensiblement ou brutalement selon les domaines, les
secteurs, mais aussi les formes de conflictualité, un déplacement
radical qui a désarçonné le mouvement de contestation
puissant qui était né dans les années soixante et qui
s’est terminé dans la décennie des «années d’hiver» (de
1978 à 1989) comme la nommait Félix Guattari.
La composition antagoniste du
capitalisme cognitif
Quel est le trait commun en effet à tous
ces mouvements ?
Ils concernent essentiellement les
scolarisés, les précaires, les jeunes dits en formation, les
doctorants, les post-doc sans postes, les personnes en activité sans
pour autant bénéficier d’un emploi, les travailleurs de secteurs
ou de tranches de l’économie qui sont intérimaires,
intermittents, free lance, travailleurs indépendants ou autonomes d’un
nouveau genre à cheval sur le salariat et l’emploi à son propre
compte.
En matière de contrat de travail, cela recouvre premièrement ce que traditionnellement on appelait le secteur
non structuré (C. Kerr) ou secondaire (M.J. Piore) du
marché du travail : des emplois liés à une demande
instable ou variant fortement sur l’année (saisonnier,
intérimaires, travailleurs d’appoints, petits boulots). Mais cela touche
également désormais d’autres secteurs de l’activité
économique liés à un autre type de discontinuité ou
d’hétérogénéité dans l’activité comme
les employés des secteurs du spectacle, de la communication, et des
activités restructurées à l’instar du cinéma
(production flexible en fonction des publics, externalisation) de façon
servicialisée. Loin d’être des emplois liés seulement
à des secteurs traditionnels (services domestique, hôtellerie,
restauration, tourisme, nettoyage) ces emplois sont apparus dans la production
de biens connaissances, dans les logiciels, dans les start up de l‘information
ou de l’économie de service à la personne, en particulier dans le
domaine de la santé concernant des personnes seules et
âgées, ou bien dans le Tiers secteur alternatif.
On aura reconnu les formes particulières
d’emplois qui se sont installées de façon structurelle dans le
paysage de l’emploi et particulièrement dans les tranches d’âges
jeunes (intérim, CDD, contrats formation emploi, emploi jeunes, travail
à temps partiel). Certaines de ces trouvailles juridiques sont
directement liées à un degré élevé de
protection des personnes employées à plein temps qui deviennent
propriétaires de leur poste de travail, si bien que les garanties de
réintégration qui leur sont données en cas de détachement
engendre mécaniquement la création de poste non titulaires. Ce
fut le cas des vacataires dans l’éducation nationales, des ATER
d’universités actuels. Mais d’autres projets d’aménagement du
code du travail sont apparus. Parmi eux, ce que le juriste Alain Supiot a
appelé le travail para subordonné : l’employé est
indépendant et pas directement subordonné à un employeur.
À travers des systèmes de sous-traitance ou de partenariat
souvent implicite, le travailleur indépendant est contrôlé
étroitement par le marché dictement et et non plus par
l’entreprise. Le développement très rapide de la gestion de
projets dans les entreprises a conduit Michel de Virville, dirigeant de Renault
a proposer un nouveau type de CDD de longue durée (de 18 mois à 5
ans) se substituant au CDI dans l’industrie . cette proposition a
provoqué un beau tollé et a conduit à son abandon le 30
avril 2004. Ce « contrat de projet » recommandait
l'instauration d'un nouveau contrat de travail, lié à
l'accomplissement d'une mission ou d'un projet spécifique. Sa
durée ne serait donc pas préalablement fixée. Il
reviendrait à chaque branche de négocier l'instauration de ce
contrat qui serait cependant réservé aux seuls salariés qualifiés.
.
De quelque côté que l’on se tourne,
celui de l’emploi très précaire (celui des travailleurs au RMI
obligés de faire des petits boulots au noir, celui des immigrés
sans-papiers) ou celui des experts très qualifiés
(ingénieurs, cadres supérieurs) ou celui intermédiaire des
intermittents, des chercheurs post-doctorants rémunérés
sur contrats, le CDI n’est plus appliqué où les employeurs
cherchent à le contourner. Certes, le nombre de contrats à
durée indéterminée représente encore en stock plus
des deux tiers des contrats de travail et mais pour les classes d’âges
des moins de 35 ans, la proportion se dégrade nettement. Les formes
particulières d’emplois représentent plus de la moitié des
emplois offerts et cette proportion est carrément des deux-tiers pour
les moins de 26 ans. Leur effet sur la dynamique du marché du travail
est donc considérable. Si l’on ajoute que la vulnérabilité
au chômage (soit la probabilité de passer par le chômage est
quasiment de 50 % chez les jeunes, on a une idée à peu près
correcte du degré de précarité). Le taux de chômage
des jeunes de moins de 26 ans n’est pas de 22 % comme le prétend la
droite toute à son désir de vanter le CPER comme valant mieux que
le chômage intégral, mais de 25 % pour ceux qui ont terminé
leurs études, soit un taux de chômage globale des jeunes de 8
à 9 % sensiblement égal au taux de chômage moyen .
