EBAUCHE D'UNE EBAUCHE
Avertissement- Dans ce texte, j'utilise g�n�ralement
le nous pour pr�senter mes propres r�flexions.
Ceci ne signifie pas que tout ce qui suit exprime une pens�e commune �
l'ensemble des participants � Interrogations. Mais, tout d'abord que ceci n'est pas le produit
d'une pens�e isol�e mais d'interf�rences multiples, et ensuite, que sans
rechercher une adh�sion � mes propos ceux-ci visent � �tre partag�s et
enrichis par d'autres.
Nous
sommes quelques uns et quelques unes r�unis par notre rejet de la soci�t�
actuelle et notre aspiration � une communaut� humaine rompant avec tous ses
fondements. Cette soci�t� que nous rejetons, nous l'appellerons capitalisme,
�tant entendu que par ce terme nous ne d�signons pas une forme particuli�re
de propri�t� mais un rapport social (un mode de relation entre les individus
se concr�tisant en institutions, id�ologies, adh�sion � certains modes de
vie,...). Par rupture avec ses fondements, nous ne voulons pas uniquement dire
qu'il s'agit d'abandonner les bases de fonctionnement de cette soci�t�, mais
aussi qu'il ne faut pas attendre qu'elle s�cr�te - pour ainsi dire m�caniquement
- les agents de son effondrement. Nous ne participons pas � la croyance pensant
que le d�veloppement du capitalisme pourrait conduire (brutalement ou non) �
une lib�ration de l'humanit�, ou qu'une des classes sociales de cette soci�t�
pourrait s'autonomiser par rapport � celle-ci et parvenir � une conscience
globale des "transformations" � y apporter. Non pas que ce syst�me
est fig�, mais le d�veloppement du capitalisme ou l'affirmation de classes (ou
couches sociales) capitalistes ne peuvent engendrer qu'une version encore plus
inhumaine de celui-ci.
Rompre avec le rapport social capitaliste n�cessite de faire table rase
des syst�mes de valeurs qui l'impr�gnent : grands syst�mes philosophiques,
religieux, id�ologiques,... mais aussi petits syst�mes de justification
quotidienne, pr�jug�s,... Il n'est pas possible de fixer � l'avance les
formes que pourrait prendre cette rupture. Mais il est souhaitable de discerner
dans les amorces de rebellions sociales ce qui est porteur de l'aspiration � un
autre monde, en opposition � ce qui ne vise qu'� un simple am�nagement. Tout
autant, il est n�cessaire de mettre � jour les fondements mat�riels et id�ologiques
au travers desquels le syst�me se reproduit. Le refus d'une telle clarification
ne conduit qu'� se situer en souteneur de diverses expressions de la
restructuration continuelle du capitalisme sous les pr�textes les plus
fallacieux : quelque chose bouge, des actions violentes ou ill�gales se d�roulent,
des Etats domin�s par les grandes puissances contestent cette domination,...
Sans pr�tendre faire un catalogue des valeurs dominantes de ce monde,
nous pr�sentons ci-dessous nos r�flexions sur certaines d'entre elles
(d'ailleurs �troitement li�es) qui nous paraissent tenir un r�le central : le
travail, la d�mocratie, le progr�s,...
En critiquant le travail, nous
ne nous en prenons pas � l'activit� humaine... bien au contraire ; mais � une
activit� se d�roulant g�n�ralement en pure perte, sans que ceci repr�sente
une n�cessit� r�elle pour les ex�cutants que le travail encha�ne ou pour
les autres �tres humains. Le rejet du travail implique le rejet de ses
structures d'encadrement : l'entreprise, le syndicat (et au del� le
syndicalisme). L'entreprise n'est pas le cadre naturel de notre activit�, en
particulier productive. Elle est le lieu de la production et de la circulation
des marchandises, de la gestion des humains. Elle est cette prison dont on ne s'�chappe
quotidiennement que contre la certitude que les contraintes sociales nous y
reconduiront bon gr� mal gr� le lendemain. Dans une soci�t� o� � peu pr�s
rien ne peut se faire sans argent, la simple contrainte �conomique suffit en
effet g�n�ralement � nous maintenir dans cet emprisonnement. De plus, afin
d'emp�cher tout ce qui risquerait de mettre en cause son fonctionnement normal,
sans heurts, il est n�cessaire que la force de travail (c'est � dire vous et
nous) soit bien encadr�e tout en ayant le sentiment d'�tre partie prenante
dans la marche de l'entreprise. Ceci se fait au travers de structures hi�rarchiques
et de concertation, au travers en particulier des syndicats m�me si ceux-ci ont
perdu une partie de leur base militante. Les syndicats repr�sentent les
structures d'encadrement direct des salari�s. Leur force r�side dans le fait
qu'ils sont d'une part un des pouvoirs de l'entreprise (c'est pourquoi l'Etat
les subventionne, accorde des droits syndicaux) impos� en tant que tel aux
salari�s ; et d'autre part un produit de la servitude de ces m�mes salari�s,
de leur difficult� � concevoir leur vie ind�pendamment de l'entreprise.
