Une petite information en passant... ou plutôt une brève comme disent les journalistes pour l'opposer à ce qui constitue la vraie information: déclaration de fin de banquet d'un pitre politique de droite ou de gauche, résultats du tiercé,... Quelque chose se serait passé à Forbach qui mériterait que la presse y consacre quelques lignes et les médias audiovisuels quelques secondes de parlotte ! Faut-il croire que le micro-évènement fut jugé suffisamment spectaculaire pour mériter la narration, ou bien, on voudrait l'espérer, que quelques journalistes se sentît suffisamment choqué pour exprimer son indignation... attirant ainsi ses collègues ne voulant pas être en reste. Pourtant, le soi-disant accident de Forbach paraîtrait, si ce n'est la gravité de l'atteinte des victimes, d'une effrayante banalité. Quelle originalité dans la constatation que, ici et là, le travail tue ou intoxique à petit feu ? Que signifierait alors les primes de risque versées dans de nombreux secteurs pour effectuer des travaux pudiquement nommés "particuliers" ? Qui se soucie de l'effet sur l'organisme des solvants à haute toxicité utilisés couramment dans l'industrie ? Qui oserait s'attaquer à l'utilisation de produits cancérigènes et radioactifs dans la laboratoires, par un personnel soit non informé, soit trop content d'échapper à la fois au chômage et à un travail plus astreignant pour émettre la moindre protestation ? Ne parlons même pas de ce que deviennent ces solvants, cancérigènes et produits radioactifs: les égouts et les cours d'eau son là pour y pourvoir.
A la lecture de ces lignes, quelques âmes sensibles pourraient s'émouvoir et s'étonner que les mesures de protections indispensables ne soient pas prises. C'est oublier un peu vite que le but unique des entreprises étant de produire de l'argent et ce le plus vite possible, le danger potentiel ou certain d'un travail est résolu par le fait de le faire effectuer (parfois moyennant prime !) par un intérimaire donc on se débarrassera ensuite... et lui advienne que pourra.
Finalement, la seule erreur commise par le PDG de Forbach est d'avoir permis que ses employés effectuent un travail donc les conséquences sont apparues alors qu'ils étaient encore dans l'entreprise. Comme tout aurait été plus simple si une quelconque maladie aucunement professionnelle... mais néanmoins fatale, les avait atteint quelques années plus tard. N'en déplaise au démagogue Brice Lalonde, les "intérimaires non formés" sont des exécutants idéals pour les sales boulots nécessaires à cette société qu'il défend et dans laquelle il joue les starlettes. Sans doute préférerait-il des intérimaires formés... grâce à l'apprentissage, cheval de bataille de sa patronne Mme Cresson.
Si l'on refuse de se laisser aveugler par l'écran de fumée entretenu par les politiciens de toutes tendances, on est contraints de se poser quelques questions, par exemple:
- à qui - ou à quoi - profite le crime ? En d'autres termes, des "accidents" comme celui de Forbach sont-ils naturels, ou résultent-ils du choix de certains hommes de jouer tel ou tel rôle, de tisser tel ou tel type de relations entre eux... A ce niveau, un petit retour en arrière n'est peut-être pas superflue, afin de se demander, par exemple, si ce que nous nommons aujourd'hui travail, et encore plus précisément travail salarié, représente une forme nécessaire de l'activité humaine;
- y a-t-il une ou des alternatives à cette situation ? La première réponse qui vient à l'esprit est... qu'il n'y a justement pas de réponse toute faite. Nous payons aujourd'hui le comportement de générations qui ont accepté de suivre comme des moutons quelques idées toutes faites. Nous pouvons par contre tenter de mettre en évidence dans l'organisation sociale actuelle, ou dans tel ou tel comportement ou habitude, ce qui renforce la tendance à ce que toute activité humaine se transforme en travail salarié.
On trouvera ci-dessous quelques réflexions, quelques pistes, n'ayant d'autres ambitions que de participer à une interrogation sur les relations que l'on peut établir entre travail salarié, problèmes écologiques, avilissement des êtres humains,...