Cette transformation n’est pas temporaire en
attendant que les choses rentrent dans l’ordre ‘ancien » quand les
générations jeunes seront moins nombreuses. Pourquoi ? Parce
que cette transformation est à notre sens le meilleur indicateur du fait
que nous sommes entrés bel et bien dans l’ère du capitalisme
cognitif. L’exploitation est devenue essentiellement l’exploitation non de la
consommation de la force de travail, mais de sa disponibilité, de son
attention. Non celle de la faculté du travail vivant à se
transformer en travail mort en produit, mais de la faculté du travail
vivant de rester vivant et de coopérer à travers en particulier
des NTIC, des réseaux. Le capitalisme a cessé de parler
uniquement en termes de produit et procédé matériel pour
s’intéresser de plus en plus aux processus, aux solutions. La
mobilité, la réactivité, le changement continuel sont
devenues des valeurs incorporées à la qualification qui
décline au profit d’un concept en apparence plus vague, celui de
compétence, mais qui en réalité saisit les vecteurs, les
réserves de force au lieu des points des emplois fixes. Ce qui sert de
repère au taux d’exploitation réelle, ce n’est plus l’emploi et la
durée de travail dans les limites précises de l’emploi, c’est le
travailleur lui-même dans sa durée, dans ses parcours dans le
tissu sociale te productif.
La
captation de valeur se concentre singulièrement sur la production et la
gestion, des publics. La révolution numérique et sa large diffusion
et appropriation permet désormais de capitaliser grâce à
une traçabilité en temps réel de l’information les
réseaux en train de se former, leur pouvoir multiplicateur. La
chaîne productive de la valeur s’est pulvérisée :
l’entreprise n’est plus dans son assiette et son assiette (la fair value)
n’est plus au-dessus de sa tête pour paraphraser Prévert. Ce que
vaut une entreprise se détermine hors de ses murs : son potentiel
innovant, son organisation, son capital intellectuel, sa ressource humaine
débordent et fuient de toutes parts.
La finance est devenu le centre nerveux de la
production parce que le centre de gravité de la valeur s’est
déplacée vers les externalités positives que produisent
les territoires productifs, c’est à dire la coopération sociale.
Dans une société de l’information
ou une économie reposant sur le savoir, le potentiel de valeur
économique recélé par l’activité est une affaire
d’attention, d’intensité, de création, d’innovation. Or ces
éléments se produisent largement en dehors du cadre de l’horaire
de travail classique mesuré par le CDI. On revient à
l’évaluation à la tâche, au projet. Car les projets, tout
en étant rémunérés au produit (et non au temps)
incorpore un temps gratuit considérable. Mais il y a plus. En
réalité l’activité humaine qui se trouve ainsi
captée, n’est pas le miel produit par les abeilles productives humaines,
mais leur activité infiniment plus productive de pollinisation des
relations sociales qui conditionne le degré d’innovation, de
réajustement.
Dans une société où la
production s’opère avec du vivant et pour faire du vivant (bioproduction
et biopolitique) et des connaissances vivantes au moyen d’activité de
connaissance vivante, la mesure du temps de travail est en crise. Doublement en
crise. D’un côté, le temps de travail classique étant
devenu largement poreux, le code du travail est à la fois ressenti par
les employeurs (et parfois même par les salariés) comme à
la fois trop contraignant et trop laxiste. Que veut dire 35 heures de travail
mental par semaine ? Que veut dire un système de mesure de
l’activité aux seuls produits de cette activité qui requiert
continûment de la préparation, de la mise à jour, de la
formation permanente, une mise en commun ? Certains emlployeurs
prospèrent sur ces failles apparues dans l’évaluation globale
pour arracher de leurs employées beaucoup plus de travail et payer les
gens au lance-pierre. Parallèlement au mouvement contre le CEP, comme
son harmonique, a eu lieu un long mouvement des stagiaires. Ces derniers ont
tout lieu d’être exaspérés par les entreprises qui
profitent sans vergogne depuis des années pour demander à des bac
plus 4 pour des stages parfois payés en caramels (authentique) un
travail opérationnel qui les dispense désormais de recruter des
salariés pour de bon !