Aussi, m�me si les appareils syndicaux sont les obstacles auxquels les
individus r�volt�s se trouvent directement confront�s dans les entreprises,
le rejet du syndicalisme ne peut se limiter � leur d�nonciation. Il faut
s'attaquer � l'id�e syndicale elle-m�me, c'est � dire � l'acceptation de se
d�finir comme salari�s, tout changement de vie se ramenant alors � un
changement de condition dans le cadre du lieu de travail. Que ce changement se
fasse par la voie de la n�gociation ou par des luttes revendicatives, il d�bouche
toujours sur la m�me r�signation, l'acceptation de ce monde tel qu'il est.
Nous ne disons pas qu'il faut accepter de travailler dans n'importe
quelles conditions, se vendre � n'importe quel prix, mais il ne faut pas
s'illusionner sur le d�bouch� de ces r�sistances quotidiennes. S'il y a
quelque chose � en tirer, c'est surtout de fournir une possibilit� (parmi
d'autres) de r�flexion sur la vie que nous menons, de mieux conna�tre les gens
et forces (amis et ennemis,...) auxquels nous sommes confront�s,... Mais rien
d'important ne se fera en dehors d'une remise en cause globale de l'entreprise
et du travail. Cette remise en cause n�cessite non seulement de balayer l'id�ologie
des directions syndicales, mais aussi les id�ologies de rechange de ceux qui
critiquent ces directions... mais en se situant sur le m�me terrain. Ceci vise
bien s�r ceux qui sont pr�ts � monter � l'assaut des appareils pour en
devenir les dirigeants, mais aussi ceux qui s'y refusant voudraient faire du
"syndicalisme propre" � la base, reconstruire de nouveaux syndicats,
ou r�-organiser les individus toujours sur la base du travail et de
l'entreprise sous forme de coordinations n�o-syndicales, de structures
auto-gestionnaires,...
Notre rejet de la d�mocratie
n'a rien de commun avec un d�go�t aristocratique pour toute d�cision ne
provenant pas d'une �lite ou d'une direction �clair�e. Nous ne sommes pas
effray�s par la tendance (par ailleurs bien rare) que peuvent avoir certains
groupes de personnes � prendre leurs affaires en mains ; nous le sommes par
contre par la force du capitalisme capable - gr�ce � la d�mocratie - de d�voyer
ce qui pourrait le remettre en cause sur la voie d'un formalisme politicien.
Tout comme notre critique du travail et du syndicalisme illustre notre
manque de respect pour l'�conomie, notre critique de la d�mocratie illustre
notre manque de respect pour la politique. Comment ne pas voir que la politique
n'est que la repr�sentation de rapports artificiels, abstraits, entre des �tres
isol�s, sans profondes relations les uns avec les autres. Aussit�t que des
liens un tant soit peu humains se lient ces artifices �clatent. Au sein d'un
petit groupe comme le n�tre qui - m�me s'il ne peut totalement se soustraire
aux pressions du monde environnant - ne peut reposer que sur la confiance
mutuelle et l'affinit� de pens�e, toute d�mocratie serait � vrai dire
odieuse. Elle signifierait que certains ont des int�r�ts particuliers � d�fendre,
des positions � faire passer par des voies politiques, du pouvoir � acqu�rir,...
Ce qui vaut ici pour un petit groupe vaut aussi pour une communaut� plus large.
Prenons l'exemple de la communaut� de lutte form�e par des gr�vistes dans un
mouvement social combatif. Lorsque le mouvement est ascendant, des initiatives
vari�es apparaissent et bien souvent chacun y trouve sa place et y noue les
contacts n�cessaires. Au contraire lorsque ce m�me mouvement se fige ou d�cline,
avec l'apparition de divisions entre participants, les proc�dures d�mocratiques
et politiciennes se multiplient annon�ant la fin prochaine tout en l'acc�l�rant.
