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LA THEORIE RADICALE

 

            Il semble être aujourd'hui convenu parmi beaucoup d'anti-autoritaires que la théorie radicale est une occupation académique. D'une part, il y a les activistes idéologiques qui accusent quiconque qui tente d'analyser la société, ou leurs propres activités, d'une façon critique qui va au delà des derniers slogans anarchistes dans le vent, d'être des intellectuels de salon. D'autre part, il y a ceux qui compensent les revenus de leurs professions intellectuelles en écrivant des tracts critiquant la société, la gauche, ou même leur propres professions, dans des termes dénués de sens par rapport à leur propre vie, tellement ils sont abstraits et sans substance. Ces intellectuels "radicaux" et ces activistes anti-intellectuels restent également asservis au discours de la société. La théorie radicale est ailleurs.

            La théorie radicale surgit d'abord de l'énergie insurgée en tant que constatation fondamentale de l'appauvrissement de nos vies par le contexte social où nous nous trouvons. Parce que nous n'avons pas été éduqués à penser, mais à avoir des pensées, il est très facile de tomber de cette constatation fondamentale dans l'acceptation de l'une ou l'autre des idéologies "radicales" déclamant les slogans appropriés et participant à l'activisme irréfléchi (qui serait mieux nommé réactivisme) qui se met en branle pour n'importe quelle cause ou sujet, mais ne s'attaque jamais aux racines de la société. J'ai entendu des anarchistes "guerre de classe" (beaucoup d'entre eux de la couche supérieure de la classe moyenne) justifiant une telle stupidité en cataloguant toute tentative vers une pensée plus précise et critique de privilège de classe - même quand ceux faisant cette tentative appartiennent à un lumpen resté en arrière de l'enseignement supérieur. Mais il n'y a rien de radical dans la stupidité, dans le fait de "penser" en slogans même si ce sont des slogans anarchistes.

            La théorie radicale est la tentative de comprendre le système complexe de relations qui constitue la société, comment il se reproduit et reproduit les individus comme parties de lui-même, et comment on peut commencer à saper son contrôle et se réapproprier notre vie pour devenir un individu auto-créatif. Elle n'a pas de place ni dans la tour d'ivoire de l'académisme, ni dans l' (ré)activisme irréfléchi. Elle est plutôt partie intégrante d'une insurgence active contre la société.

            Ayant reconnu que la société appauvri nos vies, c'est un très petit pas que de réaliser que l'usage de slogans simplistes, souvent pris pour une pensée radicale, fait partie de cet appauvrissement. Il nous déprécie en tant qu'individus en se substituant à la pensée et à l'imagination. "Ecrasons l'autorité !" est un magnifique sentiment, mais ce n'est que cela. Ceci ne nous dit rien sur la nature de l'autorité, sur notre relation avec elle, sa trajectoire et ses tendances, et sur comment nous pourrions la détruire. C'est pourquoi ceux pour qui ce slogan constitue une analyse adéquate de l'autorité continuent à répéter éternellement les mêmes actions futiles et insipides comme signes de leur résistance à l'autorité, actions qui ont démontré depuis longtemps ne faire que renforcer l'autorité en créant des rituels facilement confinés de pseudo-opposition qui laissent la rébellion domestiquée.

            Le petit pas qui ouvre la possibilité de penser au delà des slogans est un retournement, un renversement de perspective. Si la société appauvrie nos vies, si elle n'offre rien de précieux, alors il n'y a pas de raison pour chacun de nous de laisser cet absurde système de relations dans lequel nous avons été intégrés continuer à déterminer comment nous voyons le monde, que ce soit en acceptant ses perspectives ou en réagissant contre lui. A l'inverse, nos tentatives de créer nos vies aussi pleines et intenses que possible, qui nous mettent en position de conflit vis à vis de la société, peuvent être la base d'une analyse de celle-ci et de nos relations avec elle. Une analyse qui provoque et augmente nos réflexions et imaginations et stimule une insurgence active contre l'autorité telle qu'elle se présente dans les interactions qui créent nos vies quotidiennes. Cette analyse ne peut être un ensemble statique d'idées et de principes, parce qu'elle est partie intégrante d'une dialectique de pensée et de vie, en tant qu'insurgé, qu'individu auto-créatif. En tant que telle, elle est partie intégrante d'une action, et pas une spécialité séparée. Les expressions écrites de cette analyse (qui ne doivent pas être prises pour l'analyse elle-même) requièrent un développement d'un langage qui est très précis et très fluide, très aiguisé et très enjoué. Je suis très loin d'atteindre cela, mais je tente de la développer. Le langage des situationnistes (particulièrement Debord et Vaneigem durant le temps où ils étaient à l'IS) recherchait cela. Mais ceux qui préfèrent les slogans à une analyse intensive accusent fréquemment ceux qui tentent de développer un tel langage d'"intellectualisme", alors que c'est uniquement ainsi que l'expression de la théorie peut être arrachée aux spécialistes intellectuels et constituée en partie intégrante d'une insurgence active.

            La théorie radicale est un aspect d'un mode de vie qui abat toutes les tours d'ivoire. Elle expose les théories qui renversent les idéologies de l'activisme comme des actions irréfléchies. Pour l'exprimer d'une autre façon, les théoriciens qui ne vivent pas une vie insurgée ne disent rien qui vaille d'être dit, et les activistes qui refusent de penser de façon critique ne font rien qui vaille d'être fait. La théorie radicale est la réflexion devenant sensuellement intégrée dans une vie insurgée et l'apprentissage, même lent, pour s'exprimer avec précision et fluidité. Quand elle se développe, elle coupe comme une lame effilée.

