INTERROGATIONS
DÉCEMBRE 1988
INTERROGATIONS
SUR L'ECOLOGIE ... SUITE
LA
SANTE NE S'ACHETE PAS... ELLE SE GAGNE !
Les
mouvements actuels dont les médias se font ou non l'écho, ont pour point
commun le "ras-le-bol" qu'éprouvent les salariés à se vendre
à bas prix à l'Etat-patron ou aux patrons du secteur privé. Mais est-ce
seulement à cause du prix payé, c'est-à-dire du salaire, qu'on en a marre?
Suffira-t-il de quelques francs de plus pour être moins dépossédé de sa vie?
Se vendre un peu plus cher revient encore à se vendre. Cela ne change rien aux
rapports humains; rien à l'oppression des horaires; rien au matraquage médiatique...
La machine capitaliste nous achète, nous utilise, nous broye et endommage à
tout jamais nos vies et notre environnement. Nous sommes avant tout une
marchandise comme l'est tout ce qui nous entoure. Et le travail salarié, c'est
le plus sûr moyen de nous maintenir serviles et asservis.
C'est pour cela que les employeurs et l'État ont besoin des
syndicats comme médiateurs. La "lutte" que les syndicats autorisent
est destinée à nous ramener à la raison et à obtenir un prix de vente un peu
supérieur. Les "journées d'action" qu'ils organisent à grand
renfort de mots d'ordre sont là comme soupapes de sécurité avec pour but de
canaliser notre "énergie".
Pourquoi les syndicats et l'État ont si peur des mouvements
se déroulant hors de leur contrôle? C'est parce qu'ils ont peur qu'on se mette
à penser et à agir en êtres humains ! Nous cesserions alors d'être
"raisonnables et responsables" - comme ils disent - n'ayant rien à
faire de leur raison, de leur contraintes économiques, et de leur intérêt
national,...
Que resterait-il du pouvoir qu'exercent sur nous les spécialistes
de la négociation si nous refusions la soi-disant fatalité de ce monde
inhumain (militarisé, pollué,
dominé par l'argent et le pouvoir) pour imaginer et vivre d'autres rapports
entre les êtres.
Ce qui séduit dans l'Écologie,
l'immense avantage à vrai dire, c'est qu'elle devrait nous démasquer la
Civilisation, enfin ! Face à ce monstre qui nous dévore à belles dents un peu
plus chaque jour, l'aspiration à la survie apparaît élémentaire ... et donc
indispensable. Voilà des siècles qu'on nous berne, avec le progrès, les
lendemains qui chantent et la démocratie qui lave plus blanc ... Inutile de
s'interroger pour savoir s'il est légitime de rejeter tout ce fatras !... Ce
qu'il vaudrait mieux se demander, c'est si derrière ce rejet ce qui nous aliène
ne reste pas tout entier, soigneusement planqué, derrière la résignation
"réaliste".
Ca va finir la destruction de notre environnement ! On va créer des réserves
naturelles ! Ca peut pas durer toujours ! Les spécialistes vont trouver des
solutions ... d'ailleurs les partis verts oeuvrent dans ce sens !
On peut enfin pousser un grand Ouf !
Tout est déjà en place pour contourner les problèmes réels, fuir
toute question globale, en particulier : en quoi la lutte contre les forces qui
ont détruit et domestiqué de multiples espèces animales et un nombre
croissant d'êtres humains - et sont même en train de remettre en question les
bases de toute vie humaine - peut être conduite avec un esprit différent de
celui qui anime ces forces.
Les conciliateurs du monde
naturel et de la société démocratique, pour prendre un exemple, je n'irai pas
gober une seule des paroles véhiculée par leur haleine putride !... Qu'elle crève
leur société qui ne voit dans l'espèce humaine ( et son
"environnement" ) que la simple juxtaposition d'individualités ou de
groupes atomisés, leurs relations se réduisant à un formalisme légal, économique
et juridique. Comme si quoi que ce soit dans la nature ( y compris, autant que
nous puissions le savoir, les sociétés traditionnelles primitives ) avait
jamais reposé sur de tels droits légaux et abstraits plutôt que sur
l'harmonie et la complémentarité, complémentarité incluant une prédation
des autres espèces pour satisfaire ses besoins ! Pas une larme pour leur monde
où les hommes en perpétuelle compétition pourraient ... en supplément d'âme,
gagner le droit de contempler la nature d'un air extasié ! Basta ! Et pour ceux
qui sont trop timides pour aller jusqu'au bout de leur logique, je leur offre la
définition d'une réserve écologique à leur goût. Ceci leur permettra
d'avoir quelque chose à dire quand ils seront
dans le(ur)
monde!...
