Première
publication en septembre 1996
traduit de l’italien par François Rosso et Anne Querrien
Il est toujours de bon augure de passer de l’étude théorique des nouveaux
modes de production à la vérification sur le terrain, aux interviews de sujets
de la mutation, cherchant à mettre à plat les relations qui s’établissent entre
celui qui cède sa propre force de travail et celui qui l’acquiert, enregistrant
sur le vif les attitudes, les pensées et les manières de vivre cette relation.
Quand les paradigmes se remplissent de subjectivité, les modèles de la nouvelle
économie se révèlent pour ce qu’ils sont réellement. On pense notamment aux
analyses de Romano Alquati chez Fiat ou chez Olivetti au début des années
soixante, ou à la recherche des Quaderni Rossi sur le rapport entre
composition technique et composition politique de la classe ouvrière fordiste.
Alquati disait qu’il était nécessaire de refuser et de détruire la pyramide
d’entreprise que la sociologie industrielle nous présente et de la recomposer
avec d’autres hypothèses. On raconte qu’il allait à bicyclette d’une porte à
l’autre de la grande entreprise pour discuter avec des ouvriers, des cadres et
des techniciens, et recomposer ensuite les informations dans une confrontation
serrée avec le Capital de Marx. De ce travail minutieux sont sorties des
catégories politiques qui se sont révélées fondamentales pour les luttes qui
commençaient à émerger alors.
Au début des années 80, la recherche théorique et empirique a réussi à
produire une série importante de catégories descriptives sur ce qu’il est
convenu d’appeler le post-fordisme ou toyotisme. Tout le monde est plus ou
moins conscient du changement de paradigme, de la transition irréversible vers
un mode de production flexible, caractérisé par les flux tendus, la
sous-traitance, le travail autonome. La littérature socio-économique ne manque
pas ; il est même facile de s’y perdre. En lisant les revues de management
on reste stupéfait de la lucidité et de la richesse d’analyse des tenants de
cette nouvelle économie et on éprouve une certaine satisfaction à les voir
confirmer certaines de nos intuitions. Il semble qu’il suffise de partir de
cette littérature pour élaborer un programme politique de luttes « dans et
contre le capital ».
Or il n’en est rien. Chose inquiétante, plus le paradigme post-fordiste
s’affirme dans toute sa transparence et son efficacité, modèle télématiquement
les processus de production à l’échelle mondiale et redéfinit l’État social sur
un plan local, moins il semble possible d’agir politiquement à l’intérieur.
L’envie vient même d’en sortir, de fuir, de choisir l’exode et le silence comme
forme de révolte contre ce système économique de l’inclusion/exclusion, des
dérives urbaines, de l’auto-exploitation masquée par la participation aux
objectifs de l’entreprise. Dans le post-fordisme, il y a peu de marges de
manœuvre : on est « dans et pour » ou on est exclu. La
subjectivité, les « sentiments de l’au-delà », les mondes que nous
rêvons vont tous finir dans les réseaux sur les autoroutes de l’information. On
pensait qu’Internet constituerait une nouvelle frontière pour la liberté et la
démocratie, mais on parle déjà de sa commercialisation et de sa monétarisation.
On parle aussi de « minimalisme démocratique » et de démocratie
subsidiaire ; Ralf Dahrendorf apparaît même comme un allié, ce qu’il est
si l’on fait siennes les comptabilités imposées par les directions des
entreprises.
Y a-t-il pourtant aujourd’hui d’autres hypothèses, comme celles qui, dans
le fordisme, ont permis à Alquati d’entrer chez Olivetti sans se faire aveugler
par la pyramide hiérarchique que la sociologie industrielle jugeait
inéluctable, en en faisant presque l’expression naturelle du capital constant,
des machines ? Tout dépend de la manière dont on interprète le nouveau
paradigme productif, de l’endroit où l’on dirige le regard.
Les interviews rassemblés dans un livre à paraître sur ce qu’on appelle le
travail autonome, l’analyse de la crise de la négociation syndicale générée par
les transformations du travail offrent un aperçu de cette entreprise en réseau
dans laquelle concomitance, externalisation de la main d’œuvre, obligation
personnelle d’accepter les impératifs de l’entreprise, constituent des facteurs
de production du modèle post-fordiste. Dans un numéro spécial d’octobre 1994,
intitulé « Rethinking work » (repenser le travail), Business Week définit
la flexibilité comme l’axe stratégique du nouveau modèle de production, en
publiant de nombreux matériaux à l’appui de sa thèse. Une recherche conduite en
1993 par Bernard Brunhes Consultants, auprès d’une soixantaine d’entreprises de
six pays européens, L’Europe de l’emploi, ou comment font les autres (Éditions
d’organisation), aboutit aux mêmes conclusions. [1]
Selon la Banque mondiale, d’ici l’an 2000, neuf actifs sur dix
travailleront dans une économie complètement intégrée sur le plan
international, alors que ces vingt dernières années deux actifs sur trois
restaient à l’écart des échanges internationaux. La mondialisation pousse vers
la rationalisation et le recentrage des entreprises sur les activités les plus
rentables et génère une forte augmentation de la sous-traitance et de la
flexibilité du travail, aussi bien sous l’aspect salarial que contractuel. Le
modèle de production qui est en train de s’affirmer ressemble à celui
d’Hollywood, à la philosophie du montage dont parlait Paolo Virno il y a
quelques années. Des groupes de travail se forment pour réaliser des projets
circonscrits sur des périodes courtes ou moyennes ; ils associent des
savoirs techniques spécifiques sur la base de budgets préétablis et se séparent
à la fin du mandat [2].