Debout devant le zinc
Sur le coup de dix heures
Un grand plombier zingueur
Habillé en dimanche et pourtant c'est lundi
Chante pour lui seul
Chante que c'est jeudi
Qu'il n'ira pas en classe
Que la guerre est finie
Et le travail aussi.
(J. Prévert, Et la fête continue)
La vie s'écoule, la vie s'enfuit
Les jours défilent au pas de l'ennui,
Parti des rouges, parti des gris,
Nos révolutions sont trahies.
Le travail tue, le travail paie,
Le temps s'achète au supermarché
Le temps payé ne revient plus,
La jeunesse meurt de temps perdu.
(Anonyme belge durant une grève
sauvage en Wallonie au début de 1961)
La conception qui veut que des ages
primitifs aux sociétés féodales l'homme vivait dans une famine permanente et
qu'il passait sont temps à survivre est largement controversée, les sociétés
traditionnelles étant très clairsemées et proches des ressources naturelles.
Mais les vestiges d'une activité "primitive" sont trop rares et lointains pour
les saisir avec précision et nous en savons plus sur l'activité déjà muée en
travail. Même avec le développement de sociétés scindées en classes, l'esclave
dans l'Antiquité grecque ou romaine n'est pas accablé de travail. Quand on
considère le nombre d'esclaves pour les domaines à exploiter, on se rend compte
du faible rendement. Par ailleurs, le maître prend généralement soin de ses
esclaves parce qu'ils représentent une richesse à ménager. Bien entendu, il y a
des galériens ou des esclaves dans les mines (de sel, par exemple) ; mais il
faut se rappeler que ce sont presque toujours des esclaves qui ont été
condamnés, et c'est en tant que délinquants qu'ils effectuent des travaux
dangereux ou épuisants. Nombreux sont les esclaves qui exercent des professions
importantes (avocats, médecins, professeurs, gérants commerciaux) et qui
accèdent aux plus hauts degrés de l'administration. Ce qui fait finalement de
l'esclave un esclave, ce n'est pas que son travail soit nécessairement intense
et astreignant, mais qu'il reproduit l'esclavage. Les esclaves ne reproduisent
pas seulement les moyens de subsistance d'eux-mêmes et de leurs maîtres, ils
reproduisent aussi les moyens de l'esclavage, en particulier les habitudes de
soumission à l'autorité du maître.
Quant au travail de l'artisan, il ne représente pas encore le caractère
moderne d'activité séparée exécutée par des êtres atomisés. Même pénible, il
garde souvent une dimension culturelle qui dépasse son contenu même et situe le
travailleur dans un tout : il assure la reproduction d'un ordre du monde vécu
comme spirituel, c'est à dire où l'activité a son sens en dehors d'elle. Le
cordonnier fait plus que des souliers : son travail fait partie d'une totalité
où il prend son sens. On peut y voir une richesse, mais aussi une contrainte
pesant sur les hommes. L'élément unificateur de cette activité muée en travail
est hors de leur portée : la religion et le pouvoir en ont seuls la charge.
Cette dépendance porte en germe la soumission à des forces de plus en plus
lointaines : l'argent, l'économie, l'Etat-nation,... Cette soumission croissante
s'appuiera sur plusieurs thèmes qui composeront en quelque sorte la pensée
moderne : l'intégration dans la nation, le culte du progrès, la valorisation du
travail et sa concentration dans une couche définie de la population. Au
Moyen-Age, l'éthique du travail puisera ses sources dans la communauté rurale où
les paysans et artisans ont leur place à côté des guerriers, nobles et
prêtres.
Pendant le Haut Moyen Age, l'Église contrôle le temps. D'abord le temps de l'année : les
cintres voûtés des cathédrales l'illustrent, par un calendrier gérant les tâches
spécifiques des douze mois en termes d'agriculture, d'élevage et d'artisanat.
Puis le temps journalier, en particulier au travers du contrôle du temps urbain
qui est aussi le temps artisanal : temps de travail (apparition des cloches à
l'époque mérovingienne, fixation des saints chômés) et temps de la fête.