 

Feral Faun (Anarchy n°38, automne 93)

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LA THEORIE RADICALE

 

            Il semble être aujourd'hui convenu parmi beaucoup d'anti-autoritaires que la théorie radicale est une occupation académique. D'une part, il y a les activistes idéologiques qui accusent quiconque qui tente d'analyser la société, ou leurs propres activités, d'une façon critique qui va au delà des derniers slogans anarchistes dans le vent, d'être des intellectuels de salon. D'autre part, il y a ceux qui compensent les revenus de leurs professions intellectuelles en écrivant des tracts critiquant la société, la gauche, ou même leur propres professions, dans des termes dénués de sens par rapport à leur propre vie, tellement ils sont abstraits et sans substance. Ces intellectuels "radicaux" et ces activistes anti-intellectuels restent également asservis au discours de la société. La théorie radicale est ailleurs.

            La théorie radicale surgit d'abord de l'énergie insurgée en tant que constatation fondamentale de l'appauvrissement de nos vies par le contexte social où nous nous trouvons. Parce que nous n'avons pas été éduqués à penser, mais à avoir des pensées, il est très facile de tomber de cette constatation fondamentale dans l'acceptation de l'une ou l'autre des idéologies "radicales" déclamant les slogans appropriés et participant à l'activisme irréfléchi (qui serait mieux nommé réactivisme) qui se met en branle pour n'importe quelle cause ou sujet, mais ne s'attaque jamais aux racines de la société. J'ai entendu des anarchistes "guerre de classe" (beaucoup d'entre eux de la couche supérieure de la classe moyenne) justifiant une telle stupidité en cataloguant toute tentative vers une pensée plus précise et critique de privilège de classe - même quand ceux faisant cette tentative appartiennent à un lumpen resté en arrière de l'enseignement supérieur. Mais il n'y a rien de radical dans la stupidité, dans le fait de "penser" en slogans même si ce sont des slogans anarchistes.

            La théorie radicale est la tentative de comprendre le système complexe de relations qui constitue la société, comment il se reproduit et reproduit les individus comme parties de lui-même, et comment on peut commencer à saper son contrôle et se réapproprier notre vie pour devenir un individu auto-créatif. Elle n'a pas de place ni dans la tour d'ivoire de l'académisme, ni dans l' (ré)activisme irréfléchi. Elle est plutôt partie intégrante d'une insurgence active contre la société.

            Ayant reconnu que la société appauvri nos vies, c'est un très petit pas que de réaliser que l'usage de slogans simplistes, souvent pris pour une pensée radicale, fait partie de cet appauvrissement. Il nous déprécie en tant qu'individus en se substituant à la pensée et à l'imagination. "Ecrasons l'autorité !" est un magnifique sentiment, mais ce n'est que cela. Ceci ne nous dit rien sur la nature de l'autorité, sur notre relation avec elle, sa trajectoire et ses tendances, et sur comment nous pourrions la détruire. C'est pourquoi ceux pour qui ce slogan constitue une analyse adéquate de l'autorité continuent à répéter éternellement les mêmes actions futiles et insipides comme signes de leur résistance à l'autorité, actions qui ont démontré depuis longtemps ne faire que renforcer l'autorité en créant des rituels facilement confinés de pseudo-opposition qui laissent la rébellion domestiquée.

            Le petit pas qui ouvre la possibilité de penser au delà des slogans est un retournement, un renversement de perspective. Si la société appauvrie nos vies, si elle n'offre rien de précieux, alors il n'y a pas de raison pour chacun de nous de laisser cet absurde système de relations dans lequel nous avons été intégrés continuer à déterminer comment nous voyons le monde, que ce soit en acceptant ses perspectives ou en réagissant contre lui. A l'inverse, nos tentatives de créer nos vies aussi pleines et intenses que possible, qui nous mettent en position de conflit vis à vis de la société, peuvent être la base d'une analyse de celle-ci et de nos relations avec elle. Une analyse qui provoque et augmente nos réflexions et imaginations et stimule une insurgence active contre l'autorité telle qu'elle se présente dans les interactions qui créent nos vies quotidiennes. Cette analyse ne peut être un ensemble statique d'idées et de principes, parce qu'elle est partie intégrante d'une dialectique de pensée et de vie, en tant qu'insurgé, qu'individu auto-créatif. En tant que telle, elle est partie intégrante d'une action, et pas une spécialité séparée. Les expressions écrites de cette analyse (qui ne doivent pas être prises pour l'analyse elle-même) requièrent un développement d'un langage qui est très précis et très fluide, très aiguisé et très enjoué. Je suis très loin d'atteindre cela, mais je tente de la développer. Le langage des situationnistes (particulièrement Debord et Vaneigem durant le temps où ils étaient à l'IS) recherchait cela. Mais ceux qui préfèrent les slogans à une analyse intensive accusent fréquemment ceux qui tentent de développer un tel langage d'"intellectualisme", alors que c'est uniquement ainsi que l'expression de la théorie peut être arrachée aux spécialistes intellectuels et constituée en partie intégrante d'une insurgence active.

            La théorie radicale est un aspect d'un mode de vie qui abat toutes les tours d'ivoire. Elle expose les théories qui renversent les idéologies de l'activisme comme des actions irréfléchies. Pour l'exprimer d'une autre façon, les théoriciens qui ne vivent pas une vie insurgée ne disent rien qui vaille d'être dit, et les activistes qui refusent de penser de façon critique ne font rien qui vaille d'être fait. La théorie radicale est la réflexion devenant sensuellement intégrée dans une vie insurgée et l'apprentissage, même lent, pour s'exprimer avec précision et fluidité. Quand elle se développe, elle coupe comme une lame effilée.

 

Feral Faun (Anarchy n°38, automne 93)

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