Dans toutes les recherches sur les rapports de production post-fordistes,
comme l’écrivent Bascetta et Bronzini, l’extravagant concept de
professionnalisme est central.. Il désigne une attitude empruntant à chaque
profession spécifique. Il n’y a plus de profession, mais du professionnalisme.
Il s’agit d’une idéologie qui nie toute autonomie intellectuelle par rapport
aux objectifs de l’entreprise, qui ne permet plus d’individualiser la frontière
entre travail et non travail, et qui suce l’âme et le corps du travailleur
post-fordiste.
Bientôt -disait un jeune noir de Chicago- pour faire sauter une paire de
hamburgers chez Mac Donald, j’aurai besoin d’un diplôme d’aéronautique.
L’idéologie du professionnalisme structure, par lignes hiérarchiques internes,
la masse du travail post-fordiste, créant des barrières à l’entrée, définissant
en termes sélectifs et exclusifs l’équilibre entre demande et offre de travail,
séparant une nouvelle fois la capacité de travail des travailleurs de la
propriété des moyens de production. Dans l’accumulation primitive du capital,
les paysans furent séparés violemment de leurs moyens de production, de leurs
terres et de leurs outils. Dans le mode de production post-fordiste, les
qualités intellectuelles, les talents, les pensées, les langages, les capacités
communicatives concourent à définir la force de travail, avant d’entrer
directement dans le processus de production et de valorisation du capital. Dans
le processus de travail la direction de l’entreprise exerce son commandement
directement sur ces facultés communes ; le même mode de rapport se crée
qu’entre machines et travail vivant. Mais ici les machines, le capital fixe et
circulant, sont de plus en plus immatériels, et même linguistiques, faits d’un
ensemble de hiérarchies professionnelles et méritocratiques, de cercles de
qualité, de formes de coopération, d’intéressement et de participation, d’auto
activation, de kanban et de flux réticulaires d’information.
Sans aucune exagération, le capital constant post-fordiste peut être appelé
capital constant linguistique, pour dénoter, au-delà de son immatérialité et à
côté du caractère communicativo-relationnel du capital variable, la matière
même dont est fait ce capital constant.
Il faudrait reprendre à ce propos les travaux théoriques de Ferruccio
Rossi-Landi, développés dès les années 60, sur le langage comme travail et
comme marché [3]. Il
faudrait reprendre et remettre à jour la théorie du travail comme substance
commune à la fois aux outils et aux paroles, de production matérielle et de
production immatérielle-linguistique, dans laquelle objets et paroles naissent
ensemble et sont les uns et les autres artefacts, c’est à dire produits du
travail humain. Pour Rossi-Landi, le langage est un ensemble d’artefacts, c’est
à dire une collection de produits du travail humain, n’existant pas pour
eux-mêmes dans la nature, tandis que les autres artefacts, ceux de la
production matérielle, se présentent comme des codes non-verbaux. Il suffit
qu’un son attire l’attention de l’homme pour qu’on doive le considérer plutôt
comme produit que comme simplement émis, et qu’on doive en conséquence lui
attribuer le caractère d’artefact. A partir de cette prémisse, on peut
redéfinir toutes les catégories de la valeur travail de Marx, en particulier
celles de capital variable, de capital constant et d’argent comme équivalent
général, en termes linguistiques. A la différence du schéma fordiste dans
lequel le schéma homologique de Rossi-Landi permettait de démontrer la
complémentarité entre production de marchandise et production idéologique, dans
le mode de production post-fordiste outils et paroles ne s’analysent plus
séparément. Les paroles sont elles-mêmes outils, moyens de production, capital
fixe et circulant, machines et matières premières. Avec l’entrée directe du
langage et de la communication dans la sphère de la production, le travail
humain produit des marchandises (matérielles et immatérielles) au moyen du
langage. Il n’y a plus de distinction possible entre outils et paroles à partir
du moment où les paroles deviennent outils, instruments de travail directement
productifs. Production et reproduction, matériel et immatériel, choses et
langage, codes verbaux et non-verbaux se superposent, s’entrecroisent dans un
schéma totalement intégré.
Au service clientèle de Gateway 2000, par exemple, 92% des demandes de
réparation d’ordinateurs personnels sont résolues par téléphone. Il n’y a
besoin de remplacer certains composants et d’intervenir sur place que dans 8%
des cas. La part mécanique du capital fixe est de moins en moins importante par
rapport à au travail immatériel, au software. Cet exemple montre aussi que
l’augmentation de l’utilisation des ordinateurs ne se traduit pas
nécessairement par la création de postes de travail dans le travail de
réparation, du fait d’un taux d’exploitation physique et mental croissant des
travailleurs, d’une augmentation de l’intensité du travail et de la longueur de
la journée de travail. En fait, les prévisions optimistes du Bureau des
Statistiques du Travail, relatives à l’augmentation du nombre de techniciens
manuels induite par la diffusion des ordinateurs, ont été corrigées
sensiblement à la baisse par une étude de Dataquest Inc. Après une augmentation
de 8,8% entre 1994 et 1997 des créations d’emploi dans ce secteur, grâce à
l’accélération de l’investissement dans les nouvelles technologies, on s’attend
pour 1997 à 1999 à un accroissement de 2% seulement.