La d�mocratie est une des expressions fondamentales du rapport
capitaliste. Elle ne s'oppose pas au totalitarisme, elle est le totalitarisme
c'est � dire le pouvoir de la soci�t� d'imposer des normes communes �
l'ensemble de ses sujets. La permissivit� dont se gargarise le syst�me (ce
qu'il nomme souvent les libert�s) ne fait que fixer les fronti�res de ce qui
peut �tre dit ou fait sans que ceci n'a�t aucune cons�quence r�elle. Dans ce
cadre, l'Etat d�mocratique est tour � tour gardien des valeurs �ternelles et
contestation de ces valeurs, repr�sentant de la rigueur et amuseur public,
policier et trafiquant,... Le monde de la d�mocratie n'est finalement qu'un th��tre
de bas �tage, un spectacle permanent o� tous les r�les se valent puisque
force reste toujours � l'argent, au pouvoir et � l'Etat.
Une des forces de la soci�t� d�mocratique est sans doute qu'elle r�ussit
m�me � berner certains de ceux qui tentent d'�baucher sa critique, mais
confondent la libert� mise en spectacle avec la libert� elle-m�me. Ce type
d'illusion vaut �galement pour un autre pilier de la soci�t� moderne, ce que
l'on nomme g�n�ralement "le Progr�s". L'id�ologie du progr�s
peut finalement se r�sumer en une courte formule : "Ce qui est est bien,
et ce qui va suivre est encore mieux" ! Rien de plus g�n�ral que l'adh�sion
religieuse au culte du progr�s. Et pourtant, � y regarder de plus pr�s, les
fondements de ce culte (comme de tous les cultes) sont on ne peut plus
grossiers. Accepter ce culte, c'est d'abord accepter qu'il y a�t un sens de
l'histoire (le progr�s ne repr�sentant que les avanc�es dans cette
direction), autrement dit que les hommes ne cr�ent pas leur propre activit�,
mais sont inspir�s par une puissance qui leur �chappe,... vision religieuse
par excellence. C'est ensuite toujours mettre en avant les m�mes images saintes
(l'avanc�e de l'alphab�tisation, de l'hygi�ne,...) tout en consid�rant que
les aspects les plus difficiles � d�fendre (massacres de populations,
catastrophes �cologiques,...) ne sont que des incidents de parcours.
Ce qui est remis ici en cause n'est pas l'utilisation par les humains de
techniques, de proc�d�s, dans les multiples actions de leur vie. Notre esp�ce
y recourt certainement depuis la nuit des temps, comme d'autres animaux mais de
fa�on significativement plus sophistiqu�e. Ces techniques ne constituent
d'ailleurs - en elles-m�mes - qu'une part nullement privil�gi�e du v�cu
humain, parmi d'autres comme les relations � autrui et � la nature, la
connaissance de son corps, l'�veil progressif des sentiments et des
sensations,... Ce que nous contestons est l'�mergence comme sph�re autonome
des techniques et de leur th�orisation. Cette �mergence signifie d'une part
que l'homme n'a plus vraiment le choix de ses moyens. Il doit adh�rer � la
tendance technologique du moment, sous peine d'�tre catalogu� comme pass�iste,
plus du tout dans le coup et en tout cas pas du tout performant ! Il est � la
limite rejet� par ses contemporains s'il ne partage pas leurs obsessions. Plus,
il doit pour acc�der � la conformit� fa�onner son esprit et son corps �
l'image de cette tendance technologique. Peu importe que ses sens s'atrophient,
s'il est le possesseur de la derni�re proth�se-gadget mise sur le march�. Il
suffit de croiser ces troupeaux de zombies, �couteurs sur les oreilles, le
regard vide � force de fixer les �crans (de t�l�viseur, d'ordinateur,...)
pour constater la vacuit� de la th�se des incidents de parcours. Il n'y a ni
incident ni bavure. Tous les d�veloppements � venir de la "soci�t� de
progr�s" ne pourront produire que plus de zombies, plus de d�prim�s et
de dingues, plus d'ulc�res et de maladies cardio-vasculaires ; des villes � la
botte de la marchandise mais vid�es de leurs habitants stock�s dans des
dortoirs p�riph�riques, un tiers-monde refoul� vers un abrutissement
croissant ou un an�antissement acc�l�r�. Il n'y a nulle am�lioration �
attendre de leur progr�s. Une telle "am�lioration" ne peut �tre que
poudre aux yeux r�pandue par toutes sortes de pr�cheurs, politiciens ou
chanteurs contestataires. Il ne peut pour nous s'agir que d'abandonner ce qui
fonde ce monde au moins depuis la soumission de cette partie de la plan�te au
syst�me Gr�co-romain, � la Renaissance,... Non pas pour reconstituer les
antiques communaut�s barbares, mais trouver (parfois retrouver) les moyens de
nos aspirations.