Ultérieurement, ce sont les pays protestants qui découvrent le temps de travail
comme facteur structurant la société, au lieu par exemple des liens de parenté
ou de la pratique religieuse. Le protestantisme dépouille la religion des rites,
isole l'homme, donne à l'individu le travail comme raison de vivre, en fait la
base de la collectivité.
Parallèlement, la franc-maçonnerie développait au sein des classes
dominantes et/ou montantes sa propre valorisation du travail, répercutée parmi
les ouvriers et artisans par le compagnonnage. La Prière au Travail, composée
par J. Chabert dit Bressau l'Estimable (J. Godart, Le Compagnonnage à Lyon,
1903) en témoigne :
"Compagnons, mes amis, mes frères,
élevons nos cœurs dans une commune pensée pour glorifier le Travail, la première
et la plus haute vertu du compagnonnage.
"O Travail ! Devoir sacré de l'homme
libre ! Force et consolation des cœurs généreux ! Toi qui préserves des passions
lâches et mauvaises, toi qui rends plus douces au cœur les caresses de l'enfant
et l'affection de l'épouse, sois glorifié ! C'est toi qui nous donnes l'estime
de nous-mêmes et nous fais meilleur pour les autres ! Tu nous protèges contre la
corruption du vice, tu nous assures la Liberté, tu nous enseignes l'Egalité et
tu mûris nos âmes pour la divine Fraternité !
"Sois glorifié, ô Travail ! Sois béni par
tous les enfants du Compagnonnage pour tes présents du passé et sois béni pour
les bienfaits de l'avenir."
Ce travail, glorifié par le compagnonnage a un contenu bien précis. Il se
situe au sein des relations entre acheteur et vendeur de la force de travail. Le
compagnonnage participe à l'institutionnalisation du travail salarié au travers
de l'embauche. Contrôler l'embauche, ce peut être maintenir le pouvoir d'achat
de l'ouvrier face à des tentatives d'empiètement de son employeur, mais c'est
surtout introduire une relation contractuelle entre eux nécessitant l'existence
d'une organisation médiatrice garantissant un minimum de protection sociale.
Ainsi, au delà du désir d'accomplissement professionnel, ce besoin de protection
contraint les apprentis à l'institution compagnonnique. Ainsi également, se
structure une hiérarchie permettant le recrutement de nouvelles couches
d'employeurs parmi les ouvriers. Les gravures maçonniques et compagnonniques
symbolisant les différentes étapes de l'initiation se concluent généralement par
la représentation de l'initié vêtu "en bourgeois", contemplant avec une certaine
distance les simples prolétaires attachés à leur tâche, revêtus eux du costume
de travail symbolisant leur servitude. Comme le notent Barret et Gurgand dans
"Ils voyageaient la France" :
"Papiers en règle, encore faut-il que les
affiliés portent une tenue convenable. Il s'agit à la fois de traduire une
exigence morale et de se distinguer du prolétaire sans ambition. L'habit aussi
fait le compagnon. On ressemble à ce qu'on veut devenir, et ces ouvriers en redingote et
huit-reflets, bientôt maîtres dans leur art, portent déjà la parure respectable
du bourgeois".
Dominations religieuse et progressiste ne cadrent pas nécessairement
avec les coutumes de populations imprégnées de paganisme et de
polythéisme (bien que la superstition des campagnes ait favorisé cette
domination - au prix de quelques aménagements - jusqu'à très récemment). Cette
contradiction a plus ou moins de conséquences suivant les lieux et les époques,
ainsi:
* Au XVI° siècle, en Allemagne, dans les
revendications de la guerre des paysans: confiscation et partage des biens
ecclésiastiques,...