Plus généralement, si l’on se réfère au vieux débat marxiste sur la baisse
tendancielle du taux de profit, on peut affirmer qu’avec le développement de la
puissance des forces productives, c’est à dire l’augmentation de la composition
organique du capital (augmentation du rapport capital constant/capital
variable), l’augmentation de la quantité de travail vivant abstrait
(c’est-à-dire l’augmentation de la productivité dans l’économie réelle) permet
la réduction de la quantité de travail vivant concret, c’est-à-dire la
diminution du volume physique de l’emploi. Le taux de profit, le rapport de la
plus value au capital (constant + variable) ne tend pas à diminuer, mais bien
au contraire à croître car le travail vivant se fait toujours plus complexe,
travail qualifié capable d’ajouter une quantité de valeur par unité de temps
chronométrique très supérieure à celle que le travail simple, peu qualifié,
peut créer dans le même temps. A plus forte raison quand, comme dans le travail
post-fordiste, le capital constant tend à perdre de l’importance en termes
physiques et matériels (hardware), pour devenir capital constant linguistique,
constitué de travail passé, de sentiments, de pensées, d’expériences, voire de
l’entière expérience et formation linguistique de l’espèce humaine accumulée
depuis sa naissance [4].
Le travail complexe, par exemple celui d’un ingénieur, dont la formation a
été de longue durée, n’a jamais eu de commune mesure, même dans le fordisme,
avec celui d’un ouvrier non qualifié. Le salaire de l’ingénieur ne se déduit pas
du temps consacré à sa formation et du temps qui lui reste pour sa vie active,
sinon les différences de salaires entre ouvrier et ingénieur seraient réduites
à une fois et demi. Le travail complexe n’est pas un multiple du travail
simple, n’est pas réductible à une même quantité de travail homogène,
indistinct, simplement chronométrable. Le travail complexe d’un ingénieur peut
ajouter beaucoup plus de valeur que celle créée dans la même unité de temps par
dix travailleurs non qualifiés. C’est pourquoi la plus-value ne se mesure pas
par rapport aux heures de travail de l’horloge, mais en heures de travail
abstrait. Entre l’heure de travail homogène, indistinct et l’heure de travail
abstrait intervient la différence entre quantité et qualité, entre simple et
complexe, entre individuel et coopératif, entre exécution et
création/innovation.
Le travail vivant abstrait qui soutient le paradigme post-fordiste est un
travail toujours plus linguistique, communicatif et relationnel, un travail de
résolution de problèmes pour reprendre les catégories de l’économiste américain
Robert Reich. Il s’agit de travail complexe au sens précisément où il s’agit de
travail de la collectivité, parce que ce travail vivant porte en lui l’expérience
et la formation acquises dans la société. Comme le dit Marx dans les Grundrisse :
le langage est l’être-là de la communauté, son mode naturel d’exister. Et
il ajoute : un individu ne pourrait posséder plus de propriété sur la
terre que ce dont il pourrait parler. Tout au plus pourrait-il en consommer la
substance, comme le font les animaux.
Le langage est une faculté collective, un outil produit et utilisé par la
communauté sociale. Il peut être consommé productivement, mais seulement en
tant que bien collectif. Marx dit encore, à propos de la propriété privée de
l’agir communicationnel : l’individu reste en rapport avec la langue comme
son propre référent, seulement comme membre naturel d’une communauté humaine.
La langue, ce produit d’un singulier est un non-sens ; mais la propriété
l’est tout autant. « La langue, comme le dit Rossi-Landi, est
publique ; la langue ne peut être privée ; mais parce que la langue
est publique, il peut y avoir propriété privée de la langue. » Comparons
pour rendre la chose plus claire le langage à une automobile. « Tu es
propriétaire privé de ton automobile, parce que c’est un fait public :
elle existe aux yeux de tout le monde, c’est un produit collectif avec toute
son histoire derrière elle ; quiconque a appris à conduire peut s’en
servir et même celui qui ne conduit pas est capable de s’en servir. Sans toutes
ces dimensions publiques, entre autres, ton automobile ne pourrait même pas
être vendue ni offerte en cadeau, et elle ne pourrait pas devenir la propriété
privée d’une autre personne. »
Pour exercer la propriété privée sur le travail linguistique d’autrui, pour
le commander et le rendre productif, il est nécessaire de structurer
hiérarchiquement, par lignes internes, cette faculté commune à tous, cette
capacité de travail que constitue l’être pour soi en communauté. Dans le
rapport entre travail complexe et travail simple, le travail complexe est
irréductible à la simple durée, parce qu’en une heure on ne fait que parler une
heure. Pour ajouter de la valeur dans cette heure, pour pouvoir établir une
distinction hiérarchique et méritocratique entre travail complexe et travail
simple, selon des critères de productivité, il est nécessaire que les paroles
véhiculent plus d’informations, plus de communauté. La qualité du travail ne se
réfère pas tant à la formation professionnelle acquise antérieurement qu’à la
production de plus de communauté, d’un excédent de relations sociales, durant
le processus de travail.
Les rapports internes au processus complexe de production sont des rapports
serviles au sens strict, parce qu’ils ne sont pas arbitrés par l’extériorité
physique de la machine, par le capital fixe. Le travail vivant langagier, dans
son rapport avec le capital constant immatériel comme cristallisation
d’expériences, sentiments, pensées passés, le reproduit, comme simple
communauté présupposée mais aussi le reproduit de manière élargie, l’étend
constamment, la produisant comme marchandise loquace, parlante, communicante.
Le paradoxe du régime d’accumulation post-fordiste est que la production de
la valeur s’y fait au moyen de la communauté. Certains économistes américains
appellent l’économie post-fordiste « économie de l’attention » [5]. Dans cette économie, le coût
des nouvelles technologies tendant vers zéro contraint à fixer l’origine de la
valeur économique directement dans les rapports sociaux entre processus
productif et processus distributif, entre offre et demande, dans le degré
d’attention que l’on réussit à créer autour des produits offerts sur le marché.