"On ne peut retirer une quelconque
satisfaction de la contemplation de la nature qu'à la seule condition que
celle-ci ait été préalablement valorisée, transformée en parc national, en
réserve écologique, en vitrine de la biologie, en musée du devenir. A bien y
regarder, une nature livrée à elle même ne serait pas particulièrement intéressante
ni ne saurait, de toute façon, déterminer un processus de valorisation de
l'individu ; elle doit au contraire être d'abord revalorisée et donnée
ensuite en jouissance : c'est seulement dans ces conditions qu'elle devient nécessairement
gratifiante. C'est là une gigantesque entreprise de reconversion de la nature,
à l'instar de la reconversion de n'importe quel complexe industriel. Quels
seront les coûts sociaux d'une telle opération ? Bien faibles au fond et
seulement entraînés par la prévention et la propagande écologique ; il faut
seulement créer un cordon sanitaire, mieux un écran, entre l'homme et la
nature, empêchant qu'elle ne soit violentée."
Enrico
Berlinger (Pier Franco Ghisleni) - LETTRE AUX HÉRÉTIQUES
- Éditions
du Rhododendron.
Se
faire voir aux côtés de la première crapule venue plus ou moins porte-parole
du pouvoir, par les temps qui courent ça s'appelle "ne pas sombrer dans
l'utopie". Pourvu qu'on ne remette nullement en cause le principe de la
poursuite de la croissance (industrielle, médiatique, démographique,...)
on peut se permettre au passage un constat de la dégradation généralisée
de l'environnement! Tout cela reste fort courtois.
Quelle
différence, je n'en vois pas, entre les exécutants d'une croissance qui se révèle
fatale pour la santé de notre espèce et ceux qui n'ont à offrir ( généralement
à vendre ! ) que des conseils d'experts ou de la thérapie ? Même esprit de
boutiquier, même avidité devant la possibilité de développer de nouveaux
secteurs marchands, y compris par
la proposition de solutions thérapeutiques à des conditions qui contraignent
l'homme à vivre de manière non naturelle. La résignation aidant, on se
conforte en présentant la nature elle-même comme thérapeute universel !
Ainsi, c'est non seulement un nouveau marché qui s'ouvre,
mais aussi la possibilité de convaincre les gens que les facteurs
nuisibles leur sont extérieurs. La maladie dont ils souffrent ne serait pas
produite par l'activité humaine - y compris la leur - mais par des mineures
erreurs de gestion, ou pour les "environnementalistes radicaux" par
certains appareils productifs dégénérés ... excroissances qu'il suffirait de
retrancher pour permettre à l'organisme sain de survivre !
Tout
ceci grâce à la croyance que le mal réside non dans la globalité de ce monde
( incluant les projets visant à sa régénération ), mais dans la seule
pollution de la nature, les mauvais choix politiques,... Pour boucler la boucle,
après que la domination démocratique de la Civilisation ait conduit l'homme à
se couper de tout ce qui l'entoure, et de ses semblables, il ne lui reste plus
en l'absence d'un refus global de celle-ci qu'à s'y identifier. Que
restera-t-il demain de ce que nous continuons à nommer la nature : sa représentation
sous forme de marchandises, d'industrie des loisirs ...!
Heme,
novembre 1988
On
a souvent entendu Samedi 22 Octobre, au cours de la manifestation
organisée par la coordination, les
infirmières clamer " Usagers
avec nous". Les tracts diffusés par celles-ci affichent "Usagers, la
santé c'est votre affaire".
Si
la santé est notre affaire, ce dont nous sommes persuadés, cette partie du
slogan est contradictoire avec la notion" d'usager", au sens
d'utilisateur du service hospitalier, qui tend à nous donner le statut
de"malade", car qui se sent usager des hôpitaux? Ne
serions-nous au regard des
personnels de santé que des
malades en puissance? Nous ne voulons pas être usagers des hôpitaux, ni
patients surmédicalisés, ni que notre santé soit affaire exclusive de
"spécialistes", bien que pour l'instant nous n'ayons guère le choix.
On
lit sur l'un des tracts d'une coordination médico-technique(labo,radio,kiné):
"Usagers:Danger-paramédicaux
en grève pour nos salaires-pas de traitement sans nous-votre santé dépend
aussi de nous".
Serions-nous les otages de ces spécialistes qui considèrent que sans
eux nous sommes foutus? La santé devient une monnaie d'échange entre eux et
les pouvoirs publics. La santé se marchande comme n'importe quoi d'autre en ce
bas-monde.. Comme ils l'écrivent :
"
le boom de la biologie c'est nous- l'explosion
de l'imagerie c'est nous."
En tous cas ce
n'est pas nous.
Ce
qui est sous-jacent, indépendamment de la défense de leur salaire, dans la
lutte actuelle des personnels de santé, c'est la demande d'être reconnu
en tant que " spécialistes",le souhait de pouvoir efficacement
effectuer, sans remise en cause, les tâches qu'imposent la médecine hospitalière
moderne, de répondre à la demande croissante
d'examens médicaux
de plus
en plus sophistiqués, d'assistance à un nombre croissant de personnes
diminuées par la maladie.
