CORRESPONDANCE

 

Nous reproduisons ci-dessous une lettre de l'un d'entre nous � un correspondant parisien. La lettre � laquelle il est r�pondue n'est pas reproduite ici ; d'abord par ce qu'elle contient de nombreux �l�ments personnels, et ensuite par ce que la "r�ponse" que nous reproduisons tente de r�pondre � des questions soulev�es par diff�rents correspondants ;

 

Lettre � D. (Paris)

 

Dans ta lettre du 6/3/91, tu soul�ves le probl�me du progr�s et de la technologie au travers de la question : � faut-il tout remettre en cause de ce c�t�-l� ? Ceci rejoint ma correspondance avec J. reproduite dans Interrogations de janvier 1991 ; ainsi que la critique d�une amie de D�troit dans la m�me revue : �J�ai l�impression parfois que votre critique du progr�s n�est pas totale ou que vous en �vitez les implications... � et une lettre d�ao�t 90 d�un compagnon de Padoue : � Je pense que toute l��volution historique jusqu�� aujourd�hui a une signification, une utilit�. Je ne peux pas imaginer un refus technologique complet... �. Les r�flexions qui suivent prennent donc en compte ces diff�rentes correspondances, tout en �vitant de revenir sur des points d�j� soulev�s.

Que signifie toute l��volution historique jusqu�� aujourd�hui ?

Il existe au moins deux r�ponses toutes faites � cette question : voir dans cette �volution le mouvement �mancipateur du progr�s, ou bien le mouvement domesticateur du capital. Je pr�ciserais que pour moi (et je le suppose les participants � la revue Interrogations ou � d�autres publications proches) il ne s�agit que d�un m�me mouvement : celui du progr�s du rapport capitaliste. Mais ne voir que cela, c�est oublier un peu vite que cette �volution n�est pas le produit d�un grand ordinateur, mais des hommes eux-m�mes. Or l�homme est un animal complexe, m�me s�il se laisse pi�ger par le syst�me ou qu�il le sert volontairement. C�est un animal curieux, fouineur, imaginatif... en un mot inventeur. Le succ�s mondial du capitalisme est sans doute en partie d� � cela : il a offert la possibilit� d��chapper aux modes de vie fig�s (qu�on le veuille ou non, et quoi qu�on en pense par ailleurs) des soci�t�s traditionnelles. La renomm�e du progr�s n�est pas tellement d�e � une hypoth�tique am�lioration du sort des humains, mais au fait qu�il fait bouger les choses, qu�il permet l�innovation fut-elle destructrice. Pour prendre un exemple, il existait dans le pass� une connaissance intuitive du corps. On doit d�plorer qu�elle ait �t� pour l�essentiel perdue, mais doit-on s�opposer pour autant � toute autre voie de connaissance d�s lors qu�elle n�est pas antagoniste avec notre conception de l�humain.

Le d�veloppement capitaliste s�est largement appuy� sur la soif de nouveaux espaces v�cus ou imaginaires. La colonisation de l�Am�rique a ainsi vu se c�toyer trafiquants et personnes avides de nouveaux modes de vie.

A l��poque moderne, Science et Technologie (avec des majuscules par opposition aux sciences et techniques qui ne sont qu�activit�s parcellaires parmi d�autres) se sont constitu�es en id�ologies, en condition de toute consid�ration sociale. Il faut avoir de plus en plus de connaissances technologiques pour se sentir reconnu par les autres. Certes, on poss�de des moyens technologiques perfectionn�s de communication, mais jamais la communication entre les hommes n�a �t� aussi difficile. La personnalit� elle-m�me se trouve transform�e : il faut avoir le profil exig� par l�employeur pour pouvoir se vendre comme objet sur le march� du travail ? Il faut ne plus �tre soi-m�me et se couler dans un milieu fond� sur la comp�tition et sur l�avoir.

Sommes-nous si savants... et si sages ?

Tout est justifiable... et justifi� au nom de l�immense connaissance scientifique que � nous � avons atteinte et du consid�rable savoir-faire technologique dont nous faisons preuve, par exemple

        la destruction massive de notre environnement, l��nergie nucl�aire, l�envahissement des activit�s humaines par l�informatique, l�abrutissement m�diatique, reflets d�une soci�t� dont la technologie doit �tre facteur de puissance et de contr�le des individus ... et la r�cente guerre du Golfe, exemple du niveau de d�lire qui peut �tre atteint par les propagandistes de la technologie dominatrice.