Il s’agit d’un paradoxe, d’une part parce que l’augmentation de puissance des
nouvelles technologies est la cause de la réduction de leur prix, d’autre part
parce que plus l’on innove et on étend le marché, moins l’on est compétitif en
vertu des différences de coûts de production. Cela ne vaut pas seulement pour
les nouvelles technologies, mais aussi pour des produits mûrs, qui contiennent
toujours plus de technologies informatiques. Si l’on ajoute le fait que les
nouvelles technologies, du fait de leur immatérialité, se diffusent de manière
très rapide (en Europe, en 1994, le taux de piratage du software et du
hardware, c’est à dire le nombre de copies illégales de logiciels par rapport
aux versions officielles est égal à 58%, en Turquie et dans l’ex-URSS il est
supérieur à 90%, aux USA et en Suisse il tourne autour de 35%), et si l’on
tient compte de leur quasi-perfection et indestructibilité, on comprend combien
il devient difficile de fixer des prix compétitifs et en même temps de réaliser
des profits [6]. Il
s’agit plutôt pour les entreprises de créer une relation de long terme avec
leur clientèle, quitte même à offrir la première génération de chaque nouveau
produit.
Il serait intéressant de reprendre la vieille question de la transformation
des valeurs en prix de production dans le cas d’un capital fixe immatériel,
d’une « machine linguistique ». Déjà à l’époque industrielle
fordiste, la transformation des valeurs en prix trouvait dans le capital fixe
un de ses obstacles logiques, une de ses apories, parce que la valeur étant
créée exclusivement par le travail vivant, la transmission de la valeur du capital
fixe, cristallisation du travail passé, donc mort, dans les prix de vente,
était logiquement et théoriquement compromise [7]. Cette difficulté logique fut
à l’origine, à partir de Böhm Bawerk, de toutes les critiques à la construction
théorique de Marx ; elle trouvait sa « solution » dans la
distinction entre travail commandé et travail contenu. Le fait que les machines
commandent le travail vivant légitime que leur usage soit comptabilisé dans la transmission
de la valeur d’échange, et que donc une portion de la valeur des machines
utilisées dans le processus productif (l’amortissement) soit présente dans les
prix finaux des marchandises. La contradiction dénoncée par les critiques de
Marx n’était rien d’autre que la contradiction politique entre travail contenu
dans la force de travail (salaire) et travail commandé dans le processus de
valorisation du capital [8].
La régulation politique de cette contradiction logique dépendait de la capacité
de reproduire la séparation entre force de travail et moyens de production,
dans la capacité de créer une dépendance, un besoin chez les travailleurs, un
asservissement à la machine-patron.
Dans le post-fordisme, cette même contradiction entre valeur et prix de
production se présente sous une forme nouvelle. Le commandement sur le travail
vivant s’attache à reproduire la communauté préexistante, l’expérience accumulée
sous forme de capital constant linguistique et transformée par lui en
marchandise parlante. La condition extrême qui permet ce processus est la
résignation face à la communauté parlante, regardée désormais comme quelque
chose de naturel, une force à laquelle on ne peut pas se soustraire, une
condition nécessaire, aussi nécessaire que les machines capitalistes d’antan.
La valeur du capital fixe linguistique est transmissible à la valeur finale des
biens produits (aux prix de production) si la communauté concrète, la force de
travail collective, est reproduite dans sa séparation du langage comme moyen de
production [9].
Dans « l’économie de l’attention », plus le produit réussit à
retenir l’attention de la communauté des consommateurs, plus la valeur créée
est importante ; plus le travail crée de l’attention, des relations, des
gratifications nouvelles, plus il est définissable en termes de travail
abstrait, productif, valorisant. Dans la sociologie du travail on parle à ce
propos de management des émotions pour définir l’appréhension consciente de ce
qui, émotif, réactif, passionnel, instinctif, se joue dans le rapport avec le
client, le patient ou l’usager [10].
L’abstraction du travail, le processus à partir duquel il est possible de
mesurer l’augmentation de valeur et la valeur d’échange des marchandises, ne
procède plus de l’activité productive dans son hétérogénéité et sa
différenciation concrète. L’abstraction du travail s’effectue à partir de la
société des citoyens-consommateurs, du quantum d’investissement émotif dans le
processus de production et de distribution des marchandises. Le paradoxe c’est
que, à y bien regarder, la communauté des citoyens-consommateurs est déjà par
elle-même une abstraction. Le consommateur vaut comme un sujet abstrait,
certainement pas comme une personne avec un prénom et un nom, avec un vécu
personnel ; mais, en même temps, pour le rendre sujet de la consommation,
il faut le personnaliser, le gratifier, en tant que personne concrète,
singulière, unique. Les manuels de marketing parlent de
« mass-customization », d’individualisation de la consommation de
masse. Les stratégies de marketing tendent à utiliser comme un levier
l’histoire personnelle du consommateur. Pour vendre, il faut produire le
citoyen comme cas particulier, rendre public, connu, l’individu privé. Le mode
de fonctionnement du post-fordisme est l’abstraction continuelle vers la
particularisation et la singularisation.
La société des citoyens-consommateurs devient donc une sorte de fétiche
inversé : ce ne sont pas les échanges de choses, ni même les paroles et la
communication utilisées dans l’échange linguistique qui cachent les rapports
sociaux qui ont créé la valeur ; ce sont les rapports sociaux eux-mêmes
qui fonctionnent comme sièges de la valeur, qui en permettent la détermination,
et qui masquent « la chose », la concrétude de la communauté humaine.
