Jeune Taupe !
N° 6 (juillet 1975)
Misère de l’art militant (avec un extrait du
« Déshonneur des poètes » de Benjamin Péret, 1945)
… Vietnam – Victoire des nationalistes,
embrigadement du prolétariat
Le Comecon face à la crise (2)
Mise au point sur l’organisation
Le domaine de l’art et du spectacle a toujours été un
terrain de choix pour le développement des idéologies de toutes sortes.
Dérangés par leur statut « d’intellectuels », de nombreux artistes
cherchent dans ce qu’ils pensent être un engagement politique à se justifier à
leurs propres yeux et aux yeux des autres. Ce phénomène a été parfaitement
compris et assimilé par les tenants du capitalisme d’Etat qui ont su en faire
un instrument de leur embrigadement totalitaire au travers de ces mascarades
qui ont pour noms : « art populaire », « réalisme
socialiste », etc…
Ils sont ainsi su domestiquer toute une génération de
bétail artistique et poétique dont un des plus beaux fleurons en France le dénommé Louis Aragon, tour à tout anti-français et patriote
tricolore, hyperstalinien et super-démocrate.
Le texte qui suit est extrait du « Déshonneur des
Poètes », rédigé par Benjamin Péret en 1945 à Mexico. L’auteur y dénonce
les versificateurs qui à la « Libération » se firent les hérauts du délire
nationaliste et anti-fasciste. Aujourd’hui, la situation est différente. A la
contre-révolution triomphante des années
Un exemple particulièrement repoussant en est donné par
le cinéma militant, son manichéisme, ses poncifs, ses références au « réalisme »
stalinien (un des sommets ce celui-ci étant représenté par le pesant S.M.
Eisenstein, auteur de fresques « révolutionnaires » aussi grandioses
que soporifiques, idolâtré par tous les historiographes bourgeois du cinéma).
C’est ce qui fait l’actualité des accusations de B. Péret,
poète et révolutionnaire, de son mépris pour toute espèce de réalisme, de sa
lutte pour une société où l’art n’aura plus besoin de s’inventer des
justifications.
« Les ennemis de la poésie ont eu de tout temps l’obsession de la
soumettre à leurs fins immédiates, de l’écraser sous leur dieu ou, maintenant
de l’enchaîner au ban de la nouvelle divinité brune ou « rouge »
- rrouge-brun de sans séché - plus sanglante encore que l’ancienne. Pour
eux, la vie et la culture se résument en utile et inutile, étant sous-entendu
que l’utile prend la forme d’une pioche maniée à leur bénéfice. Pour eux, la
poésie n’est que le luxe du riche, aristocrate ou banquier, et si elle veut se
rendre « utile » à la masse, elle doit se résigner au sort des arts
« appliqués », « décoratifs », « ménagers »,…
Mais le poète n’a pas à entretenir chez autrui une illusoire espérance
humaine ou céleste, ni à désarmer les esprits en leur insufflant une confiance
sans limite en un père ou un chef contre qui toute critique devient sacrilège.
Tout au contraire, c’est à lui de prononcer les paroles toujours sacrilèges et
les blasphèmes permanents. Le poète doit d’abord prendre conscience de sa
nature et de sa place dans le monde. Inventeur pour qui la découverte n’est que
le moyen d’atteindre une nouvelle découverte, il doit combattre sans relâche
les dieux paralysants acharnés à maintenir l’homme dans sa servitude à l’égard
des puissances sociales et de la divinité qui se complètent mutuellement. Il
sera donc révolutionnaire, mais non de ceux qui s’opposent au tyran
d’aujourd’hui, néfaste à leurs yeux parce qu’il dessert leurs intérêts, pour
vanter l’excellence de l’oppresseur de demain dont ils se sont déjà constitués
les serviteurs. Non, le poète lutte contre toute oppression : celle de
l’homme par l’homme d’abord et l’oppression de sa pensée par les dogmes
religieux, philosophiques ou sociaux. Il combat pour que l’homme atteigne une
connaissance à jamais perfectible de lui-même et de l’univers. Il ne s’ensuit
pas qu’il désire mettre la poésie au service d’une action politique, même
révolutionnaire. Mais sa qualité de poète en fait un révolutionnaire qui doit
combattre sur tous les terrains : celui de la poésie par les moyens
propres à celle-ci et sur le terrain de l’action sociale sans jamais confondre
les deux champs d’action sous peine de rétablir la confusion qu’il s’agit de
dissiper et, par suite, de cesser d’être poète, c’est-à-dire révolutionnaire.