* Un siècle plus tard, en Angleterre, où
suite à l'occupation de l'église de Walton on Thames, un groupe de journaliers
se rassemble sur la colline de Saint-Georges (près de Londres), le 1° avril
1649, pour signifier que "c'est
indéniablement affaire de justice que le peuple travailleur puisse bêcher,
labourer et habiter sur les communes, sans avoir à louer ni a payer une
redevance à quiconque" (A letter to Lord Fairfax and his Council of War,
texte rédigé par
Gerrard Winstanley). Le choix du dimanche pour mener cette
action souligne symboliquement le refus des pratiques religieuses imposées par
l'église. Dans les deux années qui suivent, Winstanley publie une série de
pamphlets, au nom des "méprisés de la terre". Dans "La loi de la liberté,
présentée sous forme de programme, ou la restauration du véritable système de
gouvernement", il développe l'idée que "lorsque l'humanité commença à acheter
et à vendre, elle perdit son innocence ; et les hommes commencèrent alors à
s'opprimer les uns les autres et à frauder leur droit naturel". Dans "The
Saints Paradice" il écrit qu'"une fois
la terre redevenue trésor commun... il adviendra que nul n'osera chercher à
dominer les autres, nul n'osera tuer son prochain et ne désirera posséder
d'avantage de terre que son voisin". Et dans "A Watch-Word to the City of
London", "tous les hommes se sont
dressés pour conquérir la liberté... et ceux parmi vous qui appartiennent à
l'espèce des riches ont peur de la reconnaître car elle s'avance vêtue des
habits du rustre... La liberté, c'est l'homme résolu à mettre le monde à
l'envers, comment donc s'étonner que des ennemis l'assaillent...". Cette
volonté d'un monde désacralisé, mis à l'envers, fut celle des Niveleurs et des
Divagateurs :
"Ils parlent de Dieu à tort et à travers ;
mes semblables croyez le bien,
Il n'est point de tel croquemitaine ; il
n'est création que de Nature.
Nous savons que tout sorti du néant, et
retournera à l'état où il fut jadis,
Par le seul pouvoir de la Nature ; et que
ceux-là mentent grossièrement qui parlent d'espoir d'immortalité.
Q'ils nous disent donc ce qu'est une âme,
alors nous tomberons d'accord avec ces fols au cerveau malade."
(Chant de Noël des Divagateurs,
1650)
Pour ces divagateurs qui s'abordaient par
l'expression "mon semblable" -pour souligner l'unité avec l'humanité entière-
les hommes n'ont aucun besoin "de pitoyables secours dispensés de l'extérieur"
comme sermons, communions,... Parmi les porte-paroles des Nivelleurs et
Divagateurs -la plupart arrêtés en 1650-51- on peut citer Georges Foster
préconisant "l'établissement partout d'une société sans classes", John Pordage
"opposé à la propriété privée, aux
rapports de domination qui existaient entre gouvernants-sujets, maris-femmes,
maîtres-serviteurs, etc...".
De cette lutte entre deux visions incompatibles du nouveau monde à
inventer, on sait ce qu'il advint et qui furent les vainqueurs. Au travers de
cette victoire, c'est toute l'idéologie d'un monde en gestation que l'on voit se
profiler. Idéologie dont les maîtres (!) mots seront travail et progrès.
Idéologie qui sera une des inspirations de ce que l'on nommera le mouvement
ouvrier.
"Comme Résurrection c'est fadé!... La machine c'est l'infection même. La défaite suprême ! Quel flanc ! Quel bidon ! La machine la mieux stylée n'a jamais délivré personne. Elle abrutit l'Homme plus cruellement et c'est tout !... J'ai été médecin chez Ford, je sais ce que je raconte. Tous les Fords se ressemblent, soviétiques ou non!... Se reposer sur la machine, c'est seulement une excuse de plus pour continuer les vacheries. C'est éluder la vraie question, la seule, l'intime, la suprême, celle qu'est tout au fond de tout bonhomme, dans sa viande même, dans son cassis et pas ailleurs !... Le véritable inconnu de toutes les sociétés possibles ou impossibles... Personne de ça n'en parle jamais, c'est pas "politique" !... C'est Tabou colossal !... La question "ultime" défendue ! Pourtant qu'il soit debout, à quatre pattes, couché, à l'envers, l'Homme n'a jamais eu, en l'air et sur terre, qu'un seul tyran: lui-même !..."