Le caractère de fétiche de la marchandise analysé par Marx consistait dans son
apparence d’une chose qui s’échange contre une autre chose en ignorant les
rapports sociaux qui ont créé les choses échangées. Mais lorsque ce sont les
rapports sociaux qui créent et véhiculent la valeur, le caractère de fétiche se
réfère aux rapports sociaux en tant que tels. Nous produisons de la socialité,
de la compagnie, des rêves, dit la femme qui travaille pour la Pink Line.
Certaines fois j’ai l’impression de raconter une petite histoire de journal
porno ; d’autres fois je me sens une psychanalyste aux prises avec un des
plus grands cas freudiens. Nous vendons notre temps et notre compréhension au
téléphone.
Si l’on veut soulever le voile des rapports sociaux, démasquer le fétichisme
de la communication sociale dans sa fonctionnalité par rapport à la production
de valeur, si on veut commencer à travailler au pic la muraille de l’aliénation
linguistique et communicative et découvrir derrière la communauté humaine
concrète, il est nécessaire de prendre en considération les mouvements des
déterminations productives du langage, de comprendre les conditions qui doivent
être satisfaites pour que l’homme emploie la parole, communique, verbalement ou
non, soit entendu et compris, bref il faut analyser la communication comme
travail. Dans le post-fordisme, le caractère de fétiche de la parole, du
message et de la communication traverse en son entier la sphère de la vie. Il
est presque impossible de faire la distinction entre vie active et temps libre,
temps de loisirs forcé ou choisi. Nous sommes au-delà de « l’extension de
la division du travail au langage » de Horkheimer et Adorno, et au-delà de
l’« oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité marchande » de
Benjamin ; nous sommes plutôt dans le langage de l’administration totale
que Marcuse avait déjà abordé.
La transformation de l’État social, les modalités selon lesquelles l’État
mystifie la lutte contre l’exclusion de la société productive permettent de
comprendre le sens précis du langage rituel et autoritaire de
l’ »administration totale ». L’aspect essentiel de l’État
social-postfordiste consiste dans le concept juridique et dans les modalités
communicativo-relationnelles de la réinsertion, de la politique de
resocialisation des exclus, de la fétichisation du droit de « vivre en
société ».
La réforme de l’État comporte maintenant quatre axes principaux :
redéfinition
des conditions sur la base desquelles les prestations sociales sont octroyées,
en particulier la clause du travail, pour éliminer les automatismes
redistributifs de la période fordiste. Du Welfare state on passe ainsi au
Workfare state, soit des droits inconditionnels aux droits conditionnels. - réduction
de la couverture par la sécurité sociale et des prestations sociales en général
pour réduire le coût du travail et pour redéfinir la solidarité comme visant la
seule population exclue.
introduction
généralisée de la charge de la preuve pour les exclus et les bénéficiaires,
avec le calcul différencié des prestations sur la base du contrôle des revenus.
décentralisation
de la gestion des dépenses sociales vers les lieux où le rapport entre
administration et besoin est plus étroit, mieux contrôlable, c’est à dire au
niveau régional et communal.
La réforme de l’État social comporte donc l’abandon des deux principes
fondamentaux de l’État social fordiste, à savoir l’automatisme des prestations
en cas de besoin (maintenant il est nécessaire de demander de l’aide, de
démontrer que l’on est dans le besoin) et l’universalité des droits (la
sécurité sociale, même financée fiscalement, ne s’occupe plus que des vrais
pauvres). Ainsi s’instaure peu à peu un dualisme entre solidarité fiscale et
logique de marché, entre lutte ciblée contre l’exclusion et faculté de s’assurer
personnellement contre le risque.
La fonction régulatrice du travail salarié du Welfare state fordiste, la
tendance de l’économie au plein emploi, sont entrées en crise irréversible. On
ne peut plus calculer les prestations sociales en tant que droits dérivés des
revenus générés par le travail salarié. La société du travail salarié n’est
plus représentative au sein de l’État social, puisque la création de richesses
dépend d’elle de façon décroissante. La crise des règles de justice
redistributive de l’État social fordiste est encore plus flagrante. Il s’agit
de la crise de la technique de l’assurance sociale fondée sur le « voile
d’ignorance », cher à John Rawls : selon ce principe, les individus,
en principe égaux devant les risques les plus divers susceptibles de porter
atteinte à leur existence, dans l’ignorance de leur propre destin individuel,
sont portés implicitement à se comporter de façon solidaire. La technique de
l’assurance sociale se fonde précisément sur cette non-connaissance des
probabilités de risque chez chacun des citoyens. Dans le fordisme, la
mutualisation du risque (c’est à dire l’égalisation des probabilités
statistiques de tomber malade, de devenir chômeur, de vivre vieux, etc...)
régulait sur des bases solidaires le versement de la quote-part assurantielle.
Pour Rawls, l’opacité sociale est une condition implicite du sentiment
d’équité. Tous les membres de la société peuvent se considérer solidaires, dans
la mesure où ils perçoivent la nation comme une classe de risques relativement
homogènes.
Le passage au postfordisme déchire le voile d’ignorance de Rawls car les
nouvelles techniques statistiques permettent une connaissance plus affinée, et
même prescriptive, des destins de chacun, et permettent que cette connaissance
circule de manière horizontale entre les citoyens jusqu’à désolidariser la
communauté sociale [11].