Les guerres comme celles que nous subissons ne sont possibles qu’à la
faveur d’une conjonction de toutes les forces de régression et
signifient, entre autres choses, une arrêt de l’essor culturel
mis en échec par ces forces de régression que la culture menaçait. Ceci est
trop évident pour qu’il soit nécessaire d’insister. De cette défait momentanée
de la culture, découle fatalement un triomphe de l’esprit de réaction, et,
d’abord, de l’obscurantisme religieux, couronnement nécessaire de toutes les
réactions. Il faudrait remonter très loin dans l’histoire pour trouver une
époque ou Dieu, le Tout-Puissant,
D’où vient cette renaissance du fidéisme ? D’abord du désespoir
engendré par la guerre et de la misère générale : l’homme ne voit plus
aucune issue sur la terre à son horrible situation ou ne la voit pas encore et
cherche dans un ciel fabuleux une consolation de ses maux matériels que la
guerre a aggravés dans des proportions inouïes. Cependant, à l’époque instable
appelée paix, les conditions matérielles de l’humanité, qui avaient suscité la
consolante illusion religieuse, subsistaient bien qu’atténuées et réclamaient
impérieusement une satisfaction. La société présidait à la lente dissolution du
mythe religieux sans rien pouvoir lui substituer hormis des saccharines
civiques : patrie ou chef.
Les uns, devant ces ersatz, à la faveur de la guerre et des
conditions de son développement, restent désemparés, sans autre ressource qu’un
retour à la foi religieuse pure et simple. Les autres, les estimant
insuffisants et désuets, ont cherché soit à leur substituer de nouveaux
produits mythiques, soit à régénérer les anciens mythes. D’où l’apothéose
générale dans le monde, d’une part du christianisme, de la patrie et du chef
d’autre part. Mais la patrie et le chef comme la religion dont ils sont à la
fois frères et rivaux, n’ont plus de nos jours de moyens de régner sur les
esprits que par la contrainte. Leur triomphe présent, fruit d’un réflexe
d’autruche, loin de signifier leur éclatante renaissance, présage leur fin
imminente.
Cette résurrection de Dieu, de la patrie et du chef a été aussi le résultat
de l’extrême confusion des esprits, engendrée par la guerre et entretenue par
ses bénéficiaires. Par suite, la fermentation intellectuelle engendrée par
cette situation, dans la mesure où l’on s’abandonne au courant, reste
entièrement régressive, affectée d’un coefficient négatif. Ses produits
demeurent réactionnaires, qu’ils soient « poésie » de propagande
fasciste ou antifasciste ou exaltation religieuse. Aphrodisiaques de vieillard
ils ne rendent une vigueur fugitive à la société que pour mieux la foudroyer…
Je ne veux pour exemple de ce qui précède qu’une petite brochure parue
récemment à Rio-de-Janeiro : L’Honneur des poètes, qui comporte un
choix de poèmes publiés clandestinement à Paris pendant l’occupation nazie. Pas
un de ces « poèmes » ne dépasse le niveau lyrique de la publicité
pharmaceutique et ce n’est pas un hasard si leurs auteurs ont cru devoir, en
leur immense majorité, revenir à la rime et à l’alexandrin classiques. La forme
et le contenu gardent nécessairement entre eux un rapport des plus étroits et,
dans ces « vers », réagissent l’un sur l’autre dans une course
éperdue à la pire réaction. Il est en effet significatif que la plupart de ces
textes associent étroitement le christianisme et le nationalisme comme s’ils
voulaient démontrer que dogme religieux et dogme nationaliste ont une origine
commune et une fonction sociale identique. Le titre même de la brochure, L’Honneur des poètes, considéré en
regard de son contenu, prend un sens étranger à toute poésie. En définitive, l’honneur
de ces « poètes » consiste à cesser d’être des poètes pour devenir
des agents de publicité.
Chez Loys Masson l’alliage religion-nationalisme
comporte une proportion plus grande de fidéisme que de patriotisme. En fait, il
se limite à border sur le catéchisme :
Christ, donne à ma prière de puiser
force aux racines profondes
Donne-moi de mériter cette lumière
de ma femme à mes côtés
Que j’aille sans faiblir vers ce
peuple des geôles
Q’elle baigne comme Marie de ses
cheveux,
Je sais que derrière les collines
ton pas large avance,
J’entends Joseph d’Arimathie froisser les blés pâmés sur le Tombeau
Et la vigne chanter entre les bras
rompus du larron en croix,
Je te vois : Comme il a touché
le saule et la pervenche
le
printemps se pose sur les épines de la couronne.
Elles flambent :
Brandons de délivrance, brandons
voyageurs
Ah ! qu’ils
passent à travers nous et qu’ils nous consument
si c’est
leur chemin vers les prisons.
Le dosage est plus égal chez Pierre Emmanuel :
O France robe sans couture de la foi
Souillée par les pieds transfuges et
les crachats
O robe de suave haleine que déchire
La voix tendre férocement des
insulteurs
O robe du plus pur lin de
l’espérance
Tu es toujours l’unique vêtement de
ceux
qui
connaissent le prix d’être nus devant Dieu…
Habitué aux amens et à l’encensoir staliniens,
Aragon ne réussit cependant pas aussi bien que les précédents à allier Dieu et
la patrie. Il ne retrouve le premier, si j’ose dire, que par la tangente et
n’obtient qu’un texte à faire pâlir d’envie l’auteur de la rengaine
radiophonique française : « Un meuble signé Lévitan est garanti pour
longtemps ».
Il est un temps pour la souffrance
Quand Jeanne visite à Vaucouleurs
Ah ! coupez
en morceaux
Le jour avait cette pâleur
Je reste roi de mes douleurs.