(L.F. Céline, Mea Culpa)
Il faut, avant toute réflexion sur le
travail dans notre société prendre conscience de tout ce qui y est dominé par
l'idéologie du travail. Comment s'expliquer, en effet, d'abord la mutation
mentale et morale qui consiste à passer du travail peine et châtiment ou
nécessité inévitable au travail valeur et bien ?
Tout d'abord le travail devient de plus en plus pénible, avec le
développement industriel, et apparemment plus inhumain. Les conditions du
travail empirent considérablement en passant de l'artisanat, et même de la
manufacture (qui était déjà dure mais non pas inhumaine) à l'usine. Celle-ci
produit un type de travail nouveau, impitoyable. Le travail devient plus
envahissant: il recouvre toute la vie de l'homme. L'ouvrier est en même temps
obligé de faire travailler sa femme et ses enfants pour arriver à survivre. Le
travail est donc à la fois plus inhumain qu'il ne l'était pour les esclaves et
plus totalitaire, ne laissant place dans la vie à rien d'autre. Il apparaît pour
les ouvriers comme une sorte de fatalité, de destin. Il était alors
indispensable de compenser cette situation inhumaine par une sorte d'idéologie
qui fasse du travail une vertu, un bien, un rachat, une élévation.
Mais il y a un autre facteur: est reçu comme valeur ce qui est devenu la
nécessité de croissance du système économique, devenu primordial. L'économie,
vers le XVII°-XVIII° siècle, devient dans la pensée des élites, et pas seulement
de la bourgeoisie, le centre du développement, de la civilisation. Or, ce qui
est le facteur déterminant de cette activité économique, la plus belle de
l'homme, c'est le travail. Même lorsque ce n'est pas encore clairement formulé,
nombreux sont ceux qui pensent que le travail produit la valeur économique. Il
fallait bien que cette activité si essentielle matériellement soit aussi
justifiée moralement.
Pendant toute la fin du XIX° siècle, on assiste à la progression du mot "Travailleur". Dans les syndicats, on ne cesse de répéter que le travail ennoblit l'homme, qu'un bon syndicaliste doit être meilleur ouvrier que les autres,... Le rentier, comme auparavant le Noble oisif, devient un personnage ignoble. Car le travail est le père de toutes les vertus, comme l'oisiveté est la mère de tous les vices. Seul le travailleur est libre, par opposition au nomade qui dépend des circonstances, et au mendiant qui dépend de la bonne volonté des autres. Le travailleur, lui, chacun le sait, ne dépend de personne. Que de son travail ! Ainsi l'esclavage salarié est mué en garantie de liberté.
De cette morale, nous trouvons des applications modernes: l'occidental a vu dans sa capacité de travailler la justification en même temps que l'explication de sa supériorité sur le reste du monde. Devoir moral que d'apprendre à travailler aux peuplades indigènes... Légitimation de la conquête, de la déportation vers les mines et les camps de travail...! On ne pouvait pas entrer dans la logique de s'arrêter de travailler quand on a assez pour manger, se loger et se vêtir.
Remarquablement, cette valorisation de l'homme par le travail a été actualisée par les mouvements féministes. Pour certains de ceux-ci, l'homme a maintenu la femme en état d'infériorité parce que, seul, il effectuait le travail socialement reconnu parce que rémunéré. La femme n'est donc valorisée que si elle travaille, compte tenu que l'éducation des enfants, par exemple, n'est pas du travail, car ce n'est pas du travail productif et rapportant de l'argent. Pour citer Gisèle Halimi: "La grande injustice c'est que la femme a été écartée de la vie professionnelle par l'homme". C'est cette exclusion qui empêche la femme d'accéder à l'humanité complète.
Ainsi le travail qui dans la société industrielle est effectivement à la source de la valeur devient l'origine de toute réalité, transformé par l'idéologie en une sur-réalité à partir de laquelle la vie prend tout son sens. Nous sommes une société qui a mis tout le monde au travail. Seul le travailleur est digne du nom d'homme. On ne voit pas ce que serait la vie d'un homme qui ne travaillerait pas. Le chômeur, même s'il reçoit une indemnité suffisante, rester comme déshonoré par l'absence d'activité sociale rétribuée. Le loisir trop prolongé est troublant, assorti de mauvaise conscience.