Dans l’opacité de l’univers fordiste, la justice distributive cherchait par ses
procédures à définir une règle universelle ; dans le post-fordisme, la
connaissance des inégalités et des différences de départ rend impossible la
définition d’une règle universelle de justice. L’information alimente la
différenciation et la différenciation mine à la racine la détermination d’une
règle supra-individuelle. Le travail communicationnel est appelé à reproduire
cette différenciation et à l’aggraver en l’étendant à la société entière.
C’est une crise de la possibilité même de faire levier sur les prémisses
communautaires de la solidarité assurantielle, c’est-à-dire sur la possibilité
de classifier par catégories sociales la manifestation des grands risques comme
le chômage, la maladie, l’invalidité et même la vieillesse. L’exclusion du
marché du travail n’est plus classifiable par classes homogènes de risques,
parce que chaque exclu devient un cas singulier, particulier, non représentable
selon les classifications traditionnelles (chômeur de longue durée, surendetté,
vieux, etc ...). Le peuple, la communauté nationale, deviennent tendanciellement
une multitude de cas singuliers et concrets, pour lesquels il est nécessaire
d’élaborer des stratégies de contrôle individualisées et des programmes de
réinsertion ciblés. La nouvelle solidarité, issue de la dissolution du
paradigme assurantiel, exige des contrôles toujours plus policiers sur les
comportements individuels.
La discrète révolution juridique, initiée en France en 1988 avec
l’instauration du revenu minimum d’insertion, est exemplaire à ce titre. Dans
le RMI, le droit de bénéficier d’une prestation sociale est inséparable du
devoir de s’impliquer dans la recherche de travail, dans la formation
professionnelle, de se conformer à des standards de comportements moyens ou
normaux. Peu importe si les conditions et les devoirs de la réinsertion
reposent sur du vide (deux bénéficiaires du RMI sur trois ne réussissent pas à
trouver un travail, et ceux qui en trouvent un retournent au chômage peu de
temps après) ; peu importe si la requalification professionnelle ne sert à
rien. Ce qui est important c’est que la société de l’inclusion se reproduise
artificiellement par l’affirmation du « droit de vivre en société »,
et que l’État se relégitime à travers la fonction de resocialisation des
exclus ; , il est important que l’idée de la « société civile »,
du « peuple national » soit réenfoncée à travers la « contrainte
à l’inclusion » pour se sauver de la misère de l’exclusion. Surtout il
importe que le concret vécu soit administré cas par cas, et rendu
individualisant, séparant.
Les droits deviennent ainsi des droits procéduraux au sens de
l’« équité des résultats » et il n’y a plus d’égalité de principe.
Ces droits sont exercés sous la forme de traitements individualisés (à la
carte) à des citoyens singuliers, comportant une implication réciproque,
contractuelle, entre administration et citoyens particuliers, se chargeant
d’« impératifs moraux » (la participation), cherchant à donner forme
au concept d’« utilité sociale » de chacun. « Utile » sera
celui qui démontrera, par ses efforts de resocialisation, de réinclusion, que
la société civile existe, et existe seulement grâce à cet effort de
participation, d’inclusion. On prétend passer ainsi du formalisme juridique au
« concret » de la politique de l’inclusion dans la société. Le
citoyen exclu est analysé en tant que citoyen concret, avec son parcours de vie
spécifique, son cumul personnel de besoins. Entre constitution formelle et
constitution matérielle, il ne doit plus y avoir de tensions, de contradiction,
de détachement. La société civile est exclusivement la société de l’inclusion,
et l’effort pour en faire partie élimine toute possibilité de conflit social.
Le conflit est et doit être avec soi-même, avec son exclusion, avec la
singularité de son être lui-même.
Dans cette redéfinition de l’État social, la communication entre
administration et citoyens joue un rôle stratégique décisif. C’est en
communiquant avec l’État que le citoyen met à nu son « concret », que
l’homme privé se fait citoyen public, se rend connu et transparent,
bénéficiaire potentiel d’une aide. Les entretiens à partir desquels sont
élaborés les programmes de réinsertion analysent de façon approfondie les
points sur lesquels il faut intervenir pour remettre le citoyen dans le tissu
des rapports sociaux, pour lui rendre une valeur d’usage en le resocialisant et
en démontrant que seuls les rapports sociaux sont source de valeur [12]. La « démocratie
discursive » est une démocratie inclusive dans laquelle seule compte la
rationalité du citoyen social moyen [13].
Entre le marketing et la politique sociale, il existe une symétrie parfaite :
tous deux tentent de reconstruire une société sans tension entre individualité
et socialité, entre personne privée et personne économiquement et
administrativement déterminée. Les règles de la justice, les « grilles
normatives », se construisent en plein jour ; ce sont des règles
contingentes qui, ne pouvant se détacher du concret du vécu privé, doivent
constamment resocialiser chaque singularité qui se soustrait activement ou
passivement aux rapports sociaux. Comme l’a écrit de Carolis à propos du système
politique qui en résulte, ce même modèle d’équilibre instable va s’affirmer
désormais comme le contenu essentiel de l’idée moderne de constitution, à
commencer par l’absorption des contingences prévues dans l’alternance des rôles
entre gouvernement et opposition, jusqu’à la pratique de plus en plus répandue
aujourd’hui de subordonner normalement (et non plus à titre exceptionnel) à la
décision politique, la révision et la correction de la règle constitutionnelle
elle-même, de sorte que le concept de « constitution » ne soit plus
défini comme un principe stable et présupposé, mais comme un processus continu
d’auto-réglementation de la communication politique [14].