Si nous voulons remonter plus en amont dans
l’analyse nous pouvons avancer que nous assistons pour de bon à une
crise de codification du rapport salarial, bref à une crise constitutionnelle
du travail. Cette crise est structurelle : la forme de
dépendance du travail salarié, le type de séparation
corps/ force de travail, le rapport de l’actif avec ses outils de travail, avec
le produit de son activité, avec sa propre vie.le lieu de travail, la
forme de l’activité sous la forme de l’emploi béveridgien tout
cela est atteint.
L’un des décrochage le plus spectaculaire
est celui du travail ou activité vécue et engendrant de la valeur
économique avec l’emploi codifié. Les deux notions qui se
recoupaient à peu près, à défaut de totalement,
divergent désormais. C’est un des résultats le plus net de la
grande enquête sur les Intermittents menée par l’équipe
Isys-Matisse (CNRS- Université de Paris 1) à la demande de la
coordination nationale des Intermittents et des précaires.
Un
nouveau régime salarial ?
Le capitalisme cognitif est d’ores et
déjà installé solidement. Les secousses qui atteignent la
forme canonique du contrat de travail, le CDI ne sont pas seulement une attaque
réactionnaire, mais l’enfantement historique d’un nouveau régime
salarial. Et celui-ci, pas plus que les précédents n’est un
dîner de gala. Certes les diagnostics qui parlent d’un triomphe du
néolibéralisme sur toute la ligne s’appuient sur un constat qui
n’est pas faux même s’il est incomplet. Le capitalisme cognitif, dans son
aile stratégique peut se vanter d’être parvenu à mettre sur
la défensive d’abord puis d’avoir méthodiquement réduit
à la portion congrue (c’est-à-dire à peine suffisante,
entendez le minimum de travail ouvrier et industriel nécessaire pour
empêcher une dépendance trop forte vis-à-vis des ateliers
du Sud) la gauche, le mouvement ouvrier et syndical. Il a procédé
selon sa méthode favorite : en se déplaçant de plus en
plus sur le terrain financier et monétaire, en
dématérialisant, déterritorialisant (et
dénationalisant) l’entreprise, la production, la mondialisation a
laissé le colosse ouvrier sans possibilité de prise sur des
employeurs évanescents, des ateliers déménagés
à la cloche de bois. Il oppose habilement les salariés devenus
détenteur d’actifs financiers dans les fonds de pensions, à
d’autres salariés pressurés par la norme d’une rentabilité
du capital de 14 % totalement astronomique.
Mais cette victoire a un triple prix qui va se
faire sentir de plus en plus. Tout d’abord un prix en termes de cohésion
donc de manque de stabilité très forte. L’éclatement de la
production et du collectif de travail rend difficiles toute prévision,
toute anticipation. Les institutions et les régularités
deviennent très aléatoires. L’ère des tycoons, des
faillites spectaculaires de l’économie casino détruit les
conditions de la confiance. Plusieurs ouvrages de capitalistes prônant la
vertu, l’exemple de bonnes pratiques, ont fleuri depuis le naufrage d’Andersen
Consultant.
Le deuxième prix, se paye en termes
d’exclusion. Dans le capitalisme cognitif, l’école et l’appareil de
formation deviennent un moment décisif. Ils remplissent la fonction que
jouait la possession ou dépossession des moyens de production dans le
capitalisme industriel. La prolétarisation a creusé un sillon
profond au sein du capitalisme industriel jusqu’à ce qu’une politique de
répartition et la création de droits sociaux viennent
tempérer cette division et conjurer le risque de guerre civile qu’elle
contenait. Aujourd’hui les fractures éducatifs linguistique et
numérique tracent des frontières brutales partout où le
système éducatif est demeuré élitiste et
républicain et peu massifié par une démocratisation
substantielle. Le niveau d’éducation qui se confond de plus en plus avec
le niveau de sortie dans le système éducatif commande
l’accès aux emplois et encode la précarité entre une
précarité stigmatisante et une précarité synonyme
de mobilité voulue et valorisée. La valeur travail est devenue la
valeur éducation et le capital humain accumulé et reconnu.