"Oui: il faut encore que les ouvriers prêtent main forte à la grande invention industrielle de l'époque: la falsification, et qu'ils s'en servent afin de produire pour eux-mêmes un simulacre dérisoire du luxe des riches ! Car les salariés vivront toujours comme l'ordonnent leurs payeurs, et le mode de vie qu'ils ont est celui que leur imposent leurs maîtres.
Mais c'est perdre son temps que de vouloir exprimer l'étendue du mépris que peuvent inspirer les productions de cet âge bon marché dont on vante tellement les mérites. Il suffira de dire que le style bon marché est inhérent au système d'exploitation sur lequel est fondé l'industrie moderne. Autrement dit, notre société comprend une masse énorme d'esclaves, qui doivent être nourris, vêtus, logés et divertis en tant qu'esclaves, et que leurs besoins quotidiens obligent à produite les denrées serviles dont l'usage garantit la perpétuation de leur asservissement."
William Morris (1884) Useful work versus useless toil (Édité en anglais dans Plitical writing of William Morris, Lawrence & Wisclart Ltd; et traduit sous le titre Travail utile ou peine perdue ? dans Contre l'art d'élite, Hermann Collection Savoir).
Écologie... industrialisme... travail ! Autant de mots qui renvoient l'un à l'autre. Au travers du travail se révèle à la fois la finalité de la production, les relations entre les êtes, la séparation entre producteur et consommateur,... Mais aussi l'industrialisme et ses conséquences: urbanisation de certaines zones et désertification d'autres, croissance démographique... Enfin le déséquilibre écologique qui résulte de tout ceci.
En critiquant le travail, je ne m'en prend pas à l'activité humaine... bien au contraire; mais à certains rapports entre les êtres, à une activité se déroulant sans que ceci représente une nécessité réelle pour les exécutants que le travail enchaîne ou pour les autres êtres humains. Ce rejet inclue les structures d'encadrement par le travail: entreprise, syndicat (et au delà le syndicalisme). L'entreprise n'est pas le cadre naturel de notre activité, en particulier productive. Elle est le lieu de la production et de la circulation des marchandises, de la gestion des humains. Elle est cette prison dont on ne s'échappe quotidiennement que contre la certitude que les contraintes sociales nous y reconduiront bon gré mal gré le lendemain. Afin de favoriser une activité docile, sans heurts, il est nécessaire que la force de travail (c'est à dire vous et nous) soit bien encadrée tout en ayant le sentiment d'être partie prenante dans la marche de l'entreprise. Ceci se fait au travers de structures hiérarchiques et de concertations, au travers en particulier des syndicats même si ceux-ci ont perdu une partie de leur base militante. Les syndicats représentent les structures d'encadrement direct des salariés. Leur force réside dans le fait qu'ils sont d'une part un des pouvoirs de l'entreprise (c'est pourquoi l'État les subventionne, accorde des droits syndicaux) imposé en tant que tel aux salariés; et d'autre part un produit de la servitude de ces mêmes salariés, de leur difficulté à concevoir leu vie indépendamment de l'entreprise. Aussi, même si les appareils syndicaux sont les obstacles auxquels les individus révoltés se trouvent directement confrontés dans les entreprises, leur rejet ne peut se limiter à une dénonciation. Il faut s'attaquer à l'idée syndicale elle-même, c'est à dire à l'acceptation de se définir comme salariés, tut changement de vie se ramenant alors à un changement de condition dans le cadre du lieu de travail. Que ce changement se fasse par la voie de la négociation o par des luttes revendicatives, il débouche toujours sur la même résignation, l'acceptation de ce monde tel qu'il est.