Ces quelques r�flexions
ne pr�tendent pas �puiser les points soulev�s, tout comme elles passent sous
silence d'autres questions importantes pour la critique de la civilisation. Par
exemple : critiques du nationalisme, de la religion et du spiritualisme, des
diverses id�ologies de "lib�ration" ( sexuelle, culturelle,... ),
des soci�t�s autres que celle ou nous vivons... Le sujet est in�puisable ; et
ce qui est important n'est pas de critiquer tel ou tel aspect particulier, c'est
le point de vue � partir duquel est fait cette critique. Ce point de vue, nous
le nommerons coh�rence, globalit�1,...
ou plut�t recherche de celles-ci. Cette recherche nous l'assurons, souvent avec
difficult�. D'autres �galement. Ce ne sont pas pour nous des concurrents ;
plut�t des compagnons dont nous nous trouvons formellement s�par�s � cause
de diff�rences d'itin�raires individuels ou de la distance g�ographique. Des
divergences peuvent exister entre eux et nous (tout comme d'ailleurs entre
nous), mais il n'est nullement besoin de les surestimer, de chercher � tout
prix "ce qui nous distingue", de vouloir trancher de fa�on absolue
sur tel ou tel point particulier. Il s'agit de distinguer entre ce qui participe
de la critique de la civilisation et de l'aspiration � notre lib�ration et ce
qui ne vise qu'� am�nagement ou renforcement du syst�me. Dans ce cadre, nous
recherchons une coh�rence maximale, ce qui n'a rien � voir avec un quelconque
monolithisme. Pour nous, le cadre de cette recherche n'est pas un groupe
politique ou militant dans le sens traditionnel du terme - fond� sur une
plate-forme id�ologique et fonctionnant au travers de proc�dures d�mocratiques
- mais plut�t ce que l'on peut nommer un "groupe affinitaire"
reposant sur des sentiments et des rejets communs face � ce monde, et surtout
sur la confiance partag�e qui seule permet d'�tre autre chose qu'une somme
d'individus... ou un racket. Certains compagnons qui nous sont plus ou moins
proches font un autre choix : celui que l'on peut nommer de l'individualisme,
les individus concern�s pouvant pratiquer (ou subir) un certain isolement ou �
l'inverse la multiplication de contacts strictement informels.
Sans prononcer aucune condamnation, nous craignons que ce choix constitue
une impasse, tant individuelle que collective. Alors que l'atomisation de
l'individu est une des bases de la domination, tout ce qui peut favoriser
l'isolement d'un individu non-r�sign� est une victoire de plus de la soci�t�.
On peut d'ailleurs remarquer que l'affirmation de l'individu est souvent, pour
ceux qui sont pr�ts � c�der aux offres d'int�gration du syst�me, un moyen
de trouver une porte de sortie. Sans aller jusque l�, l'absence de relations
affinitaires un tant soit peu formelles risque de conduire, lorsque le besoin de
"faire quelque chose" se fait ressentir, � y substituer des relations
de fortune vis-�-vis desquelles il n'est gu�re ais� d'�tre trop exigeant .
Bien vite alors -au nom d'un individualisme justifi� par l'anti-militantisme-
�mergent des rapports politiques de la pire banalit�.
Notre mouvement de refus de la civilisation n'a besoin ni de grands
esprits, ni de penseurs sublimes. A ceux-l� l'establishment offre d�j�
suffisamment de moyens de faire carri�re sans qu'ils pr�tendent en plus nous
imposer leur marchandise ou leur compagnie. Autrefois, on utilisait pour d�signer
les personnes qui r�clamaient le partage et la communaut� des biens le terme
de partageux. Nous voudrions �tres des partageux du refus de ce monde. Ce
partage, nul n'en a l'exclusivit�. S'il prend aujourd'hui naissance dans la
conscience d'individus isol�s, c'est en d�passant cette forme individuelle
qu'il pourra s'approfondir et s'�panouir, sans pour autant tol�rer une r�duction
des �tres � des st�r�otypes.
Le seul programme que nous avons � offrir � notre esp�ce, c'est la
communaut� ET l'�tre humain.
Heme,
aout 1989 - R�vis� en octobre 1990
1- Cette
revendication de la coh�rence et de la globalit� est bien �videmment
insuffisante, et n�cessiterait de d�finir quelle coh�rence et quelle globalit�
nous recherchons. Elle se contente de mettre en garde contre la tendance �
vouloir consid�rer telle ou telle position sur un sujet particulier en soi, en
faisant abstraction des liens qui l'unissent � toutes les autres. Ce qui est
donc pos� est en particulier le probl�me de la m�thode,
des voies et moyens d'une r�flexion
qui soit autre chose qu'un simple collage de fragments de positions
issues d'id�ologies vari�es. (H�me, octobre 90)