Paradoxalement le fordisme avait paru s’accommoder d’un relâchement des
critères des sociétés élitistes reposant sur
l’éducation puisque à niveau de masse, une éducation
restreinte n’entravait pas l’accès à un niveau d’emploi et de
richesse satisfaisant et assez égalitaire. Cette époque est
terminée : le pronétariat pour reprendre l’expression de
Joël de Rosnay paraît voué dans les centres d’appel, ou les
instituts de sondage, à des tâches standardisées de service
largement préparées sur menu déroulant. Cet accroissement
du rôle de l’éducation dans la stratification sociale, de plus en
plus semblable à une centrifugeuse qui polarise la population, explique
l’âpreté des conflits sur la carte scolaire ains que sur les compléments
payants des études publiques.
La
montée de ce critère de hiérarchie sociale est
attestée aussi par le caractère de plus en plus explicatif des
différenciations de classe sur la base de l’éducation des parents
(particulièrement de la mère) par rapport au critère du
niveau de richesse oui de bien être des familles et par le rôle
déterminant du milieu scolaire et périscolaire.
Sans démocratisation des critères
de validation de l’éducation (qui passe par une refonte totale de
l’école républicaine), le capitalisme cognitif redevient aussi
inégalitaire que le capitalisme industriel dans le premier siècle
de son existence. Que des notions comme le droit à l’éducation,
à la formation tout au long du cycle de vie, soient apparues et soient
de plus en plus mises en avant, n’est pas un hasard. La haine de l’école
et des étudiants s’est manifestée aussi bien dans les
émeutes de novembre 2005 où des jeunes ont brûlé des
écoles, des bibliothèques, que dans les agressions des
manifestants étudiants du centre ville par des « casseurs »
venus des banlieues. Elle est un indice de la parfaite conscience qu’ont les
discriminés de leur marginalisation opérée par
l’éducation. La rage des émeutiers de novembre 2005 à
brûler quelques écoles, bibliothèques ou équipements
collectifs n’apparaît plus alors comme parfaitement irrationnelle.
La socialisation rampante de
l’activité productive face à l’anémie de l’emploi
Le troisième prix payé par la
victoire du capitalisme cognitif sur le plan de la précarisation de
l’emploi est une socialisation sans précédent de
l’activité et de l’emploi du même coup. En effet, cette
activité pollinisatrice incessante n’est possible, là où
elle fonctionne le mieux, qu’avec une prise en charge croissante par la
société en général. Ces formes sont multiples.
Citons en deux :
Un enseignant est payé non sur la base de
sa prestation horaire (ses heures de cours) car son salaire comprend la
rémunération d’une partie de son activité de
préparation de ses cours, de mise à niveau permanente. C’est le
rôle de la fonction publique. Un intermittent qui va toucher en moyenne
un revenu équivalent au professeur de lycée est payé
moitié moins, mais son système d’indemnisation du chômage
(à condition qu’il y ait droit) représente à peu
près la moitié de son revenu, autant que son salaire. Il s’agit
là de professions particulières dira-t-on.
Mais que dire alors de cet autre chiffre :
les emplois mis en place pour les jeunes (dispositifs particuliers et emplois
sauvés) représentent la bagatelle de 50 milliards d’euros
transférés aux entreprises et la moyenne de 19 500 euros par
emploi. Le problème n’est pas de contester le principe de ce transfert,
c’est-à-dire la socialisation croissante qui correspond en fait à
la rémunération indirecte de la productivité globale que
l’on peut de moins en moins bien imputer aux facteurs de production mis en
œuvre de façon marchande, mais les modalités de ce
transfert.
Actuellement cet argent va aux entreprises avec
l’espoir des pouvoirs publics que ces dernières créeront des
emplois stables. Mais le contexte de concurrence acharnée sur le plan
international et national ou européen les pousse à traduire
immédiatement ces subventions en avantage comparatif. Elles prennent
l’argent et ne recréent pas des relations de long terme avec leurs
employés. Pourquoi ? Parce que leur spécialisation au lieu
de se porter sur les segments incorporant plus d’intelligence et d’innovation
suit la pente de la facilité : distribuer des dividendes
élevées aux actionnaires, ne pas construire des contraintes en
revenant à un marché du moins disant (parfois pour tirer de ces
opportunités de faire de l’argent rapidement des moyens de
réaliser des opérations de rachat d’entreprises contenant de la
matière grise ou de start up contenant des réseaux nouveaux).