Mais qui est ce � nous � qui b�n�ficierait de cette connaissance et de se savoir-faire ? Et quel est le � nous � qui a d�cid� d�orienter connaissance et savoir-faire dans telle ou telle direction plut�t que telle autre, et au profit de quelles valeurs ? Si l�on tente une r�flexion sur des cas concrets, on risque d��tre effray� par le nombre de ceux qui sont exclus non seulement de ces nouvelles connaissances, mais �galement des connaissances ant�rieures. Connaissance et savoir-faire contemporains sont largement le domaine de sp�cialistes, d�une sophistication concourant � �tablir l�inf�riorit� des connaissances pratiques (manuelles, empiriques,...). Certes, les gens savent utiliser une cha�ne HIFI et ach�tent des millions de disques, cassettes (ou pour certains les volent, comble du radicalisme !)... o� des professionnels chantent pour eux, mais parmi ces consommateurs qui sait encore chanter ? S�ils ne savent pas s�alimenter...ils paient le m�decin et l�industrie pharmaceutique pour se faire traiter contre les effets d�une alimentation malsaine ; s�ils n�ont pas de temps � consacrer � leurs enfants... ils les confient � des pu�ricultrices dipl�m�es... ou � d�faut � des garderies... ou � d�faut � la violence des grandes cit�s. Combien d�entre nous savent encore construire un meuble, r�parer un robinet, soigner une foulure, gu�rir une grippe sans antibiotiques... ou faire pousser une salade ? Y-a-t-il vraiment � �tre fiers de notre � savoir-faire � ?

Faut-il tout remettre en cause ?

La question est complexe, ne serait-ce qu�en fonction de ce que l�on fait rentrer dans ce � tout � et de ce que l�on entend par � remettre en cause �.

Pour tenter d�y r�pondre, je ferais d�abord deux remarques :

        je pense que l�on peut, donc qu�il faut peut-�tre, s�interroger sur tout. Il n�existe ni question tabou, ni v�rit� �tablie. Ceci est bien entendu difficile dans une soci�t� qui se veut complexe et donc transparente uniquement aux sp�cialistes ;

        je pense qu�aucune remise en cause n�est en elle-m�me un gage de radicalit� ou d�aspiration � une vie plus heureuse. Je ne me sens gu�re d�affinit� pour ceux qui pratiquent la remise en cause comme d�autres roulent des m�caniques ou brillent dans les salons (ces diff�rentes attitudes ne s�excluent d�ailleurs pas).

Je pense qu�il faut par contre remettre en cause tout ce qui entre en contradiction flagrante avec ce � quoi nous aspirons, pour nous, pour les autres, pour d�autres esp�ces vivantes ; tout ce qui heurte chez nous sentiment et raison. Ainsi, on remettra en cause le nucl�aire � la fois parce qu�on ne veut pas vivre dans un monde pollu�, parce que l�on rejette la structure centralis�e que n�cessite cette �nergie, que l�on s�oppose � la destruction du biotope,... Mais on ne se cachera pas qu�il serait n�cessaire d�int�grer une partie des connaissances techniques d�velopp�es dans cette soci�t� et d�en acqu�rir de nouvelles, si l�on voulait � la fois limiter les dangers d�coulant du nucl�aire, m�me apr�s son abandon, et lui substituer d�autres �nergies.

Finalement, les solutions aux probl�mes pos�s par la critique de la Technologie ne se trouvent pas simplement dans un bouleversement de ce champ d�activit�, mais dans un cadre de vie et de relations... qui reste � inventer. Quant aux cons�quences pratiques de tout ceci dans notre vie et notre pratique quotidienne d�aujourd�hui, je ne cacherais pas que nous ne pouvons pr�tendre avoir de r�ponses claires � apporter. Et le fait que rien de plus satisfaisant ne semble se d�gager en dehors de nous n�est qu�une bien pauvre consolation.

H�me, mars 91

 

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