Cette révolution de l’État de droit a été initiée avec les politiques
contre l’exclusion, parce que la population des exclus est celle qui se prête
le mieux, du fait de son profil, à fonctionner pour la construction des
instruments juridiques du contrôle et de l’administration totale. Mais sa
portée a une valeur générale, parce qu’elle est consubstantielle au
fonctionnement du régime d’accumulation post-fordiste, dans lequel la
production de valeur et la reproduction de la société civile sont deux effets de
la communication, des rapports linguistiques de la production.
Production de marchandises et reproduction de la société civile au moyen du
langage se complètent de façon circulaire. Le pouvoir du langage, sa capacité
de relégitimer l’État après avoir reconstruit la communauté productive,
« la fabrique intégrée », apparaît comme indestructible. La
communauté linguistique semble se reproduire elle-même comme communauté
inexorablement capitaliste. Chaque langage, verbal ou non verbal, est pour ainsi
dire « mis au travail ». Même celui qui est exclu du marché du
travail est mis au travail, dans un travail qui consiste à produire l’idée de
société civile, l’idée d’appartenance à la communauté.
Le langage a pourtant ses limites. Il est auto-référentiel et retourne à
son point de départ après avoir effectué son circuit économique et
politique [15]. La
limite du langage, exactement comme celle de l’argent, consiste à produire un
« produit net », une « plus value », un excédent sensible,
dont la réalisation comporte toujours le « saut mortel » dont parlait
Marx à propos de la vente des marchandises, de leur conversion en valeur
d’échange, en somme de leur socialisation. Ce passage n’est jamais immunisé des
risques de surproduction, même lorsque l’argent s’est libéré de l’étalon-or (ou
que la parole inflationniste s’est libérée de la signification), même quand sa
valeur nominale dépend de la volonté de l’État d’éviter tout obstacle à la
continuité de l’accumulation capitaliste.
La similitude, voire la possible superposition, entre argent et langage,
tous deux « équivalents généraux », aide à comprendre à la fois la
puissance productive du langage et ses limites, l’immanence de la crise là même
où semble résider un pouvoir d’expansion illimitée [16]. Comme dans le cas de
l’argent, la spécificité du langage comme équivalent général tient à la
permanence des paroles au-delà de la transaction communicative effective. Le
langage, aussi divinisé que l’or, est, comme disait Foucault, un miroir
renversé de la félicité.
La pensée critique a fait des pas importants sur le terrain de la
philosophie du langage, en mettant à nu l’auto-référencialité des paroles, en
prospectant un « sensualisme de second degré » et en concrétisant une
communauté extralinguistique antagoniste par rapport à la « communauté
illimitée de la communication ». Les recherches dans le domaine de la
critique des catégories économiques sont à peine commencées, et mettent déjà en
évidence la crise des indicateurs économiques, révélatrice de
l’incommensurabilité des puissances productives dans l’agir communicationnel.
La lutte contre les formes politique et administrative du régime
post-fordiste se poursuit ; elle continue son travail de taupe. C’est une
lutte silencieuse contre la définition des citoyens concrets par eux-mêmes
comme abstraits de la communauté, contre l’inclusion qui désarme, contre
l’anéantissement de l’autonomie collective des individus, contre
l’administration totale qui transforme la richesse de la multitude en division
hiérarchisée, différenciée et assujettie au travail. Dans ce nouveau cycle de
lutte, la pensée critique désigne comme urgente l’invention de formes
d’organisation qui sachent transformer la crise constitutionnelle en pouvoir
constituant. Un pouvoir qui à partir de la contingence juridique des rapports
sociaux établisse les prémisses de la communauté concrète, de son affirmation, de
sa constitution.
[1] Pour une bonne
synthèse, voir de Danièle Kaisergruber, « Frontières de l’emploi,
frontières de l’entreprise », Futuribles, 193, décembre 1994.
[2] Parmi les essais sur
le modèle post-fordiste publiés récemment en Italie, à noter celui de Marco
Revelli « Economia e modello sociale nel passagio tra fordismo e
toyotismo », dans Pietro Ingrao e Rossana Rossanda, Appuntamenti di
fine secolo, Manifestolibri, Roma, 1995.
[3] Ferrucio Rossi-Landi,
Il linguaggio conte lavoro e come mercato. Una teoria della produzione della
alienazione linguistica, Studi Bompiani, 1992, (prima edizione 1968) ;
Semiotica e ideologia. Applicazioni della teoria del linguaggio come lavoro
e come mercato. Indagini sulla alienazione linguistica. Studi Bompiani,
1994 (première édition 1972).
[4] « Pour surmonter
ces difficultés, il semble raisonnable d’admettre que la langue se compose en
elle-même non seulement d’instruments mais aussi de matériaux, produits les uns
et les autres par le travail linguistique antérieur. En utilisant la langue
nous travaillons avec des instruments linguistiques sur des matériaux (au moins
en partie) linguistiques » (Rossi-Landi, Il linguaggio conte lavoro,
etc..., op. cit., p. 239). Une importante conséquence de cela,
poursuit Rossi-Landi « est que nous portons en nous l’expérience
linguistique de toute l’espèce, que chaque enfant, en commençant à parler, met
en oeuvre immédiatement des matériaux et des instruments très compliqués. Mais
c’est la même chose dans la production matérielle. » Il faut noter que la
différence entre travail passé et travail vivant, travail commandé et travail
contenu, comme celle entre pur travail abstrait et travail homogène, sont des
particularités de l’analyse critique de Marx. De telles distinctions ont
toujours été négligées par ses critiques pour mieux piéger sa théorie de la
valeur travail sur le terrain, classiquement économique, des identités et des
comptabilités quantitatives. Pour un renouvellement du débat sur cette
question, voir de Gérard Jorland, Les paradoxes du capital, Éditions
Odile Jacob, Paris, 1995.