Mais c’est à Paul Eluard qui, de tous les auteurs de cette brochure, seul
fut poète, qu’on doit la litanie civique la plus achevée :
Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J’écris ton nom.
Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J’écris ton nom…
Il y a lieu de remarquer incidemment ici que la forme litanique affleure
dans la majorité de ces « poèmes » sans doute à cause de l’idée de
poésie et de lamentation qu’elle implique et du goût pervers du malheur que la
litanie chrétienne tend à exalter en vue de mériter des félicités célestes.
Même Aragon et Eluard, jadis athées, se croient tenus, l’un, d’évoquer dans ses
productions les « saints et les prophètes », le « tombeau de
Lazare » et l’autre de recourir à la litanie, sans doute pour obéir au
fameux mot d’ordre « les curés avec nous »…
Il y aurait encore beaucoup à dire de la liberté si souvent évoquée dans
ces pages. D’abord, de quelle liberté s’agit-il ? De la liberté pour les
croyants d’imposer leur dieu et leur morale à la société toute entière ou de la
liberté pour la société de rejeter Dieu, sa philosophie et sa morale ? La
liberté est comme « un appel d’air », disait André Breton, et, pour
remplir son rôle, cet appel d’air doit d’abord emporter tous les miasmes du
passé qui infestent cette brochure. Tant que les fantômes malveillants de la
religion et de la patrie heurteront l’aire sociale et intellectuelle sous
quelque déguisement qu’ils empruntent, aucune liberté ne sera concevable :
leur expulsion préalable est une des conditions capitales de l’évènement de la
liberté. Toute « poème » qui exalte une « liberté »
volontairement indéfinie, quand elle n’est pas décorée d’attributs religieux ou
nationalistes, cesse d’abord d’être un poème et par suite constitue un obstacle
à la libération totale de l’homme, car il le trompe en lui montrant une
« liberté » qui dissimule de nouvelles chaînes. Par contre, de tout
poème authentique s’échappe un
souffle de liberté entière et agissante, même si cette liberté n’est pas
évoquée sous son aspect politique et social, et, par là, contribue à la
libération effective de l’homme. »
Mexico, février 1945
Courrier – Nous reproduisons ci-dessous des extraits d’une lettre d’un camarade ayant appartenu au groupe l’Union Communiste (L’Internationale) qui fut un de ceux qui, en pleine contre-révolution, continua à défendre des positions révolutionnaires.
… Par rapport à Masses et Spartacus qui représentaient une aile gauche de
Au départ, l’Union Communiste naquit d’une scission dans
L’Union Communiste, en décembre 33, fusionna avec ce qui restait de
l’organisation issue de
Rioux dans son bouquin ignore l’U.C. et
« L’Internationale ». Par contre il cite mon papier (que j’avais
complètement oublié) de 38 dans le Réveil Syndicaliste (Le Front Populaire,
camisole de force des travailleurs. L’expression semble vous avoir plu car je
l’ai retrouvée dans votre tract sur le Portugal). Or, tout ce qui est dit dans
ce papier, peut-être trop concis et condensé, se trouvait dans
« L’Internationale » depuis 34-35, en long, en large et en diagonale.
Par exemple « Front-Populaire = Front
National », placard à la une de « L’Internationale », repris par
Prudhommeaux dans « Terre Libre », et dont
Barrot ne cite que le titre dans son bouquin sur le F.P..
Il reproduit d’autres articles de « L’Internationale » de 35, mais
rien d’après 35. Rien sur les articles « Contre toute défense de
l’URSS » et sur « L’évolution contre-révolutionnaire de l’URSS »
(rubrique permanente)… et rien sur l’Espagne. Par contre, il reproduit des
papiers de « Bilan » et « Communisme » où il est question
de l’U.C. et de sa prétendue défense de
… Il s’agit d’une évolution face aux faits et pour cette raison remettant
en cause « la » ou les théories héritées du passé. Je dois dire que
nous n’avions pas le temps de faire mieux car nous n’avions pas parmi nous de
théoriciens distingués – nous étions en grande majorité des
« militants », syndicaux aussi, quoi que parfaitement conscients de
l’intégration des syndicats que nous dénoncions au fur et à mesure qu’elle se
réalisait au travers du F.P., de l’Unité syndicale, etc.… Vous ne trouverez
rien sur le Parti, si ce n’est la répétition de positions héritées du
léninisme, avec toutefois une critique du rôle « dirigeant ». En 39,
nous étions à peu près sur cette question à la position d’A. Pannekoek ou du KAPD – conservant le mot Parti, mais avec
la signification que vous connaissez. Nous n’avions pas, et je ne l’ai toujours
pas, le fétichisme des Conseils…
H. Chazé, 5/5/75
LIENS :
BENJAMIN PERET : Les raisons de l’appel de David Rousset, Le
Libertaire (9 décembre 1949)
BENJAMIN PERET : La révolution et les syndicats :
I.
Les antécédents (Le Libertaire, 26 juin 1952)
II.
Les
syndicats et la lutte de classe (Le libertaire, 10 juillet 1952)