Il ne faut certes pas accepter de travailler dans n'importe quelles conditions, se vendre à n'importe quel prix, mais il ne faut pas s'illusionner sur le débouché de ces résistances quotidiennes. Elles fournissent une possibilité (parmi d'autres) de réflexion sur la vie que nous menons, de mieux connaître les gens et forces (amis et ennemis,...) auxquels nous sommes confrontés,... Mais rien d'important ne se fera en dehors d'une remise en cause globale de l'entreprise et du travail. Cette remise en cause nécessite non seulement de balayer l'idéologie des directions syndicales, mais aussi les idéologies de rechange de ceux qui critiquent ces directions... mais en se situant sur le même terrain. Ceci vise bien sûr ceux qui sont prêts à monter à l'assaut des appareils pour en devenir les dirigeants, mais aussi ceux qui s'y refusant voudraient faire du "syndicalisme propre" à la base, reconstruire de nouveaux syndicats, ou ré-organiser les individus toujours sur la base du travail et de l'entreprise sous forme de coordinations néo-syndicales, de structures auto-gestionnaires...
A quoi bon changer se l'activité humaine reste globalement ce qu'elle est aujourd'hui... même moins l'argent. Si cette activité exprimait nos facultés de création, d'innovation et de transformation - ce qui impliquerait la disparition du salariat - notre conception même de la "production" serait bouleversée. Elle serait alors une expression de notre humanité, ne nous dépouillant pas de nos autres dimensions. Mais une telle expression est inconciliable avec la production de masse de la société industrialiste. Aux produits stéréotypés, souvent conçus pour avoir une durée de vie limitée et pour être remplacés par de nouveaux produits encore plus stéréotypés, devraient succéder des objets où se retrouvent l'amour du beau et l'esprit d'invention de leurs créateurs. Ils ne refléteraient plus ce style bon marché justement dénoncé par William Morris. Ne se caractérisant plus par une valeur, ils ne pourraient être thésaurisés, ni échangés... en fonction de cette valeur, ni à fortiori vendus. Ils n'auraient d'autre but que la satisfaction des besoins et désirs humains, tels que ressentis par des hommes donnés dans une période donnée. N'ayant pas été produits en domestiquant des êtres humains, ils ne pourraient viser à tuer ou domestiquer d'autres êtres, ni à avoir sur l'ensemble de la nature de conséquences allant au delà d'une activité prédatrice équilibrée.
Pour terminer, il ne faut pas oublier qu'une part importante de ce que l'on regroupe aujourd'hui sous le terme travail concerne l'agriculture. L'activité agricole est à la fois celle qui nous fournie les biens les plus essentiels, et une de celles où le lien entre travail, écologie et industrialisation apparaît le plus crûment. Même si l'agriculture est de fait géographiquement localisée (entre autre pour des problèmes d'ensoleillement, de fertilité), il faut remettre en cause son extrême cloisonnement, fruit de l'industrialisation. De plus, on ne peut qu'être partisans du remplacement de la production intensive par une production conciliant la qualité des produits et le non épuisement des sols. Ceci nécessiterait de bouleverser la répartition des terres cultivées, plus de personnes cultivant de plus petites parcelles pour une consommation largement locale. Ce ne serait pas nécessairement au dépend de la diversité, l'agriculture industrielle conduisant à la disparition de nombreuses espèces végétales. Par contre, de tels choix ne pourraient venir que d'êtres ayant rompu avec le snobisme et la pseudo-facilité de manger des fruits exotiques ou des fraises (d'ailleurs sans qualité gustative) douze mois par an, ou de vouloir faire toujours plus produire au sol. Il ne s'agirait pas d'épuiser la terre sous le fallacieux prétexte de "nourrir tout le monde", mais que des communautés numériquement compatibles avec la fertilité de la terre qui les porte puissent vivre sans avoir besoin de piller leurs voisins (ce qui n'exclu pas des transferts volontaires de denrées) et sans être pillés par eux. Que l'on se réfère à nos besoins en objets ou en aliments, émanant de personnes ayant échappé à l'esclavage économique et à l'abrutissement religieux, une production à l'échelle humaine ne nécessiterait ni un taux élevé de natalité, ni un entassement dans des villes gigantesques et polluées.
Hème, octobre-novembre 1991
SOMMAIRES REVUE « LE POINT D’INTERROGATIONS » (1991-1996)