Pourquoi
tant de personnes âgées hospitalisées, tant d'enfants et d'adolescents sous
contrôle médical ? Peut-être justement
parce que la santé est
"l'affaire" de quelques-uns et que la société moderne rend malade.
Les
nuisances résultant du développement industriel s'opposent à la bonne santé,
la médecine elle-même génère des handicaps à guérir et la maladie apparaît
sous des formes nouvelles. Les produits toxiques, la radioactivité sont cause
de nombreuses perturbations; le travail induit des accidents graves, du
surmenage, des maladies incurables; les loisirs entraînent des accidents de la
route , de skis...; le quotidien désespérant auquel nous sommes soumis
génère des troubles du
comportement -dépression, surexcitation, drogue, vieillissement précoce-; sans
parler de l'abus de médicaments de confort ou de la nourriture trafiquée.
Faut-il
augmenter le nombre de lits d'hospitalisation, le nombre d'infirmières, aller
plus loin dans l'exploration analytique? Ne
vaut-il pas mieux réfléchir et supprimer
les causes au lieu de chercher toujours plus loin les remèdes
car ce plus
loin
signifie
aussi
:médecine nucléaire = radioactivité ;médicaments = développement de l'industrie chimique et le serpent se
mord la queue.
L'élimination
des effets dévastateurs sur notre environnement, de l'industrie et de la société de production-consommation
, l'élimination du stress dû au
travail salarié et de la solitude causée
par l'atomisation des individus entraîneraient du même coup une diminution
notable de nos besoins de santé et de nos recours à des "spécialistes".
Dans
les professions de santé comme dans bien d'autres domaines la machine s'emballe
pour la lutte au progrès. Il résulte de la surmédicalisation actuelle que des
situations physiologiques telles que la maternité ou l'adolescence sont vécues
comme des maladies. L'homme moderne s'avance dans la vie
handicapé, souffrant, soumis au médecin,
à l'infirmier, au pharmacien. On n'accepte plus le moindre petit bobo
sans recourir aux grands remèdes et la moindre poussée de température
s'accompagne d'une prescription d'antibiotiques. Nous sommes médicalement dépendants
du nouveau-né au vieillard. Débarrassé de ses défenses naturelles le corps
humain perd ses fonctions. La bouche n'est plus gueule rabelaisienne, elle ne
mange plus elle nourrit le travailleur de produits conditionnés. Le sexe n'est
plus source de plaisir, c'est le médiateur du SIDA ou le donneur de sperme pour
fécondation artificielle. La main n'est plus le prolongement de l'esprit, elle
est réduite à l'état de machine et peut-être remplacée par un robot. Le cœur
ne bat plus au rythme de la vie, des
pulsions , il est mis sur pile, sur moniteur et peut être changé comme un
vieux moteur hors d'usage. Le cerveau n'est plus mémoire, sa fonction
mémorisatrice est "allégée" par l'emploi de l'ordinateur. Et
l'homme dans tout cela où est-il?
Les
"personnes du troisième âge" comme on dit pudiquement , ne meurent
plus de vieillesse mais d'une maladie étiquetée qui sera vaincue
un jour ; ce sera une grande victoire de la Science de faire reculer la
mort et de remplir les hôpitaux gériatriques de vieux que notre société d'individus n'intègre pas. La
survie est prolongée mais à quel prix. Selon le Commissariat Général au
Plan, si la consommation médicale
continue à croître au rythme actuel, en 2050 les français passeront la moitié
de la semaine chez le médecin. L'autre moitié... ils travailleront!
Pour
toutes les raisons que nous venons d'énumérer, nous pensons que le mouvement
des infirmières et des personnels de santé, malgré l'apparition des
coordinations en relais des
syndicats, demeure un mouvement revendicatif avec les limites que cela suppose:
revendications pour le salaire, pour obtenir un statut, pour "l'amélioration"(sic)
des conditions de travail. Ce mouvement est destiné à périr du fait même de
ce qu'il réclame. Le statut paraîtra
car il ne manque pas de technocrates pour le rédiger et de syndicalistes
ou de coordinations pour le ratifier. En ce qui concerne les salaires, le
gouvernement ne donnera que ce qu'il jugera "raisonnable" d'accorder.
Quant aux conditions de travail, dès
la grève terminée, ( il ne faut pas rêver! hélas) elles
redeviendront ce qu'elles ont toujours été, il ne peut pas en être
autrement. La hiérarchie reprendra ses "droits", le dialogue avec le
médecin ( si tant est qu'il ait existé
et qu'il fût valorisant!) se restreindra au contact des réalités. Chacun
continuera donc à perdre sa vie à
la gagner en soignant des malades rendus tels par ce monde
inhumain que nous contribuons à prolonger et où nous tentons de
survivre.
AIR.
Octobre
1988