[5] cf. Neil Gross, Peter
Coy, Otis Port, « The technology paradox », Business week, 6
mars 1995.
[6] Cette étude a été
réalisée pour le compte de la Business Software Alliance, une organisation
mondiale de producteurs qui a pour objectif l’élimination de la piraterie.
[7] Sur l’amortissement
du capital fixe, voir Alvaro Cencini et Bernard Schmitt, La pensée de Karl
Marx, critique et synthèse, Editions Castella, Albeuve, Suisse, 1976, et
Carlo Benetti, Valeur et répartition, Editions Maspéro, Paris 1976. Du
point de vue logique, il est correct de soutenir que le capital fixe, produit
du travail passé, ne transmet aucune valeur au nouveau produit, et que donc en
toute rigueur, il ne peut être amorti dans les termes de la théorie marxiste.
Par ailleurs Marx en était parfaitement conscient, comme le montrent ses tentatives
répétées et vaines pour retrouver quelque part la trace d’une quantité de
travail vivant actuel pour reproduire en termes de valeur le travail passé
contenu dans le capital fixe. De fait la solution logique n’existe pas, alors
que reste entièrement ouverte la contradiction entre travail contenu et travail
vivant commandé.
[8] Pour comprendre le
rôle joué par l’amortissement, il faut savoir que, dans les politiques
néolibérales, le raccourcissement de la durée de l’amortissement, c’est-à-dire
le fait que l’amortissement puisse s’effectuer sur un nombre d’années
inférieures à la vie du capital fixe, permet de réduire fortement le
prélèvement fiscal sur les profits. Réintroduits dans les coûts de production,
les amortissements accélérés permettent de réduire la masse de profits sujette
au prélèvement fiscal, donc d’investir davantage pour innover et accroître la
production. Dans la stratégie néolibérale, la réduction de la période
d’amortissement est un moyen efficace de fausser la répartition de la richesse
en faveur du capital, ce qui génère des distorsions sur le marché du travail,
précarise un nombre croissant d’ouvriers, réduit le revenu fiscal, et par
conséquent la dépense sociale destinée à la lutte contre l’exclusion. Telle est
la « logique » de la contradiction non résolue par Marx.
[9] Comme le dit Cacciari
« La puissance du travail assujetti universalisé se révèle aujourd’hui
manifestement incapable d’affronter le problème que sa propre forme d’origine,
le non-travail, ne se confond pas avec la forme négative et insupportable
qu’est l’absence de travail. Cette impuissance n’est que le pâle reflet de sa
faiblesse constitutive : l’incapacité de penser » dans Microméga,
1/88, p.169. Il s’agit d’un passage d’un échange de lettres entre Claudio
Napoleoni et Massimo Cacciari dans les années 80 « sur la possibilité que
la science économique dépasse la perspective d’une généralisation absolue de la
production ».
[10] Il est à noter que
le « management des émotions » est conseillé aux prostituées
européennes confrontées à la stagnation des prix consécutive à l’arrivée de
concurrentes immigrées. « Le marché les a cruellement mises au pied du
mur : ou elles font état de leurs émotions et s’en servent comme de leur
sexe, ou elles pourront aller rejoindre les sidérurgistes » (Roberta
Tatafiore, Sesso al lavoro, Il Saggiatore,
[11] Pour comprendre les
transformations fondamentales de l’État post-fordiste se reporter à Pierre
Rosanvallon, La nouvelle question sociale, Repenser l’Etat-Providence,
Seuil, Paris 1995.
[12] Voir les interviews
recueillies dans le livre dirigé par Pierre Bourdieu, La misère du monde,
Seuil, Paris, 1993, en particulier p. 927 et sq.
[13] Sur la société
civile comme simulacre d’elle-même, conséquence de la subsomption réelle du
travail, et sur la nature policière de l’Etat néolibéral inspiré par les
théories de la justice de John Rawls, voir l’important travail de Michael Hardt
et Antonio Negri, Il lavoro di Dioniso. Per la critica dello Stato
postmoderno, Manifestolibri, Rome, 1995.
[14] Massimo De Carolis,
Tempo di esodo. La dissonanza tra sistemi sociali e singolarita,
Manifestolibri, Rome, 1994, pp.32-33.
[15] Voir de Paolo
Virno, Parole con parole. Poteri e limiti del linguaggio, Donzelli,
Rome, 1995. L’homologie entre circularité économique et circularité
linguistique doit être discutée en confrontant la théorie de Piero Sraffa et
celle de Wittgenstein dans les Recherches philosophiques.. La théorie du
surplus de Sraffa et de la lutte pour sa répartition entre capitalistes et
ouvriers comme « variable indépendante » ressemble, au moins
intuitivement, aux efforts de Wittgenstein pour imaginer une langue comme une
forme de vie commune aux hommes réunis en société.
[16] Sans arriver à la
thèse paradoxale d’un « penser et parler monétairement », comme dans
le livre de Marc Shell, Moneta, linguaggio e pensiero, E Mulino,
Bologne, 1988, on peut certainement soutenir que, dans le post-fordisme,
l’idéalisation du langage-argent, sa fonction d’abstraction à partir des corps
se sont transformées en leur contraire, ont donné corps social à l’universel.
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