Tirolle et Blanchard dans un article
récent ont bien suggéré de pénaliser les
entreprises recourant à une rotation rapide de leur main d’œuvre
comme des mauvais conducteurs par un bonus ou un malus comparable à ce
que l’on trouve dans les compagnies d’assurance. Les travailleurs étant
des biens de consommation durable, comme des voitures finalement, on traiterait
les employeurs comme des conducteurs les incitant à ménager leur
monture.
Il existe pourtant une solution beaucoup plus
simple : c’est d’orienter ces 50 milliards d’euros vers la
main-d’œuvre. Ce qui présenterait plusieurs avantagea : d’une
part en versant l’équivalent d’un smic annuel à ces actifs jeunes
en situation de particulière précarité, on
résoudrait une partie de la précarité. Supposons par
exemple que l’on estime à 5 millions de jeunes de moins de 30 ans dans
la précarité. Réaffecter ces 50 milliards de subvention
déguisé en revenu d’existence, nous conduirait à la somme
de 833 euros par mois pour chacun. C’est-à-dire largement au-dessus du
revenu minimum d’insertion. Cela résoudrait une grande partie du
problème de la précarité.
Second avantage, cela permettrait à ces jeunes d’avoir une
position beaucoup plus forte sur le marché du travail et de ne pas
accepter des emplois dégradants aux conditions de travail scandaleuses
pour les moins qualifiés ou aux salaires misérable pour les bac
plus cinq. Les industries et services fonctionnant au smic auraient de
sérieux problèmes : elles devraient revaloriser les
conditions de travail, et compenser la modicité des
rémunérations par une stabilité de l’emploi (comme les
cantonniers d’autrefois) ; ou bien revaloriser très
sérieusement le niveau des salaires si elles veulent garder de la main
d’œuvre.
Troisième avantage : le
problème de la création d’emploi et d’activité ne peut pas
faire abstraction de l’auto-valorisation des personnes et de leur participation
active à la création des niveaux secteurs d’activité en
liaison avec les besoins qu’eux seuls révèlent en même
temps qu’ils cherchent à les satisfaire. C’était la grande
idée, toujours vivante du Tiers Secteur de l’économie, qui a
souvent pallié ces dernières années la retraite de l’Etat
(voir par exemple des associations comme les Restos du cœur). Le
problème de ce Tiers Secteur est qu’il repose sur un
bénévolat, lui-même peu tenable dans la durée sauf
pour les retraités (et encore quand les retraités seront
contraints de trouver des sources de revenus pour compléter leurs pensions
qui ont fondu avec les réformes, c’en sera fini également). Un
revenu d’existence permet à une partie de la population de se consacrer
à une activité d’intérêt général et
d’une utilité sociale dix fois plus intéressantes que faire
tourner sous perfusions des activités industrielles condamnées,
polluantes ou guerrières.
La garantie ou contrepartie à la
précarité et à la disparition croissante des emplois de
type béveridgien, doit aller aux actifs et non aux entreprises pour
contraindre ces dernières à se réformer. Les droits
sociaux (la garantie de ne pas tomber dans la misère et de devenir ainsi
des travailleurs pauvres) doivent être attachés à la
personne et pas aux emplois.
La justification d’un revenu d’existence
inconditionnel n’est pas seulement éthique, elle est surtout
économique. Il s’agit de rétribuer de façon primaire et
pas comme une opération de redistribution d’une richesse sociale
créé par ailleurs, la productivité sociale de l’actif, du
travailleur que son activité prenne la forme d’un emploi stable (c’est
l’idéal malheureusement en voie de raréfaction), d’une suite plus
ou moins cahotique de contrats à durée déterminée
ou d’un travail couvert par des dispositifs existant de mutualisation (les
Intermittents, les fonctionnaires, les free lance devant se monter leur
propre système de protection) ou enfin d’un travail qui n’est pas
reconnu comme travail et dont l’utilité sociale saute aux yeux (ceux qui
aident des personnes âgées ou handicapées, les malades
à domicile, les femmes (plus rarement les hommes) qui
élèvent des enfants. Il faut ajouter enfin que dans une
société de la connaissance et un capitalisme cognitif,
étudier, se former, se cultiver c’est déjà contribuer
à la productivité globale de la société. Le revenu
d’existence est la seule solution qui concilie l’involution actuelle de
l’emploi (la dégradation jusque là insensible est en train de
s’accélérer brutalement), les nouvelles formes d’activité,
la production flexible et l’incorporation croissante de savoir et de travail
immatériel dans la production de valeur économique.
C’est aussi le seul mécanisme
économique incitatif puissant qui soit capable d’arrêter
l’involution de l’emploi et de créer les conditions d’un retour à
l’élaboration d’un nouveau compromis ou régime salarial
correspondant au capitalisme cognitif.
Le lundi 8 avril, à 10 heures du matin,
le flamboyant premier Ministre français devait annoncer son
Waterloo : le retrait du CPE et son remplacement par 150 millions d’aides
supplémentaires (300 millions l’année prochaine) d’aides aux
emplois. Jean-Louis Borloo, le ministre des affaires sociales, ne cachait pas
son sourire. C’est à ce genre de solution qu’il inclinait depuis
longtemps. Les syndicats, après avoir jaugé une
combativité étudiante toujours forte, et même
François Chérèque d’une CFDT qu’on avait connue plus
frileuse, mettait sur la table la question du CNE ‘ contrat nouvelle embauche,
système d’aide aux PME de moins de 20 salariés qui lui aussi a
installé la possibilité pour l’employeur de licencier sans avoir à
motiver sa décision. Des dizaines de cas en procès devant le
Conseil des Prud’Hommes doivent bientôt trancher dans le sens d’un retour
ou pas au droit « normal ». On peut douter, après les
précisions fournies par le Conseil Constitutionnel dans son arrêt
désormais sans objet sur la constitutionnalité du CPE, que le
flexibilisation du salarié (renversement de la charge de la preuve,
durée de deux ans de l’essai) puisse s’imposer.
Plus que jamais, à travers des hoquets,
des décisions stupides, des audaces de hussards nus et sans troupe, trahis
par leur propre patronat, la socialisation cognitive du salariat s’impose dans
les faits et se traduit dans le travestissement d’une subvention des
entreprises. Mais tout ou tard, il faudra bien faire le choix du revenu
d’existence et redéfinir l’ensemble d’un nouvel Etat providence autour
de ce pivot central. Il faudra limiter la toute puissance de la norme salariale
conjugée au tout marché. Pour sauver le marché,
l’entreprise, il faudra faire ce saut.
Ce saut c’est le vrai New Deal. Hic Rodus,
hic salta ! Le capitalisme cognitif esquissé lors du programme
de Lisbone de 2002 aura besoin pour vaincre exactement comme il aura besoin de
redéfinir les missions de la Banque Centrale Européenne. Si cette
dernière veut revenir à de la croissance différente du
complexe pétrolier et militaire et électro-nucléaire, elle
devra se consacrer au financement de la véritable infrastructure du
capitalisme cognitif : une population pouvant vivre, apprendre et
déployer pleinement son activité. Et cette infrastructure a un
seul nom : un revenu d’existence élevé, inconditionnel,
cumulable avec une activité.
C’est à cette seule condition que le
troisième capitalisme qui s’est emparé des commandes de
l’économie-monde depuis 1975-1991 ne se verra pas confondu avec la
barbarie. Sinon les émeutes pourraient toucher bien plus que les
banlieues au centre.
A gauche, l’idée chemine encore
timidement : L’Unef a ressorti sa vieille revendication d’allocation
étudiante. Martine Aubry a avancé l’EVA dans un silence
plutôt embarrassé de ses commensaux au PS. Jacque Attali a
également franchi le pas. Yves Cochet a décidé d’en faire
un axe essentiel de sa candidature à la présence des Verts dans
la présidentielle de 2007 A droite, aussi l’idée progresse,
même si le niveau envisagé par Yoland Bresson est encore si bas
qu’on retombe dans une moderne « politique des pauvres ».
Le New Deal est résistible, mais il est
inévitable. Peut-être faudra-t-il que la France soit au bord de
l’émeute générale pour qu’il s’impose. La lutte massive
des précaires qui vient de se dérouler et qui vient de tuer le
CPE, après avoir tué le CIP en 1994, douze ans auparavant, nous
rapproche de cette échéance.
Paper presented at the seminar on
“The Political Meaning of Recent Events in France”, Cambridge, 28 April 2006
Ends